A paru au printemps dernier un livre étonnant qui dépasse très largement ce que son titre pourrait laisser attendre : le Dictionnaire historique et critique du racisme, sous la direction de Pierre-André Taguieff qui nous a donné déjà à lire tant de livre importants sur la question.
Par la multiplicité des approches, il permet de couvrir le plus largement possible le champ, toujours fécond, du racisme sous toutes ses formes et à travers le temps et constitue en cela pour le curieux qui veut en savoir plus une mise au clair. Mais son originalité, qui en fait un livre important, essentiel même, est que cet ouvrage, cette « somme », va bien plus loin qu’un simple rassemblement de données, qu’un simple dictionnaire. Par l’ambition qui le commande et la richesse des approches, il constitue une véritable encyclopédie sur la question qui induit une autre lecture. Il n’est pas un « dernier mot » sur telle ou telle question, un rassemblement de définitions qui permettra de la « fixer » mais au contraire une ouverture. Il en décrit toutes les formes en des articles qui se croisent et se complètent (et que le système de renvois permet de repérer aisément), en dépasse la notion stricte pour mieux en appréhender le phénomène et glisse ainsi vers la plus large « hétérophobie », s’ouvre aussi sur les notions qu’elle vise (juifs, islam, etc.) et sur les hommes, les groupes et les notions qui la combattent. Une encyclopédie qui se lit donc comme un essai et ouvre, pour le lecteur le plus éclairé voire pour le spécialiste même, de nombreuses perspectives et l’occasion de très nombreuses découvertes. De même, et cela est induit par ce que nous venons de dire, on notera aussi la volonté de Taguieff de laisser la parole libre à ses contributeurs et de là sa volonté de faire de ce dictionnaire un espace de discussion dans lequel plusieurs points de vues existent.
On pourra bien sûr regretter tel ou tel oubli, inévitables dans un dictionnaire « ouvert ». Mais il est dommage qu’on ne puisse y trouver, dans une perspective de mise au point, un article « Collaboration », « Statut des juifs » (qui aurait complété avantageusement l’entrée « Vichy et les juifs »), « Révolution nationale », « Rassemblement national populaire », « Parti populaire français », « Association des journalistes anti-juifs », etc. ou pour une époque plus proche de la nôtre des entrées : « Troisième voie », « Occident », « Ordre nouveau », « Mouvement nationaliste républicain », « œuvre française », « Groupe union défense », etc. et même que les Soral et Dieudonné n’aient pas leur propre entrée. De même on pourra regretter l’absence de tout article sur la presse raciste en France, de L’Antijuif à Présent, et de ses grandes figures : Pierre-Antoine Cousteau, André Figuéras, François Brigneau. De même, dommage que les Brasillach, Morand, Jouhandeau, Drieu La Rochelle soient absents et que Rebatet n’ait pas sa propre notice. Dommage encore qu’en complément aux notices « Socialisme et racisme » et « Socialisme et antisémitisme », on ne puisse rien trouver sur la gauche, l’anarchisme, le blanquisme, etc. Qu’on trouve eu de choses sur le scandale de Panama, et sur quelques grandes figures du sionisme (dont na notice en notre époque de quenelles aurait méritée d’être bien plus importante) telles que Ahad Aham, Doubnov, etc. Concernant le sujet qui nous intéresse tout particulièrement sur ce blog, et nous signalerons au passage l’excellente notice de notre ami Michel Drouin sur l’Affaire, on regretta l’absence de nombreuses notices qui eussent pu, profitablement pensons-nous, être présentes : Max Régis, Jules Guérin, Fort Chabrol, Ligue antisémitique de France, Ligue de la Patrie française, Rochefort, Cassagnac, Gyp, Albert Monniot, Jacques de Biez, Boisandré, Morès, Biétry et son syndicat Jaune, etc. dont l’intérêt dépasse très largement la simple affaire Dreyfus. Dommage encore que la notion d’ « israélite » soit oubliée de la notice « Juifs»…
Dommage enfin, qu’à côté de formidables notices – nous signalerons au passage, sur une question qui nous intéresse par ailleurs, la remarquable et salutaire notice « Skinheads » –, cet ouvrage appelé, s’il ne l’est déjà, à devenir une référence, héberge toutefois quelques malheureuses coquilles (Waldeck-Rousseau qui devient Waldeck-Rochet dans la notice consacrée à la LDH) et accueille quelques notices réellement faibles. A cet égard, pour ne citer que ce seul exemple, la notice Bernard Lazare est un modèle du genre. Expliquer qu’après ses articles « antijuifs » de 1890-1891, Lazare fit « son mea culpa » au retour d’un « séjour de deux ans en Europe centrale » est hallucinant. Que Lazare ne passa pas deux ans en Europe centrale mais 13 jours (du 9 au 22 mai 1902) n’est pas le plus grave (notons aussi que curieusement le travail de Jaurès pour la réhabilitation de Dreyfus se voit attribué à Clemenceau). Ce qui est grave est de parler d’un mea culpa et surtout de faire ce prodigieux saut dans le temps qui efface 10 ans de la vie (1891-1902) de Lazare et 10 ans de combat contre l’antisémitisme. Bien sûr, la notice rappelle ensuite ses combats dreyfusard et sioniste mais en une telle construction qu’on pourrait croire qu’ils sont la suite logique de ce fantasmatique mea culpa. Nous voulons bien comprendre que la forme de l’ouvrage nécessite d’aller vite. Mais n’est-ce pas dans un dictionnaire, justement, que la précision se doit d’être convoquée ? Un grand livre, quoi qu’il en soit et un formidable matériau pour comprendre les racismes et, comme le dit le quatrième de couverture : « lutter contre [eux] en connaissance de cause et avec la lucidité requise ».
Dictionnaire historique et critique du racisme, sous la direction de Pierre-André Taguieff, Paris, PUF, 2013, 1964 pages. 49 €