Un point de vue sur l’attitude des socialistes dans l’affaire Dreyfus : les souvenirs d’Alexandre Zévaès.

7422Alexandre Zévaès a beaucoup écrit sur l’Affaire. En plus du volume, L’Affaire Dreyfus, qu’il publia en 1931 aux Éditions de la Nouvelle revue critique, dans la collection « Le Sphinx », il a laissé quelques pages sur l’Affaire ou sur les événements qui y furent liés dans de nombreux autres ouvrages : Les Guesdistes (Librairie Marcel Rivière et Cie., 1911), Notes et souvenirs d’un militant (Marcel Rivière, 1913), Histoire de la Troisième République (Les Éditions Georges-Anquetil, 1926), Ombres et silhouettes. Notes et souvenirs d’un militant (Les Éditions Georges-Anquetil, 1928), Jules Guesde (Librairie Marcel Rivière, 1929), Jaurès (Hachette, 1938), Henri Rochefort, le pamphlétaire (Paris, Éditions France-Empire, 1946), Zola (Éditions de la Nouvelle revue critique, 1946), Le Cinquantenaire de J’accuse : 13 janvier 1898-13 janvier 1948 (Fasquelle, 1948) et Clemenceau (Julliard, 1949). Il a aussi donné, entre le 1er janvier et le 15 mars 1936, dans La Nouvelle Revue, une série : « L’Affaire Dreyfus : quelques souvenirs personnels », plus personnelle et détaillée et pour ainsi dire inconnue, qu’il nous a semblé intéressant de publier ici.

L’Affaire Dreyfus : quelques souvenirs personnels

 Il ne s’agit point, dans les pages qui suivent, de narrer l’affaire Dreyfus. Ce récit, je l’ai entrepris ailleurs : j’ai tenté, en un modeste précis de 250 pages, de grouper l’essentiel d’un drame long et touffu que n’ont point vécu et que ne connaissent que de nom les générations actuelles[1]. Ceux qui veulent étudier l’affaire dans tous ses détails et ses épisodes, avec ses multiples à-côtés et ses ramifications diverses, doivent se reporter au monumental ouvrage de Joseph Reinach, qui ne comprend pas moins de sept fort volumes, formant un total de quatre mille pages in-8°[2].
Il s’agit ici de rassembler quelques souvenirs personnels d’un homme qui a été mêlé à la bataille, de préciser la position de quelques-uns (plus particulièrement de ses amis du Quartier Latin et des membres du parti guesdiste) et de déterminer la réaction que produisirent sur eux les événements, au fur et à mesure de leur succession.

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L’antisémitisme étant à la base, à l’origine de l’affaire Dreyfus, définissons notre position à son égard. C’est par Toussenel que l’antisémitisme fait son apparition dans la littérature française. Cet honnête disciple de Fourier, qui collabora à la Démocratie pacifique, est surtout connu, comme naturaliste, par son livre l’Esprit des Bêtes, écrit dans un style familier et charmant. Mais il a publié en 1847, sous le titre la Féodalité financière, les Juifs rois de l’époque, un violent manuel d’antisémitisme qui est une manière de France juive avant la lettre.
Un peu plus tard, autour de Blanqui, on note quelques accès d’antisémitisme. Le disciple peut-être le plus cher de Blanqui, Gustave Tridon, député de la Côte d’Or à l’Assemblée nationale, puis membre de la Commune, publie le Molochisme juif. Le docteur Albert Regnard, qui, avec Tridon et Ranc, fréquenta beaucoup Blanqui à la fin de l’Empire, fut fonctionnaire de la Commune et fit partie à Londres de la proscription blanquiste, publie, lui aussi, un fort volume : Aryens et Sémites.
Ce qui fait écrire à Édouard Drumont : « Parmi les révolutionnaires, les blanquistes seuls ont eu le courage de se réclamer de la race aryenne et d’affirmer la supériorité de cette race. »[3] Mais Drumont a le tort de trop généraliser. Les tendances antisémites de Gustave Tridon et d’Albert Regnard leur sont particulières, elles sont isolées dans le groupement blanquiste, et ni Blanqui ni ses autres disciples immédiats ne sacrifient en quoi que ce soit à la lutte contre le sémitisme.
Cette lutte, c’est Édouard Drumont – que nous venons de nommer – qui l’introduit dans la société française, qui l’inaugure tumultueusement avec ses deux volumes de la France juive (1886), suivis de la Fin d’un Monde (1889) et du Testament d’un antisémite (1891) et avec son journal quotidien, la Libre Parole, fondé en mars 1892. Guerre aux juifs et aux judaïsants ! la France aux Français ! telles sont les bruyantes formules de Drumont. L’homme est d’origine catholique et réactionnaire : et dans les coulisses de l’antisémitisme, dans les bureaux de l’administration de la Libre Parole, se profile la silhouette du jésuite.
Quelle est, dès le début de la propagande antisémite de Drumont et de ses suivants, l’attitude des divers socialistes ?
Dans le milieu de la Revue socialiste[4], à côté de quelques réserves sur le caractère clérical de Drumont et de ses campagnes, on lui fait assez bonne mine. Benoît Malon se montre indulgent, tandis que, dans la Fin d’un monde, Drumont couvre de fleurs l’ancien petit pâtre du Forez. Gustave Rouanet et Albert Regnard publient sur les questions de finance, de race et d’ethnographie, des études qui sentent singulièrement l’antisémitisme. Auguste Chirac donne à ses deux volumes sur les Rois de la République le sous-titre : Histoire des Juiveries.
Au contraire, du côté de Jules Guesde et de Paul Lafargue, c’est-à-dire du Parti ouvrier français, où l’on s’inspire de Marx, on prend immédiatement et vigoureusement parti contre l’antisémitisme. Nombreux sont les articles du Socialiste où notre point de vue est affirmé.
En 1892, quand Drumont publie son livre Le Secret de Fourmies, où cependant les concessions au socialisme sont assez nombreuses et où le patronat n’est pas trop ménagé, j’en fais un compte rendu dans le Socialiste où, après avoir pris acte des concessions de l’auteur, j’écris :

L’auteur du dernier des Trémolin est tout ce qu’il y a de plus antisocialiste. C’est un conservateur renforcé. À travers les verres troubles d’un antisémitisme de sacristie, qui lui font voir dans le mal social le juif et rien que le juif, M. Drumont n’a pas découvert – et, par suite, n’a pu révéler le Secret de Fourmies. C’est, en effet, se moquer du public et de soi-même que d’oser écrire : Supprimez un mauvais petit sous-préfet circoncis dans le Nord, et adieu le massacre[5]. Le secret de Fourmies, du sang ouvrier répandu là-bas comme l’eau, est ailleurs. Il est dans la division de la société en classes, nécessairement et de plus en plus ennemies.[6]

Le 8 juillet 1892, un débat contradictoire, salle des Mille-Colonnes, rue de la Gaîté, sur la Finance et la question sociale, met aux prises, d’une part Drumont, Jules Guérin et le marquis de Morès, d’autre part Jules Guesde et Paul Lafargue[7]. De son éloquence incisive, vigoureuse et précise, Guesde écrase littéralement ses contradicteurs. Il est fâcheux que la sténographie de son discours n’ait point été prise. Mais, secrétaire de la réunion, j’ai pris des notes assez complètes qui m’ont permis, après l’avoir soumis à Guesde, de dresser un résumé analytique de son intervention[8]. Comme ce résumé est absolument introuvable et ne figure même pas à la Bibliothèque nationale, comme, d’autre part, il expose clairement le point de vue marxiste à l’égard de l’antisémitisme, on me permettra d’en reproduire ici quelques fragments :

L’antisémitisme, commence Guesde, vient de nous déclarer, par l’organe de M. Guérin, que, malgré son nom, il n’est ni une guerre de religion ni une guerre de race. Soit !
La campagne qu’il mène serait d’ordre purement économique, elle ne viserait que la finance. Mais alors pourquoi distinguer entre la finance juive et la finance chrétienne ou libre-penseuse ? Ni les Baring, qui ont écumé pendant un siècle le marché anglais, ni les Mackay, les Gould et les Vauderbilt, qui exercent, en pleine République américaine, la royauté du milliard, n’ont le moindre ancêtre commun avec nos Rothschild. Cela ne les a pas empêchés et ne les empêche pas d’opérer, sur les grandes routes de l’industrie, du commerce et de l’épargne, avec les mêmes procédés et les mêmes arguments que le sémite de la rue Laffitte.

Mais Guesde va plus loin et à ceux qui croient faire œuvre sociale ou socialiste en dénonçant aux colères populaires les financiers sous l’impropre appellation de juifs, il déclare qu’ils se trompent d’ennemi :

Ce n’est pas plus la finance que la juiverie, qui, dans les mines et dans les usines, met en coupe réglée le prolétariat sans distinction de sexe ni d’âge. Dans les puits à charbon comme dans les hauts-fourneaux, les tissages et les filatures, c’est le patronat, individuel ou collectif, des d’Audiffred-Pasquier, des Schneider, des Chagot et des Bréchard – tous plus catholiques les uns que les autres, que l’ouvrier et l’ouvrière trouvent à la source de leur misère et de leur servitude.
La Haute-Banque n’intervient que pour voler ces voleurs du travail prolétarien.
Aussi, même expliqué, même corrigé, comme il l’a été par M. Guérin, l’antisémitisme, devenu l’anti-financiérisme, n’a-t-il aucune chance de mordre sur la masse des dépossédés et de les entraîner.
Cet os, que vous jetez aux prolétaires, ils vous le laisseront pour compte, poursuivant leur lutte de classe pour la conquête du pouvoir politique et la reprise des moyens de production désormais mis en valeur socialement. Ils savent, en effet, ce qu’ignorent les antisémites, que l’émancipation du travail est là, et n’est que là : la propriété et la production unitaires sociales substituées à la propriété et à la production anarchiques privées. Et ce n’est pas ceux qui, comme M. Guérin, parleraient de « décentralisation financière » comme remède à lieurs maux. Il faut reculer les bornes de l’utopie pour songer seulement à une semblable solution.
La centralisation financière que vous attaquez à l’aveugle n’est qu’un effet, le produit et le dernier terme, pour ne pas dire le couronnement nécessaire, de la centralisation industrielle et commerciale moderne, née elle-même des découvertes et des applications de la science, vapeur, machine, électricité. Prétendre décentraliser la finance ou le crédit, alors que tout se concentre – et fatalement – dans le domaine de la production et de l’échange, est tout aussi sensé que de vouloir arrêter ou décentraliser le flux et le reflux de l’Océan. La concentration économique qui s’opère aujourd’hui sous la forme capitaliste et féodale, au bénéfice de quelques-uns, peut – et doit – s’achever sous la forme sociale, au bénéfice de tous. Mais elle ne saurait être ni enrayée ni détruite.
Sans compter que, fissiez-vous ce miracle, vous l’auriez accompli, non pas au profit, mais pour le plus grand préjudice de l’humanité, qui sera d’autant plus vite et plus complètement libre, que, concentré, centralisé en un plus petit nombre de mains, son patrimoine ainsi reconstitué sera plus facile à récupérer d’un seul coup.

