Notre ami Michel Drouin nous a quittés cette nuit après un long et admirable combat contre la maladie. Attaché de recherches au CNRS (Institut des textes et manuscrits modernes, équipe Zola), Michel était historien de la littérature et le grand spécialiste d’André Suarès. Historien de formation, il travaillait depuis de longues années sur l’affaire Dreyfus et a laissé deux ouvrages importants : L’Affaire Dreyfus de A à Z (Flammarion 1994, réédition augmentée en 2006) et Zola au Panthéon. La Quatrième affaire Dreyfus (Perrin, 2008). Depuis 2001, Michel avait entrepris, chez Mémoire du Livre, la réédition des textes sur l’Affaire de Clemenceau, auquel il consacrait maintenant l’essentiel de ses pensées : L’Iniquité (2001), Vers la réparation (2003), Contre la Justice (2007) et Des juges (2009). Michel était aussi secrétaire de la SIHAD depuis sa fondation en 1995.
Il était un grand ami et nous perdons à la SIHAD le plus jeune et le plus enthousiaste d’entre nous. Parfait honnête homme, fin connaisseur de l’Affaire, il laisse inachevé un important projet sur lequel il travaillait depuis de très nombreuses années : une édition des « papiers » de l’île du Diable, cahiers des gardiens de Dreyfus et correspondances de toute la chaîne hiérarchique chargée de garder ce formidable prisonnier. Un projet que j’essaierai de mener à bien sur la base du travail déjà réalisé par Michel.
Mais le mieux, pour parler de Michel et saluer ce départ qui nous rend tous si tristes, est de laisser la parole à Daniel Bermond qui, dans l’Histoire d’avril 2006, avait publié le superbe article suivant :
Il est la mémoire de son illustre famille : une tribu d’humanistes à la fois juifs et protestants, musiciens et littéraires. Et consacre toute sa passion à transmettre ses valeurs. Son Dictionnaire de l’affaire Dreyfus vient de paraître chez Flammarion.
Un des maîtres de la philosophie sous la IIIe République, ami de Blum, de Valéry, de Pierre Louÿs, agnostique et ardent dreyfusard, cofondateur de la Nouvelle Revue française NRF , éminence intellectuelle qui en imposait à Gide, son beau-frère. Dans la famille Drouin, on demande l’humaniste, bref le grand-père, Marcel Drouin.
Un romancier sulfureux mais si talentueux, protestant aux prises avec ses démons intérieurs, écrivain engagé contre le colonialisme, compagnon de route des communistes avant de dénoncer les tares de l’URSS et d’encourir la proscription de l’intelligentsia de gauche, prix Nobel de littérature. Dans la famille Drouin, on demande le grand-oncle, « oncle André », André Gide.
Une jeune femme née en Lituanie, parlant sept langues, fille de Leonty Soloweitschik, un lettré juif, dreyfusard, auteur, en 1898, de la première thèse sur le prolétariat juif en Europe qu’il tient serrée contre lui, dans le wagon qui le conduit avec son épouse en Sibérie après l’annexion des États baltes par Staline en 1940. Elle rencontre à Paris Jacques Drouin, le fils de Marcel, avec lequel elle se marie en 1933. Chez les Drouin, on demande la mère, Ghisa.
Et maintenant, entre une mère tant aimée, un grand-père vénéré, un grand-oncle admiré et d’autres encore, tous réunis dans le même souvenir où l’affection filiale se mêle au respect de ces belles intelligences, voici Michel, le fils, premier enfant de Jacques et de Ghisa, aujourd’hui mémoire de cette tribu juive et protestante, musicienne et littéraire, et dépositaire de sa tradition.
Or comment, avec un tel héritage se montrer digne des siens ? Humble au milieu de ce parrainage, au point de paraître parfois s’en excuser, Michel Drouin tire sa fierté d’avoir, à sa manière, emprunté les mêmes sillons que ses aînés.
