9 réflexions sur « Une lettre d’Émile Zola à Léon Daudet pendant l’affaire Dreyfus »

  1. mchouch

    Comment se fait-il que Zola écrive à Léon Daudet de manière aussi amicale en pleine affaire Dreyfus. Est-on sûr que ce Léon soit Daudet ?

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    1. laffairedreyfus Auteur de l’article

      C’est vrai que ce serait plus cohérent mais ça ne l’est pas et ce d’autant moins que Zola et Blum ne se fréquentèrent guère. En revanche, Zola était très lié avec les Daudet, père et fils… L’Affaire ne fit pas voler en éclat tous les réseaux… On pouvait être dans deux camps opposés et continuer à se voir et à s’apprécier.
      Sinon, pour info, je vous mets à la suite le discours de Zola aux obsèques de Daudet, le 20 décembre 1897, en pleine Affaire (il y est question de Léon, vous verrez) :

      Mes mains sont pleines de couronnes, et j’ai des fleurs sans nombre à déposer sur ce tombeau où va dormir Alphonse Daudet, l’ami tendrement aimé, le grand écrivain, le grand romancier que pleure la patrie française.
      Ces fleurs-ci, les premières, ce sont celles de tous ceux qui l’ont connu, approché, qui ont vécu dans son intimité fraternelle. Et il en est qui viennent de loin, de plus de trente années d’amitié sans un nuage, sans une brouille ; il en est de moins lointaines, il en est de récentes, car il est allé sans cesse en conquérant les cœurs ; le flot de ceux qui l’ont aimé n’a fait que grossir, d’un bout à l’autre de son existence, comme pour lui faire jusqu’ici un royal cortège.
      Ces autres fleurs, ce sont ses lecteurs innombrables qui m’ont chargé de les donner. La gerbe en est immense, elle vient de l’admiration des hommes, de l’enthousiasme des adolescents dont l’intelligence s’ouvre à la vie, de la passion des femmes qui ont frissonné, qui ont pleuré sur tant de pages de pitié et de tendresse.
      Tout un peuple ravi est là, derrière moi, apportant son émotion, le remercîment de son âme élargie et enchantée.
      Et ces palmes, enfin, ces fleurs et ces verdures d’immortalité, ce sont ses pairs, les écrivains, qui les envoient, ce sont aussi tous ceux qui distribuent les récompenses en ce monde, les maîtres et les puissants, dont la charge est d’honorer la nation en rendant hommage aux grands hommes. Le talent, le génie n’a pas à être grandi ni par les honneurs ni par les académiciens. Le fêter même dans la mort n’est faire qu’une œuvre saine pour la gloire du peuple où il a brûlé comme un phare.
      Daudet a été ce qu’il y a de plus rare, de plus charmant, de plus immortel dans une littérature : une originalité exquise et forte, le don même de la vie, de sentir et de rendre, avec une telle intensité personnelle que les moindres pages écrites par lui garderont la vibration de son âme jusqu’à la fin de notre langue.
      Et c’est pourquoi il a été un créateur d’êtres, parce qu’il leur donnait le souffle, parce qu’il en faisait des vivants, s’agitant dans une atmosphère vivante. Il existe, par le monde, des enfants de lui, de vrais enfants de chair et d’os, nés de sa toute-puissance littéraire, que nous coudoyons sur les trottoirs, que nous reconnaissons en les appelant par leurs noms. Et il n’est pas, pour un romancier, de gloire plus grande, de triomphe plus éclatant et plus durable!
      Si j’ai été choisi pour rendre ici à Daudet un hommage que je voudrais absolu, définitif, dans un cri unique où je me donnerais tout entier, ce n’est pas seulement parce que je suis le compagnon, l’ami de tant d’années vécues côte à côte, c’est surtout parce que je suis un témoin, le dernier qui reste, celui qui peut dire ce que nous pensions de son œuvre, nous tous dont les œuvres ont grandi près de la sienne. Des rivaux, ah! oui, car nous n’avions pas tous les mêmes idées, nous n’avons jamais été enrégimentés, mais de bons frères d’armes pourtant, voyant clair, faisant à chacun de nous sa part légitime de gloire. Et Daudet a toujours été pour nous l’esprit le plus libre, le plus dégagé des formules, le plus honnête devant les faits. Je l’ai déjà dit ailleurs, il a été le réaliste respectueux de la vérité moyenne, qu’il se contentait de vivifier du flot intarissable de sa pitié et de son ironie, lorsque nous étions, nous autres, des lyriques plus ou moins déguisés, issus du romantisme. Ce sera son éternel mérite, cet amour apitoyé des humbles, ce rire moqueur poursuivant les sots et les méchants, tant de bonté et tant de juste satire qui trempent chacun de ses livres d’une humanité frémissante.
