On connaît Jehan-Rictus, le poète des Soliloques du Pauvre, qui connut au tournant du siècle une véritable notoriété avec les poèmes argotiques qu’il récitait sur les planches des cabarets de Montmartre et du Quartier Latin. Il pourra être intéressant de voir ce que fut son point de vue sur l’affaire Dreyfus, un point de vue qui ne fut peut-être pas aussi unique que cela. Plutôt qu’une étude, nous donnerons ici, à chaque occurrence, les pages de son journal qui s’y rapportent, journal de 34 862 pages qu’il tint sans relâche du 21 septembre 1898 au 6 novembre 1933, date à laquelle la mort le faucha alors qu’il était justement en train de confier ses pensées à son diaire.
Première apparition de l’Affaire, le 22 septembre 1898. Le faux commis par Henry a été découvert, Brisson vient de transmettre le dossier Dreyfus à la commission consultative du ministère de la Justice et la veille Picquart et Leblois ont comparu en correctionnelle. Ce 22 septembre, Picquart est transféré au Cherche-Midi. Rictus commente cette actualité et comme beaucoup de Français s’interroge :
« Perplexe » et pourtant, à la différence de beaucoup qui s’étaient contentés d’assister silencieux aux événements, Jehan-Rictus avait été un des premiers signataires de la protestation de janvier de 1898 où son nom apparaît sur la première liste. Il évoquera ce premier engagement le 27 septembre, lendemain de la décision prise au conseil des ministres de transmettre le dossier à la Cour de cassation… une occasion de faire le point sur ses sentiments :
Tout est dans cette page. Le refus, qui fut celui des anarchistes et des socialistes, aux premières heures de l’affaire, de se prononcer, de s’engager dans une lutte qui n’était pas celle du prolétariat, l’espoir qui fut le leur de pouvoir profiter des troubles pour mener l’agitation, la dénonciation d’une entente césarienne tentant de conquérir le pouvoir, et, parallèlement, le couplet drumontien de la responsabilité juive dans les scandales et la conviction de l’existence du fameux et fantasmatique « syndicat », groupe d’intérêt politico‑financier prenant ses ordres en Allemagne, s’accrochant à ses privilèges et tentant d’en conquérir de nouveaux. Le Juif, agioteur, exploiteur, corrupteur, capitaliste est considéré comme suspect et, paradoxalement, l’antisémitisme, sentiment de simple haine, manœuvre cléricale, est dénoncé.
Jehan-Rictus, cherchant à se faire une idée, lit quotidiennement la presse des deux bords. Le lendemain, 28 septembre, sa lecture d’un article de Fouquier dans L’Écho de Paris (daté du 29 ; article ici) et d’un autre de Vaughan dans L’Aurore (article ici) lui donnent l’occasion de donner son sentiment sur deux hommes qu’il connaît… Trois hommes même, l’article de Vaughan parlant de Rochefort qu’il admire particulièrement :
Le 2 octobre, alors à Montfort l’Amaury chez son amie madame Prévost-Roqueplan, il consigne une discussion à table avec ses hôtes. Il ne sait toujours que penser :
Le 6 octobre, il revient sur la question à propos des premiers bruits d’un possible coup de force militaire. Nouvelle occasion de faire le point sur ses sentiments :
Le 10 octobre, petite notation sur Picquart :
Le 26 octobre, le ministère Brisson vient de tomber après la démission du ministre de la Guerre Chanoine. Jehan-Rictus continue sa lecture de la presse et tout particulièrement La Volonté, fondée depuis peu, et auquel on lui a demandé de collaborer :
Le 28, attendant désespérément que ses poèmes paraissent dans La Volonté, et lisant pour cela le journal chaque jour, il s’énerve de constater que ces textes ne passent jamais ou occasionnellement dans l’édition réservée à la province. L’occasion d’une source de revenu fixe s’échappant, et étant aux abois, il s’énerve. Cherchant à se consoler, il se réfugie derrière le fait que La Volonté a adopté une nette ligne dreyfusarde et qu’il ne tient pas à prendre position dans une Affaire qu’il comprend peu et au sujet de laquelle il ne sait toujours pas que penser. La Volonté prend-elle le chemin de L’Aurore ? À la création du journal de Vaughan, l’année précédente, sa collaboration lui avait été demandé. « J’entre en qualité de grand chroniqueur à l’Aurore. Je commencerai dans 8 jours – J’espère que je réussirai – On me permet une grande liberté d’attaque », avait-il écrit à madame Prévost-Roqueplan (lettre du 28 8bre 97 à Madame Prévost‑Roqueplan, BNF n.a.fr. non encore coté). Mais il n’avait eu aucune nouvelle et avait pu se consoler en développant le même raisonnement : « Rien de neuf du côté de l’Aurore. L’affaire Dreyfus passionne tout le monde et ma lyre d’arsouille n’a rien à faire dans ce débat » (lettre du 5 décembre 1897 à Madame Prévost‑Roqueplan, ibid.).
