Un scoop à propos de la transmission illégale du dossier secret en 1894

Charles Malauzat nous communique le petit article suivant à propos de la transmission illégale en 1894 dossier secret. Jusqu’à présent, nous savions que la chose avait été révélée à Mathieu et à Demange par diverses connaissances : Reitlinger, Develle, Salles, Gibert… Charles Malauzat nous apporte cette étonnante découverte… passée inaperçue à son époque et ignorée de tous les historiens qui ont travaillé sur l’Affaire. Mais laissons lui la parole :

La communication du dossier secret aux juges ne sera révélée que plus tard. Elle expliquera alors, et en partie, à Maître Demange ce verdict qu’il comprenait si mal. Au cours de nos recherches un fait nous a vivement interpellé. Souvenons-nous que le procès s’est déroulé du 19 décembre à 13 heures au 22 décembre à 19 heures, il s’est clos avec le délibéré et la lecture du jugement.
Or nous avons trouvé à la une de l’édition du 22 décembre 1894 du journal du soir L’Intransigeant, en quatrième colonne, dans un article non signé, intitulé : « Autour du Procès », l’information suivante : 

Analysons ce texte surprenant :

  • « ces preuves qui auraient dû figurer dans le dossier du procès. » Ce sont donc des pièces qui, à l’insu de la défense, n’ont pas été discutées contradictoirement pendant les débats, comme le code de justice militaire l’exige.
  • « seront mises (…) sous les yeux du Conseil de guerre » : le futur employé ici signifie que ces lignes sont écrites avant le délibéré et avant la forfaiture. Ce que corrobore la date de parution : 22 décembre 1894 au soir, moment où les juges délibèrent !
  • « des raisons que notre respect de la liberté de la défense ne nous permet point d’approuver » sous-entendent que le journaliste est conscient qu’un acte délictueux va être commis aux dépens de la défense.
  • « et qui d’ailleurs ne nous semblent pas décisives. » indique que les raisons invoquées pour justifier un tel acte sont discutables.

Dans aucun ouvrage, dans aucun autre journal, que nous avons consulté nous ne trouvons trace de cet avertissement. À l’époque Maître Demange ou les premiers défenseurs de Dreyfus n’y feront jamais allusion. Comment expliquer cela ? Que cet article soit passé inaperçu de tous est improbable, L’Intransigeant tirant à 140 000 exemplaires ! La seule explication que nous puissions avancer est qu’à l’époque, les fausses nouvelles abondaient tellement dans la presse que cet article en fit les frais et fut assimilé à celles-ci. Il prouve cependant que le 21 décembre au plus tard, le secret était éventé. Maître Demange l’aurait-il connu, qu’aurait-il pu faire, face à la « grande muette » bien décidée à le rester ?
Devant un tel fait deux questions se posent. Deux questions qui, pensons-nous, risquent de ne jamais avoir de réponse. Qui a informé L’Intransigeant ? Pour quelle raison ?
Bien peu de gens connaissaient le but du dossier secret. Une personne la connait mieux que quiconque : Mercier, sur lequel se concentrent les soupçons !  Pour quelle raison l’aurait-il fait ? Ne faut-il pas voir à l’origine du brutal revirement de la presse nationaliste à son égard en novembre 1894, l’affirmation, donnée secrètement par le ministre de la Guerre à quelques journalistes stipendiés, que Dreyfus serait condamné ? Cette information s’accompagnait, peut-être, d’explications plus détaillées. Ainsi Rochefort eut-il matière à faire son article un mois plus tard, violant le secret de cette confidence [à ce sujet voir notre commentaire à la suite]. Autre hypothèse que cette fuite provienne de l’entourage du général de Boisdeffre qui avait ses entrées à L’Intransigeant : possible ! Bien moins probable : que Mercier avant de commettre sa forfaiture est voulu tester les réactions qu’elle provoquerait. Un tollé général l’aurait peut-être fait reculer. Plaident contre cette hypothèse douteuse ; la date très tardive de la sortie de l’article le jour du délibéré et le fait que le ministre savait trop que, dans cette affaire, c’était « Dreyfus ou lui ».
Lors de la révision de 1899, les juges interrogés minimiseront l’effet qu’eurent sur eux ces pièces secrètes. Pourtant il est admis aujourd’hui que les moments clés du procès furent la déposition du prestigieux Bertillon, un délire, celle mensongère d’Henry, un parjure, et la production des pièces secrètes en particulier celle dite « Ce canaille de D », une forfaiture. Ce sont elles qui firent basculer le jury vers la condamnation. Le préfet Lépine, seul témoin civil autorisé par sa présence à avoir un avis, dit : « Les dépositions de la plupart des témoins à charge ou à décharge : c’étaient des appréciations personnelles sur l’accusé, des propos tenus au mess ou recueillis dans les bureaux, rien d’intéressant et qui touchât au fond de l’affaire.[1] » Au-dessus de cela plane l’élément fondateur ; la foi absolue de ces juges dans la parole et l’honnêteté de leurs supérieurs. Si Mercier et de Boisdeffre ont accusé Dreyfus ils ne l’ont fait que certains de sa culpabilité. »


[1]. La Révision du Procès Dreyfus. Enquête de la Cour de Cassation. Tome II, p.9. : https://affaire-dreyfus.com/sources/bibliotheque/les-procedures-et-proces-de-laffaire-dreyfus-en-pdf-interactifs/

 

Note de Philippe Oriol.
Les questions que posent Charles Malauzat, ne trouverons pas, comme il le dit de réponse. Boisdeffre ? Mercier ? Nous ne saurons même si nous pouvons être sûrs d’une chose est que cette information ne fut pas inventée comme L’Intransigeant avait une incroyable propension à la faire. Nous voudrions juste, en illustration, donner ici un texte étonnant, de 1930 (« Trente-cinq ans après » ; nous l’avions publié en 1998 dans le Bulletin n°2 de la SihaD), confession d’Ernest Judet, ancien recteur en chef du Petit Journal, plus tard directeur de L’Éclair, qui fut une des principales plumes de l’antidreyfusisme et une plume d’autant plus importante que son journal était un des plus lus à l’époque. Si, dans ce texte, Judet arrange un peu la chronologie de son revirement, il nous livre un témoignage de première main sur ce que fut l’attitude de Mercier dès l’arrestation de Dreyfus vis-à-vis de la presse amie. La piste Mercier que soulève Charles Malauzat n’est donc vraiment pas à exclure.

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