Guesde termine ainsi :

Loin d’aller au fractionnement du crédit ou de la propriété, tout va à l’unité, unité de propriété, de production, d’espèce. L’homme devient de plus en plus un être international, partout chez lui sur la planète appropriée à ses besoins. À nous le monde, devenu la grande patrie commune, dont nous serons tous, à titre égal, citoyens.
Et lorsque, ne voulant pas ou ne pouvant pas voir la révolution qui s’accomplit, l’antisémitisme réveille les souvenirs sanglants des divisions passées, malgré le masque socialiste dont il peut s’affubler, il est jugé.
C’est un mouvement de recul, une réaction économique et sociale.

Telle est donc, en 1892 et dans les années qui suivent, notre attitude à l’égard de l’antisémitisme[9].

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Au commencement du mois de novembre 1894 éclate ce scandale : l’arrestation d’un officier français accusé d’espionnage.
C’est le 1er novembre que la Libre Parole publie, en caractères typographiques énormes, une manchette ainsi conçue : « Haute trahison, arrestation de l’officier juif A. Dreyfus. » On apprend ainsi que l’officier présumé coupable s’appelle Dreyfus et est d’origine israélite.
Ce sera le 22 décembre que le prétendu traître sera condamné par le Conseil de Guerre du Gouvernement militaire de Paris, siégeant rue du Cherche-Midi, aux peines de la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée et à la dégradation.
Ni la trahison ni la condamnation d’un officier ne nous surprennent ni ne nous indignent. Résolument anti-militaristes, nous n’avons, mes amis et moi, aucune confiance dans le patriotisme, dans la clairvoyance, dans l’intelligence du corps militaire. La morgue, l’insolence trop fréquentes des officiers, le cliquetis de leurs sabres, nous heurtent et nous choquent dans nos sentiments démocratiques. Nous les avons vus trop souvent à l’œuvre dans les grèves, manifestant à l’égard de la classe ouvrière une hostilité non dissimulée. Nous savons trop quelles vanités, quelles ambitions et quelles jalousies dévorent les états-majors. Nous savons trop, par l’histoire de la répression versaillaise, de quelle férocité acharnée sont capables les officiers déchaînés contre le socialisme. Nous ne nourrissons donc aucune indulgence pour l’ensemble de l’institution militaire et nous ne sommes pas extrêmement étonnés qu’un de ses membres se soit, pour le profit, livré à quelque acte d’espionnage ou de trahison.
À peine sommes-nous offusqués par le battage éhonté qu’en l’occurrence pratique la Libre Parole. Mais quoi ! l’espion qui s’est fait pincer est israélite ; les antisémites triomphent : quoi d’étonnant ? En somme, le jugement de 1894 n’est pour nous qu’un simple fait-divers : à quand la prochaine découverte d’un nouveau traître dans la glorieuse armée française ?
La dégradation de Dreyfus – cette atroce parade qui se déroula le 5 janvier 1895 dans la vaste cour de l’École militaire – nous écœure. Non point par sympathie pour la victime. Mais le spectacle de ces professionnels du patriotisme, qui viennent là comme ils vont périodiquement reprendre l’Alsace-Lorraine en gesticulant, avec Déroulède, devant la statue de Strasbourg, ou comme ils vont conspuer Wagner, le spectacle de cette foule bestiale allant humer la honte autour de la dégradation comme elle va humer le sang autour de la guillotine, ce spectacle provoque notre dégoût.
Et puis, sans plus nous attarder à la mésaventure du capitaine Dreyfus ni nous soucier de son malheureux destin sur la terre, lointaine de l’île du Diable, nous pensons à autre chose.
Or, voici que près de deux ans après, en novembre 1896, Bernard Lazare publie sa première brochure intitulée Une Erreur judiciaire et destinée à établir l’innocence du condamné.
Bernard Lazare, alors rédacteur à l’Événement et à l’Écho de Paris, et directeur des Entretiens politiques et littéraires, anarchiste en matière sociale, symboliste en littérature, est bien connu. Mes relations personnelles avec lui passent par des hauts et des bas. Lorsque j’avais, en 1891, fondé au Quartier Latin le premier groupe d’étudiants socialistes, il avait, par un article de l’Événement, salué mon initiative dans les termes les plus chaleureux. Il avait fait, sous les auspices de notre groupe, une conférence sur l’histoire des doctrines révolutionnaires. Puis il s’était de plus en plus ancré dans l’anarchisme et éloigné du socialisme. Lors du congrès socialiste international de Londres (juillet 1896), qu’il suivait comme correspondant de l’Écho de Paris, il avait, dans ce journal, publié une série d’articles extrêmement violents contre Guesde, Lafargue, Jaurès, etc., coupables d’avoir fermé aux anarchistes les portes des congrès socialistes internationaux[10]. Aussi, trois mois après Londres, quand il publie sa brochure, nous trouve-t-il fort mal disposés à son égard.
À la Petite République, comme à tous les journaux, deux ou trois exemplaires de la brochure sont parvenus. Elle avait été expédiée de même à un certain nombre d’hommes politiques, d’écrivains, de magistrats, de personnalités parisiennes. Millerand, rédacteur en chef de la Petite République, demande à René Viviani, collaborateur assidu du journal, de consacrer à l’ouvrage de Bernard Lazare un entrefilet, mais, bien entendu, hostile tant à la thèse soutenue dans la brochure qu’à l’auteur lui-même. Pressé, ce jour-là, de quitter la rédaction, Viviani me demande de le suppléer, et il me souvient de la recommandation qu’il me fait en ce style truculent, qui, dans l’intimité, lui est habituel : « Et surtout ne ménagez point ce salaud ! »
Je ne ménage point Bernard Lazare – et voici un aperçu de la prose que je lui consacre dans la Petite République du 10 novembre 1896 :

Le distingué représentant du high-life anarchiste, qui est en même temps l’un des plus fidèles admirateurs de Sa Majesté Rothschild, M. Bernard Lazare, vient de publier en Belgique et d’adresser spécialement à tous les députés, sénateurs, journaux, etc., une brochure tapageuse intitulée : « Une erreur judiciaire ; la vérité sur l’affaire Dreyfus ».
C’est une nouvelle manœuvre dans la campagne sournoisement engagée par quelques journaux de la finance pour faire douter l’opinion de la culpabilité du traître et créer ensuite un mouvement de sympathie en sa faveur.
Certes, dans ce journal qui n’est pas suspect de chauvinisme et où nous avons, en maintes circonstances, dénoncé les abus du militarisme et les crimes des conseils de guerre, nous aurions été heureux – pour l’honneur de l’armée – d’enregistrer les preuves de l’innocence de Dreyfus.
Mais nous devons reconnaître que la brochure de M. Bernard Lazare, pompeusement lancée et distribuée, n’apporte aucun élément décisif au débat, aucune pièce, aucun fait nouveau permettant le doute.

Après deux alinéas où je discute très sommairement le fond même de la thèse de Bernard Lazare, je conclus :

Bernard Lazare s’élève aussi contre le manque d’égards dont aurait souffert Dreyfus durant sa détention. Sur ce point nous voulons bien être d’accord avec lui.
Mais est-ce que tous les malheureux grévistes, qui, eux, n’ont pas commis le crime de trahison, qui n’ont fait que défendre leur cause et qui sont, tous les jours, ignominieusement condamnés par des juges vendus, sont entourés d’égards plus nombreux ? À ceux-ci, plus qu’à un Dreyfus, va notre sympathie.
Inutile, d’ailleurs, de s’attarder plus longtemps sur la brochure de M. Bernard Lazare. Elle est moins un essai sincère de réhabilitation d’un innocent, victime d’une erreur judiciaire, qu’une cynique réclame personnelle de la part de celui qui l’a écrite. Et cette interprétation est encore la plus honorable pour M. Bernard Lazare.

