Avec gentillesse et élégance, Pierre Gervais vient de me faire parvenir le livre, écrit en collaboration avec Pauline Peretz et Pierre Stutin, que j’annonçais dans le premier post sur le sujet : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus, publié chez Alma éditeur. Dans sa dédicace, dont je le remercie, il « espèr[e] que ce travail [me] plaira plus que le précédent ! ». Je crains d’être décevant mais je dois dire que cet opus n’est pas plus convaincant que les deux articles précédemment publiés. Si la lecture en est agréable, si la documentation, quoi que partielle – partiale ? ; nous en reparlerons –, est sûre et la connaissance du sujet indiscutable dans ses plus grandes lignes – on verra, comme on a pu déjà le voir (cf. par exemple ce qui concerne l’argument tiré de Cuignet dans notre premier article), qu’il n’en est pas de même des détails qui font la complexité de l’Affaire et, seuls, en permettent une juste compréhension –, si la première partie, mise en place (jusqu’à la page 116) sur la Section de statistique et les attachés militaires et leur monde est tout à fait remarquable de précision et de justesse, si la courte synthèse sur la « dépêche Panizzardi » (p. 144-153) l’est tout autant, la thèse qui en est le centre et l’argumentation qui la fonde n’emportent toujours pas la conviction du lecteur connaissant bien le sujet et cela pour une unique question de méthode. Et ce d’autant plus qu’elle est hautement revendiquée et tout à fait abusivement présentée comme étant ici mise en pratique pour la première fois. Il est pour le moins hardi de soutenir que « l’étude de l’affaire Dreyfus […] a jusqu’à présent eu tendance à privilégier la narration » (p. 13). Que sont, entre autres, les travaux de Maurice Baumont, de Marcel Thomas, de Vincent Duclert, les miens aussi ? Mais il ne suffit pas de parler de retour aux sources, de leur approche critique… il faut en effet le faire et le faire jusqu’au bout. Il faut aussi prendre ces sources pour qu’elles sont, pour ce qu’elles disent et non pour ce qu’on veut y voir. Et la moindre des choses pour qui reproche aux autres de ne pas travailler sérieusement est de ne pas tomber grossièrement dans les travers dénoncés. Un exemple personnel et pour cela secondaire mais tout à fait significatif. Page 315, en note 6, les auteurs me donnent la leçon en précisant que :
Philippe Oriol (L’histoire de l’affaire Dreyfus, vol. 1 : L’affaire du capitaine Dreyfus 1894-1897, Stock, 2008, p. 94) affirme que Mercier fait part de sa « certitude » de la culpabilité de Dreyfus dans une autre version de ce même entretien, accordé au Journal. Ni le mot « certitude », ni une quelconque paraphrase de ce terme n’apparaissent cependant dans l’article du Matin, ou dans la version quasi identique (à une phrase près) publiée le lendemain par L’Intransigeant.
Savons-nous lire ? J’ai parlé, p. 118 et non p. 94 (ce qui déjà est inquiétant), d’un article du Journal et les auteurs me reprochent que ce que j’en cite ne se trouve pas dans un autre article publié dans un autre journal (Le Matin) !!!! J’avoue ne pas comprendre. Et cela est dommage car si nos auteurs avaient pris la peine, comme le ferait tout historien sérieux, d’aller voir la collection du Journal (BNF micr d 205) et d’y lire l’article dont je parle signé H. Bathélemy et titré : « Le crime de trahison. Chez le ministre de la guerre », ils auraient pu y trouver l’expression de cette certitude (« […] je ne sais rien sur la nature et le nombre des pièces qu’il [Dreyfus] a pu copier et livrer, en dehors de celles que nous avons saisies ») et le mot lui-même :
Des incidents, sur lesquels je n’ai pas à m’expliquer ; sur lesquels, du reste, vous ne me questionnez pas, ont mis entre mes mains des notes qui émanaient d’un officier et qui prouvaient qu’il avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée.
Dès que j’ai eu la certitude que cet officier était le capitaine Dreyfus, j’ai donné l’ordre de l’arrêter.
Voilà pour le moins de drôles de manière de faire et qui nous interrogent sur la valeur totale d’un travail qui parle de méthode et l’ignore absolument.
Mais cette question de méthode se révèle surtout dans la nécessité des auteurs pour servir leur thèse de forcer le sens des sources qu’ils utilisent. Ainsi, p. 186-187, citent-ils un rapport de Gonse de 1897 :
On voudra peut-être rejeter l’authenticité des documents (correspondance de P…. avec S….) dont il vient d’être question ? Ce serait vraiment bien difficile, attendu que le nombre des documents similaires, obtenus de la même façon, que nous possédons est tellement important et leur nature est si variée que le doute est impossible. Il en existe même qui ont une allure tellement intime et les personnes qu’ils concernaient ont un intérêt tellement évident à leur conserver leur caractère secret, que le seul fait de leur remise au Service prouve surabondamment leur authenticité, et par conséquent celle de tous les documents provenant de la même source parmi lesquels figurent ceux cité dans la présente note.
