Réponse de Vincent Duclert à Polanski (11/07/2014)

3Vincent Duclert vient de publier sur lemonde.fr une mise au point nécessaire après les déclarations de Polanski que nous citions dans notre précédent post (voir ici).

Alfred Dreyfus, le premier des ‘‘lanceurs d’alerte’’
Le Monde.fr | 11.07.2014 à 15h48 • Mis à jour le 11.07.2014 à 15h50 | Par Vincent Duclert (Historien)
La lecture de l’entretien accordé au Monde par Roman Polanski et le scénariste Robert Harris (Le Monde du 5 juillet 2014, supplément ‘‘Culture et idées’’) rend perplexe sur leur projet de film consacré à l’affaire Dreyfus. Entendons-nous bien d’emblée : l’historien ne prétend à aucun contrôle de véracité historique sur les créations qui prennent l’histoire comme prétexte ou référence. De grandes œuvres cinématographiques ont même permis d’entrer dans une nouvelle compréhension des événements historiques, souvent en s’éloignant du récit historien conventionnel.


Ce qu’il est néanmoins permis d’attendre d’un cinéaste travaillant sur la matière historique est qu’il s’approprie l’événement sur la base d’une documentation de qualité. Or, les réponses de Roman Polanski à Nicolas Weill révèlent un point de départ bien peu assuré pour un projet si ambitieux consacré à un événement majeur de l’histoire contemporaine. Passons qu’il ignore que la dégradation du capitaine Dreyfus se fut déroulée à l’Ecole militaire et non aux Invalides comme il l’affirme. Mais l’évocation d’un Dreyfus ‘‘pas très intéressant… pas particulièrement séduisant ni sympathique, même pour les gens qui le soutenaient’’ répète une légende éculée, forgée par des dreyfusards qui ont pu reprocher au déporté de l’île du Diable l’acceptation de la grâce en septembre 1899 à l’issue de sa seconde condamnation au procès de Rennes : ils n’avaient du reste pas compris que la libération à laquelle il accédait allait lui permettre de gagner la solennelle bataille de la réhabilitation en 1906.

STÉRÉOTYPES MENSONGERS
Il y a longtemps que les historiens ont fait un sort à ces stéréotypes mensongers accablant le capitaine Dreyfus, de Pierre Vidal-Naquet préfaçant son Journal de l’île du Diable (La Découverte, 1994) à Philippe Oriol éditant ses Carnets du combat pour la réhabilitation (Calmann-Lévy, 1998). Evidemment, il faut chercher et lire, et ne pas s’en tenir à des vues de l’esprit qui empêchent d’accéder à la profondeur et à l’universalité d’un événement comme l’Affaire. Reconnaître à des hommes ou des femmes broyés par des systèmes d’oppression et de torture une capacité de résistance et même d’héroïsme est un enjeu historiographique que les chercheurs sont aujourd’hui capables de documenter et que les artistes savent souvent saisir.
Ce problème des lacunes documentaires rebondit quand Roman Polanski évoque son sujet, le lieutenant-colonel Picquart. Rappelons à cet égard que le scénariste Robert Harris n’est pas le premier à s’y intéresser et qu’il existe, du grand juriste Christian Vigouroux, une biographie très complète paru en 2008 (Dalloz). Une connaissance précise de celui qui sera au centre du film que projette Polanski montre que sa vocation de ‘‘lanceur d’alerte’’ (whistleblower) n’est ni immédiate ni tranchée. Celle-ci doit affronter de fortes hésitations qui conduisent d’abord Picquart à interdire absolument à son avocat Louis Leblois de rien révéler de sa découverte de l’innocence de Dreyfus, de la culpabilité du commandant Esterhazy et de l’existence d’un pacte criminel au sein de l’Etat-major. Cette décision de repli, mue par un motif très compréhensible de protection de lui-même avant toute autre considération, fera perdre un temps très précieux aux premiers dreyfusards (comme Mathieu Dreyfus, Bernard Lazare, Lucien Herr ou Auguste Scheurer-Kestner) dans leur lutte pour la reconnaissance de la vérité.
Les œuvres esthétiques sur l’histoire en montrent souvent les complexités, mieux que beaucoup de productions d’historiens. Aussi pouvons-nous regretter qu’il faille, pour Roman Polanski allant sur l’Affaire, assombrir Dreyfus pour mettre Picquart dans la lumière. Une approche plus méthodique de l’événement, préalable au scénario, montrerait qu’ils sont tous deux de la même trempe, qu’ils agissent de concert dans leur genre, et qu’en matière de lanceur d’alerte, dès ses premiers interrogatoires dans la prison du Cherche-Midi, ses premières lettres à son frère et la mise en sécurité des documents établissant son innocence, Dreyfus a quelque chose aussi du ‘‘whistleblower’’. Dans sa couverture du sujet, Le Monde a montré par l’article de Nicolas Weill que ‘‘Dreyfus, un personnage’’ a longtemps relevé du tabou.
Faut-il l’y replonger aujourd’hui ?

 

 

 

 

 

 

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