Ce texte est celui d’une communication faite à la journée d’études co-organisée par l’Association œcuménique Charles-Péguy, l’Amitié Charles Péguy et l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, à Strasbourg le 23 novembre dernier (voir ici) :
Mémoire et histoire ne font pas toujours bon ménage et la première joue souvent des tours à la seconde. Pour des raisons diverses et sur lesquelles on se pose à vrai dire rarement de questions, elle associera tel nom d’individu à un événement et oubliera tel autre. Une conception mémorielle de l’histoire à vrai dire très française et qui, si elle a le mérite, par la simplification qu’elle induit et qui la commande, d’offrir des repères simples et immédiatement utilisables aux générations futures, réduit le fait historique à peu de choses et le présente en une vision – lecture et narration – tout autant myope, presbyte, hypermétrope qu’astigmate. Et l’Affaire, avec la capitale de rigueur, moment historique d’importance et raffermissement, voire affermissement, de la République, de ses valeurs et de ses principes, en est sans doute un des exemples les plus symptomatiques. On se souvient peut-être de la réaction de quelques-uns, à la sortie du livre inconfortable de Simon Epstein, Les Dreyfusards sous l’Occupation[1], qui contestaient une analyse et un propos visant à suivre les itinéraires des plus jeunes dreyfusards vivant encore en 1940-1945 et devenus soutiens de la Révolution nationale, et ce au motif qu’il n’y avait de dreyfusards que Jaurès, Clemenceau, Zola, Labori, etc., tous morts à l’époque de Vichy.
Parler de Péguy et de Lazare, ensemble, dans le cadre de ce moment particulier de l’Affaire, oblige à faire ce constat. Le premier, Péguy, est omniprésent quand le second, Lazare, semble avoir disparu. Et pourtant, nous le savons, Lazare fut le premier des dreyfusards, celui qui voulait qu’on lui reconnaisse cet « honneur d’avoir donné le premier coup de hache et d’avoir si bien tendu la pioche que tous les dreyfusards ont été obligé de passer par la brèche qu[’il avait] faite et qu’ils n’ont fait que répéter ce qu[’il avait] dit[2] » quand Péguy joua un rôle important certainement mais un second rôle. Pire même, il semble bien que si l’on se souvienne aujourd’hui de Lazare c’est justement parce que Péguy en fit le « personnage » – j’emploie ce mot à dessein et je l’expliquerai bientôt –, de son célèbre Notre jeunesse.
Pour être sûrs de bien nous comprendre un petit rappel s’impose. Commençons par Péguy. Péguy s’engagea très tôt, dès fin 1897, assurément sous l’influence de son maître Lucien Herr – et donc par ricochet sous celle de Lazare qui avait emporté la conviction du bibliothécaire de Normale. Il fut un dreyfusard de « combat », faisant le coup de main, à la tête de quelques condisciples, contre les nationalistes et les antisémites, dans les couloirs de la Sorbonne ou dans les galeries du Palais de Justice au moment du procès Zola. Il fut aussi un de ceux, très rares dans les rangs socialistes à ce moment, en janvier 1898, à l’époque du manifeste socialiste, manifeste « plus sournois qu’une déclaration ministérielle[3] », qui intervinrent auprès de Jaurès pour qu’il entrât réellement et fermement en dreyfusisme et apportât ainsi les réponses aux questions que de nombreux militants se posaient tout en sauvant des « parlementaires, soi-disant socialistes, [qui] se refusent à marcher droit, […] l’idéal socialiste[4] ». Enfin, par la suite, à partir de mai 1898, il fut l’animateur de cette librairie Bellais qui ne servit pas, comme on veut bien le dire habituellement avec Wikipédia, « de quartier général au mouvement dreyfusiste » – le dreyfusisme fut éclaté, hétérogène voire hétéroclite et eut au moins une dizaines de ces quartiers généraux : la rédaction de L’Aurore, celles des Figaro, des Droits de l’Homme, du Journal du Peuple, du Radical, de La Revue blanche, la librairie Stock, le bureau de Lucien Herr, etc. – mais comme le dit plus justement Blum de « quartier général du dreyfusisme au Quartier lati[5] ». Enfin, figure post-dreyfusienne, il fut avec les Cahiers de la Quinzaine et Notre jeunesse un des premiers qui tentèrent de penser une « Histoire de l’affaire Dreyfus et du Dreyfusisme » qui n’avait jamais été pour lui, nous en reparlerons, que la transformation de « l’immortelle affaire Dreyfus » en « affaire dreyfusisme ».