Dans son Histoire de l’Affaire Dreyfus, Joseph Reinach déclare que mon article eût pu aussi bien être inséré dans la Libre Parole et il ajoute : « Révolutionnaires et antisémites parlaient du même ton, rivalisaient de soupçons outrageants[11]. »
Assurément l’article que j’écris alors n’est pas l’un de ceux dont je suis le plus fier. Mais il n’est point animé d’esprit antisémite, il ne contient aucune allusion à la race à laquelle appartient Alfred Dreyfus ; il est l’entrefilet, rédigé en toute hâte, d’un homme qui, comme tout son entourage, croit encore à la culpabilité du condamné et qui exprime le sentiment qui est lors celui de toute la rédaction du journal. Or, je le rappelle, cette rédaction se compose alors de Millerand, Jaurès, René Viviani, Guesde, Vaillant, Gérault-Richard, Paul Brousse, Gustave Rouanet, Fournière, Henri Turot, Marcel Sembat.
Il paraît que, mécontent, Bernard Lazare a l’intention de m’envoyer des témoins. Il ne donne pas suite à ce projet. Dix-huit mois plus tard, nous nous réconcilions pour de bon, lors du procès Zola et je n’éprouve aucune difficulté à reconnaître que les événements lui donnent raison.
La brochure de Bernard Lazare avait passé inaperçue du grand public ; les visites et démarches qu’il avait tentées auprès d’un certain nombre de personnalités politiques ou littéraires étaient demeurées à peu près inopérantes. Néanmoins, peu à peu, lentement, sourdement, la vérité chemine; elle est en marche, comme dit Zola.
Et ce qui accélère sa marche, c’est, le 16 novembre 1897, la dénonciation d’Esterhazy par Mathieu Dreyfus, le désignant comme l’auteur du bordereau ; ce sont, en novembre et décembre, les premiers articles publiés par Émile Zola dans le Figaro ; ce sont les premiers débats parlementaires que suscite l’Affaire : à la Chambre, interpellation du comte d’Alsace, le 16 novembre ; interpellation de Marcel Sembat et du comte de Mun, le 4 décembre ; – au Sénat, interpellation de Scheurer-Kestner, le 7 décembre. Sur la justice de la condamnation qui a frappé Dreyfus, sur la régularité des débats du Conseil de guerre, le doute commence à planer, à pénétrer ceux qui réfléchissent et se penchent sur le problème.
Personnellement, me trouvant en tournée de propagande socialiste dans le Midi, je donne à Cette, salle du Théâtre, sous les auspices du groupe du Parti ouvrier, une conférence dans laquelle, précisément, j’exprime ce doute. Cette conférence a lieu le 8 décembre 1897, et je crois pouvoir dire que c’est l’une des premières réunions publiques, sinon la première, où l’affaire Dreyfus ait été abordée. L’auditoire m’écoute avec l’attention la plus soutenue, parfois peut-être avec quelque curiosité, mais sans aucune espèce d’hostilité. Mais la Dépêche (édition de l’Hérault), qui avait jusqu’alors enregistré chaleureusement le succès de mes conférences précédentes, formule quelques réserves courtoises et regrette que j’aie traité un sujet qui risque de diviser les républicains.[12]
Trois semaines après, le formidable, le prodigieux coup de tonnerre de J’accuse.
On ne dira jamais assez le bruit, le trouble, que cause l’article de Zola. Tout Paris se l’arrache. Tout Paris en est ému.
Je me trouvai le 12 janvier 1898, à midi et demi, au café de la Source, boulevard Saint-Michel, en compagnie de quelques camarades, qui, comme moi, suivent l’affaire naissante et sont des dreyfusards d’intentions. Je me rappelle comment tous sont bouleversés et empoignés, comment chez tous, à la lecture de l’œuvre de Zola qui reconstitue le drame dans son ampleur, les doutes de la veille se transforment en certitudes. Non, on ne dira jamais assez l’effet produit par J’accuse. C’est Zola qui, dès cette heure, déclenche le mouvement en faveur de la révision ; c’est lui qui, en se jetant dans la bagarre, en s’exposant délibérément aux insultes, aux outrages, aux coups, aux poursuites, rend la révision inévitable.
Convaincu qu’à la Chambre la lettre de Zola provoquerait quelque débat, je cours au Palais-Bourbon. Avant la séance le groupe socialiste parlementaire s’était réuni pour décider de l’attitude qu’il observerait au cours de l’interpellation annoncée du comte de Mun. Par plusieurs je suis renseigné sur ce qui s’y est passé[13].
Les uns, comme Viviani, comme Jourde, comme Lavy, surtout comme Millerand, veulent se tenir à l’écart de la bagarre : « Si nous avions, disent-ils, devant nous un an ou deux avant que le suffrage universel ait la parole, nous pourrions examiner la question en soi et décider si le devoir, si l’intérêt du Parti est d’intervenir. Mais nous sommes à la veille de la consultation électorale, et en nous mêlant à cette affaire obscure et dangereuse, nous risquerions de compromettre nos réélections. » Ils ajoutent encore, pour colorer leur abstention d’un prétexte de lutte de classe : « Zola n’est pas un socialiste ; Zola n’est, après tout, qu’un bourgeois. Va-t-on mettre le parti socialiste à la remorque d’un romancier bourgeois ? »
Jaurès, Édouard Vaillant, Gérault-Richard, leur répondent : « C’est une bataille qu’il faut livrer. » Et Jules Guesde, « se levant comme s’il suffoquait d’entendre leur langage, va ouvrir la fenêtre de la salle où le groupe délibère » et déclare : « La lettre de Zola ? Mais c’est l’acte le plus révolutionnaire de notre époque. » Et protestant contre la lâcheté électorale de ces députés qui ne songent qu’à leurs sièges, il ajoute de sa voix tranchante et véhémente que « si le suffrage universel, utilisé par le prolétariat, doit aboutir à une simple question de réélection, de mandats à conserver, mieux vaut rompre avec la tactique parlementaire et se cantonner exclusivement dans l’action révolutionnaire. »[14]
On connaît l’issue de la séance de la Chambre : les poursuites ordonnées contre Émile Zola.
C’est à ce moment que prennent parti pour ou contre la révision du procès de 1894 les principales vedettes de la politique et de la presse. L’Affaire commence à tout pénétrer, à tout envahir ; on ne peut plus rester indifférent ; il faut être, il faut se classer d’un côté ou de l’autre.
Dans de remarquables articles de Marianne (août-septembre 1935), où il a consigné ses souvenirs et ses impressions sur l’Affaire, Léon Blum se demande comment certains hommes placés au premier plan de l’opinion ont été amenés à se prononcer pour ou contre la révision, et il a raison, à ce propos, de souligner combien est fallacieuse l’opération de l’esprit qui consiste à supputer d’avance la réaction d’un homme à l’égard d’une épreuve réellement imprévue. On se trompe fort souvent lorsqu’on s’imagine résoudre ce problème par l’application des données psychologiques déjà acquises, par une sorte de prolongement logique du caractère connu et de la vie passée. « Toute épreuve est nouvelle, dit Léon Blum, et toute épreuve trouve un homme nouveau. »
Comment, par exemple, Jaurès et Clemenceau sont-ils dreyfusards ? Comment, au contraire, des hommes comme Henri Rochefort et Maurice Barrès, qui ne passent pas pour des esprits « conformistes », prennent-ils place dans le camp opposé ?
Le surlendemain de la condamnation d’Alfred Dreyfus, le 24 décembre 1894, le député de Carmaux était intervenu à la tribune de la Chambre, interpellant, au nom du groupe socialiste, le ministre de la Guerre, le général Mercier, et dénonçant la double attitude de ces conseils de guerre, si prompts à prononcer la peine capitale contre un simple soldat coupable d’un geste d’impatience, si empressés à laisser la vie sauve à un officier coupable de trahison. « D’un côté, s’écriait Jaurès, tous ceux qui depuis vingt ans ont été convaincus de trahison envers la patrie ont échappé à la peine de mort pour des raisons diverses. Le maréchal Bazaine, convaincu de trahison, a été condamné à mort, mais n’a pas été exécuté. Le capitaine Dreyfus, convaincu de trahison par un jugement unanime, n’a pas été condamné à mort. Et en face de ces jugements, le pays voit qu’on fusille, sans grâce et sans pitié, de simples soldats coupables d’une minute d’égarement et de violence. » La véhémence du ton de Jaurès avait même fait prononcer contre lui, d’abord un rappel à l’ordre du président Brisson, ensuite la censure avec exclusion. Et comme à ce moment-là, en raison des ténèbres du huis clos, on ne savait rien, absolument rien de l’affaire, comme rien ne permettait de supposer la félonie de Mercier et la communication de pièces secrètes mensongères aux juges militaires, l’opinion avait à peu près unanimement applaudi à l’indignation de Jaurès.
En novembre 1896, quand Bernard Lazare, qui venait de publier sa première brochure, lui avait rendu visite pour l’intéresser à la cause du forçat de l’île du Diable, Jaurès lui avait fait un accueil courtois, mais réservé.
La révélation, vers fin 1897, du rôle d’Esterhazy le troubla, comme elle nous troubla tous, le fit douter de la justice de la condamnation du 22 décembre 1894, et c’est dans ces conditions, dans cet état d’esprit de trouble, d’inquiétude, de besoin de savoir, qu’il accepta en février 1898 de déposer au procès de l’auteur de J’accuse. Là, au cours des débats, sa conviction se fit, s’affermit, s’enracina et on peut dire qu’il sortit des audiences littéralement déchaîné. Dès lors il fut décidé à la bataille, sinon avec l’ensemble de son parti, du moins à titre personnel ; et ceux qui savent quelle ardeur, quelle passion il mettait au service d’une cause qu’il avait embrassée, ne sauraient s’étonner qu’il n’ait plus reculé devant aucune difficulté, aucun obstacle, aucune injure, aucune violence, pour contribuer à la victoire de la révision.
Léon Blum raconte que, dans son enthousiasme d’adolescent, il avait, à côté de celui de Jaurès, escompté le concours d’Henri Rochefort. Au premier abord, en effet, il paraissait tout naturel que le polémiste intrépide, incisif et étincelant qui avait abattu tant d’idoles, qui s’était toujours insurgé contre tous les pouvoirs établis, les idées toutes faites, les préjugés courants, qui avait sans cesse stigmatisé les jugements de la magistrature bourgeoise et de la magistrature militaire, s’élevât délibérément contre la condamnation qui avait frappé Dreyfus. Et puis, en 1871, n’avait-il pas été lui-même victime des abominables conseils de guerre de Versailles ? N’avait-il pas eu, lui aussi, avec la Nouvelle-Calédonie, son île du Diable ? Aussi à Bernard Lazare avait-il répondu sans hésitation : « Ah ! oui, je les connais, les juges des conseils de guerre, je sais de quoi ils sont capables. » Comment, peu après de semblables déclarations, avec un tel passé, avec un pareil tempérament de démolisseur, s’expliquer son antidreyfusisme violent et son compagnonnage avec l’État-major ?
Au cours des polémiques contemporaines de la bataille, on expliquait volontiers son attitude par une anecdote d’ordre privé. On racontait que Rochefort, déjà âgé, venait d’épouser une femme fort jeune et fort belle ; qu’un M. Dreyfus était mêlé à une mésaventure conjugale du rédacteur en chef de l’Intransigeant et que, dès lors, quiconque portait ce nom lui devenait aussitôt odieux. À vrai dire, des causes plus futiles ont déjà produit, dans l’Histoire, de plus grands effets. Mais Léon Blum cherche à l’attitude de Rochefort d’autres mobiles et il en discerne deux : la rivalité du journal L’Aurore et ce qu’il appelle « la solidarité boulangiste ».
Il est très vraisemblable que la publication de l’Aurore par Ernest Vaughan qui, pendant quinze ans, avait été son collaborateur et son administrateur à l’Intransigeant, ait ancré Rochefort dans sa position hostile. Cet homme de plus d’esprit que de caractère était suprêmement jaloux et susceptible, d’une susceptibilité et d’une jalousie d’enfant. Et l’Aurore, avec son allure frondeuse, socialisante, communarde, révolutionnaire, faisait penser à l’allure qui avait été, pendant de longues années, celle de l’Intransigeant.