Le 30 octobre, La Cour de cassation, réunie les jours précédents, a jugé recevable la demande de révision. Jehan-Rictus a suivi dans la presse les comptes rendus et la sténographie des débats. Nouvelle occasion de s’interroger sur ses propres sentiments :
Le lendemain, 31 octobre, au terme de sa villégiature chez les Prévost-Roqueplan, Jehan-Rictus revient encore sur cette « scie » qui l’horripile tant mais qu’il ne peut s’empêcher de suivre avec fébrilité :
Le 4 novembre, toujours agacé par l’Affaire, il envisage d’écrire un article :
Il ne laissera que deux notes de ce projet. La première est ainsi conçue :
Cogner sur Drumont
Cogner sur Zola
Cogner sur tout le monde
La seconde :
Réflexions sur l’Affaire
_____________Les Volontés inconnues
Zola Drumont
Déceptions du journal La Volonté
La lassitude en général
Mirbeau Reinach Déceptions
Les Anarchistes de La Volonté
Les Espions
La Ligue anti fanatique
Assez de Protestants
Assez de Juifs
Assez de Catholiques
Ne peut on être in[dépendant]
Le Duel Clemenceau Dr[u]m[ont]
Jaurès
La vente du papier le Commerce
Les mastroquets – les Anti
militaires – Hypocrisies
Assez, assez, assez (BNF n.a.fr. 24585, f. 156-157).
Le 9 novembre, de retour à Paris, il commente l’enquête que mène alors la Cour de cassation et la saisie de L’Armée contre la Nation de Gohier :
Le 25, lendemain de l’ordonnance de mise en jugement de Picquart par Zurlinden, Jehan-Rictus écrit :
Coïncidence, en sortant, il rencontre Pouget, le directeur du Père Peinard :
Le 28, il revient sur la question, toujours perplexe et ne sachant toujours que penser. Consignant ses impressions, il évoque son ami Paul Brulat et son ennemi Laurent Tailhade (Tybalt) qui depuis quelques mois l’attaque sans relâche :
29 novembre. Il consigne dans son Journal ses impressions suite au discours « libérateur » de Poincaré :
Le 31, Jehan-Rictus continue sa lecture de la presse, occasion, sans doute après avoir vu les listes de la protestation Picquart, de noter ses sentiments au sujet des intellectuels protestataires :
Le 2 décembre, toujours en quête de renseignements sur ses fantaisies qui ne passent pas à La Volonté et dans la nécessité de toucher l’argent de deux articulets qui avaient été insérés, Jehan-Rictus passe au journal :
Le 7 décembre, une simple petite notation suite à la lecture d’un article de Rochefort sur Picquart :
Et encore le 14. Jehan-Rictus comprend de moins en moins l’Affaire et se conforte dans son idée d’indépendance : ni pour ni contre.