Bernard Lazare, lui, fut donc le premier, engagé dès le début de 1895, à une époque en effet où personne ne pouvait se séparer de cette évidence que Dreyfus était un traître qui avait été jugé et bien jugé. Il publia, on le sait, fin octobre-début novembre 1896, la première défense de Dreyfus sous la forme d’une brochure envoyée à tous ceux qui pensaient en France, brochure qui fut suivie de quelques autres. Il fut aussi le conseiller de la famille Dreyfus, stratège et cheville ouvrière, et, on le sait moins, le cœur de ce Comité de défense contre l’antisémitisme qui organisa et finança la riposte contre les antisémites et les nationalistes, sur le terrain comme dans la presse ou l’édition. Enfin, et cela explique sans doute que Lazare soit tombé dans les oubliettes de l’histoire, il eut rapidement une action discrète non seulement par stratégie (le cas particulier du Comité de défense évoqué) mais surtout parce que Mathieu Dreyfus fut contraint, sous la pression de beaucoup de dreyfusards qui n’appréciaient guère cet anarchiste, ce sioniste-libertaire, et sa lecture antisémite – « juive » diraient certains – de l’événement, de lui demander de se tenir en retrait[6]. Une lecture à vrai dire combattante, militante, qu’il fut le seul à défendre et qu’il exprima dans un texte bien connu mais qui mérite d’être cité longuement :
J’appartiens à la race de ceux qui, a dit Renan, ont introduit les premiers l’idée de justice dans le monde. C’est la foi au règne de cette justice qui a animé tous les miens, depuis les prophètes et les pauvres poètes qui chantaient les psaumes, jusqu’à ceux qui, comme Marx et Lassalle, ont revendiqué les droits du prolétariat, jusqu’aux humbles martyrs de la révolution qui ont expié leur croyance en l’idéal d’équité, dans les géhennes russes, sous le knout ou aux gibets tsariens. Tous, tous ceux-là, mes ancêtres et mes frères, ont voulu, fanatiquement, qu’il fût fait à chacun son droit, et que ne penchât jamais injustement le plateau de la balance. Pour cela ils ont crié, chanté, pleuré, souffert, malgré les outrages, malgré les insultes et les crachats.
Je suis des leurs et je veux l’être. Étant ainsi, ne pensez-vous pas que j’ai raison de parler, de parler de ceux auxquels vous n’avez pas songé ? Et je veux faire plus encore. N’est-ce pas qu’il n’est pas juste qu’au cours de la lutte ardente que nous venons tous de mener, on ait jeté tous les jours en opprobre à la face d’Israël les noms infâmes de Pollonnais ou d’Arthur Meyer ? Faut-il laisser croire à tous que cette collectivité israélite n’a trouvé parmi elle que d’abjects renégats et de louches coquins, valets de bourreau ou de filles ? Non. Aussi, pour les miens, je veux qu’on dise que le premier j’ai parlé, que le premier qui se leva pour le juif martyr fut un juif, un juif qui a souffert dans son sang et dans sa chair les souffrances que supporta l’innocent, un juif qui savait à quel peuple de parias, de déshérités, de malheureux, il appartenait, et qui puisa dans cette conscience la volonté de combattre pour la justice et pour la vérité.
Et si je dis cela, ce n’est pas par désir de vaine gloire, par ambition des hommages inutiles, c’est parce qu’il faut que ce soit dit aujourd’hui, parce qu’il faut que l’on sache que ce juif a trouvé parmi les siens des mains amies – comme la vôtre, mon cher Reinach – pour se tendre vers lui au jour de la lutte solitaire, et qu’il a entendu battre à l’unisson des siens le cœur des humbles de sa race. Il devait en être ainsi, car Dreyfus n’a pas été pour moi et pour ceux qui ont pensé comme moi, uniquement un homme accablé par un inexorable destin et qu’il fallait sauver.
