Réplique aux historiens dreyfusards d’Adrien Abauzit, auteur de L’Affaire Dreyfus entre farces et grosses ficelles et Réponse à sa réponse

Nous publions ici la réponse d’Adrien Abauzit à notre compte rendu de son livre (voir ici) et notre réponse à cette réponse. Pour faciliter la lecture de cette longue discussion, nous ferons figurer nos commentaires en un corps différent, en encadré, au fur et à mesure que ce déroulera le texte que nous donnons bien sûr dans son intégralité et en en respectant l’orthographe.

Avant de répondre point par point à cette justification, une remarque s’impose :
Nous ne sommes pas des « historiens dreyfusards » et nous considérer comme tels tout au long du propos développé place le débat sur un terrain non seulement anachronique mais qui encore, dès l’abord, biaise la discussion… Le capitaine Paul Marin, Joseph Reinach, le Dr Oyon, Théodore Reinach (RLM), Bernard Francfort, Paul Desachy, Alexandre Zévaès, Armand Charpentier furent des historiens dreyfusards parce qu’ils étaient ou furent des acteurs de l’Affaire ;  pour les mêmes raisons le comte de W. et Dutrait-Crozon furent des historiens antidreyfusards. Nous, nous sommes historiens, juste historiens, spécialistes (entre autres) de l’affaire Dreyfus, et nous nous bornons à faire de l’histoire. Nous ne sommes ni dreyfusards ni antidreyfusards, parce que nous sommes historiens, ne parlons pas d’une seule voix en ce que nous n’accordons pas nécessairement la même valeur aux choses et aux faits et avons une interprétation parfois différente de ces choses et de ces faits. Maintenant, nous demeurons d’accord sur l’essentiel et sur trois faits pour nous indiscutables : l’innocence de Dreyfus, la culpabilité d’Esterhazy et la responsabilité de l’État-major et si nous nous accordons sur ces trois points c’est parce qu’ils constituent la vérité historique, que tout le prouve et que nous avons obtenu ces preuves en soumettant notre travail à ce que nous appelons et pratiquons, parce que nous sommes historiens, la méthode historique.

Réplique aux historiens dreyfusards

« L’affaire Dreyfus – on l’a écrit – est une affaire d’honneur, mais cet honneur revient aux vaincus, à trois d’entre eux surtout : Cavaignac, Roget et Cuignet. Ce sont eux qui ont sauvé Dreyfus en révélant le « faux Henry » qu’ils étaient seuls à pouvoir découvrir et les seuls à pouvoir dénoncer. Sans doute, ce faux, postérieur à la condamnation, n’avait en rien pesé sur elle, mais, bien exploité par les dreyfusards, il devait jeter sur elle une suspicion telle que la révision s’en trouvait imposée par le fait même. Ce risque, ces trois hommes ont accepté de le prendre par simple respect de la vérité et leur attitude a été d’autant plus héroïque que, convaincus de la culpabilité de Dreyfus, ils ont maintenu haut et fort leur position sur « l’affaire ». Aussi ne leur a-t-on su aucun gré de leur loyauté mais, bien au contraire, ils ont été l’objet d’avanies, de persécutions, et leur carrière s’en est trouvée brisée. Modèles de grandeur morale et d’abnégation, ils ont, en échange obtenu devant l’histoire que la plus haute des justices, « cette fugitive du camp des vainqueurs », rejoigne leurs rangs. Elle veille toujours sur leur souvenir. Sachons le conserver nous aussi. » Yves Amiot[1]

La Société internationale d’Histoire de l’Affaire Dreyfus (SIHAD) – dont je découvre ainsi l’existence et qui, semblerait-il, est au niveau des institutions la crème de la crème en matière de spécialisation dans l’Affaire – m’a fait l’honneur de répondre à mon livre, dans un article intitulé « Un ersatz d’Henri Dutrait-Crozon ». Voyons par quels arguments la réplique m’est portée[2]. Je souligne que la SIHAD mentionne en fin de texte une erreur matérielle que j’ai commise, en écrivant que ce que j’appelle la « pièce mystère » n’était pas évoquée lors des débats judiciaires. J’ai remarqué cette erreur à la fin du mois d’août en relisant le Précis de l’affaire Dreyfus[3]. Cette erreur sera corrigée lors de la prochaine impression du livre. Je laissais supposer que cette pièce pouvait un être une « farce » de Marcel Thomas, je retire donc mon propos et je m’en excuse. Je le fais d’autant plus volontiers que c’est totalement secondaire et que cela ne change rien à mes conclusions, tant sur cette pièce que plus largement, sur l’Affaire.
Comme je sais qu’il y a des gens biens partout, je remercie la SIHAD de faire ma promotion auprès d’un public dont on peut supposer qu’autrement il n’aurait jamais entendu parler de mon ouvrage. Les plus curieux parmi ceux-ci iront au-delà de l’attaque et se pencheront sur mes travaux[4].

L’ironie est plaisante et nous ne voyons aucun inconvénient à ce qu’Adrien Abauzit fasse sienne la célèbre sortie de Marshall Mc Luhan : « parlez-en en bien ou en mal mais parlez-en ! » La SIHAD répond à ses objectifs tels que définis aux termes de l’article 2 de ses statuts : « Cette association, à vocation scientifique, se veut animée par un esprit de vigilance à l’égard de la vérité historique. »

Le texte publié sur le site de la SIHAD est long. Il attaque non seulement mon livre mais aussi ma personne, avec pour ton une sorte de condescendance teintée de mépris dont le lecteur jugera si elle est fondée ou si elle est un faux-fuyant provoquée par une irritation non contenue.

Adrien Abauzit, comme individu, n’est aucunement attaqué dans notre compte rendu. En revanche l’auteur, qui en publiant se livre au public, l’est et ne l’est dans notre article que sur sa méthode ou plus exactement sur son absence de méthode. « L’attaque » est-elle fondée ? Le connaisseur de l’Affaire en est déjà convaincu et le lecteur non spécialiste de bonne foi en jugera en effet mais nous y reviendrons.

Je tenterai d’être exhaustif, en séparant les deux types d’attaques, tout en précisant d’ores et déjà que l’argumentation de la SIHAD est en contradiction sur plusieurs points avec la plaidoirie de Maître Demange[5] au procès de Rennes, et avec des spéculations de Marcel Thomas, pourtant référence suprême de l’histoire dreyfusarde…

Nous allons bientôt entrer dans ce détail. Mais il est intéressant de noter que revient cette question hors de propos « d’histoire dreyfusarde » qui, nous l’avons dit, biaise le débat. Quant au reproche fait que notre argumentation puisse en être en contradiction avec la plaidoirie de Demange à Rennes et les travaux de Marcel Thomas, il marque tout ce qui nous sépare d’Adrien Abauzit. Nous sommes historiens et conscients à ce titre que l’histoire est une matière vivante… Qu’en 2018, nous puissions être en contradiction avec le Demange de 1899 ou les travaux de Marcel Thomas qui datent de 1961 nous rassure plutôt… L’histoire n’est pas une vérité révélée…

J’avertis le lecteur que certains passages ne parleront qu’aux personnes ayant préalablement lu mon livre.

I. Sur les attaques ad hominem

Du bon usage du Point godwin
D’un point de vue général, la SIHAD[6] ne cherche pas à dissimuler l’antipathie que je lui inspire. Guidée [par] son sens de la mesure, elle essaie de me flatter en me présentant – tant qu’à faire – comme un abruti d’extrême droite, malhonnête, partiale, incapable de rigueur, quasi–analphabète.

Sur Pétain
La SIHAD ne peut m’attaquer par l’angle de l’antisémitisme, d’une part, parce que j’y suis étranger, et d’autre part, parce que je rappelle les condamnations du magistère de l’Église à ce sujet. Fort heureusement pour elle, pour me « godwiniser » il lui reste une branche à laquelle se rattacher : Adrien Abauzit a défendu le maréchal Pétain !

Nous ne « godwinisons » pas en rappelant ce fait… Déjà, pour atteindre le point de Godwin, il faut que la discussion dure et elle ne fait que commencer… De plus, nulle part dans notre compte rendu nous n’avons « godwinisé », c’est-à-dire laissé entendre qu’Adrien Abauzit, que nous ne connaissons pas personnellement, pourrait être un nostalgique d’Hitler, un nazi, un antisémite ou un négationniste… Nous rappelons uniquement et sans commentaire le fait que dans un précédent ouvrage Adrien Abauzit a tenté de réhabiliter Pétain (« Après avoir tenté de réhabiliter Pétain dans un précédent ouvrage, l’auteur, nous dit son éditeur, “désintègre le récit académique de l’affaire Dreyfus”, etc. … »). Nous n’atteignons pas le point Godwin, ici, nous brossons un rapide portrait de l’auteur et l’inscrivons dans sa propre réalité. Pour qu’il y ait « godwinisation », il faut embrayer sur le sujet quand il ne s’y prête pas et il s’y prête ici puisqu’il ne peut être contesté qu’Adrien Abauzit a tenté dans un précédent ouvrage de réhabiliter Pétain…

Pour un lecteur baby-boomer de gauche, le débat s’arrête ici et je suis pulvérisé : puisqu’Adrien Abauzit a défendu Pétain, c’est que c’est un « facho », et si c’est un facho, c’est qu’il est un fasciste/raciste doublé d’un abruti. Ses travaux sont donc sans valeur. Fermez le ban.

Nous pensons en effet que les travaux d’Adrien Abauzit sont sans valeur mais certainement pas parce qu’il a défendu Pétain. Nous pensons le contraire : à savoir que c’est parce que ses travaux sont sans valeur qu’Adrien Abauzit peut estimer avoir réhabilité Pétain ou prouvé la culpabilité de Dreyfus. Et si ses travaux sont sans valeur, c’est pour les raisons exposées dans notre compte rendu et pour celles, plus éclatantes encore, qu’on pourra lire à la suite.

Auprès de ce que je suppose être son public, la SIHAD vise dans le mille : je suis godwinisé, archi-vaincu.
Mais Mesdames et messieurs de la SIHAD, apprenez ceci : si le magistère de l’académisme républicain est encore un peu le présent – puisqu’il structure l’esprit des babyboomers –, il n’est pas l’avenir ; et si les Français refrancisés ne sont pas encore le présent, ils seront l’avenir[7]. Leur nombre grandit chaque jour qui passe tandis que les esprits gagnés par ce que j’appellerai dans un ouvrage ultérieur la gauche mentale diminue. La jeunesse en particulier – à l’exception il est vrai des jeunes bourgeois de gauche – se moque royalement des « godwinisations ». Loin de se laisser convaincre par ce genre d’argument, elle sait au contraire qu’il faut y voir un procédé facile et ostracisant visant à anéantir socialement un individu jugé indésirable par le conformisme républicain et le politiquement correct. Dès lors, chers amis de la SIHAD, pour convaincre la jeunesse refrancisée ou en cours de refrancisation, il faudra utiliser autre chose.
En ce qui me concerne, je suis fier de défendre le maréchal Pétain, parce que les attaques portées contre lui sont mensongères et parce que sa diabolisation est une arme de destruction contre la France.
C’est dit.

Sur la République
Effectivement, je ne suis pas républicain. Qu’est-ce que cela signifie ? Je me plie à la doctrine exposée par Léon XIII dans Immortale Dei.
Concernant un régime politique, ce qui importe n’est pas sa forme, mais son fond. La forme républicaine du gouvernement de la Ve République est indifférente. En revanche, son fond idéologique – qui est la Révolution – est condamnable. On en voit d’ailleurs aujourd’hui tous les fruits néfastes.
La République n’est donc pas condamnable parce qu’elle est république, mais parce qu’elle est Révolution. Si demain la forme républicaine des institutions divorçait de la Révolution, je n’y trouverais rien à redire.

Un livre de combat ?
Il m’est opposé que mon ouvrage serait un livre de combat. Je plaide coupable. Mais je ne vois pas en quoi cela est disqualifiant, car ce n’est pas synonyme de mauvaise foi. Du reste, mes contradicteurs ne sont-ils pas eux aussi dans un combat contre l’obscurantisme et la Bête immonde ?

Notre remarque n’était pas disqualifiante mais à nouveau n’était qu’une remarque qui nous permettait d’expliquer pourquoi nous discutons les travaux d’Adrien Abauzit. Qu’avons-nous écrit ? « Adrien Abauzit a voulu donner ici un livre de combat, certainement […]. Œuvre de combat mais qui se veut et se présente comme une œuvre d’histoire et qui à ce titre peut être discutée. » S’il n’avait été qu’un livre de combat et n’était pas un livre d’histoire, nous n’en aurions pas parlé.

Sur ma condition de non-historien
À plusieurs reprises, la SIHAD laisse entendre que je me prétendrais historien : « Notre historien… ». Ceci est fort curieux car je n’ai jamais revendiqué ce titre. Je note que lorsqu’un avocat comme Jean-Denis Bredin écrit un ouvrage « faisant référence » sur l’Affaire, cela ne gêne en revanche personne dans le camp dreyfusard. Passons…

Sans doute mais faire un livre sur un sujet d’histoire, annoncer avoir « travaillé avec le même matériel que les “historiens” de l’académisme républicain » est faire œuvre d’historien. Et nulle part dans notre compte rendu, il est fait reproche à Adrien Abauzit d’être avocat… au contraire même, nous remarquons qu’on peut faire de l’histoire en étant avocat comme Crépieux-Jamin faisait de la graphologie en étant dentiste…

 

« Brûler n’est pas répondre »
La SIHAD a choisi de fonder une part substantielle de son argumentation en tentant de décrédibiliser ma personne, veille technique sur laquelle Schopenhauer a brillamment écrit.
Cela commence d’ailleurs dès le titre. Fort galamment, la SIHAD me qualifie d’ersatz, mot que le dictionnaire Larousse définie ainsi : « Produit de consommation destiné à remplacer un produit naturel devenu rare ; Imitation médiocre. »
Bref, je suis médiocre. Mes contradicteurs sont parfaitement libres de le penser, mais ce type d’attaque ad Hominem n’accroîtra pas l’autorité de leur propos, en tout cas, pas auprès des personnes qui me suivent ou des Français refrancisés.

Il n’est pas très honnête de mener la controverse en utilisant de pareils procédés… mais peu importe… Le titre de notre compte rendu est : « Un ersatz du Dutrait-Crozon : L’Affaire Dreyfus, entre farces et grosses ficelles d’Adrien Abauzit »… La structure de la phrase est simple et aisée à saisir : qui est un ersatz ? le livre d’Adrien Abauzit… Il n’y a aucune attaque « ad hominem »… Ce n’est pas, nous l’avons déjà dit, Adrien Abauzit qui est visé mais un livre d’Adrien d’Abauzit que nous considérons en effet comme une médiocre version du Dutrait-Crozon… Jamais nous n’avons titré notre compte rendu : « « Un ersatz de Dutrait-Crozon : Adrien Abauzit, auteur de L’Affaire Dreyfus, entre farces et grosses ficelles »… Et cela dit, il peut être possible de penser qu’un auteur a fait un livre médiocre sans penser qu’il est lui-même médiocre et cela surtout quand on ignorait jusqu’à son existence avant de le lire… Les seules critiques formulées à l’égard de l’auteur concernent sa méthode, ou plus exactement son absence de méthode, sa manière de trier les documents pour y puiser, sans confrontation aucune, ce qui peut servir la thèse qu’il a à défendre, et sa connaissance par trop insuffisante du sujet sur lequel il prétend révéler la vérité… On remarquera peut-être qu’à aucun moment, ce qu’il s’attendait à nous voir faire, nous ne faisons même la plus petite allusion à sa croyance religieuse et à son ultramontisme particulier et pour le moins intransigeant.
Maintenant, nous trouvons tout à fait curieux de voir Adrien Abauzit s’offusquer d’avoir pu être personnellement attaqué (ce qui n’est pas) quand lui-même n’hésite pas à accuser tout au long de son livre le défunt président de la SIHAD, Marcel Thomas, qui nous a quitté il y a un peu plus d’un an, et Jean-Denis Bredin, d’être des menteurs, des falsificateurs si ce n’est des faussaires et cela sur la base d’une argumentation qui repose, comme dans le cas de la « lettre mystère » précédemment évoquée et sur laquelle nous allons revenir, sur une succession d’« erreurs ». Et que sont ces considérations à propos du regretté Marcel Thomas ? des attaques ad personam – terme plus exact que celui d’attaques ad hominem[1] –, attaques que, pour notre part, nous ne nous serions jamais permis d’adresser à Adrien Abauzit : « Historien, Marcel Thomas fut également Conservateur en chef du cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Pour ses bon et loyaux services, il fut fait officier de la Légion d’honneur, commandeur du Mérite, officier des Palmes académiques et commandeur des Arts et des Lettres. Nous verrons à quel point ses titres étaient mérités » ! (p. 27, n. 14)
Quant à la référence à Schopenhauer, en plus d’être inexacte, elle est inappropriée et fort immodeste dans la mesure où n’avons contesté que le livre d’Adrien Abauzit et la méthode dont il procède et non sa personne et que nous ne plaçons aucunement, se faisant, sur une position inférieure[1]. C’est en revanche précisément ce que fait Adrien Abauzit dans les quelques lignes précitées à propos de Marcel Thomas.
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[1] Voici ce qu’écrit Schopenhauer : « Si l’on s’aperçoit que l’adversaire est supérieur et que l’on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l’objet de la querelle (puisqu’on a perdu la partie) pour passer à l’adversaire, et à l’attaquer d’une manière ou d’une autre dans ce qu’il est : on pourrait appeler cela argumentum ad personam pour faire la différence avec l’argumentum ad hominem. » Quant à l’argumentum ad hominem, Schopenhauer le définit ainsi : « Quand l’adversaire fait une affirmation, nous devons chercher à savoir si elle n’est pas d’une certaine façon, et ne serait-ce qu’en apparence, en contradiction avec quelque chose qu’il a dit ou admis auparavant, ou avec les principes d’une école ou d’une secte dont il a fait l’éloge, ou avec les actes des adeptes de cette secte, qu’ils soient sincères ou non, ou avec ses propres faits et gestes. »

Sur mon soi-disant recours aux seules sources antidreyfusardes
À plusieurs reprises, la SIHAD m’oppose le fait que je n’aurais utilisé que des sources antidreyfusardes : « Travailler sur un corpus uniquement antidreyfusard et de deuxième ou troisième main », « il se réfère essentiellement à Figuéras, Delcroix et Dutrait-Crozon », « Si Adrien Abauzit avait lu autre chose que Figuéras, Delcroix et Dutrait-Crozon, s’il était revenu aux sources ».Cette critique paraîtra particulièrement curieuse à qui a lu mon livre, car l’essentiel de mes notes en bas de page provient non d’auteurs dreyfusards ou antidreyfusards, mais des enquêtes et débats judiciaires.
Concernant les historiens dreyfusards à proprement parler, j’ai compté 28 notes de bas de page visant Marcel Thomas, 12 visant Jean-Denis Bredin, 5 visant Joseph Reinach. Tantôt je les cite pour les réfuter, tantôt pour y tirer des éléments factuels intéressants.
De même, je cite de longues pages de Mathieu Dreyfus. J’ai compté aussi plus de 30 notes de bas de page visant des dépositions de Picquart, 16 de Bertulus, 8 de Dreyfus etc.
Il ressort que l’accusation répétée de la SIHAD est si contraire à la réalité qu’on en vient à se demander si l’on parle du même livre.

Adrien Abauzit cite en effet Reinach, Thomas et Bredin… Mais quid de la dizaine d’autres auteurs sérieux – dont Vincent Duclert, à côté duquel il est difficile de passer quand on travaille sur l’Affaire – qu’il aurait eu intérêt à lire en ce qu’ils ont pour le moins renouvelé des écrits et une lecture de l’événement qui datent de 1901-1908 (Reinach), 1961 (Thomas) et 1983 (Bredin) ? Et le fait que 8,16 % des notes mentionne le nom d’un des trois auteurs précités ne prouve rien. Faire quelques notes ne dit rien de la réalité du travail de recherche qui a été fait en amont. Il n’est pas question ici de remarquer qu’il peut-être surprenant de décider de traiter un sujet et d’en présenter le résultat comme « désintègr[ant] le récit académique de l’affaire Dreyfus » (ce qui revient à dire qu’on en livre la vraie narration), sans avoir préalablement lu tout ce qui a pu paraître, sinon entre le Reinach et le Thomas au moins depuis le Bredin, c’est-à-dire depuis 35 ans, période qui correspond justement au début de l’essor des études dreyfusiennes et à la publication de livres fondamentaux qui ont remis en question et en jeu tant de choses qui étaient jusqu’alors considérées comme acquises… Il est plutôt question de s’interroger sur ce 8,16 %. Prenons l’exemple de la fameuse « lettre mystère » au sujet de laquelle Adrien Abauzit a commis une « erreur » qu’il veut bien reconnaître et pour laquelle il présente des excuses qui devraient s’adresser à la mémoire de Marcel Thomas accusé par allusion d’avoir plus que menti, d’avoir tout bonnement inventé une pièce pour servir sa démonstration. Dans ses excuses, Adrien Abauzit nous dit qu’il a « remarqué cette erreur à la fin du mois d’août en relisant le Précis de l’affaire Dreyfus ». Passons sur le fait qu’écrivant cela il valide en une certaine façon ce que nous disions : à savoir que les références premières d’Adrien Abauzit sont essentiellement antidreyfusardes… La question est autre. Comment Adrien Abauzit a-t-il pu écrire dans son livre que Marcel Thomas « ne daigne pas nous expliquer comment il a pu trouver une pièce qui a échappé à Picquart, à Targe, aux magistrats de la Cour de cassation, et j’en passe » (p. 179) quand Marcel Thomas donne en note la cote de localisation de l’original (p. 217 et 558 de l’édition de 1961) ? Que penser de cela ? Comment Adrien Abauzit a-t-il pu écrire qu’il n’a « vu d’allusion à ce document mystérieux sous aucune plume dreyfusarde ou antidreyfusarde » quand Dutrait-Crozon et Reinach (et de nombreux auteurs après eux) en parlent. Reinach renvoie d’ailleurs à une procédure (et plus particulièrement à une déposition de Lauth) dans laquelle il en est question, prouvant que contrairement encore à ce qu’écrit péremptoirement Adrien Abauzit, dreyfusards et antidreyfusards en firent mention dans les débats judiciaires ? Du fait, même, si Adrien Abauzit a lu les procédures, comme il ne cesse de le répéter et nous le redit encore ici (« l’essentiel de mes notes en bas de page provient non d’auteurs dreyfusards ou antidreyfusards, mais des enquêtes et débats judiciaires »), et nous voulons dire s’il les a lues sérieusement, comment a-t-il pu passer à côté de ce long passage de la déposition de Picquart devant le Cour de cassation à l’occasion de la première révision ?

Dans le même lot que cette carte (ou du moins j’ai toujours été persuadé que c’était dans le même lot), Lauth a trouvé des fragments d’une lettre au crayon noir signée également C ; d’après les portions de texte encore existantes, il semble qu’il s’agisse de la même question que celle qui est traitée par le PETIT BLEU. Je crois bien me souvenir de ces mots « mon père m’a envoyé des fonds » et on parle aussi de « conditions trop dures ». En haut de cette deuxième pièce, et au crayon bleu, il y a écrit : « à faire porter par le concierge ». Les deux pièces sont d’ailleurs au dossier établi contre moi par M. le capitaine rapporteur Tavernier.
Une expertise récente a établi qu’il n’était pas impossible qu’une même main eût écrit le petit bleu et le document au crayon noir, sans que les experts crussent pouvoir rien affirmer d’une façon positive. Une lacune que j’ai remarquée dans cette expertise, c’est qu’on ne parle pas de l’inscription au crayon bleu. Les experts, consultés sur la question de savoir si le petit bleu était de l’écriture de A ou bien de la mienne, ont conclu, pour les deux cas, de la même manière : « L’écriture ne parait pas être de la main de la personne en question. » Il convient d’observer pourtant que, comme pièce de comparaison de l’écriture de A., on a pris une pièce déchirée et reconstituée datant d’octobre 1897, c’est-à-dire d’une époque à laquelle cette affaire a donné lieu à un certain nombre de faux.

Nous avons ici une parfaite illustration de ce que, historiens, nous pouvons reprocher et nous reprochons à un livre d’histoire comme celui que signe Adrien Abauzit : il n’a pas vu la référence du document donnée par Marcel Thomas en note et laisse entendre qu’il aurait pu l’inventer ; il n’a pas lu le passage de Reinach qui en parle et affirme qu’aucun auteur n’en a parlé ; il n’a pas lu le passage de la déposition de Picquart qui en parle et affirme qu’il n’en fut jamais question dans les procédures.

Sur l’usage de sources antidreyfusardes
J’ai effectivement utilisé des sources antidreyfusardes. À ma connaissance, ce n’est pas interdit pas la loi, surtout quand les travaux en question sont solides (je laisse le lecteur en juger). Ce n’est pas parce qu’une œuvre est qualifiée d’antidreyfusarde qu’elle perd en rigueur, en qualité et qu’elle devient inutilisable.

En effet, utiliser des sources antidreyfusardes n’est pas interdit par la loi (nous ne ferons pas l’affront à Adrien Abauzit de le soupçonner de « godwinisation » quand il dévie le débat sur la question de la loi). Le problème, et Adrien Abauzit le sait bien, n’est pas une question de loi mais celui de la validité de sources qui n’ont pas pour but de dire l’histoire mais de défendre une thèse. De plus, contrairement à ce que dit Adrien Abauzit, le Dutrait-Crozon, le Delcroix et le Figueras ne sont pas « solides ». Ils sont des ouvrages partisans, truffés d’erreurs (voir, entre autres, le passage sur Bertillon issu du Delcroix dans notre compte rendu – que nous reprendrons infra – et à propos duquel Adrien Abauzit se garde de tout commentaire) et d’interprétations sauvages quand ils ne racontent pas tout à fait n’importe quoi. Prenons l’exemple de Figueras dont la lecture, nous dit Adrien Abauzit dans une interview, détermina son désir d’écrire sur l’Affaire. Oubliant « tout ce qui a été écrit, déblatéré, du reste niaisement répété de livre en livre, recopié quasi toujours in extenso sur les menteurs originaux, et principalement Reinach », ainsi qu’il l’écrit, Figueras reprit, pour son second livre (L’Affaire Dreyfus revue et corrigée), le dossier, lu les livres contemporains qu’il n’avait jamais lus et sans lesquels il avait quand même écrit un premier ouvrage, consulta – un peu – le fonds de la Cour de cassation dans lequel il ne vit pas les documents qui attestent des faux et fit expertiser le bordereau. Il confia le travail à un expert : Antoine Argoud, officier supérieur (est-ce mieux que dentiste ?) devenu graphologue. Argoud rendit des conclusions au terme desquelles il avait acquis la certitude qu’« impossible » était la culpabilité de Dreyfus et « improbable » celle d’Esterhazy. Il y avait donc un « troisième homme » qui, Argoud l’avait dit, ne pouvait être que « supérieurement intelligent » et, Figueras le savait, « sûrement juif [et] probablement alsacien », « puisque l’affaire Dreyfus est presque autant une affaire alsacienne qu’une affaire juive » [sic et resic] Ce « troisième homme » devait être « tout à fait inconnu des milieux militaires, de sorte que son écriture ne puisse faire l’objet d’une comparaison » et devait avoir « une extrême influence sur les milieux intellectuels, qu’il s’agira de jeter dans la bataille au bon moment ». Figueras venait de trouver le fin mot de l’histoire et le nom du coupable : Lucien Herr. Bien sûr, Herr, s’il était bien alsacien, n’était pas juif mais catholique… on ne peut pas tout savoir. Et pour prouver cette lumineuse déduction. Figueras, qui s’était mis en quête d’un spécimen d’écriture du bibliothécaire de Normale, trouva une lettre de 1925 (ce n’est pas une plaisanterie) qu’il transmit à Argoud. La comparant avec le bordereau, l’expert trouva « des ressemblances troublantes sur tous les plans… mais également des différences »… De « ces différences […] qui peuvent parfaitement s’atténuer [sic !!!] avec l’âge […], il n’est nullement impossible [que les deux graphismes] aient eu le même auteur. » Quel crédit peut-on accorder à une telle démonstration ?

Pour autant, j’ai su aussi marquer des différences avec ces auteurs. Contrairement à Monique Delcroix, je me prononce pour la culpabilité de Dreyfus. Je ne crois pas à la théorie du « troisième homme » d’André Figueras. Concernant la collusion Picquart-Esterhazy, je n’ai pas la même conclusion qu’Henri Dutrait-Crozon.

Sur les sources dreyfusardes
La SIHAD est persuadée que je n’ai pas lu les sources dreyfusardes, car je n’y adhère pas. J’ai précédemment en partie répondu. Mais l’affirmation de la SIHAD laisse entendre qu’un esprit normalement équilibré devrait obligatoirement adhérer sans réserve à la vulgate dreyfusarde. Qu’il nous soit permit d’user de notre libre arbitre lorsque le récit dreyfusard heurte notre raison.

Nous avons aussi répondu. On comprend encore ici l’étendue du problème. Partant du principe que les quelques centaines de livres qui disent la vérité historique, à savoir que Dreyfus était innocent, sont les mêmes, Adrien Abauzit s’est dispensé de les lire. Il ne les a pas lus mais a un avis à leur propos… Et la question n’est pas de « laisse[r] entendre qu’un esprit normalement équilibré devrait obligatoirement adhérer sans réserve à la vulgate dreyfusarde ». Cette affirmation est celle d’Adrien Abauzit, pas la nôtre. Jamais dans notre compte rendu, nous n’avons soutenu pareille chose. La question est, quand on travaille sur un sujet et qu’on prétend en dire la vérité, de savoir de quoi on parle. Et pour savoir de quoi on parle, il faut lire les sources disponibles, archivistiques comme imprimées. De plus, et nous en revenons au début de notre propos, les livres de Baumont, de Duclert, de Joly, de Birnbaum, de Mollier, de Pagès, de Winock, de Drouin, de Prochasson, de Marrus, de Tillier, de Marpeaux, de Mayeur, de Pierrard, de Landau, de Cosnier et Hélard, de Joumas, mes propres travaux (Oriol), ne sont pas des sources dreyfusardes mais des livres d’histoire. Il est intéressant d’y lire les interprétations, hypothèses et thèses et d’y découvrir les inédits, souvent nombreux, qui la plupart du temps remettent en question quelques points de travaux passés. 