Le 20 décembre, passant au Mercure de France, il apprend la nouvelle de la conversion d’Élisabeth Kahn, l’épouse du poète Gustave Kahn, conversion qu’elle entend comme un acte dreyfusard :
Le 29, il rencontre Broussouloux, anarchiste dreyfusard proche de Sébastien Faure :
Le 28 janvier, Jehan-Rictus revient sur le sujet après la fondation de la Ligue de la patrie française, la démission de Quesnay de Beaurepaire, les demandes de dessaisissement de la Chambre criminelle, les premiers débats et l’ajournement du procès intenté par la veuve Henry à Reinach. Son envie de participer au débat, pour affirmer son indépendance, devient de plus en plus grande :
Le 31 janvier, nouvelle notations sur l’Affaire qui devient pour lui, personnellement, une question inquiétante :
Le 18 février, après la mort de Félix Faure et l’élection de Loubet, Jehan-Rictus note ses sentiments. Les attaques de la Ligue de la patrie française contre le nouveau président sont aussi pour lui aussi l’occasion d’évoquer la personnalité de Jules Lemaitre, son protecteur et auteur d’un des importants articles qui l’ont lancé (« La semaine dramatique », Le Journal des Débats, 17 novembre 1895) :
Le 23 février, Jehan-Rictus commente l’équipée de Déroulède aux obsèques de Félix Faure :
Le 4 mars, après le vote de la loi de dessaisissement (le 1er), Jehan-Rictus note une nouvelle fois son espoir de voir finir cette « interminable » affaire :
Le 1er avril, découvrant dans Le Figaro la publication des dépositions devant la Cour de cassation qui continue son enquête, Jehan-Rictus note :
Le lendemain, après l’avoir délaissée, il décide de reprendre sa lecture de la presse :
Le 7 avril, après avoir lu la presse pendant quelques jours, son dernier sentiment sur la possible innocence de Dreyfus s’évanouit :
Puis le lendemain, 8 avril, encore :
Le 13 avril, toujours ce même aveu d’incompréhension :
Une incompréhension trop grande qui lui fait abandonner le sujet. Il note ainsi le 20 avril :
Le 5 mai, Jehan-Rictus raconte dans son Journal un petit fait-divers qui a eu lieu au cabaret des Quat’Z’Arts au sujet d’une revue consacrée à l’Affaire :
Son agacement face à l’interminable Affaire est plus fort que jamais. Le 10 mai, il note :
Le 13 mai, après la discussion à la Chambre et la mise en non-activité par retrait d’emploi de Cuignet, informateur des nationalistes, Jehan-Rictus note une nouvelle fois l’agacement qui est le sien :
30 mai, débats de la Cour de cassation. Jehan-Rictus note :
Puis le 2 juin, apprenant la nouvelle de l’arrestation de Du Paty :
Le 3 juin, Jehan-Rictus enregistre l’arrêt de révision :
Le lendemain, 4 juin, Jehan-Rictus achète un grand nombre de journaux. Ses sentiments n’ont pas varié :
Le 5, encore, après les incidents d’Auteuil, il écrit :
Le 10 juin, veille de la grande manifestation républicaine prévue à Longchamp en réponse aux événements d’Auteuil, Jehan-Rictus note :
Le lendemain, toujours sur la même question :
Le 13 juin, c’est indifférent qu’il consigne la chute du cabinet Dupuy :
Le 14, il peut noter son contentement de voir l’Affaire trouver un début de solution :
Mais le 18, il note son inquiétude devant la possibilité d’une relance :
Le 22, consignant ses impressions au sujet de la crise politique et de la vacance du pouvoir depuis la chute de Charles-Dupuy, Jehan-Rictus note encore son indifférence :
Le 23, le gouvernement de Défense républicaine est nommé.