Mais je ne crois pas que la solidarité qui pouvait lier et souder les uns aux autres les anciens complices du général Boulanger ait, en l’occurrence, agi sur Rochefort. Il n’était pas embarrassé pour, d’un coup d’épaule, c’est-à-dire à coup d’un ou deux articles à l’emporte-pièce, se dégager d’anciennes solidarités par lui jugées gênantes ou compromettantes. Depuis l’écrasante défaite de la Boulange, aux élections générales de 1889, les conjurés s’étaient dispersés, querellés, brouillés. Arthur Meyer avait tiré sa révérence au général ; Les Coulisses de Mermeix avaient paru, accomplissant leur besogne de dissolution ; le Comité national avait, par décision officielle, cessé de se réunir. Rochefort s’était battu en duel avec Georges Thiébaud. Lors de l’affaire Norton, il avait, avec une verve et une ironie impitoyables, exécuté ces deux Don Quichotte du nationalisme qu’étaient Paul Déroulède et Lucien Millevoye. D’autre part, il s’était rapproché des socialistes et avait, aux côtés de Jaurès, pris part à l’inauguration de la Verrerie ouvrière. En 1897, Rochefort ne songeait plus au boulangisme mort et enterré depuis huit ans.
Il y a, par contre, un élément dont Léon Blum ne tient pas assez compte dans l’analyse du cas de Rochefort et qui a pu agir efficacement sur celui-ci : le sentiment patriotique. Plus que personne, le rédacteur en chef de l’Intransigeant a, à l’occasion, vitupéré l’armée, les « traîneurs de sabre », les « vieilles culottes de peau » ; nul, par exemple, n’a fouaillé avec plus de vigueur et d’impertinence nos gloires militaires, les Mac-Mahon et les Cissey, les Vinoy et les Changarnier, les Miribel et les Galliffet. Il n’en était pas moins profondément patriote, cocardier, revanchard. Et il a bien pu, par la plus fausse et la plus fâcheuse interprétation du sentiment patriotique, considérer que le devoir national commandait de s’opposer à l’agitation révisionniste.
Chez Maurice Barrès, au contraire, il semble bien que ce soit son ancien boulangisme qui ait été déterminant.
Léon Blum ne dissimulé point que de ce dernier l’attitude lui causa une assez amère déception. Il l’avait connu, au cours de vacances, dans un bourg lorrain ; il l’avait retrouvé dans les milieux littéraires parisiens ; ils avaient des relations communes ; au lendemain d’Un homme libre et de Sous l’œil des Barbares, la génération à laquelle appartenait Blum considérait Barrès comme l’un de ses maîtres, et, pour ma part, je me rappelle combien nous le fêtions quand il apparaissait aux soirées ou aux banquets de la Plume. Aussi, lorsque, tout au début de la campagne révisionniste, on se prépara à récolter des signatures littéraires pour les premières pétitions dreyfusardes et que la besogne fut répartie entre tous les démarcheurs de bonne volonté, Léon Blum se chargea avec empressement de la visite à Barrès. Il ne recueillit point l’adhésion qu’il avait espérée, qui ne lui avait pas paru douteuse. « Je veux réfléchir, je vous écrirai » : telle fut la réponse de son interlocuteur. Et ces trois mots : « je vous écrirai » impliquaient le refus.
En vérité, Léon Blum avait trop fait fond sur le Barrès qu’il avait connu, apprécié et aimé, sur l’écrivain de ces premiers livres qui dégageaient un parfum d’anarchisme si aimable et si subtil. Déjà, vers 1897, le Barrès d’Un Homme Libre était en train de disparaître pour faire place à un Barrès nouveau, réactionnaire et conservateur. Il avait été perverti par le boulangisme et infecté de virus césarien. De plus, à ce moment-là, il nourrissait quelque rancune contre les socialistes qui, dans une élection partielle à Neuilly-Boulogne, l’avaient fait battre au profit de leur candidat, le jeune et charmant Louis Sautumier. Chez Maurice Barrès, l’antidreyfusisme, le nationalisme, avec ses appels au sabre et à la dictature militaire, fut la continuation, le prolongement du boulangisme.
Nous n’avons donc dans les rangs dreyfusistes ni Rochefort ni Barrès. Par contre, nous avons avec nous Clemenceau, et l’adhésion de celui-ci – qui, par la suite, devait être si précieuse – n’est pas sans surprendre Léon Blum.
Certes, Clemenceau était foncièrement radical-socialiste ; de 1876 à 1893, il avait représenté à la Chambre le radicalisme sous sa forme la plus extrême ; lors des événements d’Anzin, de Fourmies, de, Carmaux, il avait eu des attitudes nettement socialisantes. Mais, jacobin de doctrine et de tempérament, il était pour la raison d’État, pour le fait du prince, et personnellement, avec son mépris hautain des hommes, il était assez peu accessible aux sentiments de pitié. En outre, son radicalisme, né au lendemain de la défaite, nourri des douloureux souvenirs de l’Année terrible, était outrageusement national, chauvin, soucieux de revanche : l’une des raisons qui, en 1881-85, l’avaient fait combattre Jules Ferry et sa politique d’expansion coloniale, c’est qu’elle transportait au loin des troupes qui eussent pu être nécessaires sur notre frontière de l’Est. Pour cette double raison, on eût pu très bien voir un Clemenceau apologiste de la raison d’État, interprète du sentiment national exacerbé, hostile à la révision.
D’autre part, si l’on se souvient de l’attitude des radicaux et des radicaux-socialistes au début de l’année 1898, on observe que, sauf de très rares exceptions, ils faisaient chorus avec les pires nationalistes contre la révision. René Goblet, Mesureur, Chapuis, Alexandre Bérard, Chenavaz, Rivet, etc., reprochaient à Zola de risquer de compromettre leurs succès électoraux. Maurice Berteaux (de Seine-et-Oise) reprochait au Conseil de l’ordre des avocats de n’avoir pas eu le courage de prononcer la radiation de Demange, coupable d’avoir défendu le traître. Léon Bourgeois allait prêter le concours de sa parole à Réveillaud, candidat radical dans une circonscription de la Charente-Inférieure : ayant appris dans le train, par la lecture d’un journal, qu’au cours d’une réunion antérieure Réveillaud s’était déclaré favorable à la révision, il rebroussait chemin aussitôt et regagnait Paris, abandonnant à son sort l’infortuné porte-drapeau du radicalisme charentais. Camille Pelletan lui-même, l’ancien alter ego de Clemenceau à la Justice, qui, si souvent, fit preuve de courage dans des circonstances politiques difficiles, protestait de son souci de l’honneur de l’armée et écrivait dans la Dépêche (de Toulouse), le 16 janvier 1898 : « Je suis de ceux pour qui le crime de Dreyfus semble de moins en moins douteux. » Et cet homme d’esprit croyait à la légende du « syndicat ».
Étant donné son tempérament, étant données les tendances de l’ensemble du radicalisme, comment Clemenceau devient-il dreyfusard ? Léon Blum croit surtout qu’il fut touché par la curieuse et étroite parenté que l’histoire de Dreyfus offrait avec ses propres et récentes infortunes. Lui aussi, il venait d’être la victime d’une erreur judiciaire et politique ; lui aussi, il venait d’être dénoncé comme traître, comme agent de l’étranger, par les professionnels du patriotisme ; contre lui aussi, des faux ridicules et monstrueux avaient été produits et étalés jusqu’à la tribune de la Chambre ; s’il n’était pas, comme Dreyfus, un espion à la solde de l’Allemagne, il était au service de l’Angleterre moyennant espèces, et bien que la fausseté des documents Norton ait été prouvée avec éclat, la légende qui le poursuivait n’avait rien perdu de sa virulence ; elle lui avait coûté son siège dans le Var. Dès lors, « venger Dreyfus, n’était-ce pas se venger un peu lui-même ? Quand les injustices subies sont proches par leur nature et dans le temps, un retour égoïste peut prendre l’aspect de la sympathie humaine ». Cette raison psychologique est plausible. Mais deux autres peuvent s’ajouter à celle-là.
Outre son jacobinisme de radical, il y avait, chez Clemenceau, un côté indiscutablement libertaire. Quand son individualisme de grand bourgeois n’était pas ligoté par les contingences ou les nécessités parlementaires, il s’épanouissait aisément en anarchisme, en accès de révolte contre l’autorité et le régime social. Ces accès sont particulièrement fréquents dans les articles qu’il publie en 1893 et 1894 dans la Justice, qui sont réunis en volume sous le titre La Mêlée sociale et dont les purs anarchistes ont souvent reproduit des fragments dans leurs feuilles de propagande. Je rappelle, comme tout à fait caractéristique à cet égard, son article relatif à l’exécution d’Émile Henry. Cet anarchisme, qu’en 1897 ne contrariait plus son rôle parlementaire, a bien pu l’inciter à se dresser contre la décision d’un conseil de guerre et contre l’autorité militaire.
Et puis aussi, le souci d’action, le désir, le besoin de jouer un rôle. Depuis sa défaite électorale, s’il était devenu journaliste, il n’en était pas moins une activité sans emploi ; son échec avait été retentissant ; ses adversaires, les Déroulède et les Judet, avaient sonné l’hallali. Il a hâte de démontrer qu’en lui tout ressort n’est point brisé, qu’il a encore des ressources prodigieuses d’énergie, d’éloquence, de polémique – et la bataille se présentant, dans laquelle il retrouve comme ennemis les mêmes Déroulède, les mêmes Judet, les mêmes Millevoye, il se lance également dans la bataille.
On a discuté sur le moment précis où il devient dreyfusard. Émile Buré, qui a reçu maintes confidences de Clemenceau, a soutenu récemment qu’il n’était pas encore dreyfusard quand Vaughan l’appela à la rédaction en chef de l’Aurore. Cela est fort possible. Ce qui est certain, c’est que si l’Aurore ne fut pas fondée exclusivement pour soutenir la cause de Dreyfus, elle ne tarda pas à l’embrasser, tant ses collaborateurs témoignaient d’impatience à cet égard ; que Clemenceau, un court instant hésitant, ne fut pas long à se convertir et qu’une fois acquis à la cause, il mit les bouchées doubles : quelle admirable campagne il mena dès lors !
Le 7 février 1898, ayant obtenu du pouvoir discrétionnaire du président de la Cour d’assises l’autorisation[15] d’assister, quoique non avocat, Émile Zola et le gérant de l’Aurore, Perrenx il est à la barre, aux côtés de Fernand Labori et de son frère, Me Albert Clemenceau.
Je ne ferai pas le récit du procès. Les incidents dramatiques qui l’ont marqué se pressent dans ma mémoire. L’atmosphère est de fièvre, de bataille, de guerre civile. Les nationalistes ont fait leur salle, où les officiers abondent. Nous ne sommes guère aux audiences qu’une poignée affirmant hautement leurs sentiments, entourant et protégeant contre une meute hostile et sauvage le grand écrivain.
Et voici un président qui, docile aux ordres reçus, s’efforce d’arrêter, d’étouffer toute intervention de nature à projeter une lueur dans le débat et qui, en réponse aux interrogations de Labori, ne cesse de répéter : « La question ne sera pas posée. »
Et voici le général de Pellieux, important, fringant, avantageux, prophétisant, dans sa déposition, que le dreyfusisme aura pour conséquence de conduire nos soldats à la boucherie : M. Zola pourra écrire une nouvelle Débâcle.
Et voici le général Mouton de Boisdeffre, chef de l’État-Major, qui, jetant dans la balance son épée ou sa démission, menace le jury d’une grève de l’état-major, si l’auteur de J’accuse est acquitté.
Et voici Demange, cité comme témoin, laissant tomber d’une voix ferme et sonore un : « Mais oui, parbleu ! » qui proclame l’irrégularité du jugement de 1894.
Et voici un intermède ridicule et comique au cours de ces débats tragiques : la déposition de Bertillon. Ce Bertillon, chef des services de l’anthropométrie judiciaire, avait été chargé en 1894 d’expertiser l’écriture de Dreyfus et il avait conclu formellement qu’il était bien l’auteur du bordereau. Pour reconstituer son expertise et fournir sa preuve, il recourt à un schéma avec bastions, retranchements, lignes de bataille, etc. Sa déposition, qui est celle d’un maniaque, d’un dément, provoque l’hilarité générale. Jamais Footit n’obtint semblable succès. Et les officiers et les militaristes présents à l’audience sentent tellement le grotesque de cette déposition qu’ils sont les premiers à en sourire, qu’ils la raillent avec ostentation. « Oh ! oui, disent-ils, c’est ridicule ; nous vous abandonnons Bertillon ; nous avons d’autres arguments… »
Et voici la déposition de Jaurès. Les nationalistes de l’audience affectent la distraction. Mais ils sont immédiatement saisis, empoignés par la voix d’airain du témoin, de l’orateur, et cette voix emplit l’audience, Jaurès expose comment, ayant assisté aux débats du procès Esterhazy, il a été pénétré d’un doute ; il dénonce la carence du gouvernement et notamment du ministre de la Guerre, le général Billot ; il dénonce même la complicité de l’État-major et termine par un magnifique hommage à l’accusé. Je le sais à peu près par cœur et le reconstitue ainsi.

