Par Philippe-Jean Catinchi. Publié sur lemonde.fr le 25 novembre 2014 :
Historien de l’affaire Dreyfus, spécialiste d’André Suarès et de Clemenceau journaliste, Michel Drouin est mort à Paris le 13 novembre à l’âge de 80 ans. Issu d’une illustre lignée d’humanistes, à la fois juifs et protestants, esthètes et cultivés, Michel Drouin n’eut de cesse de vivre à l’école des siens. Reprenant leurs valeurs comme leur credo en l’homme et en la République.
Petit-fils de Marcel Drouin, cofondateur de la Nouvelle revue française (NRF), agnostique et dreyfusard combatif, petit-neveu d’André Gide, protestant sulfureux et esprit libre que le prix Nobel de littérature n’assagit pas, Michel Drouin n’est toutefois pas qu’un héritier, mais le fruit d’une histoire d’amour romanesque. Son père Jacques rencontre à Paris une jeune Lituanienne polyglotte – Ghisa parle couramment sept langues – dont le père, Leonty Soloweitschik, dreyfusard lui aussi, a soutenu la première thèse sur le prolétariat juif en Europe. Ils se marient en 1933 et Michel naît l’année suivante à Boulogne-Billancourt, premier de sa fratrie.
Cette ascendance aussi impressionnante qu’éthiquement impeccable aurait pu l’écraser. Et sans doute l’a-t-il craint du reste. Mais le jeune homme a fait face, porté par ce mélange d’amour, de vénération et d’admiration qui l’a bercé, nourri, façonné en fait.
Héritier d’une double tradition
Après des études d’histoire, Drouin enseigna sa discipline dès 1960, dans un lycée technique où il constitua des dossiers de presse avec ses élèves, pratique encore peu fréquente, puis longtemps en poste à Paris, avant d’intégrer le CNRS en 1989 comme attaché de recherches (Institut des textes et manuscrits modernes). En marge de sa charge de professeur, ce passeur-né, infatigable bretteur contre les falsifications et les approximations, se fit le champion, tant par révérence littéraire que par engagement humaniste, de l’essayiste et polémiste antifasciste André Suarès (1868-1948) dont il se fit l’exégète et l’éditeur.
Un choix qui n’étonne pas puisque comme lui Suarès est l’héritier d’une double tradition (juive et catholique pour le poète dramaturge) et fut l’un des premiers animateurs de la NRF avec Gide, Valéry et Claudel. Avec une ténacité qui fut aussi sa signature, Drouin impose cet inclassable « condottiere » des lettres en publiant Âmes et visages. De Joinville à Sade (Gallimard, 1989) dans une édition qu’il établit, présente et annote, volume couronné par le Grand prix de la critique littéraire en 1990, puis Portraits et préférences. De Benjamin Constant à Arthur Rimbaud (Gallimard, 1991).
Tout commence en fait dans la maison de Cuverville, en Normandie, là même où, dans le salon vert naquit la NRF. Des échanges entre Marcel, le grand-père vénéré et l’oncle André, qui donna à Michel enfant ses premières leçons de piano. A Daniel Bermond, pour la revue L’Histoire, Michel Drouin confiait en 2006 : « Avant d’être son beau-frère, mon grand-père était déjà l’ami et le confident de Gide. C’est à lui, en 1896, que Gide avait fait part de ses inclinations sexuelles. Mauriac, qui fut l’élève de mon grand-père à Bordeaux, dit même un jour de lui qu’il avait été ‘la conscience’ de Gide. » Et de fait, par devoir filial autant que par intérêt patrimonial, Michel Drouin se promettait de publier l’intégralité de la correspondance de ses deux parents.
Terrible confidence
Le jeu entre les deux lignées, Drouin et Gide, valut à Bermond une terrible confidence. Si pudique sur les années d’Occupation qu’il passe à Auteuil, dans la gueule du loup nazi ou presque, l’enfant Michel se souvient de la visite que Gide fit à ses parents, de retour d’Algérie. «Il leur demande comment ils ont vécu l’Occupation à Paris. Ma mère apporte une boîte et en sort devant lui une étoile jaune. Gide s’effondre en larmes . » Mais elle n’en dit pas plus, alors que l’enfant a vu sa mère un jour de 1943 ne devoir qu’à son extrême faiblesse de ne pas être embarquée par la Gestapo, elle dont on contrôlait strictement qu’elle cousait bien l’étoile sur ses vêtements et à qui une employée de la Croix-Rouge refusa une distribution de biscuits à la caséine, à la vision de l’insigne infamant : « Ah non! Pas vous ! »
Rien d’étonnant à ce que Michel Drouin se fit l’historien de l’Affaire Dreyfus, le champion de Clemenceau et le chantre de Zola. Sur le front des commémorations, il livre une somme décisive pour marquer le centenaire de la condamnation du capitaine (L’Affaire Dreyfus de A à Z, Flammarion, 1994) qu’il met à jour douze ans plus tard quand on commémore le centenaire de la réhabilitation (Dictionnaire de l’Affaire Dreyfus, Flammarion, 2006).
>A cette occasion, l’historien, qui assurait le secrétariat de la Société internationale d’histoire de l’affaire Dreyfus (SIHAD) depuis sa naissance en 1995, commentait son implication dans ce drame républicain. « Mes deux grands-pères étaient dreyfusards. Écrire sur l’Affaire est ma façon de monter qu’elle m’engage personnellement et qu’elle alimente la réflexion démocratique. Elle agit comme un isotope radioactif, elle permet de comprendre beaucoup d’affaires de notre temps, jusqu’à celle d’Outreau : quelle est la place de la justice dans notre pays ? Comment éviter une république des juges ? A travers cette affaire, c’est l’histoire de France que l’on revisite, la question juive, la citoyenneté, etc. On célèbre cette année le 100e anniversaire de la réhabilitation de Dreyfus, mais, pour moi, l’Affaire n’est pas terminée. Elle se poursuit par un questionnement que l’actualité n’épuise pas. »
Vigilance aiguë
C’est au nom de cette fidélité intime que Michel Drouin se fit un devoir de mener à bien la réédition des sept volumes que Georges Clemenceau, tribun d’exception et journaliste libre, consacra à l’Affaire.
A l’enseigne de Mémoire du livre, paraît ainsi L’Iniquité en 2001, puis Vers la réparation en 2003, mais le nerf de la guerre manque et, faute de moyens, le troisième volume, Contre la justice, attend 2007, et le dernier paru, Des juges (2009), n’achève pas le chantier… La disparition de Michel Drouin laisse aussi inachevé l’important projet qui occupa ses dernières années : une édition des « papiers » de l’île du Diable, cahiers des gardiens de Dreyfus et correspondances de la chaîne hiérarchique en charge de ce prisonnier singulier.
Michel Drouin ne se montrait pas partisan d’une panthéonisation du capitaine Dreyfus (« Ce n’est ni dans son caractère ni dans celui de sa famille. Sa tombe est modeste. Et à mes yeux, il est « panthéonisé » pour l’éternité : le Zola qui repose au Panthéon n’est pas celui des Rougon-Macquart, mais bien le Zola de J’accuse. ») mais n’abdiqua jamais une vigilance aiguë qui en fit un apôtre laïque, digne de ses ancêtres. Un dreyfusard de notre temps.