      Dire ici sa vie, est-ce que chacun ne la connaît pas? Parler de ses œuvres nombreuses, est-ce qu’elles ne sont pas dans toutes les mémoires? Il a écrit vingt chefs-d’œuvre ; il y a dans Sapho une plainte de l’inextinguible passion qui clamera l’amour aussi longtemps que Le Cantique des Cantiques et que Manon Lescaut. Les pages du Nabab, de Numa Roumestan, des Rois en exil, sont d’admirables tableaux, des créations intenses, désormais impérissables dans notre littérature. Certains de ses contes surtout resteront d’absolues merveilles, d’une délicatesse de bijoux, d’une solidité de métal précieux, qui sûrement deviendront classiques, au sens de parfaits modèles. Et il arrive ce fait, lorsque la tombe s’ouvre, c’est que l’admiration a beau avoir été grande pour l’écrivain vivant, on s’aperçoit qu’on ne l’a point assez admiré ; on sent le besoin d’exalter l’écrivain mort. La perte est si grande, le vide tout d’un coup si béant, qu’aucun écrivain à naître ne semble devoir le combler
      S’il me fallait assigner une place définitive à Daudet, je dirais qu’il a été au premier rang de la phalange sacrée qui a combattu le bon combat de la vérité dans cette seconde moitié du siècle. Ce sera la gloire de ce siècle d’avoir marché à la vérité par le labeur le plus colossal que jamais siècle ait accompli. Et Daudet a été avec nous tous parmi les plus braves et les plus hardi, car il ne faut pas s’y tromper, son œuvre, dans son charme, dans sa douceur, est une de celles qui ont jeté le plus haut le cri de pitié, le cri de justice. Elle fait partie, désormais, de la vaste enquête continuée par notre génération, elle restera comme un témoignage décisif, la suite solide et logique des documents sociaux que Stendhal et Balzac, que Flaubert et les Goncourt ont laissés.
      Et, puisque j‘ai nommé ces grands aînés, me permettez-vous, mon cher Léon, vous que j’ai vu presque au berceau, vous, si jeune encore et déjà glorieux, me permettez-vous de rappeler un souvenir de votre petite enfance? Votre imagination passionnée, s’éveillait déjà, et, lorsque le grand Flaubert, le noble Goncourt, de taille haute, d’allure conquérante, allaient s’asseoir chez vous à l’amicale et si douce table de famille, vous les regardiez de vos yeux d’enfant extasié, vous demandiez tout bas à votre père : « Ceux-là sont-ils donc des géants? » Comme si des héros étaient débarqués là de quelque contrée lointaine et merveilleuse. Et c’étaient, en effet, des géants, de bons géants, ouvriers de vérité et de beauté, et ce sont ces géants que votre père est allé retrouver dans la tombe, aussi grand qu’eux, de même taille par la besogne accomplie, couché dans la même fraternité, dans la même gloire. Nous étions quatre frères, trois sont partis déjà et je reste seul.
      C’est vous que j’embrasse, mon cher Léon, pour moi et pour ceux qui ne sont plus ; c’est vous que je charge d’embrasser votre frère Lucien, votre sœur Edmée, de dire à votre admirable mère, la conseillère et l’inspiratrice, que ses larmes sont les nôtres, que toute cette immense foule accourue pleure ses larmes. Il n’y a, ici, que des cœurs serrés par l’angoisse. La patrie française a perdu une de ses gloires, et qu’il dorme donc enfin son bon sommeil d’immortalité, sous ses couronnes et sous les palmes, l’écrivain qui a tant travaillé, l’homme qui a tant souffert, mon frère deux fois sacré par le génie et par la douleur!