Dès ces sombres matinées de novembre 1894, où la meute atroce des Judet et des Drumont se rua sur lui, Dreyfus m’est apparu comme le symbole du juif persécuté. Il a incarné en lui, non seulement les séculaires souffrances de ce peuple de martyrs, mais les douleurs présentes. J’ai vu à travers lui les juifs parqués dans les ergastules russes, aspirant vainement à un peu de lumière et de liberté, les juifs roumains auxquels on refuse les droits d’hommes, ceux de Galicie, prolétaires que les trusts financiers affament, et qu’assomment les paysans fanatisés par leurs prêtres, malheureux se ruant sur de plus malheureux qu’eux. Il a été pour moi la tragique image des juifs algériens traqués et pillés, des malheureux émigrants mourant de faim dans les ghettos de New-York ou de Londres, de tous ceux dont la désespérance cherche un asile dans tous les coins du monde habité, un asile où ils trouveront enfin cette justice que les meilleurs d’entre eux ont tant appelée pour l’humanité entière.
Voilà pourquoi, Monsieur, Dreyfus m’a été cher, cher par ses origines et par celles qu’il incarnait ; voilà pourquoi j’ai voulu parler aujourd’hui, non pour dire ce que j’ai fait, mais pour affirmer ce que je veux faire, maintenant, demain, toujours, pour ceux de mes frères qui suent encore la sueur de sang qu’a suée le juif Jésus.[7]
Et c’est ainsi que pour quelques dreyfusards, pour Labori, dans un manuscrit demeuré inédit et qu’il écrira entre 1903 et 1905 en réponse à usage interne aux premiers volumes de l’Histoire Dreyfus de Joseph Reinach, comme pour Picquart qui en marge de ce manuscrit validera de son paraphe les passages que nous allons citer, Lazare ne s’était que placé « dans l’affaire Dreyfus au point de vue juif et non pas au point de vue français ou humain ». « D’où nos divergences », concluait l’avocat[8]. Pour eux, qui ne lui reprochaient pas que son engagement contre l’antisémitisme, son engagement aussi parallèle aux côtés de Herzl, son anarchisme proclamé, le fait d’être juif suffisait amplement. C’est lui, mais aussi Reinach, nous indiquant bien la nature réelle du propos de Labori, qui avait, à leurs yeux, fait de l’Affaire et du « mouvement vraiment aryen du début[9] », une « affaire juive[10] ». Tous ne s’étaient émus, ajoutait-il, « que pour leur frère juif et pour leur nation[11] ». Joseph Reinach, ainsi, comme Lazare, était pour Labori et pour Picquart un « juif, profondément juif de caractère, d’esprit, d’ambition, de politique, [un] juif qui a amené l’affaire Dreyfus dans le sens juif, [un] juif dont le coreligionnaire Dreyfus doit tant à Picquart, dont la “nation” a tant profité de l’affaire Dreyfus[12] ». Et quand, à cause de Lazare et des déclarations qu’il fera à la presse, agacé par les « antisémites dreyfusards[13] », Picquart rompra définitivement avec Reinach, c’est en ces termes sans équivoque qu’il lui parlera de Lazare :
Vous possédez des amis politiques dont la manière de faire a eu le don de m’étonner dès le premier jour où je les ai vus à l’œuvre, et de me révolter, plus tard, quand j’ai commencé à comprendre.
Comme vous avez eu l’occasion d’agir dans leurs vues ou d’accord avec eux, en plus d’une circonstance, il était à prévoir qu’il se produirait un jour où l’autre entre vous et moi de profondes divergences. Il en existe dès à présent d’essentielles.
J’aime mieux le constater de suite. Le temps ne fait qu’aggraver les équivoques[14].