Sur la prétendue « disqualification systématique » des dreyfusards
La SIHAD me reproche de disqualifier systématiquement les témoignages ou travaux dreyfusards, comme si j’étais parti de ce postulat.
Cette question est extrêmement intéressante. Pour la SIHAD, je suis un facho, donc antidreyfusard par essence. Pourtant, il n’en a rien été. Si j’ai donné du crédit à l’argumentation antidreyfusarde, ce n’est pas parce que je suis parti du « principe que seules les sources de l’État-major ont une quelconque valeur », mais parce que dans le cadre des confrontations contradictoires, elle a, à mes yeux, atomisé l’argumentation dreyfusarde, en particulier au sujet des points décisifs.
À titre d’exemple, la défense de Picquart au procès Zola concernant la datation et la falsification du Petit bleu est lamentable. Je le cite d’ailleurs longuement pour que le lecteur puisse bien en juger. Il en est de même pour ses explications au procès de Rennes concernant la lettre C.C.C., dont je donne les références. Si je qualifie Picquart de faussaire, c’est parce que le Petit bleu – nous y reviendrons – est une pièce risible, qui ne peut pas être prise en considération par une juridiction qui ferait honnêtement son travail. Mes contradicteurs m’opposent que l’histoire est quelque chose de sérieux, et je ne dirai pas le contraire. Mais la justice aussi est quelque chose de sérieux, et si aujourd’hui un avocat se permettait de verser aux débats d’un dossier une pièce non datée et non signée par une personne, tout en affirmant avec force que ladite pièce doit néanmoins être attribuée à ladite personne, il serait dans le meilleur des cas pris pour un imbécile et dans le pire accusé d’escroquerie au jugement. Je pourrais aussi évoquer les explications confuses de Cordier ou le roman de Bertulus. Tout cela vole en éclat dans le cadre du contradictoire. Au sujet de l’affaire Esterhazy, les improbables lettres Callé, indiquées par une source anonyme – comme si la justice s’amusait en temps normal à suivre les indications d’une lettre anonyme ! – ou encore le sketch Castro sont du même acabit. Concernant l’après-Affaire les « Carnets de Schwartzkoppen », censés être la preuve définitive contre Esterhazy, sont également un faux ridiculement grossier dépourvus de la moindre valeur probante.

Nous n’allons pas commenter ici tous ces exemples… Nous reviendrons toutefois plus tard sur Picquart faussaire puisqu’il en sera longuement question à la suite. Concernant la défense de Picquart au procès Zola, si Adrien Abauzit était allé aux sources, et ne s’était pas contenté des rares livres qu’il a lus ou parcourus, il aurait pu la remettre dans son contexte. En janvier-février 1898, Picquart, en attendant la réunion du conseil de région qui devait se réunir après le procès Zola et qui déciderait de son sort, avait reçu la promesse que s’il savait « se montrer bon soldat », il pourrait retrouver ce qu’il avait perdu en novembre 1896. Ce marché, Picquart l’accepta et opta pour une défense en demi-teinte qui ne dit rien de ce qu’il aurait pu dire… Sa défense est en effet peu brillante et cela parce qu’il accepta de se taire, de ne pas dire tout ce qu’il savait, de ne pas établir les responsabilités qu’il connaissait et dont l’exposition eût tout fait voler en éclats… un mauvais pari nous le savons…

Je n’ai donc pas « systématiquement » disqualifié l’argumentation dreyfusarde, je l’ai disqualifié lorsque je l’ai jugé vaincue. Mon regard a été celui d’un juriste, appréciant les pièces et arguments de chaque partie. Est-il si extraordinaire d’aborder un procès comme un procès ?
Quant à mon propos, il est construit d’analyses et de démonstrations, et non d’affirmations péremptoires.

Nous parlerons plus loin des analyses et des démonstrations. Dans l’attente, une double remarque. Un juriste (avocat ou magistrat) qui étudie un dossier le fait en étudiant les pièces, en rencontrant les intéressés qu’il peut rencontrer (l’avocat : son client et les témoins à décharge ; l’autre partie : le prévenu, le plaignant si plaignant il y a, les témoins à charge et à décharge, les experts, et cela en confrontant les témoignages au cours d’un procès où les parties prenantes sont appelées à déposer et en posant des questions à tout ce petit monde pour obtenir des réponses)… Quand on travaille sur un procès qui a eu lieu il y a 120 ans, on ne peut procéder de la même manière. Déjà, on se remet dans l’époque, tâchant de comprendre ce qu’en étaient l’état d’esprit, les us et les coutumes, les manières de voir et de penser, le sens des mots… bref, on fait de l’histoire… Ensuite, on ne se contente pas de dire qu’on prend le dossier, on le fait. Et on prend TOUT le dossier… sans quoi on aura une version partielle, et suivant ce qu’on sélectionne, partiale… On ne peut lire 3, 6 ou 15 livres quand il y en a quelques milliers, on ne se targue pas d’avoir lu les 7 000 pages de débats judiciaires et ses 9 ou 10 volumes (voir la vidéo de l’interview de Tepa – lien ici) quand il y a 14 000 pages réparties en 20 volumes. Et, concernant l’Affaire, on ne peut faire l’économie – et a fortiori quand on considère que seules les procédures ont de la valeur – de lire les procédures et débats non publiés et conservés dans divers centres d’archives : instruction Pellieux, instruction Ravary, les deux instructions Tavernier, l’instruction contre de Pellieux ; le procès Henry-Reinach, le procès Rochefort Valcarlos, le procès des ligues, le procès en Haute-Cour, le procès Grégori, ainsi que tous les documents conservés dans les mêmes centres et s’y rapportant. Un juriste ne doit-il pas connaître la totalité du dossier, garantie minimale pour éviter les erreurs de jugement qui dans un procès deviennent des erreurs judiciaires ?

J’ajoute que je n’ai pas ressassé mécaniquement tous les arguments antidreyfusards. Certains ne m’ont pas convaincu. Par exemple, je n’ai pas retenu le témoignage (indirect) de Ferret, qui a prétendu avoir surpris Dreyfus avec un civil dans les bureaux de l’Etat-major, à une heure où m’on y trouvait personne d’autre. De même je n’ai pas retenu le témoignage de madame Bastian, lors de l’ultime procédure, concernant la présence de Dreyfus à l’ambassade d’Allemagne, qui m’a paru venir bien tard. Je pourrais multiplier les exemples. Bref, je n’ai pas fait systématiquement mien les arguments « antidreyfusards » qui se présentaient à moi.
Un dernier mot concernant les historiens dreyfusards que je titille. Cela n’est jamais gratuit. Je ne me suis permis de le faire que lorsque leur propos allait objectivement contre les faits, par exemple, concernant Souffrain, sujet sur lequel Marcel Thomas se contredit gravement d’un livre à l’autre, en inventant de toute pièce à l’intéressé un alibi qu’il n’avait pas.

Oui, Marcel Thomas s’est contredit d’un premier livre à un second sur un point de détail qui n’intéresse personne et, comme on le verra un peu plus loin, surtout pas la justice de l’époque qui fut saisie et n’inquiéta jamais Souffrain. Il ne s’est pas contredit mais a réexaminé en 1989 un point de vue de 1961. Cela prouve juste que Marcel Thomas travaillait et qu’il était un vrai historien, c’est-à-dire quelqu’un qui sait que l’histoire est une matière vivante et que toute hypothèse, toute thèse peut-être à tout moment remise en question, par un autre ou par soi-même, par la découverte d’une nouvelle source…

Sur la parole à la défense
La SIHAD sous-entends que je ne donnerais pas la parole à la défense, cachant ainsi au lecteur son argumentation. Qui a lu mon livre sait qu’il est rempli de passages où je cite la défense des acteurs dreyfusards, précisément pour montrer sa nullité. En outre, je conseille au lecteur au début de mon livre d’aller lire les ouvrages de Jean-Denis Bredin et de Marcel Thomas s’il souhaite avoir un autre son de cloche. Quel auteur dreyfusard a fait l’équivalent ? Une fois encore, je ne sais pas si nous parlons du même livre.

Sur mes sarcasmes concernant les « experts » en écriture dreyfusards
« Nous laisserons de côté les sarcasmes à l’égard des experts en écritures de la défense opposés aux probes professionnels que furent ceux de l’accusation. » Il est fort dommage que la SIHAD ne s’arrête pas sur les contradictions de l’« écrituriste » Paul Moiraud [sic] en fonction des besoins de la cause, sur les échanges entre Couard et Giry ou encore sur la crainte exprimée par Crépieux-Jamin de perdre sa clientèle de dentiste. C’est un de mes passages préférés du livre. Mais tout de même, qu’on ne m’en veuille pas trop. Il était impossible de ne pas saisir une telle balle au bond.

Nous avons, dans notre compte rendu, exprimé sur la question des experts en écritures notre point de vue. C’est la phrase juste après la citation que fait Adrien Abauzit : « La chose est sans importance et nous savons, de Dreyfus à Outreau, ce que valent les expertises d’écritures… » Nous ne nous souvenons pas des contradictions de Paul Moriaud – disant ainsi tout l’intérêt que nous portons aux expertises – et nous irons y voir plus tard. En revanche, nous pourrions retourner l’aimable reproche à Adrien Abauzit. Il est dommage qu’il ne soit pas allé regarder les instructions Pellieux, Ravary, et Tavernier. En les confrontant avec leurs dépositions au procès Zola, devant la Cour de cassation et à Rennes, il aurait pu voir comment, les Iunck, Valdant, Henry, Lauth, Gonse, Boisdeffre, Du Paty changèrent leur discours pour l’uniformiser d’une procédure à l’autre.

Sur mes « curieuses méthodes », mon absence de rigueur…
La SIHAD me reconnaît de nombreux mérites : « curieuses méthodes », « absence de rigueur », « chapelet de postulats, sélection des seules sources qui appuient la thèse et ignorance de celles qui la contredisent, citations incomplètes, approximations, déduction hâtives ou gratuites, absence totale de recul, interprétations forcées par le cadre… »
Tout ceci relève de l’affirmation et non de la démonstration.
Le lecteur appréciera.

Le lecteur qui sait lire et n’a pas de parti pris a déjà apprécié… Ici, Adrien Abauzit renverse la critique pour l’effacer… En ne donnant – à la différence de ce que nous faisons ici – que sa réponse et pas le texte qui en est à l’origine, Adrien Abauzit impose à ses lecteurs de lui faire confiance… Si on lit ce seul dernier paragraphe, on aura l’impression en effet que le renversement de la critique est justifié. Mais le paragraphe en question est un récapitulatif qui fait la synthèse des longues pages précédentes, pages dans lesquelles ces critiques sont étayées. Ne prenons que quelques exemples ; auxquels nous en ajouterons un parmi d’autres que nous avions laissé de côté :
– Qu’est le passage du livre d’Adrien Abauzit relatif à l’antisémitisme nié de Bertillon, sinon une présentation peu rigoureuse d’une autre citation (Delcroix), dont la reformulation permet de mieux entrer dans le cadre ? Curieuse méthode que cette reformulation et curieuse méthode que de ne pas aller à la source. Citons le passage de notre compte rendu qui y est relatif, et d’autant plus que dans les présentes justifications Adrien Abauzit n’en souffle mot :

Quant à Bertillon, nous dit Adrien Abauzit, il ne fut pas antisémite puisqu’il avait un ami juif (!) et avait même [nous le citons ici] « pr[is] position contre l’antisémitisme dans une brochure où il le qualifie de folie au sens médical du terme » (p. 86 et 139). Si l’antisémitisme de Bertillon n’est pas avéré – quoique son explication d’un homme de paille entraîné par les juifs pour imiter l’écriture du bordereau laisse songeur –, savoir qu’il s’y était opposé est pour nous un scoop. Quelle est donc cette brochure ? Puisqu’Adrien Abauzit nous renvoie à Monique Delcroix nous y sommes allés voir. Page 128 de son livre (Adrien Abauzit donne p. 134 ; il n’est pas toujours simple d’être rigoureux…), voici ce qu’elle écrit : « […] nous-même avons eu entre les mains une brochure à laquelle il [Bertillon] avait collaboré, traitant de la folie… antisémite, au sens médical du terme »… pas plus de référence que cela… Cette brochure, nous l’avons cherchée et, on s’en doute, nous ne l’avons pas trouvée. En revanche nous avons trouvé une revue, à laquelle en effet collabora Bertillon, les Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie normale et pathologique, revue dans laquelle, en 1908, fut publié un passionnant « Antisémitisme et folie » écrit par… messieurs A. Marie et Viollet. Et le plus cocasse, car il y a plus cocasse, est que Bertillon n’avait pas collaboré aux Archives d’anthropologie criminelle de médecine légale et de psychologie normale et pathologique depuis 1894 et n’y publiera à nouveau que l’année suivante, en 1909.[1]

– Qu’est le passage du livre d’Adrien Abauzit relatif à la lettre Davignon, sinon une mise à l’écart d’une source contredisant la thèse défendue. Curieuse méthode que de ne pas citer un des rares témoignages provenant de l’accusation qui en contredit son système. Citons le passage de notre compte rendu qui y est relatif[2] :

Ce qui est important c’est ce que signifie cette lettre et que nous explique – dommage, une nouvelle fois, qu’Adrien Abauzit ait cru bon (ou nécessaire) de ne pas retenir cette explication – une de ses sources habituelles, Gribelin, qui dans une note du 26 mai 1898 – trouvable pour qui veut la trouver – écrivait que : « La pièce portant le n° 40 (lettre de Panizzardi à Schwartzkoppen) fait allusion à des renseignements que Panizzardi aurait demandés directement au lieutenant-colonel Davignon, sous-chef du 2e Bureau de l’État-major de l’armée, alors que Schwartzkoppen serait disposé à demander ces mêmes renseignements à la même source, par un autre intermédiaire. Dans une pensée de méfiance, Panizzardi recommande à Schwartzkoppen de ne plus s’occuper de cette affaire, afin que le lieutenant-colonel Davignon ne sache pas que les attachés militaires, italien et allemand, travaillent ensemble les mêmes questions. Un fait se dégage de cette lettre : Panizzardi tient à ce que tout le monde ignore, au ministère de la Guerre français, que les attachés militaires italien et allemand s’unissent dans leurs travaux. »

– Qu’est le passage du livre d’Adrien Abauzit relatif à « Ce canaille de D… », sinon une mise à l’écart d’une source contredisant la thèse défendue. Curieuse méthode que de ne pas citer un des rares témoignages provenant de l’accusation qui en contredit son système. Citons le passage de notre compte rendu qui y est relatif[2] :

Adrien Abauzit conteste l’argument des dreyfusards selon lequel l’initiale « D » concernait plus sûrement un nom de code qu’un patronyme. Soit. Il n’y a pas grand-chose à dire si ce n’est toutefois qu’Adrien Abauzit aurait pu – et il ne le fait toujours pas – citer cette déclaration sans appel de Cuignet (qui ne saurait mentir, n’est-ce pas ?) : « Il est plus vraisemblable que l’individu dont il est question dans la lettre de B…, tout en étant un agent d’espionnage, n’est pas désigné sous son véritable nom ; conformément à l’usage constant de B…, usage dont nous avons plusieurs preuves. »Et le même Cuignet allait plus loin dans une autre déclaration. Une autre déclaration qu’Adrien Abauzit ne cite pas plus : « Quant à la pièce “ce canaille de D…” (n° 25), rien ne prouve qu’elle désigne Dreyfus, et je serais plutôt de l’avis de M. Picquart, qui estime qu’elle ne peut s’appliquer à lui, étant donné le sans-gêne avec lequel l’auteur de la lettre traite ce D…. »

Et pour finir, observons un fait significatif que nous avions laissé de côté dans notre compte rendu.
– Qu’est le passage du livre d’Adrien Abauzit relatif à la dame Bodson, espionne, sinon une affirmation péremptoire qui ne repose sur rien ? Car en effet, si la relation de Dreyfus avec Bodson est avérée, il ne fut jamais même indiqué qu’elle ait été une espionne et il n’y eut jamais – et encore – pour pouvoir le laisser penser que le témoignage tardif de Du Breuil qui ne prouve rien (ce que lui-même le reconnaîtra dans un texte postérieur), témoignage selon lequel Dreyfus aurait fréquenté chez la Bodson un attaché militaire allemand. La Bodson, interviewée pour Le Journal du 6 novembre 1894, racontera qu’elle, qui recevait beaucoup de militaires, considérait le capitaine comme « le plus patriote », « le plus chauvin » d’entre tous et qu’ils s’étaient brouillés quand Dreyfus avait appris qu’elle fréquentait un officier allemand et qu’il refusait de risquer d’être amené à le croiser un jour. Adrien Abauzit nous dira sans doute que ce témoignage de la Bodson est sans valeur. Mais il ne change rien au fait qu’il ne fut jamais même évoqué que la Bodson fût une espionne. Si elle l’avait été, il n’est pas douteux que l’acte d’accusation en 1894 en aurait fait largement mention – et il ne le fait pas – et que Dutrait-Crozon, qui n’en dit mot, n’aurait pas laissé passé cette occasion de prouver l’infamie du « juif ».

[1] Nous voudrions reprendre ici la question de l’antisémitisme de Bertillon et modifier légèrement ce que nous en disions. Il n’est pas avéré mais…. Quand Picquart vint le trouver, à l’occasion de son enquête de 1896 sur Esterhazy, il déclara : « […] les Juifs font exercer quelqu’un depuis un an pour arriver à prendre l’écriture du bordereau » (déposition Picquart à l’occasion de l’instruction Tavernier [Picquart, 1898], AN BB19 83, 8 octobre 1898, f. 13-14). Mêmes propos fin 1897, à son cousin Hubbard : « Je ne veux pas voir l’écriture ; je ne veux pas la voir, je la connais, c’est celle d’Esterhazy. Je sais qu’Esterhazy est l’homme de paille des juifs, et il finira par avouer. […] » (Procès Zola, réédition Stock de 1998, p. 471). En cette même année 1897, amené à donner son avis d’expert dans une tout autre affaire, ses conclusions avaient été infirmées par les aveux du prévenu que son expertise dégageait. Devant l’évidence, il s’était obstiné et avait expliqué qu’il ne s’agissait-là que d’une manœuvre : « les juifs qui ont le plus grand intérêt à discréditer mes procédés d’expertise en écriture dans l’affaire Dreyfus l’ont payé pour qu’il s’accuse » (raconté par André Lefèvre, Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, dix-huitième année, n° 181, 6 juillet 1899, p. 2383). Une véritable obsession…

[2] Adrien Abauzit répond plus loin à ces deux points. Nous y reviendrons donc.

Sur l’absence de lecture des correspondances
Il m’est reproché de ne pas avoir lu les correspondances privées de différents acteurs, comme si on pouvait y trouver des arguments nouveaux de première importance, non contradictoirement débattus lors des différentes procédures. Le lecteur jugera si cela invalide mes travaux.

C’est bien là tout le problème… Et il ne s’agit pas que de correspondances… Les mémoires d’Esterhazy, les souvenirs de Dreyfus, les Carnets inédits de Du Paty de Clam, les souvenirs inédits de Du Breuil, de Bertin Mourot, du général Millet, du général Brugères, du général Jourdy, les archives de la famille Dreyfus, de Stock, de Bernard Lazare, les notes inédites de Labori, etc., sont, comme les correspondances, une mine qui permet de comprendre et de relativiser ce que parfois la parole publique ne permet pas de dire ou dit… Et c’est le fondement du travail de l’historien que de les lire, de les mettre en perspective avec les déclarations publiques et les faits… Comme nous le disions dans notre compte rendu, propos qu’une nouvelle fois Adrien Abauzit laisse de côté, lire ces correspondances lui aurait peut-être permis de s’interroger sur le fantasmatique Syndicat. Car en effet, si Leblois, Reinach, Scheurer-Kestner, Esterhazy furent complices, pour ne citer que ces quatre-là, les milliers de lettres que nous avons d’eux, correspondances passive et active, parfois croisées, ne peuvent être alors que des faux où des lettres de circonstance (des milliers ? pendant trois ans ?) tant elles prouvent que jamais il n’y eut, et bien au contraire, entente… Les lire aurait permis à Adrien Abauzit de voir comment Picquart, par exemple, bloqua Leblois et Scheurer-Kestner dans la mission qu’ils s’étaient fixée. Une réalité dont parlait déjà Reinach et sur laquelle quelques ouvrages, parus dans les 35 dernières années, et qu’Adrien Abauzit n’a pas lus, ont apporté des précisions importantes. De même, travailler sur l’affaire Dreyfus ne peut se faire en faisant l’économie de voir le dossier secret et surtout le fonds de la Cour de cassation qui rassemble les archives de la Section de statistique et les documents relatifs à toutes les procédures et procès. Et il n’est pas possible, ce qui n’a aucun sens, d’écarter ces sources primaires au motif qu’elles n’ont pas fait l’objet d’un débat contradictoire. Comprendre une époque, comprendre les hommes et surtout les faits qui y apparaissent au jour le jour, ne peut se faire sans elles.

Principalement, je me suis concentré sur éléments factuels qui ont été contradictoirement débattus et ce qui en est ressorti. Là est peut-être mon principal crime…

Ces éléments factuels se retrouvent justement analysés dans les souvenirs évoqués et apparaissent au jour le jour dans les correspondances. Cette documentation permet aussi de comprendre ce que furent les débats contradictoires qui ne donnent jamais que les éclairages, par la sélection des témoins, les questions posées ou non posées (procès Zola), de ceux qui étaient chargés de les mener. De Pellieux et Ravary n’ont entendu que ceux qu’ils voulaient entendre, Delegorgue ferma systématiquement la bouche de la défense, etc. Et comme nous le disions précédemment, comment est-il possible de se targuer d’avoir travaillé sur « les éléments factuels qui ont été contradictoirement débattus » quand, comme Adrien Abauzit, on s’abstient d’aller voir la moitié des procédures. Quid des instructions de Pellieux et Ravary, quid des deux instructions Tavernier qui nous montrent, nous le disions aussi, les variations de l’État-major ? Et que vaut ce travail quand, de plus, il ne peut prendre en considération les débats des deux procès à huis clos – et donc par définition sans sténographie –, à savoir le procès Dreyfus – même si Adrien Abauzit peut soutenir dans son interview sur Radio Courtoisie (voir ici) que la défense de Dreyfus y fut « affligeante » (sur quelle base ?) – et le procès Esterhazy ?

Pourquoi les attaques contre ma personne sont inopérantes
La SIHAD cherche à convaincre les esprits ralliés à mes positions – afin de les ramener dans le camp du bien – en laissant entendre que je serai un abruti malhonnête manquant de rigueur. Mes contradicteurs doivent bien comprendre une chose.
La France vit depuis plusieurs années un grand bouleversement dont les conséquences sont potentiellement gigantesques. Ceux qui hier par leur activité façonnaient l’esprit des Français – par exemple les notables de l’académisme républicain, les intellectuels ou les grands médias – n’ont plus aucune prise sur la jeunesse en cours de refrancisation. Leur autorité est quasi-nulle, car entre le système et un nombre grandissant de Français, il y a une crise de confiance. De même que le « godwinisé » que je suis part un avec handicap auprès du public de la SIHAD, de même la SIHAD part avec un handicap auprès de la jeunesse refrancisée.
En d’autres termes, auprès du public qu’elle espère sauver de l’obscurantisme que je propage, la SIHAD doit montrer patte blanche. Ce n’est pas en attaquant ma personne avec le type d’attaques précitées qu’elle comblera son déficit de confiance et qu’elle convaincra les jeunes français.

Nous voici donc prévenus.

II. Remarques générales sur le fond

Avant de rentrer dans les détails de l’Affaire qui me sont opposés, je me dois de faire une mise au point concernant le cadre général de la discussion.

Sur le complotisme dreyfusard
Mes contradicteurs soutiennent que j’adhèrerais à une théorie du complot… La théorie du complot est un travers mental qui vise à voir des complots là où il n’y en a pas. En réaction, elle a donné lieu à une théorie inverse, visant à penser que le calcul et la malveillance sont absents des pensées humaines. Si la théorie du complot est une lunette déformante de la réalité, la négation systématique du calcul, de malveillance, des manœuvres, voire même de complot (dont l’histoire est parsemée), produit au bout du compte des conséquences analogues.
Pour ma part, je ne vise pas un complot, mais des manœuvres politico-judiciaires, effectuées dans des buts précis, par un groupe informel, le Syndicat. La SIHAD semble m’opposer que je considèrerais le syndicat comme exclusivement juif (« Esterhazy serait l’homme de paille choisi par le « Syndicat » pour sauver un coreligionnaire »). Je ne vois pas trop ce qui dans mon livre lui permet de l’affirmer. Je parle plutôt d’essence révolutionnaire. Mais là n’est pas le plus important. Pour me répéter, mon propos n’est pas fait d’affirmations mais de démonstrations. Ceci étant, s’il y a bien une critique que je ne peux accepter de la part d’un dreyfusard, c’est bien celle de complotisme, car tant le récit académique actuel que le récit d’importants acteurs dreyfusards à l’époque des faits relèvent de théories du complot les plus farfelues ! Si je ne devais retenir que le récit académique, je ferais remarquer qu’il repose sur le complot antisémite au sein de l’armée. Mais là n’est pas le plus gros.

Non, nous n’avons jamais écrit qu’Adrien Abauzit adhérerait à la théorie du complot… Mais nous avons parlé de complot en effet parce qu’Adrien Abauzit écrit :

si des intellectuels ont été recrutés, si des magistrats ont multiplié les forfaitures, si le service de renseignement a été infiltré, si des hommes politiques ont employé les moyens de l’État à des fins dreyfusardes, si des journalistes ont été achetés, si des personnages gênants se sont fait suicider, si des diplomates, des militaires et finalement des gouvernements, ont agi de concert dans le sens de la réhabilitation, provoquant ainsi des déchirures dans la société française, c’est bien qu’une stratégie montée par des hommes extrêmement influents a été mise en œuvre.

Si cela n’est pas un complot, qu’est-ce qu’un complot ? Sinon, nous ne commenterons pas le long passage sur le complotisme dreyfusard qu’on trouvera à la suite. Nous sommes les premiers à dire et à écrire que certains dreyfusards s’emballèrent pour le moins en tentant de tout expliquer par l’action des jésuites ou en voyant des menaces de coups d’État partout… De même, il faudrait vraiment qu’Adrien Abauzit lise autre chose que les antidreyfusards et, quand il fait un tour du côté de ce qu’il appelle le « récit académique », qu’il pousse son investigation au-delà des années 1980. Plus aucun auteur sérieux aujourd’hui ne soutient la thèse du complot antisémite comme explication de l’arrestation et seule explication de la condamnation de Dreyfus. En revanche, nous parlons de cet antisémitisme dans l’armée, nous y reviendrons, et le fait que la judéité de Dreyfus fut pour beaucoup une circonstance aggravante. Adrien Abauzit devrait d’ailleurs vraiment lire toutes les pages des livres qu’il a entre les mains. Il pourrait ainsi voir que ce point de vue était déjà celui de Marcel Thomas.

Puisque la SIHAD prétend que je ne me servirais que de sources antidreyfusardes et d’aucune source primaire, notamment de la presse de l’époque, je vais lui démontrer à quel point elle a raison, en citant ici les articles de presse de M. Jean Jaurès et les œuvres de notre cher Joseph Reinach. Tous deux ont fondé leur dreyfusisme sur des complots délirants. L’un, insistant sur le complot jésuite[8] et plus largement clérical, l’autre, dénonçant des tentatives de coups d’Etat imaginaires.
Que le lecteur en juge par cette petite sélection non-exhaustive :
Jean Jaurès

– Que le peuple socialiste prenne garde ! Dès maintenant, s’il ne résiste pas au complot des jésuites et des grands chefs, la République est en péril. […] Tous les citoyens libres, tous les travailleurs verront-ils à temps le danger ? [La Lanterne, 13 février 1898][9]

– Allons au plus pressé qui est d’analyser le complot tramé contre la République. [La Dépêche, 2 mars 1899].

– Tous les chefs compris dans l’affaire Dreyfus ou dans les menées de coup d’Etat attendent une revanche. [La Petite République, 15 juin 1899]

– Les généraux de coup d’Etat espèrent que la République succombera ou dans les surprises savamment machinées du 14 juillet ou dans les agitations militaristes provoquées autour du procès de Rennes. [Idem]

– En outre, la réaction cléricale et militaire travaillait tous les jours à fanatiser la Bretagne. Elle espérait qu’une troupe mêlée de camelots parisiens et de pêcheurs bretons, amenés à grand frais à Rennes, clamerait contre Dreyfus des cris de mort. De là conflit, soulèvement de l’Ouest, action combinée d’une sorte de chouannerie ignominieuse opérant en Bretagne, et des bandes césariennes et antisémites opérant à Paris. Dans ces convulsions un coup de main portait un général à l’Elysée, ou bien M. Loubet, écrasé par des responsabilités formidables, cédait lui-même la place au candidat des jésuites. [La Dépêche, 29 juin 1899].

– « M. Waldeck-Rousseau a dit qu’au point où était parvenu le complot militaire il avait besoin d’opposer un général, le général Galliffet, à la révolte toute préparée. [La Dépêche, 29 juin 1899]

– Ce n’est pas seulement un complot contre la République qui avait été organisé, c’était un complot de meurtre, renouvelé de la Ligue, une Saint-Barthélemy des républicains qui ont dénoncé les faussaires et les traîtres. [La Petite République, 16 août 1899]

Joseph Reinach

– Brisson, de son fauteuil, attendit, pour découvrir le complot clérical, qu’il fût par lui frappé et meurtri. [16 Ibid., p.35 (sic)]

– On a déjà montré que, du premier jour, l’Affaire parut à la Congrégation une occasion unique, sinon de renverser la République, du moins de mettre la main sur le pouvoir. Une fois le principe posé et admis que l’armée est menacée dans son honneur, on engagea, sans retard, l’opération politique et religieuse. Ce n’est pas, cette fois, pour sa propre cause que l’Eglise part en guerre, mais au secours de l’armée […] Prises, tout à coup, d’un goût violent pour les affaires publiques, dont elles s’étaient exclues elles-mêmes, depuis tant d’années, la vieille noblesse et la haute bourgeoisie crurent que leur heure allait enfin sonner. Il ne leur parut pas impossible, dans l’universel désarroi, de restaurer l’ancien régime par l’étroite union de l’armée et de l’Eglise, à leur profit. [Histoire de l’affaire Dreyfus, La crise, Joseph Reinach, éditions Eugène Fasquelle (1903), p.270.]

