Pierre Birnbaum le rappelle dans la postface ajoutée à cette réédition, son livre avait été durement attaqué quand il avait paru en 1998. Au sein de la SIHAD, les discussions avaient été vigoureuses et, contre mon point de vue plus modéré, celui d’Eric Cahm l’avait emporté (voir Bulletin n° 6, hiver 1998-1999, p. 46-49). La question portait alors sur la forme et le fond : la méthode et le propos.
On ne peut reprocher à Pierre Birnbaum de prendre quelques libertés (qui ne me semblent à vrai dire pas si patentes et pas si criminelles) avec une méthode qui fonde notre travail dans la mesure où il n’a de cesse de nous en prévenir dans son introduction. Et si peut en effet, parfois, se poser le problème de sélection et d’interprétation des sources à l’origine de ce livre, les sources sont bien là : sources primaires, pour ainsi dire jamais exploitées ; sources secondaires, mémoires, thèses et publications « locales », vers lesquels il nous renvoie systématiquement en note. La chose, déjà, après tant de livres dont nous avons rendu compte ici et qui ne sont que des exercices de compilation plus ou moins heureux, mérite d’être remarquée. Cela dit, il est vrai, comme l’écrivait Eric Cahm en 1998, que l’accumulation des rapports qui constituent la trame narrative du livre rend parfois la lecture fastidieuse et que, comme je l’écris dans mon Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, créé un « effet de loupe » : « la sélection systématique des rapports ayant trait au sujet – rapports de surcroît qui doivent toujours être considérés avec précaution – donne une vision exagérée d’une réalité qui fut peut-être moins effrayante ». Pour illustrer cette question de sélection et d’interprétation de ces sources, prenons en exemple : le meeting du 17 janvier 1898. À en lire Pierre Birnbaum, nombre de membres du Parlement et du conseil municipal de Paris signèrent l’appel qui en fut à l’origine et « tout ce beau monde coexiste sans difficulté sur de telles bases explicitement antisémites » (p. 25). À la suite, l’auteur nous raconte le meeting : « De partout montent les « Mort aux Juifs ! La France aux Français ! » auxquels répondent maintenant quelques « Vive Zola ! À bas la calotte ! » poussés par des anarchistes que la presse nationaliste considère comme « les valets de la juiverie ». La mêlée générale s’organise : coups de canne et de poings s’échangent, on se bat avec les drapeaux, les blessés sont nombreux, des crânes sont fracassés. » Et de citer à la suite Le Figaro qui raconte le « tourbillon » emportant un « malheureux » qui avait été identifié comme juif. Cette narration appelle deux commentaires. La liste donnée des signataires de l’appel n’a guère de valeur. Nous savons bien que pour les meetings les organisateurs avaient l’habitude de « ratisser large » et d’inscrire, sans même les en avoir préalablement consultés, tous ceux qu’ils estimaient être susceptibles de venir ou qu’ils auraient bien aimé avoir à leurs côtés. Et rares furent pour ce meeting, comme pour les autres, les orateurs annoncés par les organisateurs qui firent le déplacement. D’autre part, citer Le Figaro, même après son retrait, est citer un journal (plutôt) dreyfusard, dénonçant l’antisémitisme et dont la narration insistera bien évidemment sur ce qui l’intéresse. Si on prend la presse nationaliste, on aura un compte rendu absolument contraire qui insistera sur les antijuifs blessés (voir par exemple L’Intransigeant). Il aurait pu être intéressant ici d’aller du côté des rapports de police qui se recoupent tous. On y apprend que le meeting ne put se tenir parce que l’opposition fut trop forte, que les orateurs purent à peine parler au début et ne le purent rapidement plus du tout, qu’ils furent tout aussi rapidement chassés de l’estrade où s’installèrent anarchistes et socialistes et que tout cri nationaliste valut à celui qui le proférait quelques coups (PP Ba 1054)… Elle fut rare – et l’auteur le rappelle à d’autres propos – mais une opposition exista face aux menées des effrayants braillards.