M. Émile Zola est en train d’expier par des haines et des attaques passionnées le noble service qu’il a rendu au pays, et je n’ignore pas pourquoi certains hommes le haïssent et le poursuivent.
Ils poursuivent en lui l’homme qui a maintenu l’interprétation rationnelle et scientifique du miracle.
Ils poursuivent en lui l’homme qui, dans Germinal, a montré l’éclosion d’une humanité nouvelle, l’ascension du prolétariat misérable germant des profondeurs de la souffrance et montant vers le soleil.
Ils poursuivent en lui l’homme qui vient d’arracher l’État-major à cette irresponsabilité funeste et superbe où se préparent inconsciemment tous les désastres de la Patrie.
Aussi l’on peut le poursuivre et le traquer ; mais je suis sûr d’être l’interprète de tous les citoyens libres de ce pays en lui disant ici que devant lui nous nous inclinons tous avec respect.

Chaque soir, à l’issue de ces audiences mouvementées, tumultueuses, passionnées, je me rends chez Jules Guesde qui habite alors un troisième étage au numéro 11 de la rue Berthollet. Je le mets en détail au courant de ce qui vient de se passer au Palais de justice. Il suit passionnément l’affaire et est particulièrement excité au récit des incidents que je lui narre. Le jour, par exemple, où je lui conte la déclaration du général de Boisdeffre au jury, il se lève brusquement de son fauteuil dont les ressorts craquent et s’indigne : « Et on a laissé passer, et on a toléré un pareil langage ! » s’écrie-t-il avec colère. Le lendemain, dès l’ouverture de la séance de la Chambre, abordant Jaurès, il lui dit que si une République, même bourgeoise, s’incline devant un ultimatum aussi scandaleux de généraux, c’en est fait de la République ; et il ajoute : « Il nous faut monter à la tribune ; il nous faut demander l’arrestation immédiate, pour leur insurrection devant le jury, de Boisdeffre et de ses pareils. »
Jules Guesde et Jaurès – j’ajouterai Édouard Vaillant, le chef respecté de la fraction blanquiste – pensent alors de même, préconisent et mènent la même lutte contre le militarisme débordé, allant jusqu’à menacer, sous le couvert d’un gouvernement complice, d’un véritable coup d’État.
Pendant qu’en Cour d’assises se déroule le procès Zola, a lieu à Suresnes, le mardi 15 février 1898, une réunion publique et contradictoire que je demande la permission de rappeler, car elle n’est pas sans faire quelque bruit à l’époque. Tous les ténors de l’antisémitisme y prennent part ; Georges Thiébaud, Lucien Millevoye, Jules Guérin, Max Régis et jusqu’à « l’ouvrier Vallée », sont à la tribune. Ce Vallée est un ouvrier honoraire (en admettant qu’il ait jamais travaillé de ses dix doigts) que s’est annexé la Libre Parole et qu’elle exhibe dans les réunions où, sous prétexte de parler populaire, il tient un langage volontairement grossier et ordurier. Mais ces messieurs ont mal choisi l’endroit pour leurs exercices oratoires. Suresnes est une ville ouvrière et socialiste ; elle a pour représentant au Palais-Bourbon un ouvrier coiffeur, un guesdiste fervent, René Chauvin. Aussi les socialistes sont-ils nombreux à cette réunion qui ne compte pas moins de trois mille assistants. Chauvin et moi, nous opposons aux orateurs de l’antisémitisme la contradiction socialiste révolutionnaire, et l’ordre du jour voté à l’issue du débat par l’unanimité, moins trois voix, des citoyens présents, flétrit les menées nationalistes et réclame « la plus large lumière sur l’affaire Dreyfus et les tripotages de l’État-major »[15bis].
C’est au cours de cette réunion que Millevoye déclare connaître personnellement la preuve de la culpabilité de Dreyfus. C’est un document qui est aux mains de l’État-major, mais un document si terrible que sa seule production suffirait à provoquer une déclaration de guerre. Millevoye n’hésite point à en donner connaissance à la réunion de Suresnes : c’est Guillaume lui-même qui écrit à Munster : « Je demande que ce canaille de Dreyfus vous livre le plus tôt possible les pièces qu’il a promises. »
L’auditoire éclate de rire et Millevoye s’effondre avec ses révélations. Les ouvriers de Suresnes se montrent plus avisés et plus intelligents que Billot et Félix Faure qui se laissent émouvoir par cette amplification impériale du bordereau.
La Libre Parole, qui avait annoncé à grand fracas le meeting de Suresnes, se borne à en donner un pauvre petit compte rendu d’une douzaine de lignes, tristement relégué à sa troisième page.

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*   *

Nous arrivons ainsi aux élections législatives générales fixées au 8 mai 1898.
Le Conseil national du Parti ouvrier français – c’est-à-dire l’organisme directeur du parti guesdiste – a pour tradition, à l’occasion des consultations, électorales ou d’événements politiques ou sociaux importants, de définir son attitude dans un manifeste ou un appel[16].
À la veille des élections de mai 1898, le Conseil national confie à Guesde et à l’auteur de ces lignes le soin de rédiger le document électoral.
Ce document, adressé « aux travailleurs de France », consiste surtout dans une âpre critique du ministère Méline-Barthou (alors au pouvoir) et de la politique suivie depuis quelques années, avec le concours du centre et de la droite ralliée, par les ministères qui l’ont précédé. Il se termine par un appel en faveur du socialisme et du Parti ouvrier. Mais pouvons-nous nous désintéresser de l’Affaire ? Nous ne la visons pas explicitement, nous ne la nommons pas ; mais nous réprouvons, nous condamnons avec force les doctrines et les agissements de l’antisémitisme – et ce avec d’autant plus d’actualité et de raison que les bandes se réclamant de Drumont se croient tout permis, que dans nombre de villes – notamment à Rennes, à Nantes, à Nancy, à Brest, à Bar-le-Duc, etc. – elles se sont livrées aux pires violences et qu’avec les Max Régis et consorts elles mettent l’Algérie à feu et à sang. Notre manifeste s’exprime ainsi :

Il a suffi qu’aux élections législatives dernières une poignée de socialistes pénétrât au Palais-Bourbon pour qu’immédiatement un esprit nouveau soufflât sur nos classes dirigeantes et pour qu’après avoir étouffé entre deux lois scélérates les quelques libertés si lentement et si douloureusement acquises, elles se réfugiassent, affolées, dans le cléricalisme, qui était hier l’ennemi, et derrière un militarisme qui – le Deux décembre et Sedan en font foi – s’il commence par l’asservissement, finit toujours par le démembrement de la Patrie.
C’est ainsi que, brûlant ce qu’ils faisaient profession d’adorer, jetant bas tous les masques dont ils s’étaient successivement et contradictoirement affublés, nous avons pu voir nos gouvernants :
Hommes de l’État et de l’École laïque, prendre les instructions du Pape et se mettre à ses ordres ;
Républicains, se traîner à la remorque du tzarisme russe, dont le despotisme de caserne de la Prusse n’est que le prolongement.
C’est ainsi que, hier encore, nous les avons vus, gens de l’ordre et de la propriété, déchaîner l’émeute dans la rue et, aux cris moyenâgeux de : « À bas les juifs ! Mort aux juifs ! », organiser eux-mêmes dans vingt villes le pillage des boutiques et le meurtre à domicile.
Si humiliant que puisse être pour la France des droits de l’homme et du citoyen un pareil saut, en pleine réaction, de toute la bourgeoisie française, il n’est pas fait – loin de là – pour nous atteindre ou nous décourager. Il n’y a là qu’une crise – fatale – qui nous donne, au contraire, la preuve et la mesure de notre force…