– Ici encore apparaissent les résultats de l’éducation jésuitique qui autorise, pour une bonne fin, prescrit le mensonge. [Ibid., p.272]

– L’armée n’a pas toujours mis sa force au service du droit ; pourtant, sous tous les régimes, Empire, Monarchie ou République, il sembla à l’âme populaire qu’elle est le lieu où, si les volontés sont asservies à la règle, la règle est loyale et franche. Et telle, en effet, elle fut jusqu’au jour où la Société d’Ignace façonna trop de chefs militaires à son image. [Histoire de l’affaire Dreyfus, Esterhazy, Joseph Reinach, éditions Eugène Fasquelle (1903), p. 393]

– Il ne faut jamais oublier que le directeur de Boisdeffre est un jésuite. [Histoire de l’affaire Dreyfus, Esterhazy, Joseph Reinach, éditions Eugène Fasquelle (1903), p.597]

– Aussi bien, pour préparer cette grande entreprise d’empoisonner l’âme française, l’État-Major n’avait pas attendu l’incident qui, tout à coup, comme une rencontre de cavaliers aux avant-postes, a fait éclater les hostilités. Déjà, depuis plusieurs semaines, les directeurs des journaux à gros tirage ont été pressentis par Henry et par d’autres émissaires. Et l’argent (des fonds secrets et de la caisse noire des Jésuites) réchauffa certaines convictions. [Histoire de l’affaire Dreyfus, Esterhazy, Joseph Reinach, éditions Eugène Fasquelle (1903), p.631- 632.]

Je crois que tout cela se passe de commentaires. Avant d’accuser autrui de théorie du complot, les dreyfusards feraient mieux de balayer devant leur porte.

Comment pourrait-on arriver à faire comprendre à Adrien Abauzit que Jaurès est Jaurès et Reinach est Reinach. Ce qu’ils ont put écrire ne regarde qu’eux et ne nous engage pas. Nous sommes historiens. Cela dit, qu’Adrien Abauzit soit tranquille : aucun dreyfusard ne lui fera jamais de critique… ils sont tous morts.

Sur le prétendu antisémitisme de l’armée française
La SIHAD me reproche de contester le fait que l’armée française ait été antisémite avant et pendant l’Affaire.
On pourrait s’étonner de la volonté des dreyfusards de faire passer à tout prix l’armée française pour antisémite depuis plus d’un siècle. Mais cela s’explique selon moi par deux raisons. 1) Il y a un anticatholicisme extrêmement fort chez les têtes pensantes dreyfusardes, qui lui est prouvé par les faits et qui ne choque pas les bonnes consciences d’hier et d’aujourd’hui. La diabolisation d’une armée française dirigée par des officiers catholiques est donc toujours bonne à prendre. 2) Selon le récit académique, Dreyfus a été condamné injustement par une France antisémite, représentée par l’armée, et absout par une autorité vierge de tout péché, la République.
En premier lieu, il s’impose quelques réflexions de bon sens.
Pour démontrer que l’armée française était antisémite, il faudrait démontrer que les juifs y en étaient, en règle générale, exclus, discriminés ou objet d’une hostilité spécifique.
À l’époque de l’Affaire, on comptait 600 officiers israélites. Parmi ceux-ci, on peut citer par exemple le général Mardochée Valabrègue ou le général Samuel Naquet-Laroque. Il semblerait donc que les juifs n’étaient pas brimés dans l’armée française.
J’ajoute qu’on trouve également un israélite dans les services secrets en la personne de Weil.
À la mort du capitaine Mayer, l’armée lui rend des honneurs militaires.
Je pense qu’à l’époque, tout ceci n’avait aucun équivalent en Europe. La SIHAD m’indique que la proportion d’officiers israélites n’est pas de 10 %, je peux l’entendre, je corrigerai ce point.
Ces faits révèlent cependant que l’armée française n’était pas structurellement antisémite. Est-ce à dire qu’il n’y avait absolument aucun antisémite dans l’armée ? Bien sûr que non. On y trouvait par exemple le triste Cordier, pathétique antisémite retourné par le Syndicat.
Que m’oppose la SIHAD pour démontrer que l’antisémitisme était un courant dominant au sein de l’armée ? D’abord, un témoignage de Paléologue, dreyfusard militant. Celui-ci rapporte des propos qualifiables d’antisémites que Sandherr lui aurait tenus. À titre personnel, en effet, je ne considère pas Paléologue comme une source impartiale, mais passons. À considérer que ces propos soient vrais, l’antisémitisme (très supposé) du colonel Sandherr n’engage que lui, et non l’armée en son entier. Ce qui vaut pour Sandherr vaut pour d’autres officiers.
La SIHAD évoque ensuite une lettre de du Paty, dans lequel celui-ci explique que : « [Si Dreyfus] n’avait pas été imposé à l’état-major de l’armée par le fonctionnement automatique de l’institution des stagiaires, jamais il n’aurait été accepté au 3e bureau par les chefs qui se sont alors succédé à la tête de ce bureau ».
Si ce que dit du Paty est exact, il semble bien alors que le « fonctionnement automatique de l’institution » ne reposait sur aucun critère religieux. Est-ce là une preuve d’antisémitisme ?
Il y aurait des antisémites à l’Etat-major ? Que l’on nous donne les noms des intéressés et que l’on prouve ce qu’on leur reproche. En attendant, ces affirmations gratuites resteront inopérantes.
On me répondra enfin que l’antisémitisme s’est déchaîné dans certaines presses, et cela est vrai. Mais on ne voit pas en quoi cela engagerait l’armée.

Nous ne reviendrons pas sur l’antisémitisme dans l’armée… Nous en avons parlé et n’avons pas plus à dire… Mais il faudra qu’Adrien Abauzit corrige le chiffre une nouvelle fois faux : ce n’est pas de 600 officiers israélites dont il s’agit mais de 300 sur un chiffre total de 30 000…
Nous n’y reviendrons pas, disions-nous, mais toutefois, deux points sont à soulever. Tout d’abord, nous n’avons rien opposé à Adrien Abauzit « pour démontrer que l’antisémitisme était un courant dominant au sein de l’armée ». Jamais nous n’avons eu cette volonté. De même nous n’avons jamais dit que l’armée fut  structurellement antisémite. Elle ne le fut pas parce qu’elle était l’armée de la République et que la République, par essence, ne saurait être antisémite. Il ne faudrait toutefois pas oublier, à propos de l’antisémitisme à l’État-major – et c’est le second point –, que la révélation de l’arrestation de Dreyfus, qui vint de l’État-major, ne fut pas livrée à une agence de presse ou au Temps, vecteurs « officiels », pas plus qu’à L’Écho de Paris ou à L’Éclair, journaux réputés proches de lui. Elle fut livrée à La Libre Parole et cela non pas une personne comme il fut longtemps dit (voir Reinach, Thomas, Bredin) mais, on en est sûr aujourd’hui, par deux personnes. Le fait de placer le débat sur l’antisémitisme dans l’Affaire ne fut pas l’œuvre des dreyfusards mais celle de quelques hommes de l’État-major qui, minoritaires ou majoritaires (ce qui est une autre question), n’en étaient pas moins antisémites.

Et si l’on parlait de l’anticatholicisme dreyfusard ?
Il y a une haine qui intéresse assez peu l’académisme républicain : l’anticatholicisme dreyfusard, qui lui, est étayé par des faits, des lois, des propos, de ces Messieurs, pour ne citer qu’eux, Jaurès, Combes, Clémenceau, Waldeck-Rousseau ou Reinach. J’en reparlerai dans d’autres circonstances.

Sur l’argument d’autorité
La SIHAD m’oppose « un siècle de recherches », « des milliers d’articles », « des centaines de livres », « des dizaines de colloques ».
Cet argument mathématique ne peut leurrer personne. En effet, tous les chercheurs de l’académisme républicain ou des académismes des pays étrangers, savent très bien qu’avoir des conclusions « hétérodoxes » sur ce sujet ruinerait leur carrière. Si cela n’interdit pas la bonne foi, ce n’est évidemment pas de nature à inciter à sortir des sentiers battus. Le récit officiel de l’affaire Dreyfus est un dogme qu’il est interdit de contester si l’on veut espérer faire carrière dans la fonction publique.

Répondons à ce dernier point en faisant la synthèse de ce que nous avons pu lire. Adrien Abauzit dit ne pas être historien, nous nous accordons avec lui sur ce point, et ne pas le revendiquer. Il n’est en effet pas un historien mais il a fait un livre d’histoire et ne peut prétendre dire la vérité historique sans satisfaire à la méthode qui consiste à tout lire, à tout confronter, et, sur la base de ce travail, à proposer des interprétations et non des vérités. Adrien Abauzit, se fondant sur quelques ouvrages sélectionnés sur un corpus gigantesque, donne pour vérité une lecture qu’il n’aurait pu soutenir s’il avait tout vu, tout lu et tout analysé. Mais faire un tel travail demande beaucoup de courage et de longues années. Adrien Abauzit n’est pas historien, et son travail nous le confirme ; il est avocat et veut, en avocat, faire de l’histoire. À ses yeux, donc, comme il le dit, seuls les éléments contradictoires débattus lors des procédures peuvent avoir de la valeur. Nous voulons bien entendre ce point de vue d’avocat mais il ne peut permettre de faire de l’histoire. C’est comme si, puisqu’il a écrit sur le sujet (et qu’Adrien Abauzit nous épargne la facilité de l’accusation de « godwinisation »), nous disions que l’histoire du Pétain de la Collaboration ne pouvait se faire que sur les seules minutes de son procès. Concernant l’Affaire, il ne peut plus aujourd’hui y avoir de doute, pour qui a travaillé sur toute la documentation disponible, lu les ouvrages et tous les ouvrages, dépouillé la documentation archivistique (fonds particuliers, souvenirs et correspondances), que Dreyfus était innocent d’un crime commis par Esterhazy et que l’État-major, par intérêt puis par choix de ne pas assumer ses erreurs, se fourvoya dans une entreprise criminelle. Cela est la vérité historique. Nous n’en sommes plus aujourd’hui, contrairement à ce qu’affirme Adrien Abauzit, à tout expliquer par la peinture du noir tableau d’une armée antisémite et d’un complot jésuite qui serait l’explication de tout. Cela était de l’argumentation de combat et ne peut être soutenu au terme d’un travail historique sérieux. Mais pour le savoir, encore faut-il avoir lu ce qui a été publié depuis 1983, à condition bien sûr de comprendre que le principe de la recherche scientifique est de remettre perpétuellement en question ce qui a été dit et qu’on a même pu considérer comme acquis. Si Adrien Abauzit avait lu Baumont, Duclert, Joly, Birnbaum, Pagès, pour ne citer qu’eux, s’il avait lu Thomas sans parti pris et intégralement, il y aurait sans doute trouvé des choses qui lui auraient déplu mais, à moins de mauvaise foi, n’aurait pu soutenir et continuer à soutenir – soit dit en passant, par des attaques ad personam contre des auteurs dont il n’a pas lu les livres et qu’il incrimine par principe – que les historiens de l’Affaire, par crainte de ne pas pouvoir faire carrière, sont les défenseurs d’une vérité au service « l’académisme républicain »… une affirmation au passage diffamante en ce qu’elle dit clairement que notre manière de faire de l’histoire serait celle de courtisans et nos écrits dictés par une opinion officielle à laquelle nous souscririons lâchement pour voir se dérouler tranquillement nos carrières.

Je rappelle qu’en 1994, le colonel Paul Caujac, chef du Service historique de l’armée de Terre, a été démis de ses fonctions par le ministre de la Défense, François Léotard, pour avoir simplement écrit que « l’innocence de Dreyfus est la thèse généralement admise par les historiens »[10]. Belle preuve de tolérance, d’ouverture d’esprit et de démocratie, n’est-ce pas ?
La leçon a depuis lors été retenue par ceux qui par extraordinaire ne l’avaient pas auparavant comprise.

Paul Gaujac (et non Caujac), en signant au nom du SHAT, organisme officiel du ministère de la Défense, un papier dans le journal du SIRPA, périodique de l’armée, engageait les institutions auxquelles il appartenait. On peut comprendre que le gouvernement et le ministère de la défense n’aient pu accepter un texte qu’ils étaient censés assumer et qui dit que « l’innocence de Dreyfus est la thèse généralement admise par les historiens », phrase qui, à l’origine, comme l’indique le brouillon du texte (du grand intérêt de s’intéresser aux archives), était : « l’innocence de Dreyfus est la thèse généralement admise par les historiens bien qu’aucun document ne vienne corroborer ce qui reste donc une hypothèse ».

III Sur les éléments de l’Affaire

Sur la minute Bayle
Concernant la minute Bayle, la SIHAD pose une série de questions. Autant y répondre.
1° « Pourquoi ne pas s’interroger – le faire procéderait de l’équilibre et de la droiture d’intention – sur le fait que si elle n’avait pas été trouvée avant 1904 c’était parce que personne, à l’État-major, pour conforter la culpabilité de Dreyfus, n’avait intérêt à la trouver ? »
Contrairement à ce qui est affirmé, je pose la question : « Si l’on en croit le capitaine Targe, en 1895, le lieutenant-colonel Marsaud, sous-chef du 1er bureau, chargé de retrouver la minute, a été incompétent ou de parti pris, car la minute n’aurait jamais disparu du 1er bureau. »
La question est encore soulevée lorsque j’évoque que la Cour de cassation n’a – curieusement – pas organisé de confrontation entre les officiers qui en 1895 et 1898 n’ont pas retrouvé le document et celui qui prétend l’avoir retrouvé en 1904. La SIHAD nous dira certainement que lors de cette confrontation, Hallouin [qui a retrouvé la minute] aurait pu démontrer à la face du monde que les officiers de 1895 et 1898 ont volontairement mal cherché, mais la justice dreyfusarde a jugé plus prudent de ne pas organiser un tel événement…
Dont acte.
En tout état de cause, la question de la bonne foi des premiers enquêteurs est posée dans mon livre.

Nous avons bien conscience, en lisant cette première réponse d’Adrien Abauzit, que cette discussion sera vaine. Nous la mènerons pourtant… Adrien Abauzit reprend notre première question relative à la raison pour laquelle, dans son livre, il écarte par principe l’explication possible selon laquelle :

Pourquoi ne pas s’interroger – le faire procéderait de l’équilibre et de la droiture d’intention – sur le fait que si elle n’avait pas été trouvée avant 1904 c’était parce que personne, à l’État-major, pour conforter la culpabilité de Dreyfus, n’avait intérêt à la trouver ?

pour dire qu’il l’a fait. Il écrit ainsi :

Contrairement à ce qui est affirmé, je pose la question : « Si l’on en croit le capitaine Targe, en 1895, le lieutenant-colonel Marsaud, sous-chef du 1er bureau, chargé de retrouver la minute, a été incompétent ou de parti pris, car la minute n’aurait jamais disparu du 1er bureau.

Mais écrivant cela Adrien Abauzit ne s’interroge pas sur la possibilité que les hommes de l’État-major aient pu être de mauvaise foi, ce qui était notre question et uniquement notre question. Il ne fait que reprendre les paroles de Targe pour finalement, sur la démonstration discutable de Dutrait-Crozon, en conclure que cette pièce retrouvée était un faux. Nous posions juste une question que nous reposons : « Pourquoi ne pas s’interroger sur le fait que si elle n’avait pas été trouvée avant 1904 c’était peut-être parce que personne, à l’État-major, pour conforter la culpabilité de Dreyfus, n’avait intérêt à la trouver ? » Pourquoi, par principe, écarter cette piste et déduire, tout autant par principe, que la pièce réapparue ne peut être qu’un faux ?

2° « Si on veut admettre que la « minute Bayle » ait en effet disparue et que la pièce retrouvée en 1904 était un faux, en quoi prouvait-elle la culpabilité de Dreyfus ? Juste parce que Dreyfus se trouvait au 1er bureau quand elle fut rédigée ? »
Je n’ai jamais affirmé que la disparition de la minute Bayle à elle seule prouvait la culpabilité de Dreyfus, donc je comprends mal la critique.
Voici mon propos concernant les premières fuites de l’Etat-major :

Si Dreyfus n’était pas le seul officier à pouvoir obtenir uniquement la minute Bayle, les informations relatives à l’organisation des chemins de fer français ou les plans directeurs de la ville de Nice, il est en revanche le seul à avoir eu la possibilité d’obtenir tous ces documents et informations.
Dans la mesure où à l’époque, un seul espion sévissait à l’État-major, à partir du moment où celui-ci, présent au 1er bureau pour subtiliser la minute Bayle – ou à tout le moins les informations qu’elles rapportent – récidive au 4ème bureau pour faire fuiter les informations relatives à l’organisation des chemins de fer, seul peut être retenu comme suspect un officier qui était présent au 1er et au 4ème bureau au bon moment. Les officiers du 1er bureau potentiellement suspects sont blanchis dès lors qu’ils n’étaient pas présents au 4ème bureau lors du deuxième semestre 1893. De même, les officiers du 4ème bureau ayant eux aussi obtenu les informations afférentes à l’organisation des chemins de fer sont blanchis dès lors qu’au premier semestre 1893, ils n’étaient pas au 1er bureau. »

La réponse à la deuxième question est du même ordre et répond une nouvelle fois à côté. Adrien Abauzit dit mal comprendre la critique dans la mesure où il n’a « jamais affirmé que la disparition de la minute Bayle à elle seule prouvait la culpabilité de Dreyfus, donc je comprends mal la critique ». Mais où avons-nous dit cela ? Encore une fois, Adrien Abauzit comprend ce qu’il veut comprendre ou ne comprend pas ce qu’il ne veut pas comprendre. Où dans notre question est-il question d’unicité, d’une pièce qui « à elle seule » prouverait la culpabilité ? Ce que nous demandions, et qui semble plutôt clair, revenait à dire : en quoi le fait que Dreyfus fût au 1er bureau à une époque où une pièce en aurait disparu permet de dire qu’il en est le responsable ? C’est tout ce que nous demandions et que nous demandons encore.

3° « Si nous partons toujours de la même hypothèse, quelle folie avait pris Dreyfus de soustraire une pièce qu’on ne retrouverait donc pas et qui risquait de l’accuser quand il avait tout loisir de la copier ? »
Voici un exemple de ce que j’appelle un sophisme psychologisant. Les réponses au demeurant me paraissent simples.
Tout d’abord, j’écrivais déjà ceci dans mon ouvrage : « Dreyfus n’avait nul besoin, pour transmettre les informations contenues dans la minute Bayle, de verser un document original. Une copie aurait parfaitement fait l’affaire. »
J’ajoute que : 1) Dreyfus pouvait très bien penser que cette disparition passerait inaperçue. D’ailleurs, il a fallu plus de deux ans et un concours de circonstances assez exceptionnel – l’interception par la Section de statistique d’une note memento de Schwarztkoppen – pour la découvrir.
2) Dreyfus a pu se risquer à subtiliser ce document pour prouver aux Allemands qu’il avait la possibilité d’avoir des documents directement issus de l’Etat-major. Rappelons que le télégramme de décembre 1893 « Choses, aucun signe d’État-major », indique que les Allemands insistaient pour que les documents transmis aient des caractères d’authenticité traduisant bien la provenance de l’État-major.
Voilà qui explique « la folie qui a pris Dreyfus ».

Notre troisième question cherchait à savoir, si Dreyfus était le traître qu’on nous dit, « quelle folie avait [bien pu le prendre] de soustraire une pièce qu’on ne retrouverait donc pas et qui risquait de l’accuser quand il avait tout loisir de la copier ? » Adrien Abauzit la gratifie de « sophisme psychologisant ». Nous ne voyons pas bien en quoi, même si nous comprenions bien l’intérêt qu’il peut avoir de jouer au petit jeu de la disqualification, mais soit. Il répond que Dreyfus pouvait très bien penser que cette disparition passerait inaperçue. Une telle réponse, celle d’Adrien Abauzit s’entend, ne peut certes pas être qualifiée de sophisme puisque nous n’avons jamais été dans la tête de Dreyfus pour savoir si elle est vraie ou fausse, a ou n’a pas l’apparence de la vérité, est une erreur ou une illusion. Mais elle n’est qu’une supposition d’une formidable fragilité et d’une absolue gratuité comme l’argument suivant selon lequel : « Dreyfus a pu se risquer à subtiliser la minute Bayle pour prouver aux Allemands qu’il avait la possibilité d’avoir des documents directement issus de l’État-major ». Oui, peut-être… ou non, peut-être pas… Mais tout cela n’empêche qu’il était inconscient de la part de Dreyfus, si bien sûr il était le traître qu’il ne fut jamais, de faire disparaître un document qui n’attirerait peut-être pas l’attention sur lui mais risquait d’attirer l’attention sur sa disparition…

4° « Si cette pièce qui datait de mars 1893 était bien en rapport avec une note de Schwartzkoppen interceptée en décembre 1895, pourquoi l’attaché militaire tentait-il seulement de répondre à une question posée deux ans et demi plus tôt ? »
Autre exemple de sophisme psychologisant. Les motifs pour lesquels Schwartzkoppen revient sur le contenu de la minute Bayle en 1895 sont inconnus. Mais on ne voit pas en quoi il serait impossible de revenir sur l’affectation des batteries de 120 à la 9e armée.

Une nouvelle fois, Adrien Abauzit qualifie notre question de « sophisme psychologisant »… Il semble clair au final que nous ne comprenons pas le sens de cette expression. Où y a-t-il ici un sophisme et en quoi est-ce psychologisant ? N’est-ce pas Adrien Abauzit qui rappelait à notre mémoire le « brillant » Schopenhauer : « Si l’on s’aperçoit que l’adversaire est supérieur et que l’on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l’objet de la querelle (puisqu’on a perdu la partie) pour passer à l’adversaire, et à l’attaquer d’une manière ou d’une autre dans ce qu’il est : on pourrait appeler cela argumentum ad personam pour faire la différence avec l’argumentum ad hominem » ?
Maintenant Adrien Abauzit a raison d’écrire que : « Les motifs pour lesquels Schwartzkoppen revient sur le contenu de la minute Bayle en 1895 sont inconnus. » Si ce n’est – et une nouvelle fois Adrien Abauzit répond à côté – que Schwartzkoppen ne « revenait » pas sur la question mais, comme nous l’écrivions, tentait « de répondre à une question posée deux ans et demi plus tôt »… si toutefois la source en était bien la « minute Bayle ». C’est tout ce que nous demandions et que nous demandons encore.

5° « Si la note de Schwartzkoppen interceptée en décembre 1895 était bien en rapport avec la minute Bayle pourquoi l’attaché militaire allemand y parlait-il d’une « lettre 3e Direction » puisque celle que Dreyfus était censé avoir livrée était une « note » du 1er bureau ? »
Schwartzkoppen évoque une lettre de la 3e direction car les informations de la note faite par le commandant Bayle au 1er bureau émanent de la 3e direction, qui pour rappel est chargée de l’artillerie. Ceci est rappelé par les magistrats de l’ultime procédure, notamment dans le rapport Moras[11].
Quant à la raison pour laquelle Schwartzkoppen utilise le mot « lettre » à la place de « note », je l’ignore, mais le lien entre le memento de Scwartzkoppen et la minute Bayle est établi par la nature des informations commune aux deux documents, à savoir l’attribution de l’artillerie lourde à la 9e armée.

À notre cinquième question, Adrien Abauzit répond que :

Schwartzkoppen évoque une lettre de la 3e direction car les informations de la note faite par le commandant Bayle au 1er bureau émanent de la 3e direction, qui pour rappel est chargée de l’artillerie. Ceci est rappelé par les magistrats de l’ultime procédure, notamment dans le rapport Moras.

Ça nous le savons mais, une nouvelle fois, n’est pas une réponse à notre question. Nous la reposons donc : « […] pourquoi l’attaché militaire allemand y parlait-il d’une “lettre 3e Direction” puisque ce que Dreyfus était censé avoir livré était une “note” du 1er bureau ? » Soyons plus précis en passant du côté de chez Moras, puisqu’Adrien Abauzit nous y invite. Moras explique que :

Le travail du commandant Bayle, en effet, n’était pas un simple résumé de la note de la 3e direction, mais bien une étude critique de cette note, destinée au Conseil supérieur de la Guerre et se terminant par des propositions propres au 1er Bureau.

Autrement dit, si Schwartzkoppen avait reçu la minute Bayle, c’est bien une note émanant du 1er bureau qu’il avait reçue, qui faisait certes allusion à des informations de la 3e Direction, mais qui émanait du 1er bureau. Il eût été donc logique que l’évoquant il parlât du 1er bureau et non de la 3e Direction. C’est ce que dit précisément l’arrêt de révision (synthèse exacte d’une note de 1897 de Gribelin ; pour parer l’argument : la Cour de cassation a menti) : « les recherches effectuées après la réception de la pièce 83 avaient établi que les renseignements fournis à l’agent a avaient dû être tirés d’une note, émanée de la 3e direction et adressée le 23 mars 1893 au premier bureau qui l’avait ensuite transmise au 3e bureau, après avoir lui-même, le 27 mars, rédigé sur la question une autre note dont la copie existait encore, mais dont la minute avait disparu »… C’est juste ce que nous remarquions et qui nous interroge. Maintenant, quand Adrien Abauzit ajoute :

Quant à la raison pour laquelle Schwartzkoppen utilise le mot « lettre » à la place de « note », je l’ignore.

nous nous interrogeons sur le fait qu’il se contente de dire qu’il « ignore » et que pas une seconde ne lui vienne à l’esprit que la chose est curieuse, suspecte peut-être, et que la fameuse « minute Bayle » n’est peut-être pas la pièce à laquelle Schwartzkoppen faisait allusion en 1895.

6° « Si la découverte de 1905 était un faux, comment expliquer que s’y trouve de l’écriture de Bayle, qui avait quitté l’État-major le 3 juillet 1895 et était décédé le 20 novembre de la même année ? »
L’assertion selon laquelle on retrouverait l’écriture authentique de Bayle sur le document n’engage que la partie adverse. Une écriture peut être falsifiée, les dreyfusards en savent quelque chose… d’autant que l’authenticité de ce document opportunément retrouvé est on ne peut plus discutable.

Il est vraiment difficile de répondre à un tel argument qui nous fait tomber, en une simultanéité étonnante, les deux bras. Si toute pièce d’écriture, quand elle dessert la thèse, est accusée par principe d’être un faux…
Moralité : Adrien Abauzit ne répond pas, fait semblant de ne pas comprendre ou noie le poisson. Le memento et la minute Bayle ne peuvent qu’être liés (ce que rien ne prouve) et jamais les hommes de l’État-major ne mentirent ici. En revanche Targe, parce qu’il est, bien que militaire, républicain, ne peut-être qu’un menteur et un faussaire[1]. Pourquoi ? Parce que c’est ainsi… Adrien Abauzit a raison au moins sur un point : il est avocat et n’est pas historien.
.[1] Voici comment Adrien Abauzit présente la découverte de 1904 p. 37 de son livre : « La réplique n’est venue qu’en 1904, sous le gouvernement Combes, de tendance ultra-dreyfusarde, lors de la seconde révision devant la Cour de cassation [ce qui n’est chronologiquement pas exact]. Le ministère de la Guerre est alors occupé par le général André, républicain fanatique, dont la mission [sic !!!] est de bloquer la montée des officiers catholiques de l’armée au profit des officiers francs-maçons. »

Sur les pièces des « chemins de fer » et du télémètre
Ces pièces (respectivement numérotées, 26 et 267) nous font entrer dans des considérations techniques très précises, dont l’enjeu est de savoir si elles datent de 1894 ou 1895, car si elles datent de 1895, la pièce des « chemins de fer » ne peut s’appliquer à Dreyfus[12].
La SIHAD m’accuse de ne pas avoir sciemment cité la pièce n°267, qui selon elle, forme un tout avec la pièce n°26. Que ces deux pièces forment ou non un tout n’est pas le cœur du problème, car dans les deux cas, les pièces peuvent dater de la même année.
La véritable problématique est de savoir s’il est possible qu’une pièce écrite le 28 mars par Panizzardi à 18 heures puisse finir trois jours plus tard, un lundi matin, dans une version copiée sur le bureau du ministre de la Guerre.

La SIHAD tronque les faits et dénature la problématique
Plus précisément, il s’agit de savoir si une lettre a pu en trois jours :
– être écrite par Panizzardi.
– être communiquée et réceptionnée par Schwartzkoppen à l’ambassade d’Allemagne.
– arriver à la Section de statistique par la Voie ordinaire.
– être reconstituée par la Section de statistique.
– être copiée par Gribelin.
– puis communiquée au ministre de la Guerre.
Un délai de trois jours pour réaliser toutes ces opérations a paru impossible car trop court à tous les membres de l’Etat-major interrogés par la Cour de cassation. La SIHAD m’oppose une citation d’Henry dans lequel celui-ci évoque que la Section de statistique peut obtenir par la Voie ordinaire des documents ayant trois jours d’ancienneté, mais je note qu’elle est incapable d’en citer un seul.
En tout état de cause, telle n’est pas la problématique en l’espèce, puisque la question n’est pas celle du délai minimum que met une pièce pour aller de l’ambassade d’Allemagne à la Section de statistique. La question est celle du délai minimum que met une pièce qui n’émane initialement pas de l’ambassade d’Allemagne pour se retrouver, via la Voie ordinaire, copiée trois jours plus tard, au matin, sur le bureau du ministre.
Cette question des faits constitutifs des points de départ et de fin du délai, est faussée par la SIHAD. Hélas, lorsqu’elle plaide sa cause, la SIHAD présente les choses en tronquant les faits tels que retenus par le récit officiel lui-même. Pour elle, dans un premier temps, le délai de trois jours représente le délai entre la rédaction de la lettre et son arrivée à la Section de statistique :
– « Comment des pièces datant du 28 mars 1895 auraient-elles pu arriver à la Section de statistique le 1er avril, comme le révélaient les bordereaux d’enregistrement retrouvés par Targe ? »
Plus loin, la SIHAD dénature autrement la problématique de l’espèce en affirmant que le délai de 3 jours sépare le jour de récupération de la pièce par Madame Bastian et le jour de l’enregistrement de la pièce :
– « S’il est évident que le délai de 3 jours entre la récupération par la Bastian et l’enregistrement des pièces sur lequel discute l’auteur est bien court, il demeure possible. »
Mais selon le récit officiel lui-même, le délai de trois jours ne couvre pas le temps écoulé entre ces deux points là – la récupération de la pièce par Madame Bastian et l’enregistrement de la pièce –, il couvre le délai allant de la rédaction de la lettre par Panizzardi à la présentation de la copie de la lettre au ministre !
Pour schématiser, la question est : quel est le délai entre la rédaction de la lettre à l’ambassade d’Italie et la présentation de sa copie au ministre de la Guerre français ?
Dans la bouche de la SIHAD, cela se transforme en :
1) Quel est le délai entre la date de rédaction de la lettre et son arrivée à la Section de statistique ?
Ce qui ne prend pas en compte le temps de reconstitution de la pièce, ni de sa copie, ni de sa transmission au ministre.
2) Quel est le délai entre la récupération de la lettre par Madame Bastian et son enregistrement ?
Ce qui ne prend pas en compte le délai de communication de l’ambassade d’Italie à celui d’Allemagne et la transmission de la pièce au ministre.
Pour reprendre un sarcasme répétitif de la SIHAD j’aurais pu dire : équilibre et droiture d’intention ?
En résumé, pour nous vendre le délai de trois jours considéré comme impossible par les acteurs de l’époque lors de leur interrogatoire par la Cour, la SIHAD dénature la problématique du récit officiel en modifiant les points constitutifs du début et de la fin du délai. Ainsi, en fonction des cas, elle ampute le processus qui a conduit la pièce sur le bureau du ministre des étapes suivantes :
– la communication de la lettre de l’ambassade d’Italie à l’ambassade d’Allemagne.
– la reconstitution de la lettre.
– la copie de la lettre.
– la communication de la lettre au ministre.
En tout état de cause, le schéma proposé par le récit officiel entre la rédaction de la lettre et sa copie est invraisemblable
Yves Amiot, dans son ouvrage, Une affaire d’honneur, l’affaire Dreyfus, apporte des éclairages très intéressants sur les pièces n°26 et 267 : « Un document envoyé de l’ambassade d’Italie à celle d’Allemagne à 6 heures du soir le 28 mars n’a pu être transmis au Ministre le 1er avril au matin alors, que cette année-là, le 31 est un dimanche. En effet, Schwartzkoppen n’est jamais en son bureau en fin d’après-midi (et Panizzardi s’en est plaint moult fois). Il n’a vu les billets Panizzardi que le vendredi 29 et c’est au plus tôt ce jour-là que madame Bastian a pu les récupérer. Il aurait donc fallu que le 30, celle-ci demande rendez-vous à Henry, ce qu’elle faisait par « petit bleu », que celui-ci la voie le soir même, qu’il apporte les papiers chez lui, les trie, les reconstitue, les transmette à Gribelin et que celui-ci établisse copie et bordereau pour le ministre qui les trouvera sur son bureau le lundi 1er en début de matinée. C’est invraisemblable »[13].

