Au lendemain même de sa réhabilitation, Dreyfus avait été l’objet d’attaques de la part de la presse nationaliste et tout particulièrement de L’Action française. Devait-il réagir ?
Il racontera dans ses Carnets : « Ces misérables eussent voulu que je les traînassent en cour d’assises, sachant que, comme fonctionnaire, je ne pouvais pas les traduire en police correctionnelle. Or, la cour d’assises, c’eût été Mercier et ses complices venant discuter avec leur mauvaise foi habituelle, devant un jury incompétent, l’arrêt de la Cour de cassation. Les inculpés se seraient retranchés derrière leur autorité et auraient excipé de leur prétendue bonne foi, d’où acquittement probable. Je cherchai avec mes conseils par quels moyens je pouvais les atteindre. Nous pensâmes intenter à L’Action française un procès au civil pour dommage causé. Mais Bergougnan, du Temps, nous fit des objections très fortes tant au point de vue juridique qu’au point de vue moral. L’argument qui me fit abandonner à ce moment toute idée de poursuivre L’Action française était, que pour demander des dommages-intérêts pour préjudice causé, il fallait reconnaître que leurs attaques avaient pu diminuer l’autorité qui était attachée à l’arrêt rendu par la Cour suprême. Or, de cela, je n’en voulais pas […] » (Alfred Dreyfus, Carnets (1899-1907), Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 268). Les attaques continuant inlassablement, Dreyfus se laissa finalement convaincre en 1908 par Appleton et la Ligue des droits de l’homme et engagea avec ses calomniateurs la bataille qu’ils espéraient (Voir le Bulletin officiel de la Ligue des droits de l’homme, 8e année, n° 22, 30 novembre 1908, p. 1842-1847).
C’est dans ce contexte que s’inscrit la lettre inédite en question, trouvée sur le site du Musée des lettres et manuscrits. Le 3 octobre, il écrivait à un correspondant non identifié :
Paris, 3 oct 1908
Cher Monsieur,
Comme je vous l’ai dit, outre les assignations en dommages intérêts devant le Tribunal Civil pour injures, là où mon nom est simplement accolé à une épithète injurieuse, j’exerce le droit de réponse chaque fois qu’il y a une diffamation sur un fait précis.
A propos donc de la lettre ouverte adressée par Cuignet à M. le Président Ballot-Beaupré, et publiée dans l’Action Française, j’ai adressé une 1e lettre à ce journal, le 30 Septembre. Il l’a insérée le 1er Octobre mais en la découpant et en faisant suivre chaque coupure d’un commentaire. J’ai alors envoyé à l’Action Française, le même jour, 1er Octobre, une 2e lettre la sommant, conformément à la loi, d’avoir à insérer ma 1e lettre d’un seul tenant et répondant en outre aux commentaires dont le journal avait fait suivre ma 1e lettre. L’Action Française du 2 Octobre déclarait ne pas vouloir insérer, ni ma 1e lettre d’un seul tenant, ni ma réponse à ses commentaires. Ce journal se dérobait devant la vérité. Mais comme nous avons constaté que ce journal venait précisément le 2 Octobre de changer de gérant, par précaution, j’ai envoyé le même jour mes deux lettres au nouveau gérant. Si donc, comme il est certain d’après la déclaration du journal, mes lettres ne sont pas insérées jusqu’à lundi prochain, dernier délai, dans l’Action Française, je remettrai le même jour un projet d’assignation de ce journal devant le Tribunal Correctionnel pour refus d’insertion.
Je viendrai d’ailleurs vous voir mercredi matin vers 9 heures. Je pense, qu’à ce moment, l’étude aura pu préparer le travail.
Bien cordialement votre
A Dreyfus
Comme je vous l’ai dit ci-dessus, le gérant de « l’Action Française » a été changé à la date du 2 octobre. Par suite, dans l’assignation en dommages intérêts devant le Tribunal Civil, que j’ai déposée en votre étude, l’ancien gérant, Mr Bollo, ne peut plus être considéré comme domicilié aux bureaux du journal. Il conviendra donc, pour éviter toute nullité, de rechercher son domicile actuel.