Ce manifeste est, à ma connaissance, le seul appel électoral qui fasse allusion aux agitations et aux troubles antisémites. Ou plutôt qui y fasse allusion pour les dénoncer et les flétrir ; car il est triste de constater que nombre de candidats, voire radicaux et radicaux-socialistes, descendent, par lâcheté électorale, à la plus basse démagogie nationaliste et au plus honteux battage, en dénonçant la trahison, en promettant de s’opposer à toute révision et de défendre l’honneur de l’armée et le drapeau. Dans sa profession de foi aux électeurs de Carmaux, Jaurès –, contre qui un assaut furieux est dirigé par toutes les forces bourgeoises et réactionnaires coalisées, patronat, administration, clergé, et qui est naturellement dénoncé comme vendu au « syndicat de trahison[17] – s’exprime sur l’Affaire en termes volontairement généraux : « Nos ancêtres de la Révolution ont sauvé la patrie en exigeant de tous les chefs l’obéissance aux lois républicaines ; c’est nous aussi qui ferons la France forte et grande en la pénétrant de l’esprit de justice. » Mais dans ses réunions il est amené à s’expliquer de la façon la plus claire, la plus nette et il revendique fièrement la responsabilité de son attitude tant au procès Zola qu’à la tribune de la Chambre.
À Roubaix, c’est contre Guesde le même déchaînement de passions, la même pression patronale, le même effort de l’administration et du Clergé et, en plus, l’exploitation d’un chômage qui sévit cruellement dans l’industrie textile. À lui aussi comme à Jaurès la réaction reproche sa conduite dans les incidents relatifs à l’Affaire. Comme Jaurès, il est dénoncé comme dreyfusard, comme agent du syndicat. Il est « Guesde-chômage » ; il est aussi « Guesde-trahison ». Il se garde bien de se défendre contre de pareilles accusations ; il craindrait de se diminuer en les réfutant ; il ne veut pas se demander si le dreyfusisme peut détourner de lui Un certain nombre de voix qui assureront la victoire de l’adversaire. Il poursuit intraitablement sa campagne sur le terrain de la lutte de classe la plus rigoureuse et il affiche sur les murs de Roubaix cette hautaine déclaration : « Qu’aucun patron, qu’aucun capitaliste ne vote pour moi ; je ne veux ni ne puis représenter les deux classes en lutte ; je ne veux et ne puis être que l’homme de l’une contre l’autre. »
Dans la deuxième circonscription de Grenoble, où je suis le porte-drapeau du Parti ouvrier, j’ai trois concurrents : Aristide Rey, député sortant, opportuniste ; Bruyas, maire de Voiron, radical-socialiste ; Biessy, candidat de la droite catholique. Tous trois rivalisent de patriotisme et sont farouchement antidreyfusards. Je suis le seul à me déclarer devant le suffrage universel favorable à la révision. Mon langage est le suivant : « Je n’ai pas à me prononcer sur la culpabilité ou l’innocence de Dreyfus ; les lumières me manquent pour formuler sur ce point une opinion ferme. Mais il a été condamné illégalement, irrégulièrement, et cela commande la révision de son procès. »
Mais je dois ajouter que dans ma campagne électorale l’affaire Dreyfus ne tient que peu de place. Sur une soixantaine de réunions, c’est à peine si dans une quinzaine je suis interpellé à son sujet. Les ouvriers socialistes de Grenoble et de Voiron applaudissent avec enthousiasme à mes déclarations révisionnistes. Mais eussé-je été antidreyfusard, cela ne m’eût pas valu une voix de plus. C’est surtout le programme du Parti ouvrier, c’est la doctrine collectiviste affirmée dans son intégralité, que l’on combat dans ma candidature, et mes adversaires s’acharnent à exploiter contre moi l’article 3 du programme : « Suppression de la Dette publique », à me représenter comme l’homme du partage, de la Révolution et du drapeau rouge.
Jules Guesde et Jaurès succombent dans la bataille électorale.
Et entre eux deux un désaccord ne tarde pas à se produire, provoqué par l’affaire Dreyfus et la conduite qu’à son égard doit désormais tenir le parti socialiste.
Depuis le procès Zola, ainsi que je l’ai dit plus haut, Jaurès est complètement empoigné par le drame. Maintenant qu’il est libéré des soucis de l’action parlementaire, à laquelle il donnait un effort si considérable et si soutenu, il peut se consacrer à l’affaire de toute son énergie, de toute sa ténacité ; il peut explorer et fouiller plus profondément le problème, pénétrer les inconnues qui subsistent, discerner les mensonges et les faux sur lesquels s’est appuyé – ou dont on a entouré et accompagné – le jugement de 1894. Et ses investigations, ses recherches, ses raisonnements et ses déductions aboutissent à ce chef-d’œuvre, de dialectique : Les Preuves[18].
Il estime que le socialisme ne saurait rester à l’écart d’une œuvre de justice et de réparation, que le prolétariat ne saurait se désintéresser d’un crime commis par la caste militaire et qu’il se grandira en remplissant ce que Jaurès considère comme un devoir impérieux envers la civilisation et l’humanité.
Au surplus, il espère que cette attitude du socialisme dans la crise lui vaudra, non seulement dans les milieux ouvriers, mais dans les milieux de la bourgeoisie libérale, dans le monde des intellectuels, un redoublement de sympathies et d’adhésions[19].
Des élections du 8 mai, des échecs éprouvés sur certains points par le socialisme, Jules Guesde tire une conclusion différente. Si, pense-t-il, le socialisme a fléchi dans des circonscriptions où on le pouvait croire solidement implanté, si des travailleurs que l’on supposait gagnés à la cause ont été surpris et détournés par les sophismes et les calomnies de l’ennemi, c’est que l’éducation socialiste a été insuffisante, et dès lors l’œuvre qui s’impose de toute urgence est une œuvre de propagande essentiellement, spécifiquement socialiste et révolutionnaire : il faut, sans se préoccuper des contingences de la politique courante, placer, placer encore, placer toujours les salariés en face du vrai, du seul problème social : le problème de la propriété et de sa transformation.
Quant à ce qui est de l’affaire Dreyfus, Guesde ne modifie nullement son opinion sur le fond. Il est toujours convaincu de l’irrégularité et de l’iniquité du procès du Cherche-Midi. Il est toujours résolu à barrer la route à un militarisme audacieux et menaçant. Mais il se refuse à subordonner, même momentanément, la propagande doctrinale du socialisme à la propagande révisionniste ; il reproche à Jaurès, absorbé par son effort de démonstration juridique, de trop sacrifier l’une à l’autre ; et s’il évoque l’affaire Dreyfus avec son accumulation de mensonges, de faux et d’irrégularités, c’est uniquement comme un exemple à l’appui de sa doctrine générale, comme une preuve des hontes et des scandales qui caractérisent le régime capitaliste.
Cette contradiction entre le point de vue de Guesde et celui de Jaurès se manifeste bientôt par une déclaration publiée le 24 juillet 1898, au nom du Conseil national du Parti ouvrier, par ses deux secrétaires : Jules Guesde, secrétaire pour l’intérieur, et Paul Lafargue, secrétaire pour l’extérieur. On lit notamment dans cette déclaration :

Libre à la bourgeoisie politicienne et littéraire de se diviser sur la culpabilité ou l’innocence d’un capitaine d’état-major ou d’un commandant d’infanterie et de s’entredéchirer au nom de la patrie, du droit, de la justice et autres mots vides de sens tant que durera la société capitaliste. Les prolétaires, eux, n’ont rien à faire dans cette bataille qui n’est pas la leur et dans laquelle se heurtent des Boisdeffre et des Trarieux, des Cavaignac et des Yves Guyot, des Pellieux et des Galliffet. Ils n’ont, du dehors, qu’à marquer les coups et à retourner contre l’ordre – ou le désordre – social les scandales d’un Panama militaire s’ajoutant aux scandales d’un Panama financier.
Nous entendons bien qu’il peut y avoir des victimes et que c’est pour leur libération que, faisant appel aux plus nobles sentiments, on voudrait nous entraîner dans la bagarre. Mais que pourraient être ces victimes – de la classe adverse – comparées aux victimes par millions qui constituent la classe ouvrière et qui, enfants, femmes, hommes, torturés dans les bagnes patronaux, passés au fil de la faim, ne peuvent compter que sur elles-mêmes, sur leur organisation et leur lutte victorieuse pour se sauver ?
C’est à elles, et à elles seules, que se doit le parti socialiste, le Parti ouvrier, qui, après avoir arraché, comme il était nécessaire, son masque démocratique à l’antisémitisme et exposé en pleine lumière son vrai visage de réacteur, ne saurait sans duperie se laisser un seul instant dévier de sa route, suspendre sa propre guerre et s’égarer dans des redressements de torts individuels qui trouveront leur réparation dans la réparation générale.
C’est à ceux qui se plaignent que la justice ait été violée contre un des leurs à venir au socialisme qui poursuit et fera la justice pour tous, et non au socialisme à aller à eux, à épouser leur querelle particulière.

Cette déclaration cause à Jaurès et à Gérault-Richard une très vive irritation qui se traduit par le ton de leurs articles dans la Petite République. Ils y entrevoient le conseil donné aux travailleurs socialistes de se désintéresser désormais de la bataille engagée, de demeurer indifférents aux péripéties et aux répercussions de l’Affaire.
Sans doute Guesde se défendra contre cette interprétation. Il dira à Lille :

… À ce moment-là, le Parti ouvrier a rappelé les travailleurs à leur devoir de classe ; mais il ne leur prêchait pas le désintéressement ou l’abstention. La déclaration portait en toutes lettres : Préparez-vous à retourner, contre la classe et la société capitalistes, les scandales d’un Panama militaire s’ajoutant aux scandales d’un Panama financier. Ce que nous voyions, en effet, dans l’affaire Dreyfus, c’étaient les hontes étalées qui atteignaient et ruinaient le régime lui-même. Il y avait là une arme nouvelle et puissante, dont on pouvait et dont on devait frapper toute la bourgeoisie, au lieu de mobiliser et d’immobiliser le prolétariat derrière une fraction bourgeoise contre l’autre.[20]