Sur la réception de la pièce n°267 en 1895
La réception en 1895 de la pièce relative au télémètre (pièce n°267), qui m’est opposée par la SIHAD, n’a rien d’inexplicable. La Voie ordinaire fournit des documents jetés à la poubelle par Schwartzkoppen. S’il a fallu attendre 1895 avant que la Voie ordinaire ne transmette cette pièce, c’est simplement parce que Schwartzkoppen n’avait pas jeté cette lettre plus tôt.

La preuve décisive… et censurée
Outre que c’est en 1894 (et non en 1895…) que l’armée française expérimente un nouveau télémètre[14] et que le mode opératoire invoqué par la partie adverse est intenable en 48 ou 72 heures, il existe une preuve définitive qui établit que les deux pièces datent bien de 1894.
Cette preuve est si décisive qu’elle a été censurée par la Cour lors de l’ultime procédure :

« L’implacable Cuignet va présenter à la cour une preuve décisive. Il en appelle au registre des règlements du S.R. où figurent les paiements faits par Henry à madame Bastian. Elle est payée tous les mois le 30 ou le 31. Deux fois seulement ce n’est pas le cas, dont une précisément au mois de mars 1895 où elle a été payée le 23 mars, huit jours avant l’échéance parce qu’Henry partait précisément en permission. Il s’en suit donc qu’Henry n’a pas vu madame Bastian entre le 23 mars et le 1er avril 95 et que les pièces 26 et 267 ne peuvent dater que d’une année antérieure. Cette preuve, qui démontre la manipulation de Targe dans sa recherche désespérée de fait nouveau, est tellement décisive que cette partie de la déposition de Cuignet sera purement et simplement éliminée dans les procès-verbaux dressés par la cour (le greffier bien sûr avait été changé !) et transmis aux Chambres réunies et que le procureur n’en soufflera mot. Stupéfait et furieux, Cuignet rendra alors public par voie de presse (elle était encore libre à cette époque) le texte consigné dans le document autographié de sa déposition et nul n’osera le démentir. Plus tard, dans une lettre également rendue publique, Cuignet écrira au rapporteur Baudouin : « Je vous ai noté d’infamie… votre félonie est démontrée… vous soulignez une fois encore par votre silence l’aveu de votre indignité » et Baudouin n’osera pas le poursuivre. Tels étaient les hommes qui firent innocenter Dreyfus et tels étaient leurs procédés »[15].

En définitive, la pièce n°26 date bien de 1894 et peut parfaitement s’appliquer à Dreyfus.

Adrien Abauzit, qui voit ici encore un faux dreyfusard, vient discuter sur des questions de dates qui sont certes intéressantes, qui posent en effet de vraies questions, mais qui ne sont pas les bonnes questions et constituent, une nouvelle fois, une manière très efficace de noyer le poisson et de ne pas répondre. La bonne question, il n’y en a qu’une, il l’écarte d’un revers de main en écrivant :

Que ces deux pièces forment ou non un tout n’est pas le cœur du problème, car dans les deux cas, les pièces peuvent dater de la même année.

Et bien si justement c’est le cœur du problème et c’est là où la chose est intéressante. Mais voyons cela en détails. La pièce du « télémètre » est arrivée à la Section de statistique en avril 1895. Sur cette pièce, que nous reproduisons une nouvelle fois, figure une date à l’encre rouge, en bas à gauche : « 28 mars 95 », mention qu’Adrien Abauzit, après Cuignet, argue de faux.

S’y trouve une autre mention au crayon, en haut à gauche, « 1er avril 1895 », qu’Adrien Abauzit (il ne l’évoque pas dans son livre si notre mémoire est bonne) ne pourra arguer de faux. Pourquoi ? Parce que cette date d’avril 1895 fut attestée en 1898 par le général Gonse et par Wattinne, le gendre de Billot, dans le relevé qu’ils firent alors du dossier secret, attestée par le général de Boisdeffre qui le signa et, de fait, par le général Billot qui en fournit le dernier exemplaire à la Cour de cassation. Gonse et Wattinne notent, sous le numéro 104 de leur inventaire : « reçu en avril 1895 ».

Donnons une transcription en clair de ce texte :

6 h du soir
Cher ami Je vous prie mon cher ami de m’envoyer demain matin ce que vous avez copié du télémètre, car, comme je vous disais dans la lettre que mon domestique vous a apportée aujourd’hui à 3 heures, je n’en ai [sic] besoin devant envoyer le tout à Rome et remarquant que dans ce même temps vous devez aussi copié [sic] la partie que j’ai copiée moi-même.
Si à 9 heures de demain matin Charles n’est pas venu j’enverrai le mien chez vous.
Tout à vous
Alexandrine

Il fait indiscutablement écho à celui de la seconde pièce, dite « des chemins de fer » :

Mon cher J’ai reçu – merci.
Il faut que vous ayez l’obligeance de m’envoyer de suite ce que vous avez copié, car il est nécessaire que je finisse parce que pour le 31 je dois envoyer à Rome et avant ce temps-là vous avez encore à copier la partie copiée par moi.
Je vous annonce que j’aurai l’organisation des chemins de fer.
Alexandrine

Il donc est indiscutable que les deux pièces furent écrites le même jour… Personne, même Adrien Abauzit, ne peut en douter. Il est fort probable qu’elles furent jetées ensemble, récupérées ensemble dans la poubelle le soir même par Marie Bastian et livrées ensemble à Henry. Mais « probable » ne prouve rien. Et le problème est que la pièce « des chemins de fer » est datée d’« avril 1894 ». Comment est-ce possible puisque les deux pièces se suivent logiquement et qu’il est impossible, comme en convenait Cuignet (nous donnons l’extrait dans notre compte rendu), qu’elles n’aient pas été écrites le même jour ? Est-ce à dire que les deux pièces seraient arrivées à la SS avec un an d’écart et que celle du « télémètre », reçue en avril 1895 serait de 1894 et aurait mis un an pour arriver de la corbeille de l’attaché militaire allemand à la SS ? Comme nous le disions dans notre compte rendu la chose est infirmée par les déclarations – qu’Adrien Abauzit ne pourra non plus arguer de faux – « de Gribelin, de Brücker, de la Bastian – déclaration qu’[il] a oubliées –, qui insistaient sur la rapidité avec laquelle les pièces étaient transmises et traitées (souvent en moins de trois jours […]), et par Henry lui-même qui avait déclaré non seulement que les récoltes de la voie ordinaire livraient des pièces datant de “deux à trois jours” à “un mois ou cinq semaines” […]. »
Il est donc clair que la pièce du « télémètre » ne peut dater de 1894 et date bien de 1895. À moins d’expliquer que Gribelin, Brücker, la Bastian et Henry se soient trompés en un bel ensemble, cette argumentation est bien plus frappante que la petite diversion émaillée d’accusations hargneuses sur nos imprécisions – toutefois réelles – relatives aux questions de dates, d’écriture, d’enregistrement, de réception ou de transmission au ministre. Et que ce temps entre l’écriture et la transmission au ministre soit en effet incroyablement court ne change rien et n’est qu’une manière de noyer le lecteur. Nous opposons quatre témoignages, et de surcroît quatre témoignages de l’accusation, à une supposition. Mais Adrien Abauzit nous répond avec une nouvelle supposition :

S’il a fallu attendre 1895 avant que la Voie ordinaire ne transmette cette pièce, c’est simplement parce que Schwartzkoppen n’avait pas jeté cette lettre plus tôt.

« Sophisme psychologisant » ou vision extralucide ? On comprend mal, à vrai dire, pourquoi Schwartzkoppen aurait immédiatement jeté la première et conservé pendant un an la seconde qui n’offrait pas pourtant un intérêt particulier. Mais soit. Pourtant, si on veut bien regarder les deux images des pièces en question, on pourra remarquer que les déchirures sont les mêmes : trois déchirures verticales (premier quart, moitié, troisième quart) et deux déchirures horizontales (premier et troisième quarts) :

Et si on les superpose, on remarque qu’elles coïncident pour ainsi dire parfaitement :

Il est indéniable qu’elles furent déchirées en même temps, l’une sur l’autre… Il est assez aisé d’ailleurs de comprendre la mécanique : les deux feuilles, superposées, furent pliées en deux dans la largeur, à l’endroit de la trace de pliure apparente au milieu (1) :

et, ainsi, déchirées en deux dans le sens de la hauteur (2) :

Ensuite, le réflexe de presque tout un chacun, gaucher ou droitier, quand il a ainsi deux morceaux en mains et qu’il se prépare à nouveau à les déchirer, est de faire, pour et juste avant de les superposer, une rotation antihoraire de 90° au morceau de gauche et une rotation horaire de 90° au morceau de droite. Cela fait, les morceaux assemblés (de plus en plus imprécisément, d’où les légers décalages) furent ensuite à nouveau déchirés dans le sens de la hauteur (3) :

Puis une nouvelle fois, les morceaux obtenus furent soumis à la même mécanique et à nouveau déchirés dans le sens de la hauteur (4) :

… et donc, probablement, jetés dans le même mouvement, etc. Comme on peut s’attendre à une justification inédite de la part d’Adrien Abauzit, essayons d’anticiper. Ne serait-il pas étonnant qu’à un an d’écart Schwartzkoppen ait déchiré les documents de la même manière quand toutes les autres pièces reconstituées du dossier secret ont des déchirures différentes à l’exception notable – vidons en prolepse le prévisible argument contraire – de la pièce « Ce canaille de D… » qui a été déchirée suivant le même principe mais dont les déchirures ne sont pas coïncidentes ?
Superposition (« Ce canaille de D… » en bleu) :

Il ne nous semble pas possible, ou alors par nous ne savons quel tour de passe-passe dont Adrien Abauzit nous a largement montré quelle maîtrise il en avait, de contrer cet argument inédit. Mais alors du coup, si la pièce du « télémètre » est de 1895, ce qui est indiscutable, la pièce « des chemins de fer » ne peut que l’être aussi, la mention de date qui s’y trouve, de la main d’Henry, est donc bien un nouveau faux et la copie retrouvée par Targe, qui restitue le logique « 3 h » qu’Henry avait fait sauter, une pièce bien évidemment authentique. Moralité : Henry est un faussaire (mais ça on le savait), les hommes de l’État-major ses complices et les quelques historiens (ou auteurs qui font des livres d’histoire), au rang desquels se rangent Amiot, Delcroix, Adrien Abauzit et quelques autres, des gens qui ont une thèse à défendre et usent de tous les moyens pour y arriver.
Mais même si la question nous semble définitivement réglée, n’écartons pas la question des dates. Il est vrai qu’entre une pièce écrite le jeudi 28 mars et transmise au ministre le lundi 1er avril, le délai est très court et ce d’autant plus que selon le témoignage de Cuignet repris par Yves Amiot, « preuve décisive » [sic], Henry n’aurait pas vu la Bastian entre le 23 mars et le 1er avril. Il a bien fallu que les choses fussent telles puisque la preuve est faite pour toute personne de bonne foi que les pièces furent jetées dans le même mouvement et bien évidemment ramassées de même. Adrien Abauzit n’osera pas, pensons-nous, nous dire qu’après avoir déchiré les deux pièces, Schwartzkoppen aurait trié les morceaux nécessairement mélangés, jeté ceux de la première et gardé ceux de la seconde pendant un an avant de les jeter à leur tour !?! Mais revenons à nos dates. Admettons encore qu’on puisse croire Cuignet sur parole même si, comme il a été montré dans un article publié dans un des anciens bulletins de la SIHAD, Cuignet avait indiscutablement menti (et ce n’était pas la première fois ; nous avons le curieux sentiment que la réponse d’Adrien Abauzit à ce papier ne portera que sur ce point) dans la manière qui avait été la sienne de parler de ces pièces dans sa série de L’Éclair de 1906. Déjà, rien ne nous dit que Lauth n’ait pas pu exceptionnellement remplacer Henry pour aller soulager la Bastian de sa récolte… mais à vrai dire la question importe peu. Schwartzkoppen a eu les deux lettres le 28 (elles étaient urgentes comme en témoigne le contenu et avaient été apportées par le domestique de Panizzardi) ; il les lit, les déchire et les jette ; le 29 au matin, la Bastian les récupère ; ce même 29 ou le lendemain 30 mars, elle remet son cornet à Henry (qui n’est pas parti en permission), cornet dont on ne sait s’il était important ou pas mais qui contient quoi qu’il en soit les deux lettres du 28 mars ; Henry, chez lui (29) ou au ministère (30), fait le tri immédiatement, recolle les pièces, et le 30 ou le 1er (laissons-le se reposer le dimanche 31) les donne à enregistrer et à copier, et fait transmettre les documents au ministre  1er. Il faut bien que les choses se soient passées ainsi puisque les documents sont tous deux de 1895…

Cela dit, avant de passer à la suite, nous voudrions faire une petite pause au sujet d’une remarque récurrente d’Adrien Abauzit. Il écrit :

Hélas, lorsqu’elle plaide sa cause, la SIHAD présente les choses en tronquant les faits tels que retenus par le récit officiel lui-même.

Ne nous attardons pas, au point où nous en sommes de notre réponse, sur tout ce que cette phrase peut avoir d’extraordinaire. Qu’est donc ce « récit officiel » dont parle constamment Adrien Abauzit ? Celui de Bredin ? de Reinach ? de Thomas ? de la Cour de cassation ? Il faudrait qu’Adrien Abauzit comprenne que nous sommes historiens, que nous ne connaissons pas de récit officiel, et que s’il y en avait un, celui qu’aurait pu délivrer par exemple cette ahurissante Maison de l’histoire de France dont Sarkozy avait eu un temps le projet, nous nous insurgerions comme nous nous sommes insurgés à l’époque. Il n’y a pas de vérité officielle, pas de dogme aurions-nous envie d’écrire, parce que l’histoire avance et réévalue au fur et à mesure des chantiers entrepris et des découvertes de documents ce qu’elle sait ou croit savoir. Et nous, qu’Adrien Abauzit considère comme des « historiens de la vulgate », sommes là pour faire avancer les choses même quand elles doivent tout remettre en question et même quand il s’agit de nos propres travaux. Avec sa récente Histoire politique de l’affaire Dreyfus, Bertrand Joly a pour le moins reconsidéré et réévalué les raisons politiques profondes qui ont pu faire qu’il y eut une Affaire ; VIncent Duclert a aidé à reconsidérer l’image de l’homme Dreyfus ; Simon Epstein, avec ses Dreyfusards sous l’Occupation, a porté un coup terrible à la théorie « des deux France » ; j’ai remis en question beaucoup de choses dans mon Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours et annonce pour paraître sous peu un Picquart,le faux ami du capitaine Dreyfus dont le titre laisse entendre ce que pourra en être le contenu., etc., etc.

Sur Ce canaille de D.

Voilà qui est fort de café.
La SIHAD me reproche de considérer que le D. de la lettre Ce canaille de D. puisse s’appliquer à un patronyme. Pour appuyer son argument, elle invoque le commandant Cuignet, qui pense lui aussi en ce sens. La SIHAD se permet au passage un petit sarcasme qu’elle croit fondé en me précisant que Cuignet « ne saurait mentir ». Je ne sais si Cuignet ne saurait mentir – il a démontré sa rectitude morale en découvrant et dénonçant le faux Henry – mais en revanche, il peut se tromper. Et il s’est notamment trompé en accusant du Paty de Clam de diverses machinations dont il n’était pas responsable. Mais si la SIHAD tient à suivre Cuignet en tout point, qu’elle le fasse et conclue avec lui à la culpabilité de Dreyfus.
En outre, un dreyfusard ne peut me reprocher de considérer que le D. s’applique à un patronyme, car les premiers à y avoir songé sont… Mathieu Dreyfus et le colonel Picquart. Tous deux ont d’ailleurs fait enquêter sur Donin de Rozière afin d’en faire un remplaçant de Dreyfus. Ce n’est qu’après avoir constaté que la piste était infructueuse que les dreyfusards ont finalement choisi de considérer que le D. s’appliquait à un nom de code. Mes contradicteurs ont oublié de mentionner cette variation. Le lecteur appréciera.
Au surplus, je note que parmi les plumes dreyfusardes, mon opinion est partagé puisqu’Armand Israël par exemple impute la livraison des plans directeur à un certain Dubois[16]. La SIHAD considère-t-elle Armand Israël comme un auteur de mauvaise foi ?
Autre point. La SIHAD écrit que : « il a bien fallu qu’il se passe quelque chose pour que celui que Panizzardi qualifie d’« ami » de Schwartzkoppen en janvier 1894 dans la « lettre Davignon » devienne une « canaille » sous la plume de Schwartzkoppen en avril ». Sans doute en effet, il a fallu qu’il se passe quelque chose. D’ailleurs, le bordereau commence par la formule suivante : « Sans nouvelles de vous… ». Cela laisse supposer qu’il y avait à ce moment un froid entre l’espion et Schwartzkoppen.

Adrien Abauzit écrit pour toute réponse :

un dreyfusard ne peut me reprocher de considérer que le D. s’applique à un patronyme, car les premiers à y avoir songé sont… Mathieu Dreyfus et le colonel Picquart.

Qu’est cet argument ? Si Adrien Abauzit, pour nous le renvoyer à l’envi, doit se considérer comme antidreyfusard, il faut qu’il comprenne une fois pour toutes que nous ne sommes pas dreyfusards mais historiens et quand bien même, par nous ne savons quelle aberration, nous considérions-nous, en 2018, comme tels, nous ne voyons pas en quoi ce qu’a pu penser Mathieu Dreyfus (je laisse de côté Picquart parce que nous sommes-là dans une totale confusion sur laquelle nous reviendrons) nous engagerait. Les dreyfusards, d’ailleurs, ceux de 1896-1908 (en parler hors de cette période et a fortiori pour qualifier le présent relève de l’anachronisme) étaient loin d’être d’accord et on sait comment le « J’Accuse… ! », pour ne prendre qu’un exemple, fut pour le moins mal perçu par la majorité d’entre eux et combien d’ailleurs protestèrent… Mais cela, Adrien Abauzit l’ignore… Et, pour en revenir à Mathieu, que pouvait-il savoir des habitudes de Schwartzkoppen ? Il était évident qu’à partir du moment où il avait entendu parler d’une initiale « D », il chercherait quel « D » avait pu commettre le crime pour lequel son frère avait été condamné. Seuls les hommes de l’État-major pouvaient le savoir comme nous permet de le comprendre la déclaration de Cuignet qu’Adrien Abauzit n’a pas cru retenir dans son livre et ne retient pas plus ici, se contentant de répondre à notre « petit sarcasme » :

Il est plus vraisemblable que l’individu dont il est question dans la lettre de B…, tout en étant un agent d’espionnage, n’est pas désigné sous son véritable nom ; conformément à l’usage constant de B…, usage dont nous avons plusieurs preuves.

Quant à Picquart, il ne fit pas une enquête sur Donin de Rosière (et non Donin de Rozières) – accusation, apparue la première fois en septembre 1898, sur les informations de Du Paty de Clam, et reprise par Zurlinden, Mercier et Roget en un bel ensemble – parce que son nom commençait par un « D » et qu’il espérait ainsi trouver quelqu’un à substituer à Dreyfus. Il fut net à ce sujet : « Je ne me suis jamais occupé de M. Donin de Rosière ». Bien sûr, Adrien Abauzit nous parlera d’un nouveau mensonge. Maintenant, on peut s’interroger sur la raison pour laquelle s’il y avait eu enquête, il n’y en ait jamais eu aucune trace dans les archives de la SS (Zurlinden le reconnaît), alors que par exemple il existe bien (et on peut le consulter) un épais dossier d’Orval que Picquart fit surveiller et qu’il ne fit pas plus surveiller parce qu’il avait une particule et que l’initiale d’une particule est un « d ».

À la suite, Adrien Abauzit écrit :

Au surplus, je note que parmi les plumes dreyfusardes, mon opinion est partagé puisqu’Armand Israël par exemple impute la livraison des plans directeur à un certain Dubois. La SIHAD considère-t-elle Armand Israël comme un auteur de mauvaise foi ?

Toujours cette incompréhension qui fait croire à Adrien Abauzit que tous les auteurs qui pensent que Dreyfus est innocent forment un groupe homogène qui avance, uni, pour propager (/imposer) la « vérité officielle ». Dommage qu’Adrien Abauzit ne se soit encore une fois pas plus renseigné. La SIHAD a protesté en son temps quand parut l’inepte livre d’Armand Israël et j’en avais signé une dure critique dans Le Monde. On trouve d’ailleurs très précisément ce que la SIHAD pense du travail d’Armand Israël sur son site : https://affaire-dreyfus.com/discussions/lhistoire-canon-au-sujet-de-quelques-ouvrages-du-doute-et-du-soupcon/. Qu’Adrien Abauzit soit d’accord avec Armand Israël nous semble donc dans l’ordre des choses.

Adrien Abauzit écrit enfin :

Il a bien fallu qu’il se passe quelque chose pour que celui que Panizzardi qualifie d’« ami » de Schwartzkoppen en janvier 1894 dans la « lettre Davignon » devienne une « canaille » sous la plume de Schwartzkoppen en avril ». Sans doute en effet, il a fallu qu’il se passe quelque chose. D’ailleurs, le bordereau commence par la formule suivante : « Sans nouvelles de vous… ». Cela laisse supposer qu’il y avait à ce moment un froid entre l’espion et Schwartzkoppen.

Adrien Abauzit, en reprenant ainsi la thèse de l’accusation de 1894, répond enfin à notre question. Mais encore une fois, c’est une supposition, sinon, peut-être, un « sophisme psychologisant »…

Sur le Mémento Schwartzkoppen
Ici aussi la SIHAD use de sophismes : « Si Dreyfus, qui est à l’État-major, est le traître et qu’il fournit l’Allemagne, pourquoi ses chefs disent-ils à Schwartzkoppen fin 1893 “aucun signe d’État-major” et pourquoi celui-ci répond-il que seuls les documents sortant du ministère sont ceux qui l’intéressent ? » La réponse à ces questions me paraît être d’une extrême simplicité. Parce que les pièces que Dreyfus a pu fournir, bien qu’émanant de l’Etat-major, n’avaient pas forcément de signes spécifiques indiquant leur provenance. La demande de Berlin visait à avoir une certitude absolue de l’origine des documents reçus. J’ajoute que Dreyfus a en outre très bien pu livrer des informations ou des documents n’émanant pas exclusivement de l’Etat-major.

La réponse d’Adrien Abauzit n’est recevable qu’à condition de ne prendre le mot « zeichen » de l’original que dans son unique sens de « marque ». Mais que peuvent être ces « signes spécifiques » ? N’est-ce pas le fond qui fait la valeur du document et qui peut indiquer sa provenance, n’est-ce pas en cela qu’il peut la « marquer » ? Nous ne le savons pas et Adrien Abauzit ne le sait pas plus que nous. Cela dit, pourquoi n’y voir que le seul Dreyfus sur une simple supposition quand le document pourrait parfaitement s’appliquer à Esterhazy qui n’étant pas à l’État-major ne pouvait que donner des documents émanant des corps de troupes, ainsi que le dit le document : « Corps de troupe. Importance seulement […] sortant du ministère »

Sur La lettre Davignon
Le 16 février 1894, la Section de statistique met la main sur la « lettre Davignon », datée de janvier 1894, dont voici un extrait :

Mon Cher bourreur,
Je vous envoie ce que vous savez. Dès que vous êtes parti, j’ai étudié la question [des] appelés et j’ai vu que certaines questions de domicile, etc. sont toutes subordonnées à celle principale dont voilà la direction.
[…]
J’ai écrit encore au colonel Davignon et c’est pour ce que je vous prie, si vous avez l’occasion de vous occuper de cette question avec votre ami de le faire particulièrement, en façon que Davignon ne vient pas à le savoir – du reste il ne répondrait pas – car il faut jamais faire savoir qu’un attaché s’occupe de l’autre.

L’enjeux de la discussion autour de cette lettre est de savoir si l’espion était au 2e bureau au début de l’année 1894, car tel avait été le cas de Dreyfus. Cette lettre le laisse supposer vu que Panizzardi évoque l’« ami » de Schwartzkoppen.
La SIHAD m’oppose que le chef du 2e bureau, le colonel Le Loup de Sancy, « entretenait des relations de courtoisie avec les attachés militaires et tous se rendaient de fréquentes visites ».
J’entends bien, mais reste à savoir si ces relations de courtoisie suffisaient à faire de lui un « ami » de l’attaché militaire d’une nation ennemie de la France.
Quant au fond du texte, il m’est opposé un extrait de déposition de Gribelin dans laquelle celui-ci déclare que « Panizzardi recommande à Schwartzkoppen de ne plus s’occuper de cette affaire, afin que le lieutenant-colonel Davignon ne sache pas que les attachés militaires, italien et allemand, travaillent ensemble les mêmes questions. Un fait se dégage de cette lettre : Panizzardi tient à ce que tout le monde ignore, au ministère de la Guerre français, que les attachés militaires italien et allemand s’unissent dans leurs travaux ».
Le texte de la lettre ne dit pas exactement ce que Gribelin affirme dans sa déposition puisque Panizzardi ne « recommande » pas à « Schwartzkoppen de ne plus s’occuper de cette affaire ». Il lui recommande de s’occuper de cette affaire sans que Davignon n’en soit tenu au courant : « si vous avez l’occasion de vous occuper de cette question avec votre ami de le faire particulièrement, en façon que Davignon ne vient pas à le savoir ».
Mais tout cela est secondaire.
Le principal est que Schwartzkoppen dispose au 2e bureau d’un « ami ». Il me parait difficile de penser que cette « amitié » ne soit pas coupable.

Nous sommes là dans les suppositions et nous ne pouvons y opposer que des suppositions. Les relations étaient certes tendues entre les deux pays mais il n’est pas inimaginable de penser que deux officiers supérieurs, deux gentilshommes de surcroît (von Schwartzkoppen et Le Loup de Sancy), aient pu entretenir des relations amicales (en prenant le mot « ami » dans un sens strict et dénoté ; il est d’autres sens possibles) et cela nous semble-t-il plus sûrement qu’entre un officier allemand et son espion – juif de surcroît – pour lequel, par définition et puisqu’il est militaire, il ne pouvait avoir que du mépris (« Ce canaille »). On sait bien d’une part ce que fut ce qu’il est convenu d’appeler « l’internationale nobiliaire » et d’autre part les bonnes relations qu’entretenaient à cette époque les états-majors français et allemands, les uns et les autres s’invitant à leurs manœuvres respectives, par exemple.
Cela dit, et si nous admettons que l’ami était Dreyfus, que veut du coup dire la dernière phrase de la pièce ?

J’ai écrit encore au colonel Davignon et c’est pour ce que je vous prie, si vous avez l’occasion de vous occuper de cette question avec votre ami de le faire particulièrement, en façon que Davignon ne vient pas à le savoir – du reste il ne répondrait pas – car il faut jamais faire savoir qu’un attaché s’occupe de l’autre. »

Elle voudrait dire que Panizzardi expliquait à Schwartzkoppen que s’il devait s’occuper du même sujet X avec Dreyfus que lui le traitait avec Davignon, il fallait qu’il le fît d’une manière particulière ou personnellement ou en détail [particulièrement] pour que le dernier cité n’en sût rien car il fallait que les Français continuent à ignorer que les attachés militaires italien et Allemand travaillaient en entente… Panizzardi recommanderait donc à Schwartzkoppen, qui nous semble avoir toute sa raison, que s’il avait recours à Dreyfus, il ne fallait pas qu’il en parlât au sous-chef du 2e bureau ? Et que vient faire ici cette question de la nécessité de conserver le secret sur le travail en entente des attachés ? Craignait-il que Dreyfus, tout traître qu’il fût, en parlât à Davignon dont il subtilisait les documents confiés à sa garde ? Ça ressemble à une blague… Il est évident que ce texte veut dire autre chose et que cette autre chose n’a de sens que si l’ami désigne Le Loup de Sancy : j’ai écrit à Davignon ; si vous devez traiter du même sujet avec Le Loup [le chef de Davignon], faites-le d’une manière particulière ou personnellement [particulièrement] pour que Davignon n’en sache rien car il faut que le Français continuent à ignorer qu’Italiens et Allemands travaillent en entente… Pourquoi Adrien Abauzit écarte-t-il par principe cette lecture qui semble pourtant bien plus  convaincante ?