Le 1er juillet, Jehan-Rictus donne son sentiment sur la campagne que Quesnay de Beaurepaire mène dans L’Écho de Paris :
Le même soir, il revient sur l’Affaire à propos du retour de Dreyfus :
Le 4 et le 5 juillet, Jehan-Rictus continue à lire les article de Quesnay de Beaurepaire :
Le 10 juillet, révolté par la mauvaise foi de la presse antidreyfusarde, il colle dans son Journal une coupure de presse qu’il commente en ces termes :
Le 13 juillet, il apprend par la presse que la grâce présidentielle du 14 juillet a été accordée à Benjamin Reynier, bagnard depuis 15 ans pour un infanticide dont il est innocent. C’est pour Jehan-Rictus l’occasion de « célébrer » l’opiniâtreté et la solidarité juives :
Le 18 juillet, nouvelle notation plus lassée que jamais :
Le lendemain, il rencontre l’ami Paul Brulat, qui lui fait part de son mécontentement :
Le 21, Jehan-Rictus pour la première fois peut donner un avis sur la question Dreyfus. À l’origine en sont quelques articles selon lesquels le gouvernement comptait empêcher le conseil de guerre de Rennes de procéder librement. En fait, en réponse à un article qui affirmait le fait, le gouvernement avait transmis à Havas une note qui expliquait que des instructions avaient bien été données au commissaire du Gouvernement mais uniquement pour lui signaler que l’arrêt de la Cour de cassation délimitait un périmètre duquel il ne pourrait sortir sans risquer de créer un cas de nullité (sur cette question, voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 868-872). Et cette notre précisait que « bien que le ministre ait le droit de tracer au ministère public des réquisitions écrites, la plus entière liberté à cet égard est laissée au commissaire du Gouvernement ». Un passage essentiel de Jehan-Rictus ne comprit apparemment pas. Pour un lecteur peu au fait du droit, une telle note, vite lue et mal comprise, fit de considérables dégâts :
Le 29 juillet, il découvre dans L’Écho de Paris le dossier de Quesnay de Beaurepaire (article ici) :
Le 8 août, Jehan-Rictus va voir son dentiste, « antisémite féroce », qui lui fait part de sa vision des événements :
Le lendemain, il voit son ami Jeanne Landre, sa future biographe, qui lui fait part des inquiétudes relatives à l’issue du procès qui vient de s’ouvrir à Rennes de ce que Jehan-Rictus nomme le « Parti israélite », inquiétudes qu’elle tient de son amant, Picard, connut sous le nom de Le Pic, publiciste dreyfusard et bientôt rédacteur en chef d’un éphémère Pour la République ! Revue politique mensuelle (7 numéros, novembre 1899-mai 1900). Et Jehan-Rictus d’en tirer des conclusions sur la base d’un article de Clemenceau dont il n’a retenu que ce qu’il ne disait guère (article ici) :
Le lendemain encore, 10 août, il commente sa lecture de la presse et son sentiment de la haine quasi-unanime que ressent la population à l’encontre de Dreyfus et, à travers lui, des juifs :
Le 11, suivant les comptes rendus du procès il voit se confirmer sa récente impression de culpabilité :
Le 14 août, il note ses sentiments après l’attentat dont a été victime Labori :
Le 15 août, ses « sympathies » pour Jules Guérin le poussent à aller rue de Chabrol, voir de lui-même ce qu’il en est :
Le lendemain, il cherche à en savoir plus :
Le 17, toujours en quête d’informations, il note :
Le 18 août, nouvelles impressions sur le procès de Rennes et le Fort Chabrol :
le 19 août, après avoir rencontré une manifestation :
Le 21 août, après les affrontements qui ont opposé dans la rue antisémites et anarchistes, Jehan-Rictus note dans son Journal :
Après 10 jours passés au bord de la mer avec sa maîtresse, Cilou, loin des bruits de la ville, Jehan-Rictus revient à Paris le 3 septembre. Il note :