Nous savons sans doute beaucoup sur l’Affaire mais il reste encore tant à dire…
Parler de Péguy et de Bernard Lazare, c’est aussi parler d’une amitié et, croyons-nous d’une brouille, l’une et l’autre trouvant leur explication dans le cadre de l’Affaire. Nous ne connaissons rien du début de leur relation mais il semble probable que leur première rencontre eut lieu fin 1897 par l’intermédiaire de Lucien Herr avec lequel Lazare était à ce moment en relation suivie. Mais il est douteux que les deux hommes se fréquentèrent alors et il faudra attendre le courant de l’année 1902 pour que Lazare et Péguy se voient régulièrement et que Lazare passe souvent aux Cahiers. Nelly Wilson a en effet publié, dans L’Amitié Charles Péguy, une lettre de Lazare à Boivin de janvier 1902[15] qui indique que Lazare ne connaissait pas encore à ce moment l’adresse de Péguy. Et ce ne sera qu’en août que Lazare donnera ses « amitiés » à Péguy[16] et à ce moment assurément que les deux hommes commenceront à se fréquenter régulièrement. Péguy fut-il alors pour Lazare, comme il l’affirmera, « son seul ami et son seul confident », « son dernier et son seul ami, son dernier et son seul confident »[17]. Peut-être, comme il le raconte dans Notre jeunesse, Péguy vint-il le visiter souvent dans son appartement de la rue de Florence où Lazare rendra le dernier souffle le 1er septembre 1903. Pourtant, et hormis le fait que Péguy ne fut pas le seul et que la plupart de ses amis lui demeurèrent fidèles, il est évident qu’il y eut dans ces derniers mois de la vie de Lazare quelque chose qui éloigna les deux amis. Il est curieux, en effet, que ce ne soit pas à Péguy mais aux seuls Émile Meyerson – son vrai grand ami des dernières années – et à Lucien Herr qu’il pensa dans son testament (27 juin 1903) pour publier son inachevé Fumier de Job[18]. Comment expliquer cet « oubli » – cette mise à l’écart ? – de Péguy ? Comment surtout expliquer que Lazare ait pu lui préférer Lucien Herr, qui ne comptait plus à ce moment parmi son cercle d’intimes, Lucien Herr avec lequel Péguy s’était à tout jamais fâché ? En choisissant Herr, intime et « conseiller » de Jaurès, Lazare ne voulait-il pas marquer son désaccord avec les commentaires que Péguy fera, peu avant la rédaction du testament de Lazare, dans les deux Cahiers de complément à l’édition du compte rendu sténographique qu’il consacra à la reprise de l’Affaire[19] ? Car si Lazare soutenait l’idée d’une édition de ces deux mémorables séances à la Chambre des 6 et 7 avril 1903 au cours desquelles Jaurès relança l’Affaire (« le résumé de Jaurès est parfait et on ne saurait trop le faire lire », avait-il écrit à Salomon Reinach[20]), certains commentaires durent le heurter comme le heurta plus sûrement encore le fait que Péguy reproduisît dans son vingtième cahier de la 4e série, à la suite de Reprise parlementaire, l’article de Picquart publié dans La Gazette de Lausanne du 2 juin 1903, article dans lequel Picquart contestait avec dureté la thèse de Reinach sur la complicité Henry-Esterhazy et que Lazare ne pouvait juger que comme une nouvelle faute du héros. Deux mois plus tôt, en effet, il avait écrit à Salomon Reinach, à propos d’une lettre de Picquart publiée dans Le Siècle et qui, pour la première fois, développait cette même critique[21] :
Qu’avez-vous pensé de la lettre du brave colonel Picquart au sujet d’Henry ? Elle fait honneur à sa perspicacité, à son sens des circonstances et à sa loyauté. C’est sa haine contre Joseph qui l’a pourri. Quant à moi je n’attendrai jamais rien de bon d’un homme qui a été antisémite, qui a cru que le bordereau ne pouvait avoir été écrit que par un artilleur, et qui s’est senti la conscience tout à fait en repos dès qu’il a appris que Dreyfus avait été condamné sur d’irréfutables pièces secrètes. Sa lettre est une mauvaise action surtout quand on songe que celui qui l’a écrite est le même qui refusa de serrer la main à Demange […]. Il ne pardonnera jamais à ceux qui, comme Joseph, toucheront à sa fausse statue de héros en disant simplement la vérité. Je dirai d’ailleurs tout ce que je pense après la révision, c’est-à-dire bientôt.[22]
Enfin, nous l’avons évoqué, traiter notre sujet, c’est parler de Notre jeunesse et du célèbre portrait de Bernard Lazare que Péguy laissa à la postérité. L’oubli dans lequel était tombé Lazare ne concerne pas que l’histoire et de son vivant déjà le premier des dreyfusards avait eu à lutter contre lui. En 1903, en repos à Grasse, malade, fatigué par les incessants combats qu’il avait menés, il fut fort contrarié par la publication d’un Précis de l’Affaire Dreyfus signé du Docteur Oyon et préfacé par Anatole France. Lazare avait été tout simplement oublié par son compagnon de lutte. Rien de ce qu’il avait fait, rien de ce qu’il avait écrit, le premier, à un moment où il était à peu près le seul à défendre Dreyfus, n’y était mentionné. « Nul ne s’occupait de l’affaire, sauf la famille Dreyfus », avait-il pu y lire. Il s’ouvrit à Péguy et à Salomon Reinach de sa tristesse et de son impatience, et, ayant « trop longtemps supporté cela » et ne voulant « plus le tolérer »[23], il envoya une lettre de protestation à l’éditeur. Il put lire peu après, dans la revue Pages libres, éditrice de la brochure, qu’en « novembre 1896, M. Bernard Lazare dénonça l’iniquité commise en 1894 avec une clairvoyance bien remarquable, étant donné le peu d’information dont il disposait »[24]. La rectification était minimale dans la forme et dans le fond. « Une note à ajouter ». Lazare n’insista pas.