Sur l’agent Guénée
La SIHAD s’attaque ensuite à la crédibilité de l’agent Guénée. Celui-ci a commis deux péchés aux yeux des dreyfusards. 1) Il a informé la Section de statistique que l’attaché militaire espagnol Val Carlos lui avait révélé en mars 1894 qu’un espion sévissait au 2e bureau[17]. 2) Il a écrit dans des rapports de 1894 et 1895 que Dreyfus fréquentait des cercles de jeux où il avait perdu de fortes sommes[18].
Au soutien de ses dires, la SIHAD renvoie aux rapports de Guénée, qui selon elle contiennent des erreurs ou des propos ahurissants.
Selon la SIHAD, Guénée était donc un rigolo, un affabulateur. Et nous dit-elle, « tous les historiens » seraient d’accord sur ce point.
J’ai évoqué plus haut ce qu’il faut penser de l’« unanimisme » de l’académisme républicain, je n’y reviens pas.
L’agent Guénée s’occupe de contre-espionnage depuis 1870. En février 1890, il débute une collaboration plus poussée avec la Section de statistique, à qui il fournit des renseignements.
Si Guénée est l’abruti mythomane décrit par la partie adverse, il faut donc croire que pendant vingt ans, il aurait réussi à leurrer des professionnels du contre-espionnage par ses mensonges et ses spéculations, sans que jamais ceux-ci ne se rendent qu’ils étaient menés en bateau. Pendant plus de vingt ans donc, il aurait joui d’une réputation et d’une crédibilité infondée. Tout cela paraît tout de même difficile à soutenir. Est-ce à dire que Guénée n’a jamais pu se tromper ? Personne n’est infaillible.
À l’instar d’un Bertillon – mondialement respecté en sa qualité de créateur de l’anthropométrie – Guénée, comme l’écrit Yves Amiot, est une bête noire des dreyfusards :

Guénée est, et demeure, une des bêtes noires des dreyfusards car ils n’ont pu l’attaquer ni sur le plan de sa vie privée ni sur celui de ses compétences professionnelles et, comme Bertillon par exemple – semblable à lui sous bien des aspects – il a toujours affirmé son absolue certitude de la culpabilité de Dreyfus. Bien entendu, l’on a utilisé Picquart pour proclamer que Guénée n’était pas fiable mais son témoignage était trop partisan pour être retenu, ne serait-ce qu’un instant. Bien sûr on lui a tendu un piège judiciaire dont on verra que pour l’essentiel, il a fait long feu. Mais on n’a pas pu « démolir » ses rapports et dépositions. On les a donc masqués et l’on essentiellement utilisé à son égard la veille arme qu’emploient les avocats peu scrupuleux lorsqu’ils sont à court d’arguments : la dérision. Il était convenu que lorsque l’on parlait de Guénée, comme de Bertillon d’ailleurs, il fallait le faire sur le ton du mépris amusé et, au procès de Rennes, lorsque son témoignage était évoqué, les meneurs dreyfusards dans la salle déclenchaient une vague d’hilarité dont ils pensaient qu’elle impressionnerait les juges.
La consigne a été par la suite pieusement transmise par les historiens dreyfusards. Thomas l’a même accusé en 1961, sans preuves décisives, d’avoir rédigé a posteriori deux rapports concernant ses entretiens avec Val-Carlos. C’est dire combien le personnage est encombrant et donc combien il est essentiel. En fait son rôle dans l’affaire Dreyfus justifierait à lui seul un livre entier.[19]

Yves Amiot fait remarquer que les dreyfusards de l’époque ont pris Guénée bien plus au sérieux que les historiens ricaneurs, puisqu’ils ont ressenti le besoin de créer un contre-feu :

Dès l’origine de l’affaire, les dreyfusards avaient allumé un contre-feu. On se souvient que celui-ci était venu de la Sûreté où leurs alliés faisaient la loi depuis Panama. La dite Sûreté avait donc produit dès le 9 novembre un contre-rapport affirmant que le capitaine Dreyfus était inconnu des cercles de jeu. Mais, entraîné par son zèle, l’enquêteur en fit trop. D’après lui jouaient au cercle franco-américain, qui semblait à l’époque le plus visé par Guénée, un Dreyfus C. habitant 3 quai Voltaire, un Dreyfus G, habitant rue Haussmann et un Dreyfus Paul demeurant 5 rue de Copenhague. En somme, tous les Dreyfus de Paris étaient joueurs sauf Alfred ! Aussi bien, ce rapport ridicule ne fut guère évoqué par la suite, même si la Chambre criminelle l’a publié dans ses annexes ».[20]

En conclusion, je dirais que si Guénée est resté plusieurs décennies considéré comme un agent crédible par les premiers intéressés et les meilleurs juges de son travail, à savoir les services officiels de police et de renseignement, c’est que la qualité de ses enquêtes, malgré des erreurs inévitables, a dû être constatée.

Adrien Abauzit – qui n’a pas voulu lire les quelques exemples que nous donnions et que nous allons donc redonner –, tente la réhabilitation de Guénée qu’en effet quelques historiens « ricaneurs » dont nous sommes ont tendance à tenir pour un personnage peu fiable et peu recommandable. Il était tellement peu fiable que c’est lui qui pouvait présenter dans un rapport du 19 septembre 1896 – qu’Adrien Abauzit ne connaît pas puisqu’il estime ne pas avoir à consulter les documents archivistiques –, André Castelin, quelques jours avant qu’il ne se révélât par un discours à la Chambre comme un des plus acharnés contre Dreyfus, comme inféodé à la famille ; c’est lui, encore, dans un rapport du 8 avril 1895 qu’Adrien Abauzit ne connaît pas plus, qui pouvait rappeler que les cercles de jeu ne tenaient pas de comptabilité de noms et que les membres qui y étaient inscrits utilisaient souvent des pseudonymes, oubliant – il ne pouvait pas ne pas le savoir – de préciser que des registres, comme le voulait la loi, existaient à la préfecture et que chaque cercle était tenu de posséder un répertoire des membres ; c’est lui enfin, dernier exemple (nous pourrions continuer sur quelques pages encore), dans un rapport d’août 1895 qu’Adrien Abauzit ne connaît toujours pas, qui pouvait rapporter – ce qui devrait même faire rire Adrien Abauzit – au terme de ce qu’il qualifiait d’une « enquête approfondie » que le grand rabbin Zadoc Kahn avait déclaré que : « Dreyfus n’est pas le seul coupable ».
Nous avons encore là une exemple de tout ce qui nous éloigne d’Adrien Abauzit : il suppose, nous travaillons sur des documents…

Sur la dictée, ou la SIHAD contre Maître Demange

Dreyfus a fourni une preuve de sa culpabilité lors de son arrestation le 15 octobre 1894. Résumons la scène. Dreyfus est officiellement convoqué pour des raisons administratives. Le commandant du Paty de Clam, qui s’est bandé la main pour arguer d’une blessure qui l’empêche d’écrire, demande alors à Dreyfus de le remplacer pour écrire une lettre au général de Boisdeffre. Le texte dicté par du Paty, d’abord neutre, reprend progressivement des passages du bordereau. Lorsque Dreyfus s’en rend compte, il modifie son écriture, ce qui est le signe qu’il connaissait bien le bordereau…
Voici le texte de la première moitié de la lettre :

Ayant le plus grave intérêt, Monsieur,
à rentrer momentanément en possession
des documents que je vous ai fait passer
avant mon départ en manœuvres, je
vous prie de me les faire adresser
d’urgence par le porteur de la présente
qui est une personne sûre.

La modification de son écriture étant flagrante, Dreyfus est contraint de la reconnaître lors du procès de Rennes[21] :

Le Président. – Lorsqu’on jette un coup d’œil sur cette lettre dont voici une photographie, on constate facilement que l’écriture depuis les mots : « 1° une note sur le frein hydraulique » jusqu’à la fin est beaucoup plus grande et plus large qu’au commencement.
Le capitaine Dreyfus. – L’écriture est plus large, mon colonel.
Le Président. – Elle change, elle est plus large, moins bien formée ; cela peut s’expliquer par une émotion…
Le capitaine Dreyfus. – D’abord, je vous ferai remarquer que l’élargissement des lettres commence à « je me rappelle » ; or, « je me rappelle » n’a rien qui se rapporte au bordereau.
La défense argue que Dreyfus a changé d’écriture parce qu’il avait froid aux doigts…

Mais ainsi que le lecteur l’a remarqué, lors du procès de Rennes, Dreyfus prétend que son écriture a changé à un moment qui ne faisait pas référence au bordereau.
Ainsi, la question n’est donc pas de savoir si Dreyfus a ou non modifié son écriture – le fait n’est pas contesté par l’intéressé –, mais quand il l’a changé.
Lorsque la SIHAD écrit à mon sujet : « Parlant de la dictée, il donne pour preuve de sa culpabilité le texte écrit par Dreyfus et le trouble manifeste qui s’y peut lire ». Je regrette mais ce n’est pas exact. La preuve n’est pas « le trouble manifeste qui peut s’y lire », mais la modification pure et simple de l’écriture, à deux reprises.
Lorsque la SIHAD me porte la contradiction sur la dictée, elle omet de rappeler que Dreyfus a modifié son écriture et qu’il l’a reconnu, ce qui fausse la présentation de mon propos.
Ce n’est qu’ensuite qu’arrive la question du début de cette modification. A la suite de Dutrait-Crozon, je remarque que dans la cinquième ligne, qui suit le mot « manœuvre », relatif au bordereau, aucun mot n’est bien en face du mot suivant, ce qui n’était pas le cas des quatre lignes précédentes. La disposition est donc plus que curieuse. D’autant plus curieuse que le phénomène se reproduit à la sixième ligne. La septième ligne est un peu moins brouillonne, mais le phénomène se répète.
Dreyfus reconnaît la modification à la huitième ligne, tandis qu’avec Henri DutraitCrozon, je la situe d’abord à la cinquième.
Plusieurs remarques :
1) Quand bien même nous nous tromperions avec Henri Dutrait-Crozon au sujet de la modification à la cinquième ligne, la modification de l’écriture à la huitième ligne resterait un fait certain.
2) Dreyfus n’avait pas besoin de reconnaître des formules du bordereau pour comprendre qu’on lui tendait un piège.
Sur cette base, la SIHAD me reproche de ne pas reproduire le document et d’inviter le lecteur « à me croire sur parole ». Je demande d’abord au lecteur concernant la dictée, de croire Dreyfus sur parole, puisqu’il reconnaît lui-même avoir modifié son écriture. Ensuite, je ne masque pas ma source, puisque j’indique bien que je me base sur la photo du document de dictée reproduit dans le livre de Jean-Denis Bredin, qui est sans doute le best-seller dreyfusard sur le sujet. Le lecteur appréciera si le sous-entendu de mes contradicteurs est approprié.
Enfin, la SIHAD reproduit le document en question et trace, à l’aide de Photoshop, des lignes obliques sous chaque ligne pour invalider mon analyse, en montrant que le contraste entre les quatre premières lignes et les lignes 5 à 7 n’est pas si net. Mais lignes obliques « photoshopées » ou pas, il apparaît bien que les mots des lignes 5 et 6 ne sont pas les uns en face des autres. Il y a comme un mouvement de montée dans l’écriture de Dreyfus, mouvement qui serait mieux apparu, si comme du Paty de Clam le recommandait, à la place des lignes obliques, mes contradicteurs avaient mis des lignes plates…
Si le fait est contesté avec sarcasme par la SIHAD, je note qu’il ne l’est pas par Maître Demange, avocat de Dreyfus au procès de Rennes, lors de sa plaidoirie :

M. du Paty prétend avoir saisi des contractions nerveuses sur le visage de Dreyfus et en même temps, il vous dit : « Vous pouvez mettre une règle sous la ligne, vous remarquez que cette ligne, au lieu d’être droite, est courbe ».
Eh bien ! messieurs, c’est indiscutable évidemment, au point de vue de la ligne, mais il y a eu une explication donnée.
Dreyfus a donné tout de suite une explication et le colonel du Paty le reconnaît. Il a répondu : « Non, je tremble parce que j’ai un peu froid aux doigts, j’écris mal »[22].

Mon confrère, après avoir considéré que le mouvement de montée dans l’écriture était « indiscutable », l’explique par la fameuse excuse du froid aux doigts…
Il poursuit ensuite en évoquant que Dreyfus a fini par réécrire droit :

Et la dictée a continué. C’est sur ce point, messieurs, que je veux retenir votre attention. La dictée continue 35 par ces mots : «…s’est comporté aux manœuvres ; 2° une note sur les troupes de couverture et une note sur Madagascar. »
Et alors vous retrouvez, au contraire, ici, une partie d’une parfaite rectitude de ligne dans les mots « Une note sur les troupes de couverture, sur Madagascar », et même la première phrase : « II s’est comporté aux manœuvres », est déjà mieux écrite que la ligne précédente.
C’est donc incontestablement l’écriture d’un homme à qui on vient en effet de faire une observation, parce qu’il n’écrit plus droit, ce dont il a donné l’explication, et qui tâche de mieux écrire.[23] 

Il semble qu’il ait simplement échappé à mon confrère, contrairement à Dreyfus et au colonel Jouaust, qu’à partir de la phrase « Je vous rappelle …» l’écriture devient plus large.
Bref :
1) Je peine à comprendre l’utilité du montage photoshop. Il eut été plus clair de faire des lignes plates pour que, par contraste, on suive mieux le mouvement des lignes écrites par Dreyfus.
2) Quand bien même l’écriture n’aurait été modifiée qu’à la ligne 8… elle n’en serait pas moins modifiée[24]  ! Et l’explication du froid ne peut convaincre sérieusement que des badauds…
La preuve n’est pas « le trouble manifeste qui peut s’y lire », mais la modification pure et simple de l’écriture, à deux reprises

Adrien Abauzit regrette que notre « photoshoperie » ait suivi le mouvement ascendant de l’écriture et pense qu’il eût été mieux que nos lignes fussent « plates ». Elles le sont désormais :

 

Ce n’était pas une mauvaise idée, en effet, car on peut voir que les mots « …part aux manœuvres », à la 4e ligne, sont en effet un peu plus hauts que le reste de la ligne ; que, à la 5e ligne, les mots « faire adresser » le sont aussi ; comme le sont « porteur de la présente » à la 6e ligne ; « personne sûre » à la 7e ; « rappelle qu’il s’agit de » à la 8e ; « note sur la frein hydraulique » à la 9e ; « de 120 et sur la manière dont » à la 10; « s’est comporté aux manœuvres » à la 11; « sur les troupes de couverture » à la 12e ; et, enfin, « note sur Madagascar » à la 13.
On a du mal à y remarquer ce qu’Adrien Abauzit y voit, à savoir : que son écriture se modifie à partir du mot « manœuvres », qu’à la 6e ligne « chaque mot est écrit en dessous du mot qui le suit », rompant l’aspect « harmonieux et droit des quatre premières lignes » et ouvrant trois lignes « beaucoup plus brouillonnes », qui rendent « [non] contestable qu’à partir du mot “manœuvres”, Dreyfus tente de modifier son écriture » (p. 78). Cela ne nous paraît pas d’une grande évidence et d’autant plus qu’« intérêt, Monsieur » de la 1ère, « en possession » de la 2e, « fait passer » de la 3e et même le « octobre 1894 » de la date subissent le même sort que leurs petites camarades. La conclusion que nous en tirons est que : les mots plus hauts étant présents à chaque ligne et plus nombreux d’une ligne à l’autre, Dreyfus avait, particularité bien commune, une écriture ascendante et que ce caractère ascendant avait une tendance régulière à se marquer au fil de la rédaction. Dreyfus n’écrivait pas droit ! D’où l’intérêt aussi des diagonales que nous avions proposées initialement et qui permettent de le constater :

Adrien Abauzit, nous corrigeant sur une imprécision que nous avons commise, rappelle qu’il n’a jamais parlé de trouble, comme avaient pu le faire Du Paty de Clam et de nombreux après lui, mais d’un changement d’écriture. Le froid Dreyfus ne se serait pas troublé mais, comprenant à la quatrième ligne le piège qui lui était tendu, aurait modifié son écriture pour qu’elle ne ressemblât pas à celle du bordereau. Il l’a reconnu, Demange l’a reconnu… Fermez-le ban. Le problème est que nous avons du mal à voir où est cette modification. Quand on compare le mot « manœuvre » de la 4e ligne avec celui de la 11ligne, il n’est pas simple de voir cette modification, en dehors des inévitables variations qui sont celles de l’écriture courante. L’allure est la même, la graphie d’une grande proximité, etc.

À moins d’être d’une particulière mauvaise foi, il est impossible de voir dans cette dictée le changement d’écriture dont parle Adrien Abauzit. Le conseiller Bard, d’ailleurs, dans son rapport, balaiera d’une revers de main cette question : « Cette lettre, qui figure sous la cote 22bis et dont une photographie est ailleurs, pourra passer sous vos yeux … vous verrez si l’écriture est irrégulière, soit à partir de la quatrième ligne, soit à la fin. Quant à nous, nous n’avons pas découvert la moindre trace de ce qu’y a vu M. le commandant du Paty du Clam. La Cour appréciera elle-même, si elle croit devoir s’arrêtera ce détail » (La Révision du procès Dreyfus à la Cour de cassation. Compte rendu sténographique in extenso. Débats de la Cour de cassation (27, 28, 29 octobre 1898), Paris, P.-V. Stock, 1898, p. 24).
Passons aux « aveux » de Dreyfus et de Demange. On sait ce que fut l’attitude de Demange au procès de Rennes qui s’était fixé pour but de plaider le doute et d’épargner, pour la plus grande colère de Labori, les généraux. Le fait qu’il ait reconnu ce changement d’écriture n’est pas un argument. Il l’a reconnu comme il a reconnu beaucoup d’autres choses, poussant les concessions jusqu’à parler d’Henry comme d’un soldat « loyal et honnête », jusqu’à, nous venons de le dire, de plaider non la certitude en l’innocence mais le doute. Quant à Dreyfus, en reconnaissant que son écriture s’est élargie, il ne dit aucunement qu’elle s’est modifiée mais juste qu’elle est « plus étendue » (voir Littré), ne parlant pas des lettres qui sont de même tailles ou identiquement formées (voir images précédente et celle à la suite) mais de leur occupation de l’espace de la feuille. Autrement dit, il reconnaît que l’ascendance de son écriture devient plus marquée, ce qui est manifeste.

Il est intéressant d’ailleurs de constater qu’Adrien Abauzit laisse encore de côté le témoignage de Picquart, témoignage qui ne fut jamais contredit, et qui vient confirmer ce que nous venons de dire relativement à l’attitude de Demange et au fait que Dreyfus se serait vu « contraint de […] reconnaître ». Parlant du procès de 1894 auquel il avait assisté, il expliqua, devant la Cour de cassation et à Rennes, que Dreyfus avait nié énergiquement avoir ressenti le moindre trouble, la moindre émotion et Demange, à son tour, la copie de la dictée en main, avait demandé à du Paty où il voyait un trouble dans cette écriture régulière. Du Paty avait du convenir que la graphie de la lettre dictée ne révélait rien. Quel était le sens de l’interruption de du Paty dans ce cas, lui avait alors demandé Demange ? « Très troublé lui-même », Du Paty avait répondu : sachant avoir « affaire à un simulateur, j’étais certain qu’il s’attendait à quelque chose ; j’en ai fait l’expérience ; s’il n’avait pas été averti, il se serait troublé : donc il simulait ». Fantastique ! Quant au froid, si Dreyfus a dit l’avoir ressenti, pourquoi ne pas le croire ? Il faisait ce jour 9° à Paris, ce qui n’est en effet pas une température sibérienne mais qui avait quand même nécessité de faire le « grand feu » dont parle Dreyfus et que confirme Gribelin (Rennes, III, 596 et 601). Pourquoi donc ne pas le croire par principe et ne pas accepter ce qu’en dit Demange qui, malgré ses efforts de tout concilier et de contenter tout le monde, est frappé au coin du bon sens ? 
Maintenant poussons un peu tout cela. Du Paty, dans ses Carnets dont quelques extraits seulement ont été à ce jour publiés par deux auteurs, raconte – et les pièces officielles confirment les dates – qu’il avait dit, quand Mercier lui avait demandé de soumettre Dreyfus à une dictée, idée que Cochefert avait proposée, qu’il comptait, si l’attitude de Dreyfus était « nette », « surseoir à l’arrestation jusqu’à plus ample informé ». Mercier, pour qu’il se débarrassât de cette fâcheuse idée, lui avait servi un gros mensonge : « J’ai vu le président du Conseil et le président de la république qui, après un nouvel examen de la question, ont décidé qu’on ne pouvait pas étouffer cette affaire et qu’un pareil crime ne pouvait pas rester impuni. » « Vous arrêterez demain le capitaine Dreyfus ». Comme Du Paty le dira à Rennes – passage que doit avoir lu Adrien Abauzit et sur lequel il aurait pu réfléchir : « L’ordre d’arrestation était donné ferme, indépendamment de l’épreuve de la dictée. » (III, p. 506). Mercier, la veille de la dictée, avait donc signé l’ordre d’arrestation, officiellement confié l’instruction à Du Paty, et annoncé à Forzinetti, directeur du Cherche-Midi, la visite, pour le lendemain matin 1 heure, du lieutenant-colonel d’Aboville chargé de lui faire « de [sa] part une communication confidentielle ». Cette arrestation était donc un ordre et il est évident que quelle que soit l’attitude de Dreyfus, il serait arrêté. Cela explique donc pourquoi Cochefert, présent ce jour, pourra dire à Rennes à propos de ces troubles : « S’ils ont été spontanés [les troubles], le commandant du Paty a pu les observer de près mais quant à moi [qui était trop loin], ils m’ont paru se manifester seulement après la première interpellation du commandant du Paty de Clam, qui s’est avancé vers le capitaine Dreyfus et lui a demandé : “Mais capitaine, pourquoi tremblez-vous, ou pourquoi tremblez-vous ainsi” » (III, 520). Elle est peut-être aussi simple que cela, l’histoire de ce fameux trouble que Dreyfus, s’il reconnut en effet la question de l’élargissement de son écriture, conteste dans la page que nous connaissons de ses souvenirs.

 

Sur la modification de l’écriture lors de la détention
La SIHAD conteste la modification de l’écriture de Dreyfus pendant sa détention à l’île du Diable, évoqué par le commandant Carrière au procès de Rennes. Pourquoi pas, mais il faudra alors nous expliquer pourquoi Dreyfus faisait parfois trente brouillons pour écrire une lettre courte parfaitement banale[25].

Une nouvelle fois, Adrien Abauzit, qui n’a pas vu les archives, parle de ce qu’il ne connaît pas et qu’il a récupéré chez le pauvre commandant Carrière. Pourquoi trente brouillons ? Une manière d’occuper son esprit, peut-être… de ne pas devenir fou… à l’image de ces curieux et inquiétants dessins géométriques qu’il reproduisait à l’infini…

Les lettres et brouillons de l’île du Diable, dont la majeure partie nous est parvenue, montrent bien que la graphie de Dreyfus est demeurée la même… Et quand on regarde ces brouillons – dont Adrien Abauzit parle en les imaginant sur la seule base du pathétique réquisitoire de Carrière –, on peut constater que ces réécritures portent sur des améliorations de style et ne sont aucunement la recopie à l’identique d’un même texte…

Sur les témoignages des subordonnés
La SIHAD m’évoque que les témoignages des militaires contre Dreyfus n’ont qu’une faible valeur, car ces derniers étaient subordonnés. Il va de soi qu’un témoignage d’une personne subordonnée doive être pris avec précaution. C’est principalement par la confrontation dans le cadre du contradictoire et par le recoupement que le témoignage acquiert ou accroît son autorité.

Adrien Abauzit n’a pas tort sur le recoupement qu’il faudrait plutôt ici qualifier d’accumulation. Mais cela dit, un témoignage de subordonné ou 20 témoignages de subordonnés demeurent des témoignages de subordonnés. Et quand il fallut les recueillir, Gonse réunit tout son petit monde. C’est ce qu’écrit l’ancien camarade de Dreyfus dont nous citions l’extrait d’une lettre qu’Adrien Abauzit n’a pas dû voir : « Quand, en 1894, le sous-chef d’état-major nous réunit pour nous dire que tu étais coupable et qu’on en avait les preuves certaines, nous en acceptâmes la certitude sans discussion puisqu’elle nous était donnée par un chef. Dès lors nous oubliâmes toutes tes qualités, les relations d’amitié que nous avions eues avec toi pour ne plus rechercher dans nos souvenirs que ce qui pouvait corroborer la certitude qu’on venait de nous inculquer. Tout y fut matière. » En revanche où est le contradictoire ici ? Concernant Jeannel, Dreyfus ne cessa de demander une confrontation qui lui fut refusée par d’Ormescheville tout d’abord puis au procès par Maurel. Il est vrai que l’accusation n’avait pas intérêt à entendre Jeannel puisque son témoignage parlant de juillet ne coïncidait plus avec la datation du bordereau que l’accusation avait fixée à avril… Voici comment la justice militaire entendait la justice… Et pourquoi, encore une fois, Adrien Abauzit ne dit-il rien dans son livre ou dans cette réponse de tout cela ?

Sur le manuel de tir
Sur la prétendue confusion du lieutenant-colonel Jeannel
J’évoque dans mon ouvrage la « confusion » que Dreyfus oppose au lieutenant-colonel Jeannel lorsque celui-ci atteste lui avoir prêté le manuel de tir en juillet 1894. Mais la SIHAD me reproche de ne pas avoir précisé que Dreyfus lui répond qu’il « confond » le prêt d’un manuel d’artillerie allemande en février 1894 avec le prêt du manuel de tir français en juillet 1894, soit deux faits que l’on peut difficilement confondre, ne serait-ce qu’en raison de l’éloignement de leur date de survenance. En outre, le lieutenant-colonel Jeannel ne se souvient pas d’avoir prêté un manuel d’artillerie allemande à Dreyfus[26].
Dès lors, effectivement, j’aurais dû détailler au lecteur la « confusion » évoquée par Dreyfus, son caractère invraisemblable lui aurait ainsi encore plus sauté aux yeux !

Nous avouons avoir du mal à comprendre ce que veut dire ici Adrien Abauzit. En quoi cette « confusion » est-elle invraisemblable ? Le fait que Jeannel ne se souvienne pas de ce que dit Dreyfus ?

Sur les témoignages des capitaines Brault et Sibille
La SIHAD conteste la véracité des témoignages des capitaines Brault et Sibille, selon lesquels Dreyfus leur a demandé fin août/début septembre 1894 si un nouveau manuel allait paraître. Cette question n’aurait selon elle aucun sens car Dreyfus pouvait deviner la date de parution des manuels de tir.
Mais qu’est-ce qui prouve qu’en 1894 Dreyfus connaissait la date de parution du prochain manuel de tir ? Absolument rien si ce n’est une spéculation de la SIHAD. Celle-ci nous évoque que le manuel sortait chaque année, et que cette information apparaît sur un manuel de tir datant de… 1895. Il n’est pas soutenable d’affirmer qu’en 1894 Dreyfus aurait pu apprendre la date de parution du prochain manuel, en s’appuyant sur la photo d’un manuel datant de 1895…[27]

Jouer un tel jeu est désarmant… Nous n’avons jamais dit que « Dreyfus aurait pu apprendre la date de parution du prochain manuel, en s’appuyant sur la photo d’un manuel de 1895… » Nous avons mis en illustration une couverture du manuel de 1895 pour montrer qu’il était millésimé, indication fréquente d’une publication annuelle. Et la note (« Sauf erreur de ma part, les dreyfusards n’ont jamais démontré que Dreyfus avait des dons de voyance »), sans doute encore plus drôle que ce paragraphe qui, à ses yeux, devait déjà l’être fichtrement,  met Adrien Abauzit à sa juste place.

La SIHAD oppose que Dreyfus savait que le prochain manuel « en toute probabilité » sortirait à l’été 1895. Mais comment pouvait-il miser sur l’été ? Celui de 1894 était paru en mars.

Adrien Abauzit a ici raison… Nous aurions dû écrire simplement : « 1895 ».

La SIHAD nous dit que le capitaine Sibille a évoqué avec Dreyfus un manuel de tir d’infanterie et non d’artillerie. C’est juste, mais présenter les faits ainsi revient à les dénaturer, car cela sous-entend que Dreyfus a sollicité le capitaine Sibille pour l’interroger sur le tir d’infanterie, ce qui n’est pas le cas. Il est vrai que le capitaine Brault « croit » se souvenir que Dreyfus a demandé au capitaine Sibille si un nouveau manuel d’infanterie était paru. Dreyfus étant artilleur, il y a peu de chance qu’il ait posé une question sur l’infanterie mais passons.

Ce ne serait « pas le cas » parce que Sibille dit que… ? Mais pourquoi par définition ce que dit Dreyfus devrait être écarté au profit de l’accusation ? Que nous garantit que Silbille n’était pas un de ces témoins qui forcèrent un peu leur mémoire pour trouver des indices du crime, comme le disait la lettre à Dreyfus que nous citions plus haut (voir « Sur le témoignage des subordonnés ») ? Et pourquoi Brault, qui a la prudence de croire et pas d’affirmer, n’aurait-il pas raison ? Et pourquoi parce que Dreyfus était artilleur y aurait-il « peu de chance » qu’il se soit intéressé aux questions d’infanterie ? Adrien Abauzit, avocat, s’intéresse à l’histoire… Qu’Adrien Abauzit ne voit ici aucune ironie facile ou une manière de godwinisation mais cette façon de mener l’enquête et de conclure fait penser aux procès de l’Inquisition… ou à l’enquête contre Dreyfus…

Le plus important est que le capitaine Sibille n’affirme pas que Dreyfus l’a interrogé sur l’infanterie. Il déclare que : « Le capitaine Dreyfus désirait savoir, si toutefois mes souvenirs sont fidèles, si un nouveau règlement sur le tir n’allait pas paraître »[28]. Ce à quoi le capitaine Sibille répondit : « que la révision du règlement sur le tir était à l’étude au Comité technique de l’infanterie »[29]. C’est donc le capitaine Sibille lui-même qui mentionne pour la première fois l’infanterie et non Dreyfus. D’ailleurs, à cette réponse, Dreyfus « partit sans insister »[30], preuve qu’il n’était pas venu pour prendre des renseignements sur un règlement de tir d’infanterie.
Il sera opposé que le capitaine Sibille était à la direction de l’infanterie, mais d’une part, c’est le capitaine Brault qui a emmené Dreyfus au capitaine Sibille, et d’autre part, surtout, le capitaine Sibille était au 2e bureau, bureau qui s’occupait de la distribution du manuel de tir d’artillerie. Peut-être que Dreyfus a voulu prendre des renseignements sans trop attirer l’attention du lieutenant-colonel Jeannel[31] – sachant qu’il serait contraint de le solliciter une nouvelle fois si jamais il devenait nécessaire de lui emprunter encore le manuel – en passant par d’autres officiers.
En résumé, Dreyfus n’a pas interrogé le capitaine Sibille sur l’infanterie, il lui a posé une question générale sur un règlement le tir, à laquelle le capitaine Sibille a fait une réponse particulière sur l’infanterie, réponse qui n’a eu pour seul résultat que de faire partir Dreyfus.

Tout cela est encore extraordinaire. Par principe, Sibille a raison contre Dreyfus et raison contre Brault dont le témoignage est écarté au motif qu’il est prudent (« croit »). C’est assez étonnant. N’est-il pas imaginable que Dreyfus dise la vérité ? De même, le fait que Dreyfus soit parti « sans insister » prouve nécessairement que les questions d’infanterie ne l’intéressaient pas… Mais ce départ « sans insister » ne pourrait-il tout autant indiquer que la chose étant à l’étude, donc non disponible, il fallait qu’il attendît encore pour l’avoir ? Il n’avait aucune raison d’insister et n’avait plus qu’à partir.