Le 4 septembre, anniversaire de la République, est pour Jehan-Rictus l’occasion de dire ce qu’elle lui inspire et de développer, outre sa conviction que Dreyfus est un traître, le rôle néfaste qu’on put jouer et que jouent encore les juifs et les protestants contre la France. Un Jehan-Rictus bien loin de ce poète anarchiste que la critique a voulu faire de lui :
À la fin de la journée, il revient sur l’Affaire et le procès de Rennes :
Ce populisme assumé, ce « patriotisme révolutionnaire », le fait maintenant se considérer comme Blanqui, ou, aurait-il dû dire, comme ces blanquistes du Parti socialiste français de Rochefort et du journal Ni Dieu ni maître ou ces anarchistes nationalistes du Révolutionnaire. C’est vers Guérin, que, nous l’avons vu, il admire véritablement, qu’il se tourne maintenant. Il note ainsi le 5 septembre :
Le 7, après avoir lu les journaux, il écrit :
Le 8, après avoir lu la plaidoirie de Demange :
Puis le 9 :
Suite au verdict, il lit la presse pour voir ce qu’en disent les deux bords :
Le 12, il réagit aux nouvelles selon lesquelles de nombreux pays se disent prêts à boycotter l’Exposition universelle si justice n’est pas rendue à Dreyfus :
Le 19, nouvelles notations sur le fort Chabrol et sur la grâce de Dreyfus qu’il vient d’apprendre par Henry de Bruchard, ardent dreyfusard qui deviendra bientôt une figure de l’autre camp :
Le 20, il enregistre la reddition du fort Chabrol :
Et le 21, enregistrant la déclaration de Dreyfus rendu à la liberté, il en tente une explication :
Un peu plus tard dans la journée, il réagit à l’ordre du jour de Galliffet, « l’incident est clos », et le lendemain à la « Lettre à madame Dreyfus » de Zola :
Le 23, suite à la lecture d’un article de Rochefort (article ici), Jehan-Rictus développe quelques considérations sur Dreyfus dont la culpabilité ne fait plus aucun doute pour lui. C’est aussi une nouvelle fois pour lui l’occasion de se perdre en considérations au sujet de « l’inconscience sémite ».
Le 27, il note à propos de son « héros », Guérin :
Par la suite, l’Affaire étant entré dans le domaine judiciaire, il n’en parlera plus guère. Le 5 décembre 1903, toutefois, notant la reprise de l’Affaire après l’enquête d’André et la transmission du dossier à la Cour de cassation, il écrit, agacé :
En 1906,enregistrant l’arrêt de réhabilitation, il se contente de coller un long article de journal qui résume cette journée historique (voir ici). En 1908, il commente l’attentat dont Dreyfus a été victime à l’occasion de la panthéonisation de Zola. « Qu’on nous foute la paix », écrit-il…
Que nous disent ces pages ? Elles nous montrent tout d’abord l’importance qui fut celle de l’Affaire et de quelle manière en effet elle occupa les esprits. Mais elles nous indiquent surtout que si les familles et les amis pouvaient se déchirer sur la question, en écho au célèbre dessin de Caran d’Ache, il exista bien une « troisième France » qui ne fut ni dreyfusarde ni antidreyfusarde, une « troisième France » qui ne voulait pas, qui ne voulait plus, entendre parler de « l’emmerdante affaire Dreyfus ». Elles nous montrent aussi, ces pages, que cette « indifférence » pouvait trouver son origine dans l’incompréhension et la crainte comme elles nous montrent combien il est nécessaire à l’historien d’avoir un peu de recul face aux matériaux qui constituent son corpus, ainsi qu’on peut le comprendre sur la question des listes de protestations (voir déjà sur cette question notre Histoire de l’affaire Dreyfus, op. cit., p. 589-593). Signer, comme le fit Jehan-Rictus, la première protestation dreyfusarde de janvier 1898, n’était donc pas nécessairement un acte dreyfusard. En l’occurrence, ici, pour Jehan-Rictus, donner sa signature était un moyen de se ranger avec les hommes de lettres engagés et ainsi, peut-être, pouvoir intégrer un groupe proche duquel il fut mais qui ne voulait pas de lui. Elles nous montrent encore, ces pages, le manque d’informations