Quelle interprétation nos auteurs font-ils de ce texte ? Comment répondent-ils à cette question importante qui donne la clé de toute leur « démonstration » ?
Pourquoi Gonse insista-t-il à ce point sur l’« allure tellement intime » d’une partie de la correspondance ? Les conjurés mirent en avant une raison fort peu convaincante : la fonction d’authentification que pouvaient avoir les pièces à connotation sexuelle à l’égard du dossier principal. Cette authentification n’était pourtant nullement nécessaire : le ministère de la Guerre disposait d’une abondante correspondance officielle entre les attachés, dénuée de toute allusion sexuelle, qui aurait tout aussi bien pu contribuer à remplir cette fonction. Or les lettre échangées entre Schwartzkoppen et de Weede ne révèlent rien d’autre que la relation d’adultère qui les unissait. Leur présence prouve donc que les militaires eurent la volonté d’accentuer la dimension sexuelle du dossier.
Voilà qui force pour le moins et le texte et les faits. Que dit Gonse dans l’extrait précédemment cité ? Qu’on ne pouvait mettre en doute l’authenticité du faux Henry (« correspondance de P…. avec S…. ») – ce qui soit dit en passant était déjà un aveu et indiquait bien la part qu’il put y prendre. Pourquoi, selon lui, ce doute n’était-il pas possible ? Parce que les pièces étaient si nombreuses et de nature si variée, révélant même un tel degré d’intimité, qu’il n’aurait pas été possible des les fabriquer. Qui aurait pu écrire de tels propos, qui aurait pu entrer dans de tels secrets, sinon l’attaché militaire lui-même ? Si le dossier venait se grossir de ces pièces intimes ce n’était pas pour en « accentuer la dimension sexuelle » mais indiquer, grâce aux lettres qui en témoignaient, l’authenticité du « faux Henry », pièce trop parfaite pour ne pas faire naître le doute. Que nos auteurs fassent dire à un texte autre chose que ce qu’il dit est un problème. Mais qu’ils en tirent, sans le moindre argument, des conclusions pour expliquer leur thèse sur le cas particulier du dossier de 1894, en est un autre et un autre bien plus grave. Que leur permet, sur la base du témoignage de Gonse, d’écrire que « Mercier et ses successeurs justifièrent l’utilisation des “pièces de comparaison”, expression qui désignait les documents à contenu intime, par la nécessité d’authentifier les autres pièces » (p. 250) ? Nous avons le texte mal lu de Gonse mais rien sur Mercier qui permette une telle affirmation… Et pour cause puisqu’ainsi que le prouve indiscutablement le passage cité de Gonse c’est dans la perspective de l’authentification du « faux Henry » – donc à partir de 1897, quand fut relancée l’Affaire et mise en avant une pièce qui devenait tout à coup bien encombrante – que les « conjurés » eurent recours aux pièces à caractère intime.