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      1. mchouch

        Merci énormément de votre réponse. Oui c’est très étonnant ces relations. Je suis plongée (pour des recherches personnelles) dans les documents de l’époque et notamment le journal de Goncourt, antisémite notoire : en 1895, au moment de la dégradation de Dreyfus, Goncourt reconnaît ne pas être convaincu de la culpabilité de celui qu’il appelle tout de même « ce misérable » ! Et même l’article de Léon Daudet, dans le Figaro, intitulé Le Châtiment, est mesuré et même lyrique, bien loin de la haine qu’il déploiera plus tard. Merci encore de votre réponse

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        1. laffairedreyfus Auteur de l’article

          « Mesuré » ? Pas tant que cela… Vous souvenez-vous de ce passage ?

          Il trouve encore la force de crier : “Innocent !” d’une voix blanche et précipitée. Le voici devant moi, à l’instantané du passage, l’œil sec, le regard perdu vers le passé, sans doute, puisque l’avenir est mort avec l’honneur. Il n’a plus d’âge. Il n’a plus de nom. Il n’a plus de teint. Il est couleur traître. Sa face est terreuse, aplatie et basse, sans apparence de remords, étrangère à coup sûr, épave de ghetto. Une fixité d’audace têtue subsiste, qui bannit toute compassion. C’est sa dernière promenade parmi les humains, et l’on dirait qu’il en profite, tant il se domine et brave l’ignominie. C’est un terrible signe que cette volonté n’ait pas sombré dans la boue, qu’il n’y ait eu ni effondrement ni faiblesse. En cette tragique circonstance, les pleurs n’eussent pas semblé d’un lâche.

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          1. mchouch

            Ce que je veux dire, justement à propos de ce passage, c’est qu’on peut l’interpréter de diverses façons. Dans l’article il parle de la « tête chafouine » de Dreyfus, ce qui est clairement un terme insultant. Mais il ne s’apesantit pas sur l’opinion d’alors, que Dreyfus était un traître. Il insiste davantage sur sa mise à mort – qui n’en serait pas une si réellement Dreyfus était un traitre puisqu’alors il aurait agi en espion et fier de l’être. Là, dans l’article, il y a une forme de compassion et d’admiration sur sa capacité à ne pas s’écrouler.
            Je ne suis pas naïve : Léon Daudet a produit des textes insoutenables de haine et d’antisémitisme, y compris dans ses romans de jeunesse – notamment dans les Morticoles. Mais je me suis aperçue qu’en ce début d’Affaire, finalement, il avait peu écrit sur le sujet…

          2. laffairedreyfus Auteur de l’article

            Certes
            mais : Sa face est terreuse, aplatie et basse, sans apparence de remords, étrangère à coup sûr, épave de ghetto !!!

          3. mchouch

            Je suis d’accord avec vous et avec ce que vous soulignez ; et vous connaissez le sujet beaucoup mieux que moi. Néanmoins je persiste à penser qu’il y a une certaine ambiguïté dans cet article et qu’il peut être interprété de différentes manières. Ce qui vient en complément de votre 1er commentaire sur l’étrangeté des relations à cette époque : Zola recevant une lettre de bienvenue de la part de Léon Daudet à son retour d’exil. Incroyable ! Je n’en reviens toujours pas !

  2. Jean-Christophe

    Bonjour

    je découvre ce site, et cette lettre de Zola.
    je dois tout d’abord dire que j’ai plaisir a lire les échanges de qualité, cordiaux et très intéressant.

    ensuite je me permettrai de donner juste un avis , qui n’engage que moi, mais qui tendrait tout de même a dire que Zola écrit bien à Léon Daudet. Je crois de Daudet a été bien plus « dur » envers Zola après cette date ..

    c’est en fait la fin de la lettre qui me fait pencher sur le destinataire, puisque , comme vous le disiez, Zola était très proche des Daudet, et ce rappel « au bon souvenir de votre et des votres », fait penser que l’auteur de la lettre connait assez bien les proches du destinataire.
    c’etatit qu’un humble avis mais la these de Leon Daudet me semble tres plausible….

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