des Français dont beaucoup, comme Jehan-Rictus, ainsi qu’il le consigna dans son Journal à la date du 5 juin 1899, pouvaient ignorer quelle forfaiture constituait le fait de transmettre le dossier secret à l’insu de l’accusé et de son avocat comme elles nous montrent quel fut le poids de la presse, son influence sur l’opinion et même auprès de quelqu’un d’averti comme Jehan-Rictus qui avait gagné sa vie pendant quelques années en fournissant aux journaux de fausses nouvelles, de fausse interviews, de faux récits de témoins qui avaient été insérés sans le moindre problème. Enfin, elles nous montrent, en écho à ce que nous disions en rendant compte du formidable livre de Bertrand Joly (voir ici), que si l’antisémitisme organisé ne fut pas grand chose et ne regroupa jamais que quelques dizaines d’individus bruyants et agités, et pour cela visibles, que si beaucoup n’acceptèrent jamais de le rallier, le préjugé garda toute sa force permettant à la légende du Syndicat de faire son chemin en toute tranquillité. Et l’exemple de Rictus est ici parfaitement éclairant. En 1903, toujours dans son Journal, il pourra écrire à propos de Drumont :
Il y a depuis Drumont une furieuse et sournoise haine contre les Juifs : particulièrement contre les Banquiers, les intermédiaires, les Commissionnaires, etc. – Cette haine sommeille et grandit tous les jours – elle gagne de plus en plus : les plus sages en sont atteints. Les procédés commerciaux juifs sont visés. Personnellement j’en ai également horreur et il me faut faire appel au raisonnement et au sang-froid pour ne pas m’y laisser aller. C’est si commode. On glisse à l’injustice et cette haine anti-sémite est un véritable poison. On va quand on est atteint – on va à l’absurde, au cauchemar, à la hantise à la folie. (Cahier 27. B.N.n.a.fr. 16123, p. 182-184, à la date du 12 février 1903).
Et ainsi, quand en mars de cette même année 1903, il lui sera proposé de prendre la direction de la revue le Huit reflets, petite feuille nationaliste et antisémite, il refusera « malgré Deux cents francs d’appointements parce que le journal est nettement anti-Juif ce qui est odieux et bête – […] Être anti-juif ça n’est pas un idéal » (cahier 28, BNF n.a.fr. 16124, p. 9). Cela ne l’avait pourtant pas empêché, en janvier précédent, d’y donner un « Parallélisme. Fils de Preux » qui développe un « nous » sans ambiguïtés :
Nos Aïeux détestant les Juifs
S’en prenaient à leurs escarcelles
Non sans parfois les rôtir vifs
Nous, selon ces traditions
Qu’on modernise sans limites
Nous épousons leurs demoiselles
Item leurs impurs millions
Mais nous restons… anti-sémites !
[…]
Nos aïeux d’un courage énorme
Fendaient les crânes d’ennemis
Bourguignons, Sarrazins, Anglais
Ce faisant sauvaient leur pays.
Que nous reproche-t-on, à nous
Qui avons cogné sur Loubet
Et cabossé son haut-de-forme ?
Le « geste » est le même après tout.
L’antisémitisme même meurtrier ne le gênait pas, comme nous avons pu voir dans l’extrait donné du 16 août ou dans son héroïsation de Guérin. Et s’il n’était pas question de devenir directeur d’une revue qui n’existait que pour l’antisémitisme et par l’antisémitisme, rien ne l’empêchait de s’affirmer publiquement comme tel comme dans ce « Parallélisme. Fils de Preux » ou dans ce projet, sans suite, qui avait été le sien de réaliser un numéro dédié à la question pour la revue L’Assiette au Beurre. Cette même année 1903, il proposera ainsi à Samuel Schwarz, qu’il présentait à Léon Bloy comme « d’importation récente » (lettre du 25 avril 1903. Cahiers Léon Bloy, n° 5, mai-juin 1933, p. 68), « en qualité de Youdi […] également dreyfusard » (ibid., p. 71), un projet de numéro qu’il avait titré « Nos Maîtres ». Un des dessins y avait trait à l’Affaire :
Sur Rictus, on pourra bientôt lire sa biographie, à paraître au printemps aux EUD.