Assurément, cette interprétation de Guesde indique la véritable signification, la véritable portée de la déclaration : et il convient de reconnaître qu’elle est pleinement conforme à la lutte de classe. Mais à l’heure où elle paraît, nombreux sont ceux qui la considèrent comme conseillant une manière d’abstention.
Moi-même, en ce moment, je suis près de l’envisager comme telle ; je suis absent de Paris le jour de sa publication et j’éprouve à sa lecture quelque surprise. À la réunion du Conseil national qui suit, je fais part à mes amis de la situation délicate dans laquelle personnellement je me trouve : d’un côté, j’appartiens au Conseil national et j’entends demeurer fidèle à la politique et à la discipline du Parti ouvrier ; d’un autre côté, je me suis engagé à fond dans le mouvement pour la révision, j’ai fait adopter ma manière de voir par mes camarades de la Fédération socialiste de l’Isère, par l’ensemble de mes électeurs grenoblois : comprendraient-ils ce qui leur pourrait apparaître comme un changement d’attitude de ma part ? Jules Guesde et les membres du Conseil national se rendent unanimement compte de ma position. Ils me laissent carte blanche pour continuer la bataille, étant formellement entendu que, dans les réunions et conférences dreyfusardes auxquelles je serai convié, je ne manquerai pas de rappeler les principes essentiels du socialisme et de montrer dans les scandales de l’affaire Dreyfus la conséquence du militarisme actuel et du régime capitaliste.
Au reste, les événements se précipitent, se bousculent, qui vont faire oublier la Déclaration et les controverses auxquelles elle a donné lieu. Le 31 août 1898, le colonel Henry, après avoir fait l’aveu des faux grossiers qu’il a perpétrés, est arrêté, conduit au Mont Valérien et se suicide dans sa cellule. Du coup, dans l’opinion, bouleversée par la soudaineté de ces révélations, l’idée de la révision fait un grand pas, et le ministère Brisson qui, depuis les élections législatives, a succédé au ministère Méline, prend l’initiative de soumettre à la Cour de cassation une demande de révision.
Cependant les nationalistes ne désarment pas. Loin de se rendre à l’évidence qui résulte des aveux d’Henry, loin de confesser que leur bonne foi a été surprise, qu’ils ont cru faire acte de patriotisme en combattant la révision, mais que maintenant la découverte des faux leur ouvre les yeux, ils s’obstinent avec rage et exaspération dans leur opposition à l’œuvre de justice ; ils en arrivent à glorifier le faux, à imaginer la théorie du faux patriotique, à ouvrir des souscriptions publiques pour élever une statue à l’officier faussaire. Ils manifestent dans les rues de Paris, redoublent d’audace, encouragés dans leurs entreprises par la complicité du président Félix Faure et par la faiblesse du cabinet Brisson qui leur abandonne les rues de la capitale.
Précisément, à ce moment, une grève éclate à Paris dans les corporations du bâtiment et affecte environ 20 000 ouvriers ; le mouvement gagne bientôt les travailleurs de la voie ferrée. Sous le prétexte de garantir l’ordre qui n’a nullement été menacé par les grévistes, Brisson appelle à Paris de nombreux régiments des départements. Durant huit jours, les gares sont occupées militairement, des patrouilles parcourent les rues, des soldats bivouaquent sur les places ; les officiers affichent avec ostentation leurs sentiments réactionnaires et affectent des allures insolentes et provocatrices à l’égard des ouvriers. Protégés par cette abondance de troupes, les nationalistes se livrent à des démonstrations de plus en plus nombreuses, de plus en plus violentes et menaçantes, à de véritables préparatifs de coup d’État militaire. Pour peu qu’on y réfléchisse, il est aisé de discerner leur plan : pousser la crise à l’état aigu, provoquer la foule ouvrière et socialiste, l’amener à des gestes de colère et de révolte, qui lui fourniront le prétexte recherché d’une répression à coups de fusil.
C’est ici que j’admire la clairvoyance, le profond sens politique de Jules Guesde. S’il ne veut pas que le prolétariat cesse sa propre lutte pour se consacrer entièrement à l’Affaire, avec quelle vigilance, avec quel souci constant il suit les agissements des nationalistes et des militaristes, leurs menées factieuses, le péril certain qu’elles constituent pour l’institution républicaine ! Que de fois, au cours de nos entretiens presque quotidiens dans cette période, il a attiré mon attention sur la gravité de la situation, sur le danger des effusions de sang voulues par la réaction !
Dans le Socialiste, qu’il inspire de très près, nous dénonçons la conjuration militaire : l’entente de Déroulède et de ses ligueurs avec Zurlinden, gouverneur militaire de Paris, et avec Mercier, commandant du 4e corps d’armée et le rôle du général Roget, ancien chef de cabinet de Cavaignac, agent recruteur de la conjuration (numéro du 16 octobre 1898).
Dans le même numéro je signale que nos amis de Lyon, Péronin, Anthelme Simond, Darme, Rognon, militants du Parti ouvrier, ont pris les mesures nécessaires pour assurer le nettoyage de la rue ; qu’à Marseille une initiative analogue a été prise par les élus socialistes, B. Cadenat, Aristide Boyer et Carnaud ; et j’ajoute :

Nous ne saurions trop inviter tous les groupes du Parti à redoubler de vigilance et à manifester leur volonté de ne pas tolérer la moindre incartade des contre-révolutionnaires, quels qu’ils soient.
Il faut que ces derniers se sentent tenus à l’œil et à la main – par le prolétariat organisé, qui ne se prépare pas à prendre le pouvoir à la bourgeoisie plus ou moins républicaine pour le laisser escamoter par la bourgeoisie monarchienne et cléricale.

Nous ne cessons d’insister auprès de nos amis et adhérents sur les périls de l’heure, sur la prudence et en même temps sur l’énergie qu’ils réclament[21].

*
*   *

Henri Brisson, qui a eu l’incontestable mérite de prendre l’initiative de la révision, commet d’insignes maladresses dues à ses hésitations et à ses tergiversations, à sa constante préoccupation de ménager sa majorité parlementaire. Quand Cavaignac, à la suite de la découverte des faux Henry, est obligé de donner sa démission, Brisson le remplace successivement par Zurlinden et par Chanoine, qui ont ouvertement partie avec la réaction nationaliste. Si personnellement il est à peu près convaincu de l’innocence de Dreyfus, si deux ou trois de ses collaborateurs, comme Delcassé, ont le même sentiment, il en est d’autres, par exemple, comme Tillaye et Viger, qui épousent le point de vue de Cavaignac ; d’autres, comme Sarrien, qui tremble de peur à l’idée de se faire une opinion, ou comme Lockroy qui n’a d’autre souci que de faire oublier ses origines israélites. Léon Bourgeois, qui détient le portefeuille de l’Instruction publique, au demeurant parlementaire aimable, élégant et disert, est, en l’occurrence, d’une rare couardise. Il refuse un poème composé par Maurice Bouchor à la gloire de Michelet et qui doit être déclamé à la Sorbonne, parce que dans ses strophes l’auteur glorifie la France, champion du droit, et que le mot « droit », emprunté au vocabulaire dreyfusard, ne saurait être prononcé dans une cérémonie officielle. De même encore, pour complaire au monde nationaliste, il suspend de ses fonctions le doyen de la Faculté des Lettres de Bordeaux, Paul Stapfer, coupable d’avoir, dans un discours aux obsèques du recteur Couat, fait une discrète allusion aux opinions révisionnistes du défunt.
Par une décision du 2 août 1898, le Conseil national du Parti ouvrier me charge d’interpeller Bourgeois sur la mesure odieuse qu’il a prise contre Stapfer. De même, le 28 août, je saisis le ministre de la Guerre d’une demande d’interpellation sur les hécatombes de soldats qui ont marqué les récentes grandes manœuvres. La chute du ministère Brisson, au premier jour de la session, empêchera la discussion de ces interpellations.
Dès les premiers jours d’octobre, il apparaît que la rentrée sera fort troublée. Tandis que, rivalisant d’audace, les Déroulède et les Guérin s’agitent, que les diverses ligues nationalistes (Ligue des Patriotes, Ligue antisémitique de France, Jeunesse antisémite) et les groupes royalistes s’efforcent d’organiser dans la rue des démonstrations tapageuses, nous nous préoccupons à bon droit du mouvement gréviste de la capitale et de ses répercussions possibles.
Le 13 octobre, nous tenons, dans un bureau du Palais-Bourbon, une réunion du groupe socialiste parlementaire. Nous votons un ordre du jour protestant « contre l’état de siège auquel Paris est arbitrairement soumis » et « contre l’attitude du gouvernement qui met l’armée au service du patronat contre le prolétariat ». Mais si cet ordre du jour traduit nos sentiments et contient une protestation nécessaire, que peut-il pratiquement vis-à-vis d’une situation qui se tend de plus en plus ? De façon générale, que peuvent contre un péril de plus en plus pressant les diverses fractions socialistes dans leur état actuel de dispersion ?
Le vendredi 14, le Conseil national du Parti ouvrier tient une séance exceptionnelle, où nous prenons la décision suivante : convoquer d’urgence, par pneumatique, les délégués des fractions socialistes organisées, les députés socialistes, les directeurs de journaux socialistes, à une réunion privée que nous fixons au surlendemain dimanche, 16 octobre, salle Vantier, 8, avenue de Clichy et où seront examinés en commun les problèmes que pose la situation politique. Nous sommes unanimes, au Conseil national, à adopter cette décision. Nous estimons qu’il n’y a pas une minute à perdre. En face du péril, nous voulons, oublieux des divergences de tactique, constituer le front unique de toutes les organisations socialistes et révolutionnaires.
Sitôt la décision prise et la réunion du Conseil national levée, je reste avec Guesde et René Chauvin, l’ancien député de Puteaux et nous discutons sur la résolution que nous venons de prendre sans avoir peut-être prévu suffisamment les objections possibles. Cette convocation lancée le samedi pour le dimanche touchera-t-elle tous ceux à qui elle est adressée ? N’est-elle pas trop brusque ? Et puis, sommes-nous sûrs que, sinon tous, du moins la majorité de ceux que nous convoquons répondront à notre invitation ? Entre les diverses fractions socialistes il y a bien des malentendus et des défiances, bien des rivalités et des querelles. Sans doute pouvons-nous escompter la présence d’Édouard Vaillant et de ses amis ; car, outre qu’ils ont sur l’Affaire le même point de vue que Guesde, les blanquistes ont, dans toutes les circonstances, marché d’accord avec le Parti ouvrier. Mais les possibilistes ? Depuis 1882, depuis la scission du congrès de Saint-Étienne, aucune tentative de rapprochement avec eux n’a eu lieu. Mais les allemanistes ? Ils sont en lutte ouverte et violente avec les guesdistes. Mais les socialistes indépendants comme Jaurès ? La Déclaration du 24 juillet les a vivement froissés.
Appréhensions superflues. Chez tous, chez Vaillant comme chez Guesde, comme chez Jaurès, chez Allemane et Brousse, il y a une telle conscience du même péril et des mêmes devoirs qu’elle fait taire toutes les hésitations, toutes les divergences et tous les ressentiments. Nul de ceux qui ont été convoqués ne manque au rendez-vous. Il vient même des délégués d’organisations d’importance secondaire : ligue du gouvernement direct, fédération républicaine socialiste de la Seine, cercles socialistes départementaux, etc., qui n’avaient pas été compris dans les convocations, mais qui sont acceptés sans difficulté. Aristide Briand représente la Lanterne, dont il est le directeur et dont Millerand est rédacteur en chef.
Certes, c’est l’un des souvenirs les plus émouvants de ma vie de militant que celui de cette soixantaine d’hommes, représentant les nuances les plus variées du socialisme parisien, oubliant les rivalités de la veille et collaborant à une œuvre commune. Oh ! sans doute demain les querelles recommenceront entre eux, des polémiques âpres les sépareront encore ; quelques-uns, étoiles filantes du socialisme, déserteront le chemin de la Révolution sociale pour le chemin des ministères ; mais à cette heure tous sont impressionnés par la gravité des événements et sont d’accord pour se dresser contre la menace militariste et césarienne imminente.
Le bureau est rapidement formé, avec Jaurès comme président, Jules Guesde et Paul Brousse (chef de la fraction possibiliste) comme assesseurs. Au nom des convocateurs, Guesde expose en quelques paroles nerveuses le but de la réunion : « Il s’agit, dit-il, de donner au pays l’impression d’un parti socialiste uni et décidé à faire face à toutes les éventualités. » C’est l’opinion de tous. Quelques délégués font rapidement connaître les sentiments ou les suggestions de leurs mandants. Puis l’on décide la nomination d’un comité de vigilance qui aura pour mission de surveiller les événements et d’aviser aux mesures urgentes, et la rédaction d’une déclaration qui, dès le lendemain, sera affichée sur les murs de Paris et des communes de la banlieue.
Cette déclaration est ainsi conçue :