Qu’il soit l’historien de l’affaire Dreyfus – l’édition mise à jour de son Affaire Dreyfus de A à Z vient de paraître chez Flammarion sous le titre Dictionnaire de l’affaire Dreyfus – n’est pas un hasard. « Mes deux grands-pères étaient dreyfusards. Écrire sur l’Affaire est ma façon de montrer qu’elle m’engage personnellement et qu’elle alimente la réflexion démocratique. Elle agit comme un isotope radioactif, elle permet de comprendre beaucoup d’affaires de notre temps, jusqu’à celle d’Outreau : quelle est la place de la justice dans notre pays ? Comment éviter une république des juges ? A travers cette affaire, c’est l’histoire de France que l’on revisite, la question juive, la citoyenneté, etc. On célèbre cette année le 100e anniversaire de la réhabilitation de Dreyfus, mais, pour moi, l’Affaire n’est pas terminée. Elle se poursuit par un questionnement que l’actualité n’épuise pas . »
En parlant de l’Affaire, Michel Drouin évoque aussi la nécessité d’un devoir de vigilance. Car, si feutré soit-il, l’antidreyfusisme ne désarme pas. En 1994, Yves Boisset, qui tournait pour la télévision la scène de la dégradation du capitaine dans la cour de l’École militaire à Paris, se fit interpeller entre deux prises par un officier : « Vous n’ignorez pas qu’il était coupable ! »
De même, Michel Drouin se souvient du regard de ces officiers venus assister, en 1998, à la conférence qu’il prononçait à l’occasion du 100e anniversaire de « J’accuse » dans l’amphithéâtre Foch de l’École militaire, alors qu’il rappelait le rôle de l’état-major dans le martyre de Dreyfus : « Tous ces maxillaires serrés… Mes propos avaient du mal à passer. Fallait-il s’en étonner ? Quelques années auparavant, le gouverneur des Invalides avait refusé l’Hôtel au ministre de la Défense pour une exposition sur l’Affaire. »
Un autre personnage tient une place éminente dans le panthéon de Michel Drouin : Clemenceau. Autant « le Père la Victoire » que le militant de la république, le tribun et le formidable journaliste. Michel Drouin s’est mis en tête de rééditer, en les complétant, les sept volumes consacrés par lui à l’Affaire. Le produit de ce travail voit le jour en 2001, lorsqu’il présente, sous l’enseigne de Mémoire du livre, le premier tome de cette série : L’Iniquité . Un deuxième volume Vers la réparation voit le jour deux ans plus tard.
Et ce n’est que cette année, au prix d’efforts sans nom pour obtenir des financements, que le suivant Contre la justice est attendu. Mais quatre restent en souffrance, et il manque 60 000 euros pour les réaliser…
Il y a dans la démarche de Michel Drouin quelque chose qui s’apparente à un apostolat laïque qui puise sa force dans la fidélité aux figures de la famille. Son grand-père Marcel demeure la référence absolue. « J’ai passé toutes mes vacances dans notre maison de Cuverville, en Normandie. C’est là, dans le salon vert, que la NRF avait été créée. »
« Avant d’être son beau-frère, mon grand-père était déjà l’ami et le confident de Gide. C’est à lui, en 1896, que Gide avait fait part de ses inclinations sexuelles. Mauriac, qui fut l’élève de mon grand-père à Bordeaux, dit même un jour de lui qu’il avait été « la conscience » de Gide. » Michel Drouin s’est promis de publier l’intégralité de la correspondance des deux hommes.
Dans l’imaginaire du jeune Michel, l’« oncle André » compte beaucoup. Qui peut se targuer d’avoir eu comme professeur de piano l’auteur de La Porte étroite ?
Parler de Gide, c’est faire appel à une scène inoubliable, après la Libération. Revenu d’Algérie, l’écrivain rend visite à Jacques et Ghisa Drouin, chez eux, à Auteuil. « Il leur demande comment ils ont vécu l’Occupation à Paris. Ma mère apporte une boîte et en sort devant lui une étoile jaune. Gide s’effondre en larmes . »
Elle aurait pu lui dire les visites de la police allemande vérifiant sur le portemanteau que l’étoile était bien cousue sur ses vêtements ; ce terrible jour de 1943 où elle dut à son extrême faiblesse de ne pas être embarquée sous les yeux de ses enfants par la Gestapo ; et ce cri que lui jeta, voyant sur elle son insigne, une employée de la Croix-Rouge lors d’une distribution de biscuits à la caséine : « Ah non, pas vous ! »
Historien de l’Affaire, passeur d’une littérature oubliée il a contribué à faire connaître l’essayiste et polémiste antifasciste André Suarès, dont il a publié en deux volumes les Ames et Visages , Michel Drouin, longtemps professeur de lycée à Paris avant d’entrer au CNRS, met aujourd’hui sa passion de chercheur dans la transmission de l’humanisme qui fut celui des siens. Finalement, n’est-ce pas toujours au nom de cette famille des Lumières du XXe siècle qu’il a toujours écrit et agi ?
Compliment, c’est un regale de vous suivre