En réponse à la lettre qu’il lui avait envoyée, Charles Péguy pour calmer son impatience et sa tristesse avait promis à Lazare qu’il lui rendrait bientôt justice et que serait écrite, « quand il en sera temps », son « histoire définitive »[25]. Il faudra attendre sept ans pour que paraisse un morceau de cette histoire définitive, Notre jeunesse, qui a fixé, inscription dans le marbre, le visage de Bernard Lazare. Mais ce visage est-il bien celui du Lazare que nous connaissons ? En est-il l’« histoire définitive ? » Non assurément. Si le livre de Péguy est important, s’il est une œuvre littéraire tout à fait extraordinaire, il ne faut pas en faire le livre d’histoire qu’il n’a jamais prétendu être. Notre jeunesse nous renseigne certes sur la troisième affaire Dreyfus, il nous montre bien un aspect de ce que furent les dissensions au sein du camp dreyfusard après Rennes, il nous offre une passionnante lecture de l’événement et nous révèle une « vision » dreyfusiste nous confortant dans l’idée que le dreyfusisme fut multiple mais il n’est pas autre chose que le point de vue du seul Péguy, autre chose que cette seule lecture. Lazare fut son ami, un ami que beaucoup avaient oublié et auquel lui, Péguy, avait décidé de rendre justice et, à la nouvelle de son décès, hommage. Il avait écrit dès ce moment de nombreuses pages qui voulaient dire, par le biais de Lazare, le « commencement de l’affaire[26] ». Ce n’était là qu’un prétexte et c’est quelques mois plus tard qu’il avait publiquement fait l’annonce du portrait qu’il voulait peindre de son ami[27]. Mais si, à ce moment, l’image qu’il en avait était « parfaitement nette » en son esprit, il n’en était plus de même en 1910 quand parut Notre jeunesse. Il n’était plus question d’un simple, d’un unique Portrait de Bernard Lazare, mais, comme en septembre 1903, d’une réflexion plus large sur le dreyfusisme, d’un pamphlet dirigé contre ceux – Jaurès essentiellement – qui avaient continué « l’immortelle affaire Dreyfus » en « affaire dreyfusisme », ceux dont l’action avait fait la « basse dégradation », le « détournement total », le « détournement grossier » de la mystique en politique[28]. Le Portrait de Bernard Lazare, qui ne paraîtra jamais, n’était que le liminaire, un avertissement faudrait-il dire, de l’Histoire de l’affaire Dreyfus et du Dreyfusisme dont Péguy rêvait[29].
Et Bernard Lazare, dans cette perspective, idéal et idéalisé, était le point d’appui, la figure de comparaison, l’incarnation de la mystique pervertie par la bassesse, l’ignorance, les calculs, l’ambition des hommes : une figure de prophète, la figure emblématique, le symbole, l’allégorie, la synecdoque même de ce dreyfusisme sublime dont Péguy, dans sa fidélité des dernières années au premier des dreyfusards, se posait en garant. Ce n’est pas Lazare que fait revivre Notre jeunesse. C’est la propre vision de Péguy, la mystique dreyfusiste, une pureté des premiers jours, perdue et pervertie, qui porte ici le nom de Lazare. Une figure mythique, mythologique, le héros d’une parabole d’un nouvel Évangile. Le Lazare de Notre jeunesse ne fait que ressembler au premier des dreyfusards. Et il ressemble surtout, dans ses traits, ses pensées et ses paroles à Péguy lui-même, au dreyfusard qu’il aurait aimé être, dernier héritier de cette mystique et disciple de son prophète. Ainsi, pour montrer sa propre solitude, pur contre les impurs qui avaient « empolitiqué » la belle Affaire, vulgaire thème de campagne politique et pire encore moyen de parvenir, Péguy a fait de Lazare un homme seul, en butte à l’incompréhension et à l’ostracisme. Lui qui avait fait l’Affaire avait connu, comme tout bon prophète, l’ingratitude de ses compagnons d’armes et de « ceux de sa race, de sa religion, ces Juifs de France dont passionnément il avait pris la cause en mains ». Placé « sur les lignes arrières » parce que gênant, excessivement gênant, il le sera en effet à la demande de quelques-uns de ses compagnons d’armes, nous l’avons dit. Mais