Cela dit, et indépendamment d’une présentation qui a cet égard peut paraître parfois un peu « forcée », il n’en demeure pas moins que le livre de Pierre Birnbaum décrit une réalité. Et, pour reprendre ce que nous disions avant, qu’elle fut peut-être « moins effrayante » ne signifie en aucun cas qu’elle ne le fut pas. La France de 1898, et surtout de janvier-février, connut une agitation réelle qui ne fut peut-être pas un « progrom sans victime », comme le dit l’auteur, mais dont il résulta une situation à proprement parler « pré-pogromique ». Je me permets encore de citer mon Histoire : « Certes, il n’y eut à déplorer en métropole aucune victime mais il est difficile, comme on put le lire, de réduire cette agitation à cette description désinvolte : « S’il arriva que des juifs soient bousculés ou molestés et qu’à Paris comme en province des manifestations réunissent quelques milliers de personnes, saccage de quelques vitrines à l’appui, il n’y eut jamais ni pogrom ni meurtre d’un juif. » Il serait beau que l’antisémitisme qui se développa et s’exprima alors ne puisse se résumer qu’à un épisode de l’expansion de la corporation vitrière. Cette agitation eut pour conséquences d’importants dégâts matériels et terrorisa ceux qu’elle visait, traqués dans la rue, assaillis jusque dans leurs boutiques et leurs appartements. » Et nous revenons ici à la discussion au sujet de l’excellent livre de Bertrand Joly. Les braillards furent certes peu nombreux, plus bruyants que dangereux, leurs organisation demeurèrent dérisoires, tout cela est une certitude. Mais l’antisémitisme était là, les oppositions furent peu nombreuses et la France dans sa grande majorité se boucha les oreilles et détourna les yeux soit parce qu’elle refusait de se sentir concernée soit parce que la force du préjugé imposait cette surdité et cette cécité. Jamais l’immense majorité n’aurait rejoint des braillards qu’elle pouvait même trouver excessifs mais il n’en demeurait pas moins vrai qu’elle laissa faire, indifférente ou silencieusement complice. Nous ne pouvons qu’être d’accord avec Pierre Birnbaum quand il écrit que si la « « Saint-Bathélémy des Juifs » si fréquemment rêvée par les nationalistes » n’a pas eu lieu, « on ne saurait pour autant jeter sur ce moment antisémite un regard entendu, ironique et condescendant sous prétexte que la mort n’a pas accompli sa besogne. Brusquement Kichinev ou Alger se sont singulièrement rapprochées de la douce France républicaine. L’Affaire a pris un autre tour. Ce drame-là n’a pas eu lieu. Ce n’est pas une raison pour nier, comme on le fait encore presque avec dédain et suspicion, l’ampleur ahurissante de cette violence à laquelle ont cédé tant de citoyens mais aussi de policiers » (p. 429).
Un autre grand mérite du livre, à notre point de vue, est de rappeler que contrairement à ce qui est toujours dit, la question Dreyfus, ne fût-ce qu’à travers la question antisémitique qui en était la variation, le prolongement, et avant tout l’expression, joua un rôle important dans les élections de 1898. La Croix ne s’y trompait d’ailleurs pas quand en 1899, attaquant Lannes de Montebello qu’elle considérait comme un dreyfusard, elle rappelait que l’affiche antidreyfusarde et discrètement antisémite de sa campagne, « répandue à profusion, fit élire M. de Montebello à quelques centaines de voix de majorité » (27 juin). L’accumulation qu’on reproche à Pierre Birnbaum le prouve et il a raison d’écrire qu’« aux députés qui s’affichent ouvertement antisémites combien de centaines d’autres élus, mais aussi – davantage encore – de candidats malheureux que l’on néglige trop fréquemment bien qu’il recueillent chacun des milliers de suffrages, ne convient-il pas d’ajouter ? Qu’ils se présentent comme monarchistes, bonapartistes, ralliés, républicains de diverses obédiences, radicaux et même socialistes, ensemble, ce sont peut-être un ou plusieurs millions de suffrages qu’ils attirent grâce à leur prises de positions antisémites ou indépendamment d’elles, on ne le saura jamais. Constatons pour le moins que leurs solides préjugés, exprimés à cœur ouvert, ne font nullement fuir le corps électoral. Du coup, soit on adhère avec enthousiasme, soit on « fait avec », au minimum on tolère, dans un nombre incalculable de circonscriptions, probablement la grande majorité d’entre elles, ce racisme sans retenue avec son vocabulaire de combat et d’exclusion. Le moment antisémite revêt dès lors une profondeur insoupçonnée dont les cartographies existantes peinent, en réalité, à imaginer les contours véritables, tant, sous des formes variées et jusque dans le silence apparent, les préjugés se diffusent, à visage découvert, à chacun des épates de ce tour de France de tous les dangers » (p. 465-466).
Enfin, on signalera le dernier chapitre consacré à l’« arrogant » rabbin Taubmann. Si peut s’y reposer la question de la sélection des sources à travers la cas Develle/Ferrette/Angelini qui ne correspond pas à ce que fut dans le détail la réalité campagne de mai 1898 dans la Meuse (voir notre Histoire, p. 713-715), il a cet autre grand mérite de remettre les choses en place sur cette question, qu’on commence depuis peu à corriger, de la fameuse et très inexacte « passivité juive ». Non seulement, et Pierre Birnbaum nous le montre largement, nombreux furent les juifs qui réagirent mais encore nombreux furent ceux qui choisirent d’opter pour l’offensive.
Pour toutes ces questions et bien sûr avant tout pour celle, essentielle, de la réalité de cet antisémitisme dans la France de 1898 – et au-delà –, le livre de Pierre Birnbaum est salutaire. De nombreux points sont bien sûr à discuter et certains faits relatés pourraient être sans doute relativisés. Mais sur le fond, sur l’essentiel, Pierre Birnbaum a raison et il faut prendre ce livre pour ce qu’il est : un premier travail, une « première recension » sur une question qu’on avait pendant très longtemps refusé de voir ou tout simplement écartée et sur laquelle l’auteur nous offre un premier matériau qu’il faudrait maintenant travailler dans le détail.