Sur le passage du bordereau relatif au manuel de tir
Extrait du bordereau relatif au manuel

« 5° Le projet de manuel de tir de l’artillerie de campagne (14 mars 1894). Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer et je ne puis l’avoir à ma disposition que très-peu de jours. Le ministère de la guerre en a envoyé un nombre fixe dans les corps et ces corps en sont responsables, chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres. Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. À moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie. »

Mon explication
Dans mon ouvrage, j’explique le passage du bordereau sur le manuel de tire de façon suivante : « l’auteur du bordereau n’envoie pas le manuel de tir à proprement parler. Il rédige une note à son sujet et invite Schwartzkoppen à lui indiquer le type d’informations qui l’intéresse, avant de réemprunter le manuel et d’en extraire les informations demandées. In fine, l’auteur demande à Schwartzkoppen s’il ne préfère pas tout simplement avoir une copie du manuel de tir. »
La SIHAD comme nous allons le voir conteste cette interprétation.

L’explication de la SIHAD, ou la SIHAD contre… Maître Demange et Marcel Thomas !
Concernant le manuel de tir, la SIHAD donne l’explication suivante :
1) L’auteur du bordereau, au moment de sa rédaction, détient le manuel de tir.
2) L’auteur du bordereau est un officier de troupe.
3) L’auteur du bordereau envoie le manuel à Schwartzkoppen, mais ce dernier doit le lui renvoyer avant la fin des manœuvres, date à laquelle il aurait l’obligation de le rendre.
Pour soutenir qu’au moment de la rédaction du bordereau l’espion détenait le manuel de tir, la SIHAD s’appuie sur le passage suivant : « Le projet de manuel de tir […] est extrêmement difficile à se procurer et je ne puis l’avoir à ma disposition que très-peu de jours.»
De ce passage, elle conclue que l’auteur signifie : « j’ai le manuel, je ne l’aurai pas longtemps et il faut être rapide et ce d’autant plus (le document ne le dit pas mais nous le savons) que le manuel faisait un peu moins de 80 pages, en composition serrée et en corps 10. Et il s’agit bien d’un « j’ai » et non pas d’un « j’aurai ». »
Ce point me paraît particulièrement intéressant, pour ne pas dire fascinant. La SIHAD traduit la formule « je ne puis l’avoir à ma disposition que très peu de jours » en « j’ai ». Et pour soutenir le contraire, nous dit-elle, il faut être « en sérieuse difficulté ou d’une incroyable mauvaise foi ».
Voilà qui est tout de même fort curieux.
Pourquoi si l’on attribue aux mots leur sens, la formule « je ne puis l’avoir à disposition » signifierait-elle « j’ai » ?
Je pense que tout le monde est d’accord pour dire que « puis » est une conjugaison du verbe « pouvoir ». Je puis = je peux, je ne puis = je ne peux.
Or, le verbe pouvoir est défini par le dictionnaire Larousse notamment comme suitl[32] :

Avoir la possibilité, les moyens physiques, matériels, techniques, etc., intellectuels, psychologiques, etc., de faire quelque chose ; […] ; Offrir telle possibilité ; Avoir la permission, la latitude de faire quelque chose ; […] Avoir la permission, la latitude de faire quelque chose.

Le verbe pouvoir implique donc la notion de possibilité.
Le dictionnaire Larousse, sans doute avec une incroyable mauvaise foi lui aussi, interpréterait donc « je ne puis l’avoir à ma disposition que très peu de jours » en « je n’ai la possibilité de l’avoir à ma disposition que très peu de jour ». Pour tout confesser, c’est ainsi que j’ai interprété le mot « pouvoir » : avec le sens qui lui est donné par le dictionnaire.
L’auteur ne dit pas qu’il « a » le manuel à sa disposition, mais qu’il « a la possibilité » de l’avoir à sa dispositionl[33], de l’obtenir. Si l’auteur n’avez voulu signifier que la possession du manuel, il aurait écrit « je ne l’ai à ma disposition que quelques jours », sans notion de possibilité.
Ensuite, la SIHAD interprète le mot « avoir » (du « je ne puis l’avoir »), dans le sens de « posséder », tandis que je l’interprète en « obtenir », ce qui donne le sens de « possibilité d’obtenir ».
Le sens de la « possibilité » l’emporte sur celui de la possession :
– Par l’emploi du verbe « pouvoir », qui à lui seul implique la notion de possibilité.
– Par le fait que l’auteur n’écrive pas « Je ne l’ai à ma disposition que quelques jours ».
– Par le fait que juste avant la formule « je ne puis », l’auteur précise bien que le document est « extrêmement difficile à se [le] procurer ». L’auteur est donc bien dans une perspective d’acquisition, et spécifie qu’en cas de possession, il ne pourra en jouir que peu de temps.
Ainsi, en me fondant sur le sens des mots[34], je n’ai pas interprété la formule « je ne puis… » en « j’ai » ou en j’« aurai », mais en « il m’est possible de l’obtenir ». Est-ce vraiment extraordinaire ?

Adrien Abauzit expliquait précédemment que la question de Crépieux-Jamin craignant de perdre sa clientèle de dentiste était « un de [s]es passages préférés du livre ». Cette démonstration est, elle, notre passage préféré de sa réponse. C’est en effet, comme le dit Adrien Abauzit, fascinant.
Comme nous sommes les tenants de « l’académisme républicain », sans doute sommes-nous « défrancisés », pour reprendre un terme induit par la terminologie d’Adrien Abauzit à propos de cette jeunesse « refrancisée ou en cours de refrancisation » dont il aime parler. Pourtant nous parlons français et semble-t-il moins mal qu’Adrien Abauzit qui a certes mis la version électronique du Larousse dans ses favoris mais ignore tout de la grammaire. « Pouvoir » exprime en effet la possibilité ; « je peux » veut bien dire : « j’ai la possibilité/permission/latitude » et « je ne peux pas » : « je n’ai pas la possibilité/permission/latitude ». Par définition donc, Adrien Abauzit a raison, « pouvoir » caractérise un fait futur… Le problème est que – et oh oui ! c’est fascinant – « pouvoir » au présent suivi d’un infinitif présent peut aussi bien caractériser un fait du futur… qu’un fait du présent. Quand nous disons, au téléphone, par exemple, « je peux (ou je puis) te voir », nous parlons d’un temps futur… mais quand nous disons : « je peux (ou je puis) t’entendre », nous parlons du moment présent. Quand nous sommes face à une personne et que nous lui disons : « je peux te voir », nous sommes bien au présent. Quand Descartes écrit à un jésuite de ses relations : « je ne puis avoir que très grande opinion de vous, en voyant… », il a bien évidemment déjà cette opinion. Quand Pascal, dans ses Pensées, écrit : « Je ne puis avoir que de la compassion pour ceux qui gémissent sincèrement dans ce doute », il ne dit pas qu’il n’a pas et qu’il peut avoir mais qu’il a déjà. Quand Zola écrit dans « J’Accuse…! » : « Et je ne puis m’empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel du Paty de Clam, en reconnaissant les expédients de son imagination fertile », la notion de possibilité est celle du temps présent, etc. La phrase du bordereau n’exclue donc absolument pas que son scripteur ait alors possédé le manuel. La phrase est juste maladroite et pour ainsi dire fautive, comme est tout à fait fautif le segment précédent : « Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer » (on dirait en bon français : « Il est extrêmement difficile de se procurer ce document »)… Autant de fautes qui sentent son Esterhazy et que Dreyfus, qui écrivait un bon français, n’aurait pas écrites contrairement à ce que put dire un Mercier qui y voyait la preuve que Dreyfus en était le scripteur au motif que « l’expression employée dans le bordereau est une expression commerciale et industrielle ; on dit couramment dans le commerce et l’industrie : tel article est difficile à se procurer. Il n’est pas surprenant qu’une tournure vicieuse de ce genre-là se soit trouvée sous la plume du capitaine Dreyfus, qui, par son éducation et par ses habitudes de famille, appartient à l’industrie. » Superbe argumentation qui n’est pas sans en rappeler d’autres. Moralité… le petit cours de français d’Adrien Abauzit n’est pas recevable. Le verbe « pouvoir » n’était pas interdit et ce n’est donc pas nécessairement, ayant le manuel, que le scripteur du bordereau aurait dû écrire comme nous l’enseigne Adrien Abauzit « je ne l’ai à ma disposition que quelques jours ». En bon français, et avec « pouvoir », il aurait dû écrire : « je ne pourrai l’avoir à ma disposition que très-peu de jours » ou : « je ne puis l’avoir encore à ma disposition que très-peu de jours » ou encore : « je ne puis le garder à ma disposition que très-peu de jours » ou enfin : « je n’ai pu l’avoir à ma disposition que très-peu jours ».
Mais cela dit, ergoter sur cette question du sens d’un mot est ici extraordinaire dans la mesure où le temps de la phrase est induit par le contexte. Il est impossible de douter que le scripteur du bordereau a le manuel entre les mains lorsqu’il écrit à Schwartzkoppen. Comme nous le disions dans notre compte rendu, argument non sophistique et non psychologisant qu’Adrien Abauzit écarte dans sa réponse quand (ou parce que) il est le plus frappant : l’auteur du bordereau envoie à son correspondant : 1° une note, 2° une note, 3° une note, 4° une note, 5° le manuel de tir. S’il avait envoyé une note sur le manuel et non le manuel, comme le soutient Adrien Abauzit, sans doute aurait-il continué avec un 5° qui aurait été, comme les autres : « une note sur le manuel… » ? La chose est évidente car en effet qu’est-ce qu’un bordereau ? Un bordereau est un document récapitulatif, une liste énumérative de pièces. Donc si on écrit, ainsi que commence le bordereau, qu’on adresse par un courrier « quelques renseignements intéressants » qui sont : 1° une note, 2° une note, 3° une note, 4° une note, 5° le manuel de tir, c’est qu’on a envoyé 4 notes et un manuel de tir… et non pas 5 notes… Et y voir 5 notes quand on dit avoir envoyé un manuel est un pur et simple bricolage. Esterhazy envoie donc le manuel et explique que, ayant eu du mal à se le procurer, il n’en dispose que pendant quelques jours et qu’il faut donc qu’il lui soit rendu au plus vite… Et nous ne pouvons que le répéter : pour lire ici autre chose, pour imaginer une note dont il n’est pas question pour faire coller le texte avec la thèse, « il faut en sérieuse difficulté ou d’une incroyable mauvaise foi ».

Poursuivons. La SIHAD oppose que l’auteur est un officier de troupe. Reprenons son argumentation :

il faut être en sérieuse difficulté ou d’une incroyable mauvaise foi pour ne pas comprendre ce que signifie la phrase suivante ou y lire autre chose : « si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. À moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie. » Autrement dit : si vous voulez y prendre (i.e. y copier) ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après (i.e. et me le mettre de côté une fois que vous aurez terminé), je le prendrai (i.e. je viendrai le récupérer). À moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie (i.e. à moins que vous préfériez l’avoir dans son intégralité et dans ce cas je vous en ferai une copie de la totalité)… Ce n’est pas dans une note de synthèse que Schwartzkoppen pouvait « prendre » ce qui était susceptible de l’intéresser mais nécessairement dans le document lui-même… La chose est évidente… Et relisons le bordereau qui ferme à ce sujet la porte à toute discussion :
« Sans nouvelles m’indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, Monsieur, quelques renseignements intéressants / 1° une note… 2° une note… 3° une note… 4° une note… 5° Le projet de manuel de tir de l’artillerie de campagne (14 mars 1894). » C’est lumineux…
Moralité, donc : l’officier de troupes a le manuel, il ne l’a que pour quelques jours, l’envoie, en plus de quelques notes, à son correspondant et lui demande d’aller vite… Il ne doit pas le lui rendre avant 48 heures (ainsi que le soutient Adrien Abauzit, p. 119) mais avant la fin des manœuvres puisque « chaque officier détenteur doit remettre le sien » à ce moment-là.

La SIHAD nous dit donc qu’un officier de troupe envoie à Schwartzkoppen le manuel de tir pour que celui-ci en dispose jusqu’à la fin des manœuvres, car à ce moment, l’officier aura l’obligation de le rendre.
Le petit problème est que contrairement à ce qui est écrit dans le bordereau, les détenteurs du manuel de tir dans les troupes n’avaient aucune obligation de remettre son exemplaire avant la fin des manœuvres : « Si je commente maintenant la dernière phrase du bordereau, j’y trouve d’abord ceci : “Chaque officier détenteur doit remettre le sien à la fin des manœuvres.” C’est une inexactitude matérielle ; jamais il n’a été question qu’on dût rendre ce projet de manuel, ni après les manœuvres, ni à aucun autre moment. Il a été retiré en fait, en 1895, quand on l’a remplacé par un projet imprimé ; mais il n’avait jamais été indiqué à qui que ce fût qu’il retirerait le projet autographié. L’auteur du bordereau énonce donc là une affirmation inexacte ; aucun officier de troupes ne pouvait dire, sans l’inventer (et on ne voit pas dans quel but), qu’il devait rendre le document après les manœuvres. Seul, un officier de l’Etat-major de l’armée, qui n’avait pas d’exemplaire personnel, et à qui on pouvait confier un des exemplaires indivis, pour la période des manœuvres, aurait été obligé de le rendre, cette période terminée »[35].
Pour démontrer à la SIHAD qu’effectivement je ne me fonde que sur des sources antidreyfusardes, je vais chercher la confirmation du fait que les officiers de troupe n’avaient aucune obligation de remettre leur manuel de tir avant la fin des manœuvres chez Monsieur… Marcel Thomas : « Qu’Esterhazy ait cherché à faire valoir sa marchandise auprès de l’attaché militaire n’a rien d’étonnant. De là son boniment sur la difficulté qu’il avait éprouvée à se procurer le Manuel. Il est établi, et l’Etat-Major l’a implicitement reconnu lui-même en 98 et 99, que les prétendues dispositions enjoignant aux officiers détenteurs de rendre leur exemplaire après les manœuvres n’ont jamais existé que dans l’imagination d’Esterhazy »[36].
Marcel Thomas était-il lui aussi, sur ce point, en extrême difficulté ou d’une incroyable mauvaise foi ?

Marcel Thomas non mais Adrien Abauzit indiscutablement. Notre petit commentaire du bordereau n’était pas celui de la réalité historique mais une simple mise au clair du sens des phrases. Maintenant nous concédons que l’incidente sur ce que dit Adrien Abauzit p. 119 de son livre créait une confusion. Notre point de vue, après Marcel Thomas – et encore une fois nous pourrions ne pas être d’accord avec lui même si nous le considérons comme un grand historien et même s’il fut jusqu’à son décès le président de la SIHAD – est que tout est escroquerie dans ce bordereau et avait pour but de montrer à Schwartzkoppen quel formidable pourvoyeur pouvait être Esterhazy. C’est ainsi que nous expliquons la question des manœuvres. Peu importe qu’il pût ou ne pût pas matériellement s’y rendre. Dire qu’il irait participait de cette auto-promotion.

Bref, pour reprendre le général Roget, un officier de troupe n’aurait pu rédiger un telle formule. Concernant la phrase : « Ce document est extrêmement difficile à se procurer, et je ne peux l’avoir à ma disposition que très peu de jours. », le général Roget fait remarquer qu’elle est inapplicable à l’officier de troupe Esterhazy :

Cette phrase ne s’explique pas sous la plume d’Esterhazy. C’était, de tous les documents énumérés au bordereau, celui qu’il pouvait se procurer le plus facilement. Il était répandu à raison d’un exemplaire, par officier dans tous les régiments d’artillerie ; on en avait même fait des envois supplémentaires, à l’époque des écoles à feu, pour les officiers de réserve et de l’armée territoriale. Si Esterhazy avait demandé ce document à un officier d’artillerie, il n’y avait aucune raison pour qu’on le ne lui confiât pas ; ce document n’étant pas secret, tout officier d’artillerie pouvait le prêter à un camarade, même, d’une autre arme, sans commettre d’indiscrétion.
Le capitaine Le Rond, qui conduisait les officiers d’infanterie sur le champ de tir, déclare formellement que si Esterhazy lui avait demandé le projet de manuel, il le lui aurait prêté.
On n’a jamais pu établir, du reste, qu’Esterhazy ait essayé de se procurer ce document, ni qu’il l’ait effectivement eu entre les mains ; et, après tout le bruit qu’a fait l’affaire, il serait bien étonnant, si Esterhazy avait emprunté ce projet de manuel à quelqu’un, qu’on ne retrouvât pas ce quelqu’un. Dans tous les cas, le document que pouvait se procurer le plus facilement Esterhazy, c’est bien certainement celui-ci, qu’il aurait trouvé partout ; tandis que les documents sur la couverture, sur un nouveau plan, sur les modifications aux formations de l’artillerie, il ne pouvait les trouver qu’à l’Etat-major de l’armée, et des renseignements sur le frein hydraulique nulle part.
La phrase s’explique au contraire facilement si l’auteur du bordereau est Dreyfus : il est exact, pour lui, non pas que le document fût extrêmement difficile à se procurer, mais qu’il avait eu de la peine à se le procurer.
Le document n’était pas un document de l’État-major de l’armée : il avait fallu faire une démarche spéciale à la direction de l’artillerie pour en avoir ; il n’en détenait pas à titre personnel ; et il est certain qu’il n’aurait pas pu le garder pendant plus de quelques jours parce qu’un autre stagiaire, non pourvu, aurait pu en réclamer un, et qu’on se serait aperçu de la disparition d’un des exemplaires.
S’il lui était difficile, relativement, de se procurer ce document, il avait au contraire tous-les autres à sa disposition.
Et c’est certainement ; par comparaison, le seul qu’il fût difficile d’avoir »[37].

Et c’est pour cela que nous sommes d’accord avec Marcel Thomas qui écrit, ainsi qu’Adrien Abauzit vient de le citer : « Qu’Esterhazy ait cherché à faire valoir sa marchandise auprès de l’attaché militaire n’a rien d’étonnant. De là son boniment sur la difficulté qu’il avait éprouvée à se procurer le Manuel. Il est établi, et l’Etat-Major l’a implicitement reconnu lui-même en 98 et 99, que les prétendues dispositions enjoignant aux officiers détenteurs de rendre leur exemplaire après les manœuvres n’ont jamais existé que dans l’imagination d’Esterhazy ».

Selon le général Roget, à nouveau, la phrase « Le Ministre en a envoyé un nombre fixe dans les corps » est le signe que l’auteur était à l’Etat-major : « Cette phrase désigne pour moi, au contraire de ce qu’on a dit, un officier d’État-major et un artilleur ; un officier d’État-major, parce que le mot « CORPS » est ici pris par opposition avec État-major ; un officier disant « DANS LES CORPS » tout seul, quand il s’agit de régiments d’artillerie, est un officier d’artillerie qui sous-entend naturellement la désignation de l’arme. Le mot « corps », pour un artilleur, veut dire naturellement « CORPS D’ARTILLERIE ». Un fantassin aurait dit : « dans les régiments d’artillerie »[38].

Le fait que « corps » soit en effet mis ici en opposition à « État-major » ne prouve en rien que le scripteur était un officier d’état-major. SI tel était le cas, quel intérêt pour lui de donner cette information, d’expliquer ce qui se passait dans les corps puisque lui était à l’État-major ? Et concernant la question fantassin/artilleur, le mot « corps » ne pourrait-il pas tout simplement vouloir dire « corps de troupe » ?

Enfin, concernant l’envoi du document à proprement parler, la SIHAD nous dit que l’auteur du bordereau envoie intégralement le manuel de tir. Mais si tel est le cas, pourquoi l’auteur propose-t-il à Schwartzkoppen de copier intégralement le manuel une fois que celui-ci le lui aurait rendu ? Schwartzkoppen, avec le manuel à sa disposition, en serait-il incapable ? Il serait donc contraint de le renvoyer à l’auteur du bordereau pour en avoir une copie ? A moins que ces collaborateurs ne soient tous manchots, c’est difficile à croire. Dans l’hypothèse où le manuel a été entièrement envoyé, cette proposition de l’auteur est plus que saugrenue. Car si l’enjeux est que Schwartzkoppen ait le manuel de tir, n’était-il pas cent fois plus simple de directement lui adresser une copie du manuel ?

Pour commencer, nous ne disons pas que l’auteur envoie etc. mais, comme on la vu précédemment, nous le déduisons de ce qui est écrit dans le bordereau. D’autre part, ne peut-on comprendre, comme nous l’expliquions dans notre compte rendu, que le scripteur du bordereau n’ayant eu la possibilité (!) d’avoir le manuel que pendant quelques jours, il propose à son correspondant d’en prendre au plus vite ce qui lui est nécessaire mais que, s’il le voulait en totalité, il faudrait le lui rendre pour qu’il pût en faire une copie intégrale qu’il lui fournirait plus tard (« Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. À moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie. ») Cela dit, il est vrai que dans un français assez incertain, cette phrase pourrait vouloir dire : je peux avoir le manuel et je peux vous l’envoyer (pourquoi « je le prendrai » et pas « je vous l’enverrai » ? ) si vous voulez y copier juste quelques renseignements parce que je ne l’aurai que quelques jours et qu’il faudra me le rendre vite. Mais si vous en vouliez l’intégralité, il serait mieux que je vous adresse une copie que je prendrai en charge. C’est vrai. Mais comment Schwartzkoppen, sans connaître le document, aurait-il pu répondre à la question et surtout pourquoi – et nous y revenons – Esterhazy lui aurait-il dit qu’il envoyait 1° une note, 2° une note, 3° une note, 4° une note, 5° le manuel de tir, s’il n’avait pas envoyé le manuel ? L’explication Roget ? Elle ne tient pas, comme nous allons le voir…

En outre, quel serait l’objet de cet envoi ? Communiquer le manuel de tir pour qu’il soit ensuite rendu ? N’est-ce pas excessivement risqué et compliqué, surtout lorsque l’on sait que les relations entre l’auteur et Schwartzkoppen n’étaient a priori pas au beau fixe (« Sans nouvelles de vous… ») ? L’espion aurait-il pris le risque que le manuel ne lui soit pas rendu, au risque de grave sanction, une fois la disparition du manuel découverte ?

Sans doute mais ce que dit le bordereau est : « et le tenir à ma disposition après, je le prendrai ». Nous y reviendrons.

Voilà pourquoi je pense que l’auteur a dû plutôt envoyer une note de synthèse détaillant les grandes lignes du manuel.
L’hypothèse soulevée par le général Roget est également très intéressante :

Il semble, d’après le commencement du bordereau, que l’auteur envoie le projet du manuel de tir. Cette dernière phrase semble prouver qu’il se ravise au dernier moment et qu’il propose deux solutions à son correspondant : ou bien de lui envoyer le projet de manuel pour qu’il prenne ce qui l’intéresse, ou bien de le faire copier in extenso, et de lui en adresser la copie. Puisqu’il se réserve, la possibilité de le faire copier c’est qu’il ne l’envoie pas. Il semble que le sens exact de la phrase soit le suivant : « J’ai le projet de manuel à ma disposition : si vous voulez y prendre ce qui vous intéresse, je le prendrai ; à moins que vous ne vouliez, etc…[39].

« Je pense que… a dû… » Tout cela est en effet très intéressant. Penchons-nous sur la proposition de Roget. Il écrit qu’« il semble d’après le commencement du bordereau, que l’auteur envoie le projet du manuel de tir ». Mais il corrige cette évidence qui devrait frapper Adrien Abauzit en proposant « qu’il se ravise au dernier moment »… Une pure supposition, nous en conviendrons tous. Il n’en demeure pas moins, et Roget le dit, qu’« il semble d’après le commencement du bordereau, que l’auteur envoie le projet du manuel de tir ». Et quelle est-elle cette supposition ? « il propose deux solutions à son correspondant : ou bien de lui envoyer le projet de manuel pour qu’il prenne ce qui l’intéresse, ou bien de le faire copier in extenso, et de lui en adresser la copie »… Mais comment « si vous voulez y prendre ce qui vous intéresse » peut-il signifier : « je peux vous envoyer le manuel de tir pour que vous y preniez ce qui vous intéresse » ? Il manque un bout de phrase pour que Schwartzkoppen le comprenne… Mais admettons… Et voit-on la tricherie de Roget ? Il a, curieusement, fait disparaître un segment : « et le tenir à ma disposition après ». La phrase n’est pas : « si vous voulez y prendre ce qui vous intéresse, je le prendrai » mais : « Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai »… ça change tout. Que veut dire : « et le tenir à ma disposition » ? « Me le mettre de côté », « le garder par devers vous »… Il faut bien donc qu’il l’ait. Et s’il il l’a, c’est qu’il lui a été envoyé… Et que veut dire « après » ? Une fois que cela sera fait… Fait quoi ? Prendre en copie bien sûr… Moralité. Ce passage ne peut que signifier – nous redonnons ici ce que nous mettions dans notre compte rendu : « si vous voulez y prendre [i.e. y copier] ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après [i.e. et me le mettre de côté une fois que vous aurez terminé], je le prendrai [i.e. je viendrai le récupérer]. Et s’il n’a pas le temps, puisqu’il faut le lui rendre vite, il le récupérera avant [il y a une ellipse ici mais compréhensible s’il l’a et qu’induit la nécessité d’aller vite] et lui en fera une copie intégrale (« À moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie. »)
La parole du général Roget, comme le dit à la suite Adrien Abauzit, n’a en effet pas beaucoup de valeur pour nous. Mais ce n’est pas une question principe… La preuve est faite de sa malhonnêteté.

Ceci étant, je sais que la parole du général Roget – homme d’honneur – n’a aucune valeur aux yeux de la SIHAD, alors je vais lui citer une figure irréprochable à ses yeux : Maître Demange, qui, par confraternité, vient une nouvelle fois apporter de l’eau à mon moulin.Mon confrère en effet, a lui aussi considéré que le manuel de tir n’avait pas été envoyé. Et il se fonde pour cela sur un argument de bon sens, ayant pour source un élément matériellement vérifiable. Le 27 septembre 1894, la Section de statistique reçoit la copie d’une note adressée par Berlin à Schwartzkoppen. Cette note est un véritable questionnaire :

« Questionnaire du 27 septembre 1894. — Composition des batteries du régiment de corps de Châlons. Combien de batteries 120 ? Quels obus tirent-elles? Quels sont les effectifs des batteries ? Manuel de l’artillerie de campagne ? Réglette de correspondance ? Mobilisation de l’artillerie ? Nouveaux canons ? Nouveaux fusils ? Formation des armées, des divisions, des brigades de réserve ? Fort de Manonvilliers ? Projet de règlement sur les manœuvres et batteries attelées. »[40]

Le lecteur notera que Berlin demande à Schwartzkoppen des renseignements… sur le manuel de tir de l’artillerie. Dès lors, mon confrère fait un raisonnement logique. Si l’on questionne Schwartzkoppen sur le manuel de tir, c’est par définition qu’il n’a pas été précédemment envoyé : « On demande donc à l’agent A[41], de la part de son gouvernement, le Manuel de tir de l’artillerie de campagne et une réglette de correspondance ; par conséquent, le Manuel de tir, l’agent A ne l’a pas eu parce que, s’il l’avait eu et s’il l’avait envoyé, on ne le lui demanderait pas »[42].
Mon Cher Confrère, je ne vous en demandais pas tant.

Cet argument frappant ne l’est pas et il est regrettable qu’Adrien Abauzit ne se pose jamais de questions face aux déclarations des hommes de l’État-major. La date du bordereau ayant été alors fixée au mois d’août, il fallait que la note en soit postérieure. Deloye, qui révéla cette note, dit clairement que le 27 septembre était la date de sa réception à la 3e direction (Cass II, 324)… Déjà, donc, le temps qu’elle soit écrite à Berlin, envoyée à Paris, conservée peut-être quelques temps par Schwartzkoppen, jetée, récupérée par la voie ordinaire, livrée à la SS, reconstituée, transmise à la 3e direction, Il avait dû se passer pas mal de temps. Demange n’en était pas dupe et pourtant concéda en effet que l’auteur du bordereau n’avait pas le manuel. Soit mais qu’en est-il alors de ce que nous avons précédemment dit qui prouve indiscutablement que la manuel a été envoyé ? Car on peut ergoter sur des détails, en appeler à Demange dont la parole, parce que nous sommes censés être dans le même camp que lui, ne pourrait être que la nôtre (Demange s’est trompé parce qu’il se trompait sur la date du bordereau et il se trompait sur la date du bordereau parce qu’il acceptait la version de l’État-major), il n’en restera pas moins évident que quand on rédige un bordereau qui dit qu’on adresse par un courrier « quelques renseignements intéressants » qui sont : 1° une note, 2° une note, 3° une note, 4° une note, 5° le manuel de tir, c’est qu’on a envoyé 4 notes et un manuel de tir…
Maintenant dommage, encore et toujours, qu’Adrien Abauzit ne s’interroge pas sur la mention qui est faite de Châlons dans le document qu’il cite de Mercier. Sa lecture de Marcel Thomas qui en parle précisément aurait pu l’y inviter. Ne peut on penser que faisant référence à Châlons et donc aux écoles à feu, Berlin demandait à Schwartzkoppen d’y recueillir des informations plutôt que, ce qui compliquait tout, de les récupérer après coup ? Des écoles à feu qui s’ouvrirent, cette année 1894, le 6 août (permettant peut-être ainsi de dater un document qui ne l’est toujours pas) et auxquelles ne se rendit pas Dreyfus mais auxquelles se rendit Esterhazy…. Et un questionnaire qui pourrait fort ressembler à une demande dont le bordereau était la réponse…

Ainsi :
– Selon la SIHAD, l’auteur a envoyé le manuel en entier[43]. Il indique à Schwartzkoppen qu’il doit rendre le manuel avant la fin des manœuvres[44], et que si cela l’intéresse, il pourra lui faire une copie intégrale du manuel (que Schwartzkoppen était donc semble-t-il incapable de faire).
– Selon moi, l’auteur n’a envoyé qu’une note explicative ayant pour fin que Schwartzkoppen puisse indiquer quels éléments du manuel l’intéresse. Ainsi, l’auteur pouvait lui copier les passages du manuel en question. Le lecteur jugera lequel des deux scénarios est le plus crédible.
À la lumière de ce qui précède :
– « Je ne puis » n’a pas le même sens que « j’ai ».
– Le bordereau ne pouvait être envoyé par un officier de troupe.
– Les formules du passage sur le manuel de tir correspondent à la situation de stagiaire de Dreyfus.
– Le manuel n’a pas été envoyé intégralement.

« Je ne puis » n’a pas le même sens que « j’ai » ??? Dit comme cela c’est sûr. Voici une synthèse pour le moins déformante . Quoi qu’il en soit :
– « Je ne puis avoir telle chose que pendant tant de temps » peut vouloir dire « je l’ai pour quelques jours » ;
–Esterhazy a pu envoyer le bordereau (aller jusqu’au bout de la démonstration n’a pas sa place ici et a déjà été fait) ;
– Le manuel a été envoyé à Schwartzkoppen.