Et le mieux – car il y a toujours mieux – est que nos auteurs font de cet extrait cité la justification de l’apport au « dossier de “26 lettres et cartes comprenant la correspondance de Panizz. avec les attachés militaires allemands”, datées de 1890 à 1896, et “45 lettres et cartes de M(me) de W… à Schw…” » (p. 186). Ces deux citations, qui semblent présentées comme émanant d’un même document, sont en fait l’assemblage de deux pièces distinctes : l’extrait de Gonse est d’un rapport du 29 octobre 1897 ; le passage juste cité d’un autre du mois suivant, du 29 novembre. Et encore une fois, Gonse (pour Boisdeffre qui signait) évoquait ces lettres qu’il transmettait pour la première fois dans l’unique but d’authentiquer le « faux Henry ». Il le faisait ici non pas pour dire la culpabilité de Dreyfus mais en principal argument pour faire comprendre à son ministre qu’il ne fallait pas accéder à la demande de Panizzardi d’être relevé de l’immunité diplomatique et ainsi à être admis à témoigner en justice. Panizzardi, auteur de la lettre dans laquelle était mentionné en toutes lettres le nom de Dreyfus (le « faux Henry »), expliquait Gonse, était non seulement « partie trop intéressée dans la question pour que son témoignage puisse être recevable » mais surtout obligerait l’état-major, pour le contrer, à brûler une pièce importante dont la production pourrait un jour devenir nécessaire « soit qu’un ancien ministre soit mis en cause, soit qu’on tente la révision du procès […] » (AN BB19 108). N’est-il pas étonnant de voir comment cette note essentielle, qui prouve la participation de Boisdeffre à une collusion qui avait bien pour but d’empêcher la révision et la mise en jugement de Mercier (l’ancien ministre), peut être réduite, sur une lecture forcée et une présentation tronquée et inexacte, à la secondaire question de la « correspondance intime »…
Une vraie déception, donc, devant des manières de faire pour le moins douteuses mais aussi par le fait qu’arrivé au terme de cet ouvrage on demeure sur sa fin. Quel dommage que ne soient pas tenues les promesses du titre. Nous pouvions espérer trouver dans cette étude une véritable histoire du dossier secret, de sa constitution en 1894 à son dernier inventaire fin 1898 mais il n’en est rien. Rien sur ses différents états (que nous listions dans notre premier post sur le sujet) dont nous avions espéré, puisqu’il n’en existe plus aucune trace, retrouver ici une description précise. Il est question de l’hypothétique premier (celui de 1894), un peu des deux derniers, mais rien n’est dit des cinq états intermédiaires qui ne sont pas même évoqués (pourquoi ?) et qui auraient permis de comprendre comment procédèrent les hommes de la Section de statistique et de l’état-major pour consolider une bien fragile accusation. Les auteurs semblent certes le faire, quand il parlent de dossier « complété »(p. 186) pour introduire les lettres « intimes » mais, comme nous l’avons vu, parlent en fait de tout autre chose : de notes ponctuelles dans lesquelles l’inventaire de pièces n’avaient que pour but d’illustrer le propos du moment…
Et nos auteurs peuvent se réclamer, en une partie pour le moins embrouillée, des médiévistes et de leur travail sur les variantes des manuscrits, ils ne nous prouvent rien. Dans mes précédents posts, comme dans les deux réponses faite à L’Histoire par Vincent Duclert et par moi-même, il était reproché aux trois auteurs de considérer un peu légèrement le brouillon du commentaire de Du Paty en arguant sans le moindre argument de faux un document qui contredit leur thèse. Ils ont, dans leur opus, réglé définitivement le problème en se contentant de l’évoquer sans dire ce qu’il contient, sans dire qu’il décrit précisément le contenu du dossier de 1894 et que bien sûr il ne fait pas la moindre allusion aux pièces « homosexuelles ». Il est pratique de laisser de côté une pièce quand elle dessert ce qu’on veut démontrer… L’histoire ne peut se faire en suivant de tels procédés… Et pourquoi, encore, oublier ce propos de Du Paty qui règle une fois pour toute la question de la numérotation à l’encre rouge ? Du Paty n’avait jamais vu à l’époque du procès Dreyfus « aucun numéro sur les pièces », ainsi qu’il le dira en 1904, « parce que ce numérotage est postérieur au moment du procès de 1894 » (Déposition Du Paty à l’occasion de la seconde révision dans La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1908, t. I, p. 239).
Nous voulons croire que nos trois auteurs sont de bonne foi et, sans apporter de réponse faute d’une réelle et complète connaissance d’un sujet complexe, posent une question qui mérite peut-être de l’être. Mais ils ne peuvent nous convaincre en procédant de cette manière, en trouvant dans les textes ce que les auteurs ne disent pas et qu’ils veulent y voir, en écartant systématiquement tout ce qui contredit leur thèse et en faisant comme si ces documents problématiques à leur point de vue n’avaient jamais existé, en changeant de point de vue à chaque nouvelle version de leur travail et en se contentant, faute de l’appliquer, de parler de méthode. Si la question mérite donc d’être posée, il faudra encore attendre un peu pour en avoir la réponse… Dans cette attente nous nous contenterons, pour décrire le dossier de 1894, de continuer à donner crédit au seul document contemporain, document qui en fait la description et en faisait partie, et qu’on ne peut, pour les raisons que nous avons données dans notre précédent post arguer sérieusement de faux : le commentaire de Du Paty qui mérite d’être donné ici intégralement. Et quant aux évolutions du dossier à travers le temps, nous nous contenterons encore de nous reporter au peu que put en dire Targe en 1904 et regretter que ces inventaires d’octobre 1897, janvier, mars et les deux d’avril 1898 aient disparu des archives.
Source : La Révision du procès de Rennes (15 juin 1906- 12 juillet 1906). Réquisitoire écrit de M. le procureur général Baudouin, Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1907, p. 79 et La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 374-375.
NB. Cette version a été revue et augmentée le 2 octobre 2012 à 16h30….