Voici le très beau texte de Charles Dreyfus, petit-fils du capitaine, prononcé à Tel Aviv le jour de l’inauguration de l’exposition :
Tel Aviv 12 mars 2014
Le fils de deux survivants des camps de la mort, Charles Najman, qui avait toujours éprouvé de grandes difficultés à obtenir que ses parents ou d’autres déportés lui parlent de ce qu’ils avaient vécu, profita de ce que le gouvernement allemand offrait périodiquement après la guerre à ces anciens déportés 3 semaines de cure à l’établissement thermal d’ Evian pour les inciter, dans ce cadre, à parler et recueillir leurs témoignages. C’est ainsi que certains d’entre eux s’exprimèrent devant sa caméra et de ces récits émouvants il tira un film qu’il intitula : « La mémoire est-elle soluble dans l’eau »
Alfred Dreyfus, après, selon ses propres termes « cinq années d’atroces tortures physiques et morales », était lui aussi très réticent. Il avait, disait-il, la pudeur de ses souffrances. Un célèbre dessin de Félix Vallotton montre Alfred Dreyfus, enfin parmi les siens, tenant sur ses genoux ses deux jeunes enfants, avec la simple légende : « Père, une histoire ». Cette histoire, il ne la leur raconta pas. Ce n’est que quelques années plus tard qu’ils la liront dans Cinq années de ma vie où il décrit sa vie « pendant les cinq années où [il] a été retranché du monde des vivants » et qu’il leur dédia.
C’est en raison de ce silence que j’ai été particulièrement ému par une lettre qu’il envoya à son fils, mon père, après que celui-ci eût été gazé pendant la première guerre mondiale et hospitalisé. Je le cite : « Je reçois ce matin ta lettre et elle me montre que tu passes par un moment de dépression. Je comprends très bien ton sentiment, ta tristesse de voir que tous les efforts accomplis depuis quatre ans n’ont abouti qu’aux résultats que nous voyons, mais malgré tout, il faut réagir, se surmonter, puiser en soi-même la force et l’énergie nécessaires pour résister à tout et te dire que la vie te réserve encore des jours heureux. Tu sais par quelles épreuves j’ai passé, j’ai eu des moments de découragement terribles, et cependant je me suis toujours surmonté en pensant à ta mère, à Jeanne et à toi. Pense à notre affection, à la beauté des choses, à la période de renouvellement qui suivra la période de régression que nous traversons. Je suis convaincu que ta génération verra de grandes choses. »
En fait de grandes choses, il ne pouvait certes guère imaginer toute l’horreur des évènements qui allaient se produire quelques années après sa mort. Et ce qu’il ignorait également, c’est que 120 ans après son arrestation pour un crime de haute trahison qu’il n’avait pas commis, l’affaire allait encore susciter beaucoup d’intérêt. L’exposition et le colloque auquel nous assistons aujourd’hui le montre une fois encore. A l’occasion de la commémoration du centenaire des principaux épisodes de l’affaire, plusieurs villes de France, dont Paris, ont donné le nom du capitaine Dreyfus à une de leurs voies. De nombreux livres sont publiés chaque année en France et ailleurs. Vient de paraître en Grande Bretagne une version romancée de l’affaire vue à travers les yeux du colonel Picquart, le whistle blower qui révéla les machinations du haut commandement. Le cinéaste Roman Polanski prépare un film tiré de ce roman. Même un opéra, hélas peu respectueux de la réalité historique doit voir le jour à Nice dans les prochains mois.
Bien que l’affaire Dreyfus ne soit pas, à proprement parler, une erreur judiciaire mais une erreur volontairement commise, ainsi que la qualifia un siècle après la réhabilitation le président de la Cour de cassation, elle est néanmoins devenue le symbole de l’erreur judiciaire et du complot pour étouffer la vérité. On s’y réfère souvent, parfois abusivement.