Sur l’improbable Petit bleu
Pour rappel, le Petit bleu est une « lettre » de « Schwartzkoppen » à Esterhazy, censée établir la trahison de ce dernier, que Picquart prétend avoir obtenu par Voie ordinaire en mars 1896[45]. Non dupe, la Section de statistique ne prend pas au sérieux cette pièce qui n’a aucun signe d’authenticité. Picquart décide alors de la falsifier pour tenter de la faire gober à l’Etat-major. Pour cela, il cherche d’abord à faire photographier la pièce sans que des traces de déchirure n’apparaissent. Ensuite, il cherche à la faire timbrer. Et enfin, il demande au commandant Lauth d’attester que l’écriture sur le Petit bleu est celle de Schwartzkoppen. De la sorte, il pensait pouvoir présenter le Petit bleu à ses chefs.

Une présentation qui n’est que celle, habituelle, de l’accusation et des antidreyfusards. Il est évident que nous l’aurions écrite autrement : Pour rappel, le petit bleu, est un pneumatique de Schwartzkoppen à Esterhazy qui est arrivé déchiré en petit morceaux à la Section de statistique en mars 1896. Picquart, pour diverses raisons (peur d’un piège, volonté de ne pas attirer l’attention sur un homme qui était peut-être innocent, ne pas semer à l’État-major la même panique que quand était arrivé le bordereau en 1894 et assurément tirer toute la gloire de la découverte), décide de n’en pas parler dans un premier temps à ses chefs. Pour qu’on ne sache pas quelle est la provenance du document que l’absence d’oblitération et le fait qu’il soit déchiré en petits morceaux trahissent, Picquart en fait faire des photos masquant les déchirures. Par la suite, quand il faudra perdre Picquart pour empêcher la révision du procès de 1894, ses subordonnés, en un bel ensemble et en réadaptant au fil des procédures leurs accusations, se souviendront qu’il avait tenté de les suborner dans le but de faire d’un document faux un document authentique.
Quant aux accusations « cherche à la faire timbrer », à « attester que l’écriture », elles ne reposent sur rien. Celle de l’oblitération du petit bleu n’est que la parole des hommes de la SS contre celle de Picquart. Et Adrien Abauzit pourra dire que le recoupement des témoignages vaut vérité. Le problème, nous en avons précédemment parlé, c’est qu’il est clair quand on met en face les instructions de Pellieux, Ravary, les dépositions du Procès Zola, celles devant la Cour de cassation, celles des instructions Fabre et Tavernier et celle de Rennes, on peut voir comment, les Iunck, Valdant, Henry (jusqu’à sa mort, bien sûr), Lauth, Gonse, Boisdeffre, Du Paty changèrent leur discours pour l’uniformiser d’une procédure à l’autre. À propos de l’écriture, par exemple, et de ce que Picquart avait dit à Lauth au sujet du fait qu’il pourrait certifier, s’il le fallait, de quel endroit « venait la carte » (instruction Ravary), Iunck adaptera progressivement son discours à celui de Lauth :  il parlera d’« origine » du petit bleu dans l’instruction Ravary, puis de « provenance » face à Fabre et enfin d’« écriture » à partir de l’instruction Tavernier et ce jusqu’à Rennes. Et on pourrait ainsi multiplier les exemples. Bien sûr Picquart aussi n’employa pas toujours les mêmes mots : il avait dit, lors de l’instruction Ravary, avoir répliqué à Lauth « qu’il n’y avait qu’une chose dont il fallait bien se souvenir au besoin : c’est de l’endroit d’où venait la carte », propos qu’il résumera au procès Zola en précisant que Lauth pourrait toujours en certifier l’« écriture » puis, par la suite, en certifier l’« origine ». Picquart avait parlé d’« écriture » mais après avoir parlé de provenance pour y revenir par la suite. Iunck, lui, avait finalement confirmé ce que disait Picquart (origine) pour ensuite parler d’écriture et ainsi être en accord avec ce qu’avait dit Lauth…
Avant de passer à la suite, il nous faut  commenter la note de ce petit passage : « Je ne reviens pas ici, écrit Adrien Abauzit, sur les variations de Picquart au sujet de la date de « réception » du Petit bleu. Il est vrai que Picquart n’a pas toujours donné la même date au sujet de l’arrivée du petit bleu à la SS et il est indéniable, sans doute parce qu’il craignait qu’on lui reprochât le fait qu’il n’en ait parlé que tardivement à ses chefs, qu’il a menti à ce sujet. Si Adrien Abauzit était allé lire l’instruction Pellieux, il aurait pu y voir que Lauth, pour noircir un peu plus le tableau au sujet de son chef, n’hésita pas à affirmer que le petit bleu avait été reçu à l’automne 1895 avant de corriger, une semaine plus tard parce que ses collègues, à ce moment où les violons n’avaient pas encore été accordés, disaient autre chose.

Concernant cette pièce, le juriste se pose une question essentielle : comment une lettre non timbrée, non écrite et non signée par Schwartzkoppen peut-elle être attribuée à Schwartzkoppen ?
C’est là un tour de passe-passe impossible. Invoquer qu’un tiers ait pu écrire la lettre à sa place eut été crédible si au moins Schwartzkoppen l’avait signée et si un timbre avait authentifié son envoi. Mais en l’espèce ce n’est pas le cas.
Sans ces éléments de base, le Petit bleu n’est qu’un vulgaire morceau de papier.

« Comment une lettre non timbrée, non écrite et non signée par Schwartzkoppen peut-elle être attribuée à Schwartzkoppen ? » Déjà, elle était signée, signée d’un « C. » comme l’était la lettre au crayon arrivée au même moment que le petit bleu et qu’Abrien Abauzit considérait comme un faux de Marcel Thomas (lettre au sujet de laquelle il a présenté ses excuses). Mais répondons à la question. « Comment une lettre non timbrée, non écrite et non signée par Schwartzkoppen peut-elle être attribuée à Schwartzkoppen ? » Pour commencer, il serait plus exact et plus aisé pour la compréhension de la chose de parler d’oblitération (les petits bleus étaient pré-timbrés – voir reproductions à la suite). Et s’il peut, ce petit bleu, être attribué à Schwartzkoppen, c’est uniquement, et c’est bien suffisant, parce qu’il vient de sa poubelle comme tout ce qui arrive à la Section de statistique : des lettres qui lui sont adressées, des notes, des brouillons, des mémentos, etc. Il y a dans ce « raisonnement » d’Adrien Abauzit une faille béante qu’aveuglé par la nécessité de faire coller sa conviction à la réalité, il ne voit pas (ce qui est inquiétant) ou refuse de voir (ce qui le serait plus encore). Le document, nous sommes d’accord, et Adrien Abauzit nous le dit plus loin, vient de la voie ordinaire. Nous sommes encore d’accord que la « voie ordinaire » qualifie la récolte que peut faire la Bastian dans la poubelle et dans le poêle de Schwartzkoppen. SI LE DOCUMENT VIENT DE LA VOIE ORDINAIRE, COMMENT POURRAIT-IL ETRE OBLITÉRÉ ? S’il est oblitéré, c’est qu’il a été posté et s’il a été posté et qu’il doit être dans une poubelle, ce ne peut être que dans celle d’Esterhazy. Comment envoyé par la Poste par Schwartzkoppen pourrait-il se retrouver dans sa propre poubelle ? Comment y serait-il arrivé ?
Ainsi, comment, si le petit bleu avait été oblitéré, Picquart aurait-il pu le rendre crédible auprès de ses chefs, quand il aurait fallu le leur montrer ? C’est ce que dira drôlement Albert Clemenceau au procès Zola (qu’Adrien Abauzit a lu) :

demandez-vous ce qui se serait passé, si le colonel Picquart s’était présenté en haut, comme on dit au ministère, chez ses chefs, et leur avait dit, après avoir fait apposer le timbre de la poste : « Voici un petit bleu venant du cornet qui a une authenticité certaine, puisqu’il y a le timbre de la poste », est-ce que ses supérieurs ne lui auraient pas répondu : « Puisqu’il y a le timbre de la poste, c’est que votre petit bleu ne vient pas du cornet, parce qu’il n’est pas d’usage que les employés de la poste aillent apposer leurs cachets dans des endroits – pour ne pas le nommer – où l’on prend les petits bleus. »

C’est bien justement le fait qu’il ne soit pas oblitéré qui en prouve l’authenticité, ou tout au moins l’authenticité de la provenance.

Enfin, concernant l’écriture, si bien sûr elle pouvait (et doit) être celle d’un des secrétaires de Schwartzkoppen, il nous paraît logique – mais sans doute est-ce un sophisme psychologisant – que ne soit pas signée une correspondance entre un espion et son employeur. Et le contenu du petit bleu suffisait pour faire comprendre à Esterhazy qui en était l’expéditeur.

À ces réflexions élémentaires, la SIHAD oppose des sophismes psychologisants aisément réfutables.

1) « Il faudrait reconnaître que les dreyfusards manquaient cruellement d’intelligence et d’esprit pratique. Pourquoi courir le risque de se faire découvrir en ayant recours aux collègues de la Section de statistique et en leur demandant de témoigner de ce qui n’était pas ? »

Les dreyfusards ne manquaient certainement pas d’intelligence. En revanche, ils manquaient de marge de manœuvre. La SIHAD saute quelques étapes en arrivant tout de suite à la scène où Picquart demande à ses subordonnés d’attester que l’écriture sur le Petit bleu était celle de Schwartzkoppen. Elle entretient une confusion entre le temps de la « réception » et celui de la falsification.
Picquart n’a été contraint de demander à Lauth de mentir au sujet de l’écriture du Petit bleu, que parce qu’il voyait bien que la Section de statistique avait de gros doutes quant à son authenticité. Le poisson ne mordait pas. D’où l’épisode Cuers. D’où les photographies de la pièce reconstituée pour tromper l’Etat-major.
Faire une telle demande était donc risquée, mais c’était la seule façon de donner un semblant d’authenticité au Petit bleu, qui n’en avait aucune d’un point de vue matériel. Ce n’est donc qu’acculé par le scepticisme de ses collègues que Picquart a tenté de sauver le Petit bleu, qui était un tir à un coup, en cherchant à le faire gober, une fois falsifié, à ses supérieurs.

« Picquart n’a été contraint de demander à Lauth de mentir au sujet de l’écriture du Petit bleu, que parce qu’il voyait bien que la Section de statistique avait de gros doutes quant à son authenticité » n’est peut-être pas un sophisme psychologisant mais est assurément de l’astrologie. Quelles preuves pour une telle assertion ? Les subordonnés de Picquart doutèrent tellement peu de l’authenticité du petit bleu que Lauth, en le présentant à son chef après l’avoir découvert fut persuadé, ainsi qu’il le lui dit, qu’il y avait un second traître (après Dreyfus)… Picquart le dit et Lauth le confirme. Les subordonnés de Picquart doutèrent tellement peu de l’authenticité du petit bleu et donc de l’honnêteté de leur chef que Lauth invita ce dernier quelques temps plus tard à venir dîner chez lui… Les subordonnés de Picquart doutèrent tellement peu de l’authenticité du petit bleu que Lauth, au procès Zola, racontera que, quand son chef lui avait dit vouloir faire croire que le document avait été saisi à la poste (nous le répétons : pour ne pas en trahir la provenance), il lui avait répondu : « Comment pourrait-on croire cela ? d’abord le petit bleu ne porte pas de cachet. Cela lui ôterait toute valeur et ferait disparaître les signes qui lui donnent une certaine authenticité. » « les signes qui lui donnent une certaine authenticité »… celle de ne pas avoir de cachet !!! Une citation qui ne fait pas que montrer que Lauth n’avait pas le moindre doute à ce moment sur l’authenticité du petit bleu mais qui vient encore renforcer ce que nous disions sur l’aberration de la demande d’oblitération comme garantie d’authenticité. C’est curieux qu’Adrien Abauzit ne comprenne pas cela, surtout qu’il cite cet extrait p. 171 de son livre !

2) « Pourquoi l’avoir déchiré pour ensuite demander un timbrage qui n’aurait pu qu’être au-dessus des bandes de reconstitution et révéler la falsification ? »

La SIHAD entretient encore ici une confusion entre le moment de la « réception » du Petit bleu et celui de sa falsification. La demande de timbrage, j’y reviens, n’a été faite par Picquart qu’après qu’il ait constaté que la Section de statistique ne prenait pas la pièce au sérieux. Ce n’est qu’après avoir constaté que, telle qu’elle, la pièce n’était pas crédible, qu’il a songé à la falsifier, notamment par un timbrage.

La thèse de Picquart qui, ayant raté son coup, tente de « sauver le petit bleu en cherchant à le faire gober, une fois falsifié, à ses supérieurs » est une nouvelle aberration. Relativement aux déchirures, les faire disparaître ne pouvait être possible que sur des photographies… Picquart comptait donc donner une photographie pour prouver ses dires ? Pour comprendre, reportons-nous au livre d’Adrien Abauzit (p. 172) :

Picquart souhaite faire croire à l’État-major que le Petit bleu est une lettre authentique, grâce à un timbre ultérieurement déposé dessus par la poste. De la sorte, sur la base de photos ne présentant aucune trace de déchirure, il sera impossible de deviner que le Petit bleu est arrivé par la Voie ordinaire.

Tout cela n’est pas très clair. Essayons de comprendre. Les déchirures sont donc effacées sur les photos et le petit bleu est oblitéré. Mais si on présente les photos, faites avant la demande d’oblitération, l’oblitération n’y sera pas et si on présente le petit bleu les déchirures y seront toujours. Il semble donc qu’il faille comprendre que le petit bleu, une fois oblitéré, aurait dû être rephotographié. Mais alors là, pour faire passer le faux, les problèmes se seraient posés en cascade. Déjà, en montrant les photos, comment expliquer, si le petit bleu est censé avoir été saisi à la poste, que manquent des morceaux, comment expliquer le décalage des lettres composant le mot « télégramme » (voir reproductions)… Des manques et des lettres décalées qui indubitablement auraient trahi la véritable provenance !

Maintenant, admettons que malgré cela, et tout à fait extraordinairement, Picquart réussisse son coup. L’affaire devenant officielle, une instruction est ouverte, laquelle pour aboutir à une condamnation ne peut que passer par un procès. Comment Picquart peut-il se sortir de son mensonge ? Dans les affaires d’espionnage, le chef de la section de statistique ne déposant jamais, selon « les usages du ministère » (ainsi Sandherr fut représenté par Henry au procès de Dreyfus), Picquart doit donc compter sur Lauth, chargé de le représenter, sur Iunck, peut-être sur Henry, appelés comme témoins. Comment peut-il espérer qu’après avoir essayé de les suborner, ils le couvrent, accréditent son mensonge ? De plus, comme dans toute affaire au centre de laquelle est une pièce d’écriture – et surtout quand cette écriture est incertaine ou constestée –, jamais un simple témoignage ne pourra remplacer une expertise. Il est évident – et Picquart le savait mieux que quiconque – que l’original du petit bleu, pièce à conviction et fondement de l’accusation, sera versé… Un original avec l’oblitération au-dessus des bandelettes de reconstitution (elle aurait dû être en dessous et se serait retrouvée inévitablement au-dessus… puisque la demande est postérieure à la reconstitution) ? Et les grands chefs, déjà, avant toute transmission à la justice militaire, n’auraient pas demandé à le voir, cet original ? Si, bien évidemment… Pour éviter cela, admettons que Picquart décide de faire disparaître cet original, ainsi que l’a soutenu l’accusation. La fameuse photographie aurait-elle pu suffire ? Personne ne se serait inquiété de la disparition d’une pièce d’une telle importance ? Et si l’on veut considérer le travail nécessaire de retouches sur la photographie, il faut bien se dire que Picquart pouvait ne pas être un photographe émérite, il devait savoir que ce genre de travail sur une image – tout au moins pour faire complètement disparaître des déchirures très nombreuses et laisser croire que… – était impossible à réaliser et que ce n’étaient certes pas Iunck et Lauth, qu’il savait « pas encore très habiles », qui y parviendraient… De même, comment aurait-il été possible de « retrouver » les quelques fragments manquants pour donner au document « tous les caractères de l’authenticité » ? Ce n’aurait pas été Esterhazy qui serait passé devant un conseil de guerre… ç’aurait été Picquart… Car Lauth – imaginons l’inimaginable – aurait pu certifier et certifier encore, et la provenance et l’identité du scripteur, le temps n’aurait pas été long avant que l’attention ne fût attirée sur Picquart et ses curieuses manières de faire. Vraiment cela ne tient pas… Et au fait… qu’en est-il de la lettre « au crayon », l’erreur que reconnaît Adrien Abauzit et qui porte la même signature « C. » que le petit bleu ?

3) « N’eût-il pas été plus simple, dès le départ, si le grrrrand complot avait existé, de faire un document intact, sans déchirure, de profiter de l’occasion pour faire imiter l’écriture de Schwartzkoppen, de le signer de son nom, de ne pas oublier l’oblitération, de ne surtout pas le mettre dans les cornets de la Bastian et de faire croire qu’il avait été saisi à la poste ou mieux même, puisqu’Esterhazy était complice, de le lui envoyer ? »

La SIHAD suggère qu’il aurait été plus simple de faire un faux, avec l’écriture imitée de Schwartzkoppen, de le signer, de poser un timbre, de ne pas passer par la Voie ordinaire. Plusieurs remarques.
A) Il eut été plus simple en effet, de verser un faux parfait. Mais il faut cesser de rêver. Fabriquer un tel faux était-il possible ? La risque pour que la Section de statistique ne découvre le pot aux roses était immense. Pour la tromper, il eut fallu que le faussaire dispose de l’écriture de Schwartzkoppen. Était-ce le cas ? En outre, imiter une écriture est une chose. C’est tout autre chose que d’imiter une signature. Ici, la fraude peut être d’autant plus flagrante.

« Pour la tromper, il eût fallu que le faussaire disposât de l’écriture de Schwartzkoppen ». Mais puisque le commanditaire du faux est Picquart, il n’était pas compliqué pour lui, chef de la Section de statistique, de trouver la signature de Schwartzkoppen. Et quant à dire qu’une signature est plus difficile à imiter qu’une écriture, voilà une affirmation bien téméraire…

«B) Il était de première importance que le document arrive par la Voie ordinaire, car c’était une façon d’indiquer que Schwartzkoppen écrivait à Esterhazy depuis l’ambassade d’Allemagne. Une lettre écrite depuis l’ambassade d’Allemagne est par définition plus suspecte d’avoir trait à l’espionnage qu’une lettre écrite depuis son domicile. Du reste, aurait-on vraiment pu prendre au sérieux une lettre envoyée par la poste contenant une telle information ? Il est vrai que les dreyfusards savent être très crédules lorsque cela les arrange…

« Il était de première importance que le document arrive par la Voie ordinaire ». Mais s’il est oblitéré, il ne peut pas, comme nous l’avons expliqué, provenir de la voie ordinaire. Et à vrai dire, ce qu’écrit ici Adrien Abauzit nous surprend. Il écrit dans son livre, nous le citions précédemment :

Picquart souhaite faire croire à l’État-major que le Petit bleu est une lettre authentique, grâce à un timbre ultérieurement déposé dessus par la poste. De la sorte, sur la base de photos ne présentant aucune trace de déchirure, il sera impossible de deviner que le Petit bleu est arrivé par la Voie ordinaire.

« Il était de première importance que le document arrive par la Voie ordinaire ». « il sera impossible de deviner que le Petit bleu est arrivé par la Voie ordinaire ». Voie ordinaire ou pas voie ordinaire ? Nous ne comprenons plus…

C) Ainsi que le fait remarquer le général de Pellieux au procès Zola, il n’est pas très sérieux de soutenir qu’une relation d’espionnage puisse s’entretenir par lettre envoyée à la poste :

Je me suis étonné que le colonel Picquart, chef du service des renseignements d’une grande puissance – nous ne sommes pas encore tombés au niveau de la république d’Andorre ou de Saint-Marin – , chef du service des renseignements d’une grande puissance, officier qui devait être intelligent, je pense, ait été assez naïf pour croire qu’un attaché militaire d’une grande puissance étrangère aurait correspondu avec un de ses agents par carte-télégramme. Une carte-télégramme déposée chez le concierge, qui peut être ouverte par le concierge, par un domestique ! Et c’est ainsi qu’on aurait correspondu avec Esterhazy !… J’avoue que c’est trop naïf, je n’y ai pas cru, je l’avoue…[46].

Imagine-t-on aujourd’hui deux espions communiquer par gmail avec leur adresse courriel personnelle ?

Comment correspondaient-ils ? Comment, quand Schwartzkoppen avait un message à faire passer, le faisait-il ? Il est clair qu’écrire à son espion chez lui est idiot… Ne pourrait-on penser d’ailleurs que c’est peut-être pour cela que Schwartzkoppen se ravisa et jeta son pneumatique à la poubelle – ce qui explique qu’on l’y ait trouvé et qu’il ne fût pas oblitéré ?

4) « Et puisqu’il s’agissait de sauver Dreyfus, n’aurait-il pas été aisé et surtout judicieux de ne pas oublier d’y mettre une phrase d’une grande clarté sur son innocence ? »

Les dreyfusards nous ont habitué aux grosses ficelles, mais tout de même…Oui, il eut été plus simple d’y mettre une phrase au sujet de l’innocence de Dreyfus, mais cette pièce miracle tombant comme un cheveu sur la soupe dans les circonstances précitées, personne n’y aurait cru.

Oh ! tout est possible… Malgré sa langue improbable, le fait que le nom Dreyfus y fût en toutes lettres et ses quadrillages différents ainsi qu’on le  voit à l’œil nu sur le document et même sur les reproductions qui en furent faites, on crut pendant près d’un an que le « faux Henry » était authentique, du côté de l’État-major.

 

Sur la stratégie Esterhazy
La SIHAD prétend ne pas comprendre la manœuvre autour d’Esterhazy, visant à le faire acquitter pour lui donner une totale liberté d’action.

Essayons de comprendre : l’idée était donc de reporter la culpabilité sur l’homme de paille Esterhazy et, une fois découvert, de le faire passer en conseil de Guerre pour obtenir, faute de preuve, son acquittement. L’idée en effet n’était pas de le faire condamner. C’eût été logique pourtant, puisque toute la manœuvre avait pour but de libérer Dreyfus. L’idée était de le faire acquitter parce qu’acquitté, Esterhazy deviendrait intouchable, acquérant, « si l’on peut dire, une impunité juridique qui lui donnera la liberté de faire tout ce que le Syndicat attend de lui » (p. 239). Plus tard il avouerait, et tout se réglerait (p. 189). Cela est parfait mais on a du mal à comprendre qu’un tel plan ait pu être pensé. Curieux, ces intellectuels qui ne réfléchissent pas. Parce qu’enfin, quid de Dreyfus ? Si Esterhazy est acquitté, c’est que Dreyfus est coupable… Une seconde fois condamné, en quelque sorte…

La SIHAD nous dit donc ceci : pourquoi faire acquitter Esterhazy alors qu’il eut été plus simple de le faire condamner. Mes contradicteurs oublient une petite chose : il était rigoureusement impossible qu’Esterhazy soit condamné. Non en raison du fantasmé soutien de l’Etat-major, mais simplement parce que le dossier d’accusation contre lui est vide : le Petit bleu est un faux grossier (qui en outre ne démontre aucune livraison de documents) et en qualité d’officier de troupe, il ne pouvait obtenir les renseignements émanant de l’Etat-major transmis avec le bordereau.
Du reste, on peut penser qu’Esterhazy n’était pas complètement suicidaire et qu’il a dû exiger un minimum de garantie. Il n’allait pas se faire condamner à la détention perpétuelle pour les beaux yeux de Reinach et Mathieu Dreyfus. Il ne s’est pas jeté dans la gueule du loup de la condamnation, il a accepté de jouer le rôle de l’auteur du bordereau, mais à condition ne pas être condamné pour haute trahison, ni même de passer pour un traître. D’où la farce de ses aveux, selon lesquels il aurait écrit le bordereau sur ordre du colonel Sandherr pour confondre Dreyfus… 

L’impossibilité de la condamnation d’Esterhazy ne tient pas avec cette argumentation : la fausseté du petit bleu n’est pas prouvée et Esterhazy était en mesure de livrer les documents énumérés au bordereau. Carvallo l’a dit à Rennes, à partir du 7 avril 1894, les officiers d’artillerie avaient eu à leur déposition « une description complète du frein hydropneumatique » que s’étant rendu à Châlons, Esterhazy aurait pu se procurer. De même de la question des troupes de couverture dans laquelle le 6e corps d’armée jouait un rôle essentiel, 6corps d’armée basé à Châlons… et si Esterhazy n’avait pu là obtenir les renseignements dont il avait besoin il lui aurait suffi de lire et de résumer le Journal des sciences militaires qui s’était intéressé à la question dans son numéro de mai 1894. Relativement aux modifications apportées aux formations de l’artillerie, nous savons qu’elles avaient été mises en application, toujours à Châlons, et au moment même où Esterhazy s’y trouvait. Concernant Madagascar, on pourrait rappeler les différentes publications qui livrèrent sur le sujet des informations ou, rappeler que le colonel de Torcy, chargé de préparer l’expédition, était alors affecté à Châlons où Esterhazy aurait très bien pu recueillir quelques informations. Le manuel de tir était à la disposition de tous et avait même fait l’objet d’une édition autographiée. Il n’était donc pas difficile de se le procurer, contrairement à ce qu’en dit Esterhazy dans le bordereau pour lui donner de la valeur. Et faut-il rappeler que la phrase du bordereau : « le ministère de la Guerre […] a envoyé un nombre fixe dans les corps et ces corps en sont responsables. Chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres » ne peut indiquer qu’une chose : que son auteur ne pouvait être qu’un officier d’un corps, comme l’était Esterhazy et non un officier d’État-major qui n’avait aucune raison de parler de ce qui se passait dans les corps. Demeurent les manœuvres. Marcel Thomas a prouvé qu’Esterhazy avait assisté « à des manœuvres de garnison » à la fin d’août 1894. Cela pourrait suffire dans le cas où nous ne voudrions pas considérer, ce qui nous semble pourtant probable, qu’il ne s’agissait là encore que d’un mensonge visant à rendre intéressante sa « collaboration ». Même écriture, même papier, possibilité de fournir les documents, relation établie avec Schwartzkoppen…
Quant au dossier il était léger en effet… Moins toutefois que celui qui avait fait condamner Dreyfus…

 « Et si tout a été construit pour qu’Esterhazy semble coupable et qu’il est acquitté, comment revenir en arrière, qu’il avoue ou qu’il n’avoue pas, puisqu’il n’est pas possible en droit de rejuger pour un même crime quelqu’un qui l’a déjà été. »

Non. Il n’est pas possible de rejuger une personne acquittée pour un même crime, mais il est parfaitement possible de rejuger une personne condamnée pour ce même crime en cas de fait nouveau. C’est d’ailleurs tout l’objet de l’affaire Dreyfus… Les aveux d’Esterhazy, faits par ce dernier alors qu’il n’avait juridiquement plus rien à craindre dans cette affaire, pouvaient donc déclencher, en qualité de fait nouveau, un nouveau procès Dreyfus. Je rappelle qu’au titre d’une loi du mois de juin 1895, initiée par le ministre de la Justice dreyfusard Trarieux, la révision d’un jugement est possible en cas de découverte de fait nouveau de nature à modifier le verdict.

« Non » ? « Non » à quoi ? À son habitude Adrien Abauzit noie un poisson qui commence à être dans un sale état… Nous parlons d’Esterhazy et de l’impossibilité de le rejuger après son acquittement et Adrien Abauzit nous répond en nous parlant de la révision de la condamnation de Dreyfus (au passage, il est impossible de tourner ainsi sa phrase qui laisse penser que Trarieux était dreyfusard en 1895 – ce qui n’était pas – et que cette loi était une loi de circonstance). Comme Adrien Abauzit ne répond jamais quand la question le gêne, nous lui redemandons : « Et si tout a été construit pour qu’Esterhazy semble coupable et qu’il est acquitté, comment revenir en arrière, qu’il avoue ou qu’il n’avoue pas, puisqu’il n’est pas possible en droit de rejuger pour un même crime quelqu’un qui l’a déjà été ? » C’est cette question qui importe parce qu’elle montre à elle seule la fragilité, pour parler par euphémisme, de la construction qu’Adrien Abauzit présente comme la vérité historique. Pour le reste, Adrien Abauzit revenant plus loin sur la question, nous la traiterons à ce moment.

Et si tout l’argumentaire dreyfusard reposait sur la culpabilité d’Esterhazy comment défendre Dreyfus après un acquittement qui disait l’innocence de l’homme de paille ? Comment obtiendrait-on donc l’élargissement et la réhabilitation de Dreyfus ? Les aveux d’Esterhazy précipiteraient tout ? Mais qui y croirait ?

La réponse est dans la question : les aveux d’Esterhazy. Qui y croiraient ? Eh bien tous ceux qui font semblant d’y croire depuis plus d’un siècle.

Que nous ne connaissons pas. Nous considérons que ces aveux sont un mensonge dans la mesure où Esterhazy ne fut jamais un agent double mais un traître.

De même, si Picquart est complice de la manœuvre, pourquoi attirer l’attention sur lui avec l’article Dixi, avec les faux télégrammes, œuvre des dreyfusards selon Adrien Abauzit ?

Pour entretenir la farce de l’opposition entre deux personnages qui en réalité étaient tous deux des pantins du Syndicat et pour faire croire à l’existence de « machinations »[47] contre Picquart.