il ne sera pas écarté, ou pire encore abandonné. Ni par les Dreyfus, ni par ce que Péguy appelle le « parti juif ». Lazare n’aimait pas la bourgeoisie juive et la bourgeoisie juive ne l’aimait pas, certes mais elle ne fit jamais rien par exemple pour l’écarter des journaux, comme le raconte Péguy[30], l’élisant au contraire, pour ne citer qu’un exemple, fin 1899, à une formidable majorité au Consistoire central des israélites de France. Et jamais les Dreyfus ne l’oublièrent, comme jamais ils ne l’avaient considéré, avec mépris, comme un « agent, que l’on payait, comme une sorte de conseil juridique, ou judiciaire, […] comme un faiseur de mémoires, salarié, comme un publiciste, comme un pamphlétaire, à gages, comme un polémiste et un polémiqueur, comme un journaliste sans journal, comme un avocat officieux, honoré, comme un officieux, comme un avocat non plaidant »[31].
A travers cette ingratitude, Péguy voulait montrer le peuple qui avait oublié et rejeté son prophète. Jésus et Spinoza. Ils l’avaient oublié parce qu’ils n’avaient pas voulu le suivre et parce que ce qu’il avait à dire et disait sans relâche contrariait leurs intérêts. Ils l’avaient rejeté pour ne pas se retrouver face à leur propre lâcheté. Ce n’est donc pas tant parce qu’il déforme les traits de Lazare que le portrait de Péguy pose problème. C’est avant tout parce qu’il a fixé, posé et imposé cette idée de lâcheté juive, indifférence ou passivité, calcul ou manœuvre, dont on a fait à sa suite un postulat. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire Baruch Hagani qui fut un des premiers à travailler sur Lazare, ou, pour des travaux d’une plus grande portée, Hannah Arendt. Tous deux, dans une vision des faits déformée, s’en rapportent à Péguy, à son portrait de Lazare et à sa lecture de l’Affaire. On sait aujourd’hui qu’il n’en fut rien.
Pamphlet et non livre d’histoire, Notre jeunesse n’est pas le portrait de Lazare initialement projeté. Le Lazare qu’il y peint ressemble trop au déçu qu’était devenu Péguy et c’est assurément ses propres pensées, ses propres mots qu’il prête à plusieurs reprises à son ami. Ainsi en est-il des propos déjà évoqués sur les Dreyfus, sur l’ingrate « politique juive[32] », sur la douteuse amitié inspiratrice (que rien n’atteste que le témoignage de Péguy) avec Georges Sorel qui sera aussi l’auteur de la peu dreyfusarde Révolution dreyfusienne[33]. Plus parlant encore est la farouche opposition qui aurait été celle de Lazare à la cassation sans renvoi qui permettra en 1906 à Dreyfus d’être réhabilité sans avoir à affronter une nouvelle fois le parti pris d’un conseil de guerre. Les propos que rapporte Péguy à ce dernier sujet sont pour le moins suspects. Il est douteux que Bernard Lazare ait pu dire : « Dreyfus passera devant des conseils de guerre toute sa vie. Mais il faut qu’il soit acquitté comme tout le monde »[34]. Ce n’était pas une « forfaiture », un « abus », un « coup de force judiciaire », une « illégalité », comme le pensaient Péguy, quelques dreyfusards (Picquart, Labori, Havet, Clemenceau[35]) et les antidreyfusards, que dans l’esprit de Lazare pouvait être ce droit de la Cour de cassation de juger au fond et donc de rendre une justice dont elle est en République la plus haute expression, d’affirmer sa primauté. Lazare avait été pour le moins clair à ce sujet, en 1899 :
[…] c’eût été le rôle de la Cour de cassation d’affirmer ces choses, et le seul moyen efficace de les affirmer était de casser définitivement le premier verdict, de rendre sa liberté à Dreyfus, et de le décharger par un décret auquel chacun aurait rendu hommage. Elle ne l’a pas fait.[36]