Sans doute était-ce une erreur, comme Dreyfus le confiera à ses Carnets, une erreur non seulement parce qu’il leur donnait là une véritable satisfaction, mais encore parce qu’il ne put aboutir, « appr[enant] à [s]es dépens à connaître le maquis de la procédure qui permit à [s]es adversaires d’échapper aux condamnations prononcées contre eux » (Carnets (1899-1907), op. cit., p. 268-269). Ainsi, en octobre 1908, comme il l’écrivit à la marquise Arconati-Visconti, « la besogne ne manqu[a] pas » (lettre du 3 oct. 1908, Bibliothèque Victor Cousin, Ms 274, f. 2765). Dreyfus envoya de très nombreuses lettres aux différents journaux nationalistes : à L’Action française : les 1, 2, 6, 7, 8, 9, 11, 16, 19, 23, (revue, n° 217, 15 octobre) ; à L’Éclair : les 2 et 7 octobre (publiées le 17), le 16 octobre (publiée le 18) ; à La Libre Parole : les 3, 4, 6, 8, 16, 18 octobre ; à La Croix : le 9 octobre (lettre sans mention de date) ; à La Presse : les 7 (publiée le 11), 16 (publiée le 19), 19 (publiée le 23) et 20 octobre (publiée le 24) ; à L’Autorité : les 8 (publiée le 14) et 31 octobre (publiée le 7 novembre) et 11 novembre (publiée le 20) ; à La Patrie : le 5 octobre (publiée le 12) ; à L’Univers : le 17 octobre (3 lettres publiées les 21 et 23 octobre) ; au Soleil, les 11 et 22 octobre (publiées le 19 et le 24) ; au Jaune : le 24 octobre ; et à La Gazette de France. Face à cette correspondance effrénée mais nécessaire – ayant commencé, Dreyfus ne pouvait s’arrêter sans avoir eu satisfaction –, les journaux eurent deux attitudes : le refus pur et simple d’insérer les lettres de rectification et l’appel aux poursuites ou l’insertion accompagnée de commentaires qui renouvelaient l’insulte. Pour eux, quoi qu’il arrivât, Dreyfus demeurait « le traître juif Alfred Dreyfus » et l’insulte dépassait très largement le cadre de la réhabilitation et de la soi-disant falsification du 445. Dans le premier cas, Dreyfus renvoyait systématiquement sa lettre, dans le second, il la reprenait en répondant aux nouvelles insultes articulées, et ce jusqu’à ce que ses insulteurs rendissent les armes. Certains le firent en effet pour éviter de se retrouver en justice et Dreyfus attaqua les autres : L’Action française, La Libre Parole, Le Soleil, La Gazette de France et L’Éclair, demandant aux deux premiers respectivement 220 000 et 100 000 francs. Finalement, il attaquera L’Action française pour refus d’insertion. L’affaire fut appelée les 26 janvier, 27 avril, 29 juin et 5 octobre 1910. Elle vint finalement le 11 janvier 1911 pour la plaidoirie de Demange et le 25 pour la réponse de Magnier, avocat de L’Action française, qui quitta la salle sans avoir présenté la défense de son client au motif que le juge avait refusé de le laisser lire la lettre de Cuignet à Ballot-Beaupré. Le 8 février, L’Action française fut condamnée à 400 francs d’amende, 2 800 francs de dommages et intérêts et à l’insertion du jugement sous une astreinte de 50 francs par jour de retard. Le journal ayant fait opposition de cet arrêt, il revint devant la Cour le 12 décembre, date à laquelle il se décida enfin à publier les lettres de Dreyfus. Le 19 décembre, en appel, le journal fut une nouvelle fois condamné à insérer les lettres de rectification (« L’Action française et l’affaire Dreyfus », Almanach de l’Action française 1913, 1912, p. 83-86). Il les publiera tous les jours, entre le 27 janvier et le 11 février 1912, avec de nouveaux commentaires qui renouvelleront et aggraveront les injures, à l’image de ces quelques lignes de Maurras : « Le traître juif Alfred Dreyfus ne lira point les six pages de ce numéro, sans entrevoir en frissonnant la plaine nue de Satory, où, quelque jour, après lecture d’un arrêt de justice, – arrêt définitif, sans merci, celui-là ! – douze balles lui apprendront enfin l’art de ne plus trahir et de ne plus troubler ce pays qui l’hospitalise. » (Maurras, « L’Action française aura raison », L’Action française, 29 janvier 1912).
NB. Ce commentaire est la reprise allégée et adaptée d’un passage de notre Histoire de l’affaire Dreyfus à paraître en septembre aux Belles Lettres.