A l’occasion du centenaire de sa déportation dans la colonie pénitentiaire de Guyane, j’ai été invité à me rendre à l’île du Diable où j’ai pu visiter les deux cases dans lesquelles mon grand-père fut détenu pendant plus de 1500 jours. Lorsqu’en novembre 1898, la chambre criminelle de la Cour de cassation eut déclaré recevable la demande de révision du jugement du premier Conseil de guerre, il fut autorisé à circuler dans le camp retranché qui entourait sa case à l’île du Diable. « Je revoyais, écrit-il dans ses mémoires, la mer que je n’avais pas vue depuis plus de deux ans, je revoyais la maigre verdure des îles, mes yeux pouvaient se reposer sur autre chose que les quatre murs de la case. » L’île aujourd’hui est recouverte de végétation mais à l’époque, pour des raisons de sécurité, elle était rasée et quasiment déserte, ce qui rendait les conditions climatiques plus éprouvantes encore. J’ai passé de longs moments dans ces cellules regardant avec émotion les murs qui furent pendant de longues années son unique horizon et je pus mesurer les atroces tortures physiques et morales qu’il évoque.
Bien qu’Alfred Dreyfus ne mentionne jamais les mots Juif, judaïsme, antisémitisme dans ses écrits destinés à être publiés, il n’ignorait pas que l’antisémitisme était au cœur de l’affaire. Profondément attaché à la culture française, il partageait avec de nombreux Juifs alsaciens une grande fidélité envers le pays qui leur avait accordé la pleine nationalité et l’égalité des droits. Admettre de façon explicite la cause réelle de ce qu’il avait subi aurait été pour lui, je suppose, un douloureux reniement.
Et pourtant une anecdote qui le concerne montre la virulence, l’acharnement que peut atteindre l’antisémitisme. Pendant la grande guerre, Alfred Dreyfus passa de longs mois au front et participa à la célèbre et sanglante bataille du Chemin des Dames. Comme nous l’a révélé l’historien Georges Joumas, son supérieur hiérachique était le colonel Georges Larpent qui sous un pseudonyme avait écrit en 1909, soit trois ans après la réhabilitation, un Précis de l’affaire Dreyfus, livre violemment antisémite et qui devint la bible des antidreyfusards.
Alfred Dreyfus, de toute évidence ne pouvait faire le rapprochement entre ce colonel et l’auteur du livre alors que le colonel en revanche savait manifestement à qui il avait affaire. Union sacrée oblige, il rédigea dans un rapport hiérarchique une appréciation favorable à l’égard de son subordonné, ce qui ne l’empêcha pas de republier son brûlot antisémite quelques années plus tard soutenant que celui avec qui il avait combattu avait été acquitté à tort.
L’affaire fut certes une période sombre de l’histoire de France avec le déchainement de haine qu’elle suscita. La seconde condamnation au procès de Rennes, l’un de ses épisodes les plus scandaleux, eut un retentissement mondial. Mes grands parents reçurent des milliers de lettres de sympathie en provenance du monde entier.
Dans la préface de ses Souvenirs, dont je viens de faire don du manuscrit à la Bibliothèque nationale de France, Alfred Dreyfus écrit « Je ne connais pas l’amertume, m’étant toujours élevé au-dessus des passions mesquines ; j’ai cherché à comprendre comment ceux qui m’ont fait tant de mal, par orgueil de ne pas vouloir reconnaître une erreur, en étaient arrivés d’abord au mensonge, puis au crime ; mes pensées surtout sont allées à ces figures admirables dont le courage était à la hauteur de la valeur morale. Ce sont elles qui me réconfortent et j’aime à les évoquer dans mes longues heures de méditation. »
A l’exemple de mon grand-père ce ne sont pas les crimes, la haine, les faux, les impostures que je retiens de l’affaire -bien qu’il faille rester vigilant car le fléau qui les anime est toujours menaçant. C’est avant tout les grands noms de ceux qui prirent tous les risques pour que la justice et la vérité triomphent que je garde en mémoire, à quoi j’ajoute, bien sûr, la résistance farouche d’Alfred Dreyfus et le soutien indéfectible que lui apporta son épouse Lucie et dont témoignent les lettres bouleversantes qu’ils échangèrent pendant cette période tragique