Comme le disait Péguy lui-même à un autre propos, les textes, les témoignages, les documents, les monuments ne doivent être pris que pour ce qu’ils sont : des textes, des témoignages, des documents et des monuments. Et les historiens, ajoutait-il, « sont unanimes à ne leur attribuer qu’une valeur textuelle, testimoniale, documentaire, monumentaire ; ils ne les manient jamais comme la réalité même »[37]. Et c’est sans doute là qu’est, au seul point de vue historique, le grand intérêt de Notre jeunesse. Il est un formidable témoignage de cette diversité dreyfusiste que nous évoquions et qui put justement faire dire à l’oublié Jacques Bonzon que « les dreyfusards furent de fournées et de pâtes extrêmement diverses[38] ». On put être dreyfusard par légalisme, par patriotisme, par stratégie et intérêt politiques (antimilitarisme, anticléricalisme), voire même, pour certains qui ne furent jamais des convaincus, par intérêt ou stratégie personnels. On put être dreyfusard encore par provocation ou envie d’en découdre, ou parfois même, et tout simplement, par romantisme ou sentimentalisme. Il faut donc bien comprendre, pour peu qu’on ne cède pas à la faiblesse, qui est aussi une facilité, de « manier » Notre jeunesse « comme la réalité même », que le « nous » de Péguy – majesté ou modestie – n’est jamais qu’un « je » et que ce « je » est Péguy. Un dreyfusisme personnel, excessivement sentimental et romantique, une vision poétique mais aussi, en fait, elle aussi politique. Le jeune Péguy est politique quand il engage début 1898 Jaurès à agir, nous l’avons dit, pour « sauver l’idéal socialiste » ; il est politique encore quand en réponse aux attaques du Journal du Loiret il explique qu’un « socialiste qui ne serait pas dreyfusiste serait inconséquent ; un dreyfusiste qui n’est pas socialiste est un incomplet[39] ». Le Péguy des Cahiers est politique quand, aux premières années du siècle, il attaque et condamne Jaurès et son dreyfusisme « apostat » qui n’est que celui de la politique combiste… une politique qu’il ne peut plus accepter quand elle s’en prend aux congrégations. Quant à l’Affaire, tout au long et dès le début, elle fut politique. Dans les raisons qui la firent naître et lui donnent son unicité, dans la manière dont elle fut gérée et dans les motivations d’engagement de la plupart de ses acteurs, d’un camp comme de l’autre. Et parmi les premiers, celui qui donna le premier coup de pioche, Lazare, fut justement particulièrement et éminemment politique. La question humaine le toucha, certes, le nécessaire combat contre une injustice aussi. Mais l’Affaire fut pour lui l’occasion de révéler à tous l’espoir de voir mourir une politique qu’il considérait comme « cléricale » et enfermée dans une conception théologique du monde, de dénoncer les méfaits de l’armée et des justices d’exception et surtout de porter le coup de grâce au mouvement antisémitique et d’aider son peuple à se reconstituer moralement, à retrouver, comme il l’avait lui-même fait peu avant et n’avait de cesse de l’en exhorter, « sa fierté d’être juif ».
[1] Les Dreyfusards sous l’Occupation, Paris, Albin Michel, 2001.
[2] Fonds Lazare (A.I.U.), repris dans Les Cahiers naturalistes, n° 70, 1996.
[3] Charles Péguy, « L’épreuve », Œuvres en prose complètes I, Paris, NRF, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 53.
[4] Charles Péguy, « Lettre à Émile Zola », L’Aurore, 23 janvier 1898. Reprise dans Œuvres en prose complètes I, op. cit., p. 45. Sur cette démarche auprès de Jaurès voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 625.
[5] Léon Blum, Souvenirs sur l’Affaire, Paris, Gallimard, Folio histoire, 1993, p. 95.
[6] Sur Bernard Lazare, voir Philippe Oriol, Bernard Lazare, Paris, Stock, 2003. Et plus largement sur l’affaire Dreyfus, voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit.
[7] « Lettre ouverte à M. Trarieux, président de la Ligue des Droits de l’Homme », L’Aurore, 7 juin 1899. Repris dans Bernard Lazare anarchiste et nationaliste juif, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 272.
[8] Fernand Labori, Notes rapides prises en lisant l’« Histoire de l’affaire Dreyfus » de Joseph Reinach, 17-24 octobre 1903, AN AB/XIX/5187, f. 83. Les documents dont il est question ici sont largement cités dans notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 970-972.