Admettons que « pour entretenir la farce » et faire croire à l’existence de machinations contre Picquart, le fameux Syndicat ait décidé de demander à Esterhazy de publier un article, sous le pseudonyme « Dixi », article dans lequel Esterhazy dénonçait Picquart au grand public. Un article publié dans l’antisémite Libre Parole. Soit. Mais n’était-ce pas jouer avec le feu ? Car si le fameux syndicat voulait imposer cette idée, pourquoi le faire à ce moment-là en un article qui se présentait comme une réponse à un autre article publié la veille dans Le Figaro, article d’Emmanuel Arène et signé « Vidi », qui racontait la conviction de Scheurer-Kestner de l’innocence de Dreyfus ? Quelle stratégie pouvait commander cela ? De plus, pourquoi publier peu après un second article, sous le même pseudonyme et dans la même Libre Parole, article qui donnait les noms des complices ? Il nous faut là nous expliquer. Pour Adrien Abauzit, l’agent Souffrain, est une des clés de l’explication de l’existence de cette « collusion entre Esterhazy et le Syndicat ». C’est lui qui aurait posté les télégrammes adressés à Picquart en Tunisie, télégrammes qui étaient censés faire croire à cette machination (p. 229). Hormis le fait que le fameux syndicat jouait là encore avec le feu, en postant ces télégrammes, pourquoi révéler au public, comme nous le disions, et Leblois, complice de Picquart, et Scheurer-Kestner, et Levaillant qui selon Adrien Abauzit était le commanditaire de la manœuvre ? Le 17 novembre, La Libre Parole publiait en effet un nouveau « DIxi », œuvre d’Esterhazy, qui disait :

À Monsieur Scheurer-Kestner. M. Scheurer-Kestner n’a pas répondu à nos questions concernant la parenté entre : 1° Le juriste M. L[eblois] qui a fouillé dans les dossiers du service des informations du ministère de la guerre et son juriste conseil. 2° Le capitaine Lebrun-Renault, qui a reçu les aveux de Dreyfus. 3° L’ex-agent Souffrain qui, avec Isaïe Levaillant, mène la campagne policière pour Dreyfus. Si M. Scheurer-Kestner veut des renseignements complémentaires, nous lui dirons ceci : Dès que Souffrain sut qu’il s’était montré comme un novice en apprenant qu’on faisait une petite enquête sur des télégrammes imprudents et affolés, il a essayé de se rattraper en prévenant son compère et ami par l’intermédiaire d’un Juif de Tunis. Le compère va protester qu’il n’a jamais connu Souffrain. Nous chargeons Mlle S… de le démentir.

Quel intérêt pour le complice Esterhazy d’impliquer ainsi Scheurer-Kestner et Leblois, de révéler l’identité de Souffrain et de Levaillant avec lesquels il est censé travailler, et même de parler des aveux dont il n’était plus question depuis un moment ? Si tous étaient complices, pourquoi jouer cette partition ? Pourquoi encore, le 19 novembre, le même Esterhazy, en personne, reprenant les accusations qu’il avait portées sous pseudonyme dans La Libre Parole, accusait-il publiquement Souffrain, Levaillant, Leblois en déclarant à Charles Roger de L’Intransigeant qui s’était empressé de l’imprimer que :

L’affaire est machinée de toutes pièces par trois [sic] personnes : M. Isaïe Levaillant, ancien haut fonctionnaire de la police ; l’ex-agent souffrain, qui a échangé récemment des télégrammes avec ce dernier ; l’avocat L[eblois], et le colonel Picquart ?

Ce n’est plus « entretenir la farce », c’est un suicide ! Et pourquoi, enfin, Esterhazy, le 24 novembre 1897, parlait-il à de Pellieux, qui instruisait à son sujet après la plainte de Mathieu Dreyfus, et sans que rien ne lui fût demandé, de ce qu’était le rôle de Souffrain et de ses liens avec le « Syndicat » ? Si Esterhazy était le complice du Syndicat, de Souffrain, de Levaillant (ancien préfet, membre éminent de la communauté juive et du secret alors Comité de Défense contre l’antisémitisme), quelle fut sa stratégie en déclarant à de Pellieux, évoquant la fameuse et fantasmatique dame voilée qui l’aurait renseignée :

Au cours d’une de ses conversations, elle est entrée dans de très grands détails sur l’organisation de ce qu’elle appelait « la bande », et elle m’a dit notamment qu’un M. Isaïe Levaillant avec l’ancien agent Souffrain s’occupaient très activement de l’affaire ; et que, notamment, M. Isaïe Levaillant avait eu pouvoir du colonel Picquart de se faire remettre sa correspondance au domicile qu’il avait conservé à Paris.

Quelle est cette stratégie qui fait agir discrètement Souffrain et livre son nom au public, qui établit ses liens avec un membre important de la communauté juive et attise l’antisémitisme, qui dénonce Picquart comme ayant fouillé dans les documents au ministère et comme l’ayant fait avec un civil de ses amis, qui ruine les efforts de Scheurer-Kestner tout en rappelant la culpabilité de Dreyfus puisqu’il avait avoué ? 
Mais cela dit, pourquoi Adrien Abauzit, alors qu’il donne en note la source de la déposition Esterhazy lors de l’instruction de de Pellieux, n’en parle-t-il pas et ne cherche-t-il pas à résoudre cette énigme ? Et pourquoi, si Souffrain était l’auteur des faux télégrammes adressés à Picquart dans le but de faire croire à des machinations ourdies, Adrien Abauzit ne nous dit-il pas que celui qui déposa plainte contre lui le 4 janvier 1898 fut justement Picquart, censé être son complice ?… Pourquoi Adrien Abauzit ne nous dit-il pas que Souffrain, dénoncé dans la presse et à de Pellieux par Esterhazy ne fut-il pas entendu ? Pourquoi Adrien Abauzit ne nous explique-t-il pas pourquoi il ne fut jamais donné, sous Billot puis Cavaignac qui ne furent pas dreyfusards, suite à cette plainte de Picquart ? Elle semble bien fragile cette thèse…

 Ce n’est pas parce qu’Esterhazy avoua avoir écrit le bordereau sur ordre quelques jours après le refus de la commission de septembre 1898 d’ouvrir la révision (p. 274-276 ; commission qui ne vota pas contre à quatre voix contre deux mais ne put se départager à trois voix contre trois), que la révision se fit. Lira-t-on pour le savoir les souvenirs du franc-maçon Henri Brisson ? Le gouvernement la décida parce qu’Henry avait fait un faux ! Henry ne fut pourtant pas de la manœuvre, n’est-ce pas ?

La SIHAD affirme que ce ne sont pas les aveux d’Esterhazy qui ont provoqué le déclenchement de la procédure de révision du procès de 1894. Pour répondre, je pourrais me limiter à reproduire la chronologie des évènements que j’établis dans mon livre.
Mais je ferai mieux en citant une plume dreyfusarde. Avant cela, je souligne que contrairement à ce que soutiennent mes contradicteurs, l’avis de la Commission de révision est bien un avis négatif : « Par ces motifs. La Commission n’est pas d’avis qu’il y ait lieu à révision »[48] .
La Commission considère notamment que le Faux Henry ne saurait être un motif de révision :

Que ce fait ne peut se voir dans la fabrication d’une pièce fausse par le colonel Henry ;
D’abord, parce que cette pièce, postérieure de deux ans de la décision du Conseil de guerre, ne peut avoir influé sur cette décision ;
Ensuite, parce que le commandant Henry est resté étranger à la détermination de poursuivre Dreyfus, et qu’il résulte de la procédure que son rôle y a été insignifiant ;

Certes, il y eu trois votes contre trois, mais la voix du Président était prépondérante.
Pour répondre à la SIHAD sur la question de l’importance des aveux, je citerai à nouveau Armand Israël :

Le 23 septembre, la Commission de révision émet par trois voix contre trois (la voix du président étant prépondérante) un avis défavorable à la révision, arguant qu’aucun fait nouveau ne s’est produit depuis 1894. Mais l’avis de cette commission n’est que consultatif.
Cependant, un évènement banal en apparence vient sonner le glas des dernières résistances antirévisionnistes. Un article du journal anglais The Observer du 25 septembre au matin, immédiatement repris par le journal français du soir Le Temps, titre à la « une » qu’Esterhazy reconnaît avoir écrit le bordereau sous la dictée de Sandherr. Cette fois, les gouvernements successifs qui ont persisté dans leur aveuglement malgré la découverte du dossier secret, du « faux Henry » et des nombreuses autres preuves d’irrégularité, ne peuvent nier cette évidence. Le 26 septembre 1898, le Conseil de cabinet par six voix contre quatre (Sarrien, Garde des Sceaux pourtant antirévisionniste, ainsi qu’un autre ministre sont passés dans l’autre camp), vote la révision »[49].

Toujours la même manière de procéder en faisant dire au texte ce qu’ils ne disent pas et en inventant tout simplement des faits et des réalités qui n’existent pas plus… On comprend que Dreyfus puisse être coupable aux yeux d’Adrien Abauzit en fonctionnant de cette manière. Pour commencer, notre opposition ne portait aucunement sur le fait que la commission ait émis un avis négatif mais sur la répartition des votes. Nous écrivions : « commission qui ne vota pas contre à quatre voix contre deux mais ne put se départager à trois voix contre trois ». Adrien Abauzit reconnaît son erreur – une de plus – mais cela ne change rien. Il met fin à la discussion avec un argument qui ne souffre aucune opposition : la voix du président était prépondérante… Un président qu’il imagine donc – faute de documents qui l’attestent –, et par principe parce qu’il le faut pour que l’argument ait une quelconque valeur, ayant voté contre… Le problème est qu’Adrien Abauzit fabrique ici l’argument qui manque. Il n’y avait pas de président !!!!!! Rien dans le texte de loi qui a constitué cette commission (la loi du 8 juin 1895) ne parle de président et de voix prépondérante :

Art. 444. — Le droit de demander la révision appartiendra dans les trois premiers cas :
1° Au ministre de la justice ;
2° Au condamné ou, en cas d’incapacité, à son représentant légal ;
3° Après la mort ou l’absence déclarée du condamné, à son conjoint, à ses enfants, à ses parents, à ses légataires universels ou à titre universel, à ceux qui en ont reçu de lui la mission expresse.
Dans le quatrième cas [Art. 443 : Lorsque, après une condamnation, un fait viendra à se produire ou à se révéler, ou lorsque des pièces inconnues lors des débats seront représentées, de nature à établir l’innocence du condamné], au ministre de la justice seul, qui statuera après avoir pris l’avis d’une commission composée des directeurs de son ministère et de trois magistrats de la cour de cassation annuellement désignés par elle et pris en dehors de la chambre criminelle.

Et c’est tout. De plus, l’avis cité ne correspondait pas à la réalité du vote, ainsi que le révéla le président du Conseil de l’époque, Henri Brisson (qui ne fut jamais démenti), dans ses souvenirs publiés en 1903 dans la presse et repris en 1908 en volume. Nous invitions Adrien Abauzit à le lire. Il ne l’a pas fait. C’est dommage parce qu’il n’aurait pu inventer cette histoire de président à la voix prépondérante et aurait appris bien des choses. Nous allons donc le faire pour lui :

L’échafaudage d’Adrien Abauzit, qui branlait depuis un moment, vient de s’écrouler. Et nous en revenons donc à nos questions : comment le Syndicat espérait-il obtenir la révision du procès Dreyfus si les aveux d’Esterhazy ne pouvaient constituer un fait nouveau et s’ils ne jouèrent pour rien dans la décision du gouvernement de saisir la Cour de cassation ? Et pour en revenir à cette saisie de la Cour, la preuve, comme nous le disions, que la révision fut indépendante de ces pseudos aveux et était dans les « tuyaux » depuis la mort d’Henry, c’est que c’est pour ne pas la voter que Cavaignac, Zurlinden puis Tillaye avaient auparavant démissionné… Brisson raconte aussi dans ces mêmes souvenirs qu’il avait été question, dès le 24 septembre (la veille donc de la publication des aveux d’Esterhazy !!!), de la voter en conseil des ministres et qu’il avait dû repousser ce vote au 26 du fait de l’absence de deux ministres :

Quant au livre d’Armand Israël, inutile d’y revenir. Il montre une nouvelle fois son peu de sérieux et la justesse des critiques que nous avions formulées à sa sortie et que nous formulons encore (voir ici).

Ajout du 3 décembre. Nous nous apercevons qu’une partie de notre réponse a sauté lors de la mise en ligne… Nous la restituons donc.
La chronologie des faits (demande de révision qui suit effectivement immédiatement la publication des « aveux » d’Esterhazy) et la prose d’Armand Israël ne changent rien au fait que tout cela est un pur fantasme construit sur une simple coïncidence. Car en effet, il suffit de lire la lettre du 27 septembre du ministre de la Justice, Sarrien, lettre qui saisit la Cour de cassation, pour prendre conscience que les « aveux » d’Esterhazy n’y sont pour rien. Il est impossible, parce qu’historiquement faux et tout à fait fantasmé, d’écrire comme le fait plus haut Adrien Abauzit que ces « aveux d’Esterhazy, faits par ce dernier alors qu’il n’avait juridiquement plus rien à craindre dans cette affaire, pouvaient donc déclencher, en qualité de fait nouveau, un nouveau procès Dreyfus ». Ils ne sont pas même évoqués dans la lettre de Sarrien parce qu’ils n’étaient d’aucun intérêt, parce qu’il était attaché peu de crédit à la parole d’Esterhazy mais aussi, pour une raison simplissime – une question de droit ! – qui est que la demande de saisie de la Cour de cassation devait être formulée par Lucie au ministre de la Justice et que cette requête date du 3 septembre ! Pour ainsi dire un mois avant ! Et qu’on ne nous dise pas, avec Armand Israël, que la question n’était pas là et que les ministres, « ne p[ouva]nt nier cette évidence », furent contraints (ou édifiés) par ces « aveux » qui les décidèrent à agir. Les souvenirs de Brisson, qui ne peuvent avoir été inventés, souvenirs qui placent la réunion qui devait en débattre au 24 et donc avant la publication des « aveux », les démissions de Cavaignac, Zurlinden et Tillaye pour ne pas avoir à voter la révision le contredisent. Et ces « aveux » étaient de tellement peu d’importance, on y attacha si peu d’intérêt, qu’ils ne furent pas non plus mentionnés dans l’arrêt du 3 juin 1899… les magistrats de la Cour de cassation, au terme de leur enquête, ne les considérant donc pas comme un fait nouveau…  Et s’ils le furent dans celui du 12 juillet 1906, ce fut justement pour dire qu’ils ne pouvaient constituer en aucune manière un fait nouveau. Pour mémoire : « Attendu, au surplus, qu’à diverses reprises, notamment en 1899, dans des lettres au commissaire du Gouvernement Carrière, et au général Roget, puis dans une déposition reçue en 1900 [on notera qu’il n’est pas même question de l’article de L’Observer], par le Consul général de France à Londres, Esterhazy a avoué formellement avoir lui-même écrit le Bordereau ; / Attendu, sans doute, que, s’ils étaient isolés, les « aveux » d’Esterhazy ne suffiraient pas pour constituer une preuve décisive ; mais que, rapprochés de tous les éléments de l’information, ils doivent être tenus pour véridiques, sur ce point, quels que soient les commentaires dont il les a accompagnés sous prétexte d’expliquer sa conduite. » Et si ces « aveux » ne jouèrent pas, comment Adrien Abauzit peut-il nous expliquer la stratégie dreyfusarde ? Faire acquitter Esterhazy et après ? Quel fait nouveau devait permettre de rouvrir l’Affaire ?

Ajout du 21 décembre :
En nous relisant, il nous paraît nécessaire de revenir sur la question pour bien faire comprendre en quoi la thèse d’Adrien Abauzit est un montage fumeux. Si nous avons bien compris, voici quelle elle est. Nous la donnons à gauche en faisant figurer à droite nos divers interrogations et commentaires.

Acte 1 Dreyfus, capitaine d’artillerie, stagiaire à l’État-major, trahit son pays, est arrêté et condamné. Dreyfus n’a aucun mobile et il n’existe aucune preuve contre lui, aucune en tout cas de celles que met en avant Adrien Abauzit.
Acte 2 Pour sauver Dreyfus, le Syndicat décide de lui substituer un volontaire : Esterhazy. Un volontaire qui, pour de l’argent, accepte de courir le risque (les choses auraient pu mal tourner) de se retrouver à la place de Dreyfus, déporté à vie sur un bout de caillou sous le cagnard guyanais ?
Acte 2

Scène 1

Pour y parvenir, le Syndicat soudoie un officier en place au contre-espionnage Le plus jeune lieutenant-colonel de l’armée française qui accepte, pour de l’argent, de courir le risque de voir lui échapper un avenir plus que prometteur en aidant à blanchir, lui antisémite, un juif traître à la patrie et à l’armée qu’il sert avec brio depuis 25 ans ?
Acte 2

Scène 2

Cet officier ayant raté son coup, tente de le rattraper en faisant croire à ses supérieurs que le document à une autre provenance que sa provenance réelle. Et pour ce faire, il demande à ses subordonnés, officiers supérieurs, de truquer le document et de mentir à leurs chefs ?…

Acte 2

Scène 3

Pour faire croire que Picquart est une victime de l’armée, le Syndicat lui fait envoyer par un de ses membres, Souffrain, des télégrammes le dénonçant et, par Esterhazy, fait publier dans la presse antisémite des articles le dénonçant comme étant à l’origine des manœuvres visant à sauver Dreyfus. Picquart est envoyé en Tunisie en novembre 1896 et il n’est plus question de lui officiellement à partir de ce moment. Certes, quand l’Affaire est relancée à partir de juillet 1897, l’idée vient à l’État-major que Picquart pourrait être un agent des Dreyfus. Pourquoi aller dans ce sens en demandant à Esterhazy de faire publier des articles dénonçant Picquart ? Pourquoi insister sur sa complicité avec Scheurer-Kestner et Leblois ? Pourquoi lui faire dénoncer Souffrain à la justice ? Pourquoi demander à Picquart de porter plainte contre le même Souffrain ?
Acte 2

Scène 4

Picquart est dénoncé par ses subordonnés et chefs et est chassé de l’armée. Bah tiens ! En se dénonçant soi-même, il est simple d’être découvert comme il est simple d’être chargé par ses subordonnés en leur demandant de devenir complice d’une trahison !
Acte 3 L’homme de paille est dénoncé par le frère du traître, jugé et acquitté. Libre, puisque ne pouvant plus être condamné pour un crime pour lequel il a été acquitté, il avoue, fournissant le fait nouveau nécessaire pour saisir la Cour de cassation.

Comme nous venons de le prouver, la volonté de réviser est antérieure – et donc non liée – à cette histoire d’aveux ; l’explication est donc ailleurs. MAIS OÙ ?
COMMENT une fois Esterhazy acquitté était-il possible de relancer l’Affaire ?
Il est aussi prouvé que la découverte du « faux Henry » lança la machine de la révision. Est-ce à dire qu’Henry faisait partie du Syndicat ? Non bien sûr… Que le syndicat avait de la chance ? Et telle était sa stratégie ? Compter sur la chance ? Une explication est ici indispensable !

 

Sur l’antisémitisme de Picquart
La SIHAD évoque un témoignage de Krantz, dernier ministre de la Guerre antidreyfusard – qui d’ailleurs, avec toute sa famille, se fera empoisonné en 1899 – selon lequel le contact serait très mal passé entre Picquart et Reinach lors de leur rencontre en 1891. Picquart aurait même laissé échapper un mot antisémite. Au procès Zola, ce dernier qualifie Picquart d’antisémite, et Reinach le laisse également supposer dans son « histoire » de l’affaire Dreyfus.
À considérer que Picquart ait été antisémite, il n’y aurait pas grand-chose à en conclure. Cordier nous a appris qu’un antisémite n’est pas incorruptible…

L’empoisonnement de Krantz. Oh… Adrien Abauzit tombe vraiment dans toutes les fables… Les dreyfusards : syndicat de trahison et syndicat du crime !!! quelle blague… Comme il annonce un volume sur les morts mystérieuses de l’Affaire (que nous attendons avec impatience), parlons-en un peu : la famille Krantz dut en effet rester une journée au lit, le 23 juin 1899, après de terribles douleurs de ventre ressentis la veille… Probablement à cause d’une casserole en cuivre… Quant à l’antidreyfusisme de Krantz, les choses ne sont pas aussi simples que cela…

Sur Léonie
La SIHAD m’oppose que ce n’est pas la voyante Léonie qui a appris à Mathieu Dreyfus, au début de février 1895, l’existence de la communication illégale de pièces au procès de 1894 (« ce n’est pas parce que, à bout de ressources, il organisa des séances avec la voyante Léonie que Mathieu Dreyfus découvrit l’existence de l’illégalité de 1894 mais suite aux informations de Develle, Salles, Gibert et Reitlinger »).
J’ai sans doute dû mal lire les lignes suivantes, issues des mémoires de Mathieu :

Dans une autre séance, au commencement de février, Léonie dit spontanément : « Qu’est-ce que c’est que ces pièces qu’on montre secrètement aux juges, ne faites pas cela, ce n’est pas bien. Si M. Alfred et Me Demange les voyaient, ils détruiraient leur effet.
Moi : Que voulez-vous dire avec ces pièces ?
Léonie : Des pièces que vous ne connaissez pas, qu’on a montrées aux juges, vous verrez plus tard.
Je n’insistais pas.
J’eus l’explication de ces paroles le 21 février 1895 »[50].

Probablement ai-je mal compris…
J’évoque dans mon ouvrage la fumeuse piste Gibert, qui renvoie au fameux 21 février 1895 et qui n’a pas l’ombre d’une crédibilité, il n’est donc pas sérieux de faire comme si je le cachais au lecteur, et ceux qui m’ont lu le savent. Concernant les autres sources invoquées par la SIHAD, je renvoie à l’ouvrage de Monique Delcroix, très clair sur la question, ainsi que je le faisais déjà dans mon ouvrage.

« Probablement ai-je mal compris… » Assurément… Léonie a eu une « vision »… C’est ahurissant mais c’est ainsi puisque Mathieu le raconte. Maintenant, Mathieu ne dit pas qu’il apprit ainsi l’existence de l’illégalité comme le dit Adrien Abauzit p. 197 de son livre. Il dit que Léonie lui dit une phrase à propos de laquelle il n’insista pas (n’ayant pu en comprendre le sens) et que cette phrase trouva son sens quand Gibert lui fit part de sa conversation avec Félix Faure.

Présenter les choses comme le fait Adrien Abauzit est un nouveau raccourci… Maintenant la preuve n’est pas faite que l’histoire de la rencontre Gibert-Faure n’ait « l’ombre d’une crédibilité », pour reprendre les mots d’Adrien Abauzit. Et si Mathieu et Gibert n’en parlèrent pas, ce n’est pas la preuve d’un mensonge mais l’indication qu’il n’était pas possible d’invoquer ainsi une confidence du président de la République. Félix Faure l’avait interdit à Gibert. Et si tout cela était faux, on ne voit pas en quoi ce mensonge servait la cause puisque justement les dreyfusards ne s’en servirent pas… Une nouvelle fois, si Adrien Abauzit était allé voir ces archives dont il dit qu’elles ne peuvent rien lui apprendre, il aurait pu trouver une trace du témoignage de Gibert… Un témoignage qui demeura dans un dossier pour les raisons que nous expliquions précédemment. Un document à ce jour inédit :

Quant aux autres témoignages, Adrien Abauzit nous montre une nouvelle fois avec assurance son ignorance. Parlant du témoignage du confrère de Demange dont il ignore le nom parce que Mathieu ne le donne pas, il affirme qu’on ne le saura jamais et que cette « confidence invérifiable ne vaut pas grand chose » (p. 199). On sait qui il était, tout le monde en parle, et même Dutrait-Crozon… Il s’agit d’Émile Salles qui devait déposer au procès Zola mais qui ne le put pas parce que la question ne fut pas posée…..

 

Conclusion

« Vous serez haïs de tous à cause de mon nom » Saint Matthieu, 10 :22. 62

La SIHAD m’a contraint à écrire un petit essai.
Vraisemblablement, elle a été plus qu’irritée par mon ouvrage et en particulier par la mise en cause de l’académisme républicain. Qu’une goutte d’eau antidreyfusarde[51] ose s’opposer aux océans dreyfusards, cela lui est insupportable.
Mais je ne me plains pas de rien, bien au contraire. En qualité d’ancien rugbyman, je sais que lorsqu’on rentre sur le terrain, il faut s’attendre à se faire plaquer. Et n’étant pas de gauche, je ne vis pas comme un suprême affront le fait que des individus ne pensent pas comme moi. Non seulement la SIHAD est dans son droit lorsqu’elle m’attaque, mais je dirais même qu’en se « rabaissant » à me répondre, bien qu’elle considère mon travail comme médiocre, elle me rend un formidable hommage. Que de temps perdu et d’efforts dépensés en effet, pour répondre à un Olybrius d’extrême droâte, dépourvu de toute crédibilité.
J’ajoute que la SIHAD m’a confirmé une chose : le récit académique de l’Affaire n’est pas une opinion, c’est un dogme de la République.
Soyons clair.
Des dizaines, peut-être des centaines de milliers de Français sont actuellement en cours de refrancisation, d’un point de vue culturel et spirituel. Nous n’avons aucun compliment à recevoir de l’académisme républicain, ni du système en général, car il est notre opposé sur tous ces plans. Nous n’aurons jamais de leur part que de la condescendance et du mépris. Rien ne les fera changer. Et peu importe. Comme je l’ai dit plus haut, l’avenir de la France ne passera pas par eux. Leur monde, c’est-à-dire le décorum républicain, dont le vivre-ensemble est l’ultime avatar, est en train de s’effondrer. Après des décennies de déni, France TV Info reconnaissait enfin il y a peu que : « près de 170 000 personnes ont été victimes d’agressions gratuites, sans aucun motif crapuleux, depuis janvier dernier. Une augmentation de 7,7% en un an, qui comprend aussi les violences domestiques. Parfois, ces agressions débouchent sur des drames. Il y a eu 134 morts depuis le début de l’année, le plus souvent dans des conflits banals. Parmi eux, Adrien Perez tué alors qu’il s’interposait dans une bagarre devant une discothèque de l’Isère, en juillet 2018 »[52].
Ce carnage traduit la décomposition à vue d’œil de la « sociabilité » que la République n’avait pas encore réussi à achever. J’aurais pu citer mille exemples tirés des faits divers. La plus spectaculaire de ces dernières semaines est peut-être celui du jeune « lycéen » braquant son professeur avec une arme pour que celle-ci l’inscrive présent à son cours…[53] Oui, le tissu social républicain n’en a plus pour très longtemps et nous allons vers l’abîme.
La société, pour tenter de survivre, ne se rebâtira pas à partir de guimauve républicaine, mais à partir d’une anthropologie française débarrassée de la gauche mentale et des dogmes culpabilisateurs de la République.

 

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[1] Une affaire d’honneur, l’affaire Dreyfus, Yves Amiot, Via Romana (2006), p.242.

[2] Pour une parfaite compréhension, l’idéal est de lire au préalable mon livre et la réponse de la SIHAD.

[3] Henri Dutrait-Crozon, Précis de l’Affaire Dreyfus, éditions Nouvelle librairie nationale (1924), p.58.

[4] Je profite de l’occasion pour dire que j’ai bien plus de considération pour la SIHAD que pour les prétendus défenseurs de la cause « française » et « catholique » (je ne vois jamais les intéressés à la messe…) qui m’envoient des pics depuis des années pour des raisons qui relèvent plus de la psychiatrie ou du ressentiment que de réels questions de fond.

[5] Avocat de Dreyfus.

[6] Je m’adresse à la SIHAD car c’est sur son site que le texte anonyme est publié, du reste, les querelles de personnes ne m’intéressent pas.

[7] Car eux seuls apportent les solutions à la décomposition de la société.

[8] Lol [sic].

[9] Pour faciliter la lecture, nous avons pris le parti de faire figurer les références des articles cités, en notes infrapaginales dans le texte original, à la suite de chaque citation.

[10] https://www.liberation.fr/societe/1998/02/02/dreyfus-l-armee-en-fait-tout-une-affaire-grogne-desmilitaires-a-l-occasion-de-l-inauguration-d-une-_228692.

[11] La Révision du Procès de Rennes, débats de la Cour de cassation, rapport de M. le Conseiller Moras, Ligue Française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen (1906), p.174.

[12] Pièce qui établit la livraison à Panizzardi de l’organisation des chemins de fers militaires français.

[13] Une affaire d’honneur, l’affaire Dreyfus, Yves Amiot, Via Romana (2006), p.204.

[14] Ibid., p.203.

[15] Ibid., p.204.

[16] Les vérités cachées de l’affaire Dreyfus, Armand Israël, Albin Michel (2000), p. 420.

[17].Val Carlos le confirmera à Henry en juin 1894 (Rennes, I, p.85, général Mercier).

[18].Je n’ai pas insisté sur ce dernier point dans mon ouvrage.

[19].Une affaire d’honneur, l’affaire Dreyfus, Yves Amiot, Via Romana (2006), p.145-146.

[20].Ibid., p. 150.

[21]. Rennes, I, p. 39,

[22]. Rennes, III, p .652.

[23]. Ibid.

[24]. À partir de « Je vous rappelle… », l’écriture est plus large, comme Dreyfus le reconnaît lui-même.

[25]. « et cette lettre de dix lignes, écrite sur un cahier de brouillon, on la bâtonne, on la recommence, toujours à la même date, à peu près dans les mêmes termes, sans une idée nouvelle, rien, rien. Deuxième expédition du brouillon de la même lettre, puis troisième, puis quatrième jusqu’à trente ! » Rennes, III, p.581-582

[26]. Rennes, II, p.83, Lieutenant-colonel Jeannel.

[27]. Sauf erreur de ma part, les dreyfusards n’ont jamais démontré que Dreyfus avait des dons de voyance.

[28]. 1ère Cass., II, p.49, capitaine Sibille.

[29]. Ibid.

[30]. Ibid.

[31]. Qu’il était déjà venu voir en juillet.

[32]. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/pouvoir/63204

[33]. Possibilité qui s’est vérifiée en juillet 1894, lorsque Dreyfus a demandé le manuel au lieutenant-colonel Jeannel.

[34]. À moins que le dictionnaire Larousse ne fasse lui aussi parti du complot jésuite.

[35]. 1er Cass., p.91-92, général Roget.

[36]. Marcel Thomas, L’affaire sans Dreyfus, Librairie Arthème Fayard (1971), p. 88.

[37]. 1er Cass., p.92-93, général Roget.

[38]. 1er Cass., p.94, général Roget.

[39]. 1er Cass., p.94, général Roget.

[40]. Rennes, I, p.123, général Mercier.

[41]. Schwartzkoppen.

[42]. Rennes, III, p.710, Maître Demange.

[43]. Ce qui est contesté par Maître Demange.

[44]. Ce qui est contesté par Marcel Thomas.

[45]. Je ne reviens pas ici sur les variations de Picquart au sujet de la date de « réception » du Petit bleu.

[46]. Procès Zola, p.267, général de Pellieux.

[47]. La formule est de Picquart. Serait-il lui aussi complotiste ?

[48]. 1ère Cass., II, p.129-130.

[49]. Les vérités cachées de l’affaire Dreyfus, Armand Israël, Albin Michel (2000), p.273-274.

[50]. L’Affaire, telle que je l’ai vécue, Mathieu Dreyfus, Grasset & Fasquelle (1978), p.51.

[51]. Terme que j’emploie pour la compréhension des débats mais qu’au fond je récuse, car la culpabilité de Dreyfus n’est pas un postulat politique.

[52]. https://www.francetvinfo.fr/societe/harcelement-sexuel/enquete-hausse-des-agressionsgratuites_3000561.html

[53]. Fait qui hélas était loin d’être isolé, comme l’établit le hashtag #Pasdevague.