[9] Fernand Labori, Notes rapides prises en lisant l’« Histoire de l’affaire Dreyfus » de Joseph Reinach, 3 mai 1905, AN AB/XIX/5187, f. 30.
[10] Ibid., 17-24 octobre 1903, f. 78quinqu.
[11] Ibid., f. 81.
[12] Ibid., 3 mai 1905, f. 19.
[13] Propos rapportés dans la lettre de Reinach à Mathieu Dreyfus de « mercredi » [12 juin 1901], BNF n.a.fr. 14381, f. 128.
[14] Lettre de Picquart à Reinach du 13 décembre 1901, BNF n.a.fr. 24898, f. 215.
[15] Lettre de Lazare à Boivin du 22 janvier 1902 publiée dans « Charles Péguy et Bernard-Lazare. Correspondance », L’Amitié Charles Péguy, 4e année, n° 14, avril-juin 1981, p. 101.
[16] Lettre du 8 août 1902 citée dans ibid., p. 106.
[17] Notre jeunesse, Paris, NRF, Idées, 1957, p. 94.
[18] Testament conservé dans le fonds Lazare de l’.A.I.U. Reproduit en annexe à la réédition préfacée par Jean-Denis Bredin de L’Antisémitisme, son histoire et ses causes (Paris, Les éditions 1900, 1990, p. 416-418).
[19] Reprise politique parlementaire, Cahiers de la Quinzaine, vingtième cahier de la quatrième série, 16 juin 1903 (repris dans Œuvres en prose complète, op. cit.).
[20] Lettre du 13 avril 1903, fonds Salomon Reinach, Bibliothèque Méjanes, carton n° 97, f. 9.
[21] Publiée dans le numéro du 26 mars 1902.
[22] Lettre du 13 avril 1903, Bibliothèque Méjanes, boite 97, f. 8.
[23] Lettre à Salomon Reinach du 6 mars 1903, fonds Salomon Reinach, Bibliothèque Méjanes, carton n° 97, f. 10.
[24] « Une note à ajouter », Pages libres, n° 116, 21 mars 1903.
[25] Lettre du 23 février 1903, publiée in Nelly Wilson, « Charles Péguy et Bernard-Lazare. Correspondance », article cité, p. 112.
[26] Par ce demi clair matin, Paris, Gallimard, 1952, p. 211-257.
[27] « Cahiers de la Quinzaine », in Cahier des courriers. Petites garnisons. Laval – Orléans – Paris , Cahiers de la Quinzaine, Douzième cahier de la cinquième série, 15 mars 1904, p. 172. Œuvres en prose complète, op. cit., p. 1361.
[28] Notre jeunesse, op. cit., p. 59 et 131-132.
[29] Un poète l’a dit, Paris, Gallimard, 1953, p. 152.
[30] Op. cit., pp. 97-98. On a même pu voir un des biographes de Péguy, Robert Burac, affirmer que L’Humanité ne put disposer des « gros capitaux juifs » nécessaires à sa fondation qu’à la condition que « Bernard Lazare n’écrive pas dans ce journal » (Charles Péguy, La Révolution et la grâce, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 159).
[31] Ibid., p. 87.
[32] Notre jeunesse, op. cit., pp. 88 et 97-98.
[33] Ibid., p. 96.
[34] Ibid., p. 117.
[35] Voir à ce propos notre Histoire de l’affaire Dreyfus, op. cit., p. 1037-1045 et 1049-1051.
[36] « France at the parting of the ways », North american review (Boston and New York), novembre 1899.
[37] Débats parlementaires, Cahiers de la Quinzaine, dix-huitième cahier de la quatrième série, 12 mai 1903. Œuvres en prose complète, op. cit., p. 1114.
[38] La Lutte sociale dans le prétoire, Paris, Aux bureaux de La Liberté d’opinion, 1911, p. 23.
[39] Cité dans Georges Joumas, Échos de l’affaire Dreyfus en Orléanais, Orléans, Corsaire éditions, 2010, p. 55.
Lazare, cet athée ruisselant de la parole de Dieu.
Merci pour avoir publié cette communication extrêmement éclairante sur un moment charnière de notre Histoire.
Et aujourd’hui, avec cet antisémitisme qui revient, on se dit que l’on manque cruellement d’un Lazare et d’un Péguy pour frapper dur et fort sur la tête des propagateurs de haine.