Au Prolétariat,
Les organisations, les élus et les journaux socialistes, réunis le 16 octobre 1898, affirment, dans les circonstances troublées que traverse la République, que toutes les forces socialistes et révolutionnaires sont unies, décidées et prêtes à faire face à toutes les éventualités.
Le Parti socialiste tout entier proteste contre l’atteinte portée à la liberté des syndicats ouvriers et au droit de grève, et, malgré les fautes des gouvernements bourgeois, il compte sur tout le prolétariat pour défendre la République.
Il ne permettra pas à la conspiration militariste de toucher aux trop rares libertés républicaines et il ne laissera pas la rue à la réaction et à ses violences.
Dans ce but, il a constitué un comité permanent de vigilance, représentation de toutes les forces socialistes organisées.
Vive la République sociale !
Parti socialiste révolutionnaire ; Parti ouvrier français ; Parti ouvrier socialiste révolutionnaire ; Fédération des Travailleurs socialistes de France ; Alliance communiste révolutionnaire ; Fédération des cercles départementaux socialistes, révolutionnaires ; Fédération républicaine socialiste de la Seine ; Ligue du gouvernement direct du Peuple ; Ligue pour la défense de la République ; Coalition révolutionnaire ; Parti d’action révolutionnaire communiste ; les groupes socialistes de la Chambre des députés et du Conseil municipal de Paris ; les journaux socialistes : la Petite République, la Lanterne, le Socialiste, le Parti ouvrier, le Parti socialiste, le Réveil du Nord, le Peuple (de Lyon).
Le Comité de vigilance (formé à raison de deux délégués par organisation et par journal) :
Maurice Allard, député ; Jean Allemane ; Barrat ; Gabriel Bertrand ; Pierre Bertrand ; Aristide Briand ; Paul Brousse, conseiller municipal ; Gaston Cagniard ; A. Chaboseau ; J. Colly, conseiller municipal ; V. Dejeante, député ; Louis Dubreuilh ; Dulucq ; Élie May ; Gabriel Farjat ; Eugène Fournière, député ; Gérault-Richard ; Jules Guesde ; Jean Jaurès ; Joindy ; Krauss, député ; John Labusquière, conseiller municipal ; A. Lenormand ; Marchand ; Jean Mazelet ; A. Millerand, député ; Pierre Morel ; Orry ; Pagèze ; Pasquier ; Étienne Pédron ; Pélerin ; V. Renou, député ; Roussel, maire d’Ivry-sur-Seine ; Siauvre-Evausy ; Henri Turot ; Édouard Vaillant, député ; Valéry ; René Viviani, député ; Alexandre Zévaès, député.

Rentrée des Chambres, le 25 octobre, au milieu d’une effervescence grandissante. Coup de Chanoine, machiné avec Déroulède. Chute du cabinet Brisson et avènement d’un ministère Charles-Dupuy.
Plus que jamais il est nécessaire de saisir l’opinion, de faire appel au pays, de multiplier les réunions en province.
Le dimanche 27 novembre 1898, je suis à Nancy, où à deux heures une conférence est organisée. Les murs de la ville sont couverts d’affiches où je suis dénoncé comme prussien, comme agent du syndicat de l’étranger et où les honnêtes gens, les patriotes, sont conviés à me recevoir comme il convient.
Voici un spécimen de ces placards :

Aux ouvriers français de Nancy,
Camarades, des députés du midi[22], des gens inconnus de vous tous, viennent à Nancy dimanche donner une conférence soi-disant socialiste.
Ne vous trompez pas à ce mensonge : ces gens-là font partie du syndicat Dreyfus.
Sous prétexte de s’occuper de vos désirs, qu’ils ignorent, et de vos misères, dont ils se moquent, ils n’ont d’autre but que de répandre à Nancy les doctrines du syndicat, de baver sur l’armée, sur le drapeau, sur la patrie et de recruter des adhérents à la cause de la trahison.
Camarades, permettrez-vous que des étrangers viennent insulter ainsi vos sentiments les plus chers et étaler leurs sales idées à deux pas de la frontière ?
Leur permettrez-vous d’ouvrir la bouche ?
Cela ne se peut pas, cela ne se doit pas.
Ouvriers français, annexés des provinces perdues, Alsaciens-Lorrains qui avez quitté vos parents pour servir en France, anciens soldats de nos guerres, membres de nos sociétés patriotiques, debout !
Il n’y a pas de place en Lorraine pour les insulteurs de l’armée, et dimanche à deux heures, salle Gauchenot, allez recevoir, comme ils le méritent, ces amis des traîtres et de l’étranger.

Ces patriotiques conseils sont suivis à la lettre. Dès l’ouverture de la réunion, la tribune est prise d’assaut par les bandes nationalistes et antisémites, drapeaux tricolores et clairons en tête. Je suis jeté par terre, frappé, contusionné. Nos amis débordés sont impuissants à assurer la liberté de la parole et la réunion ne peut être tenue.
Quel sort m’attend le lendemain 28 novembre, à Ligny-en-Barrois, chef-lieu de canton de la Meuse, qui compte une population laborieuse d’ouvriers de fabriques de compas, de cloutiers, de lunetiers et d’agriculteurs ? J’avais précédemment, les 9 janvier et 24 juillet 1897, donné deux conférences de propagande à Ligny ; j’y avais été fort bien accueilli et j’y avais constitué un groupe du Parti ouvrier. Mais, cette fois, la réception sera-t-elle d’une autre nature ? Comme à Nancy, les nationalistes de l’endroit ont tapissé les murailles d’affiches multicolores qui sont autant d’appels à la violence contre l’orateur annoncé. L’une, signée d’un groupe de patriotes de Ligny-en-Barrois, se borne à reproduire l’affiche de Nancy que l’on vient de lire, en ajoutant : « Les ouvriers de Ligny, à l’exemple de ceux de Nancy, sauront apprécier ces gens-là à leur juste valeur. » Une autre, émanant du « parti républicain socialiste français » (sic) et intitulée « Appel aux citoyens patriotes », s’exprime comme suit :

Les insulteurs de nos soldats et les internationalistes dreyfusards organisent une réunion politique lundi 28 novembre, salle de l’Eldorado.
Ils osent y convier la population de Ligny, en lui demandant de venir acclamer avec eux le traître Dreyfus et son ami Picquart.
La population de Ligny, si passionnément française, si ardemment patriote, répondra aujourd’hui à leur injurieux appel.
Elle opposera aux vociférations des sans-patrie, notre cri de ralliement : Vive la France ! Vive l’armée ! Vive la République sociale et patriote !
Citoyens,
Tous à l’Eldorado !

L’Intransigeant lui-même annonce que « les socialistes patriotes » de Ligny sauront mettre les internationalistes à la raison.
Mais les « républicains socialistes français » (sic), quoique mobilisés, trouvent à qui parler. Mes amis leur imposent silence et c’est avec succès que, sauf quelques rares interruptions, je développe mon thème.
Par exemple, le 16 janvier 1899, une déconvenue m’attend en Vaucluse, à Bollène-la-Croisière, importante commune foncièrement républicaine et, depuis, communiste. Il suffit de quelques braillards nationalistes conduits par un médecin aviné pour empêcher la réunion.
Même accueil un peu plus tard (12 avril) à Viviers (Ardèche), où les salariés des moulinages de soie et des fabriques de chaux sont littéralement terrorisés par un patronat archi-clérical. Il y a à Viviers un évêché et un grand séminaire. Ah ! si, du moins, le « syndicat de l’étranger », auquel je suis abominablement vendu et qui dispose de millions, m’indemnisait à chacun de ces accidents du travail !…
Heureusement, il est, de temps à autre, des compensations agréables et éclatantes.
Le 16 février 1899, à Grenoble, nous obtenons un énorme succès, Gérault-Richard et moi, dans une conférence qui comporte cet ordre du jour : « L’antisémitisme et le nationalisme devant le socialisme. » Grenoble, soit en raison de ses traditions républicaines et révolutionnaires, soit en raison de l’action que, comme élu, j’ai pu y exercer, est une des premières grandes villes de France acquises à la cause dreyfusarde.
Le jeudi 11 mai, mes amis du Parti ouvrier organisent à Grenoble une nouvelle conférence publique et contradictoire, sous ma présidence et avec le concours de Jaurès et de Gérault-Richard. Plusieurs milliers de citoyens sont venus nous attendre à la gare et nous font cortège jusqu’à l’hôtel de la place Victor Hugo où nous nous rendons et du balcon duquel il nous faut, Jaurès et moi, haranguer la foule. L’après-midi, cinq mille personnes assistent à la conférence salle du gymnase municipal : ce ne sont qu’applaudissements enthousiastes.
Continuant notre propagande dans le Midi, nous sommes, le vendredi 13 mai – un vendredi et un treize – à Marseille, Jaurès, Gérault-Richard, Francis de Pressensé, Jean Psichari (le gendre de Renan) et moi. Plus de 30 000 personnes, attirées surtout par le nom et le prestige de Jaurès et désirant donner à l’arrivée des orateurs socialistes le caractère d’une démonstration imposante, nous reçoivent à la gare Saint-Charles et nous escortent jusqu’à l’hôtel de Noailles. Là, du balcon, Jaurès remercie cette foule immense et frémissante, devenue aussitôt immobile et attentive : et sa parole vibrante, où il salue l’antique et glorieuse cité phocéenne, s’en va vers l’admirable ciel, vers la mer latine. Le lendemain, samedi 14 mai, meeting monstre à l’Alhambra, sous la présidence du docteur Flaissières, maire socialiste de Marseille depuis 1892.
Ainsi, à l’exception de quelques villes de l’Est où le nationalisme spécule sur la proximité de la frontière, la province dans son ensemble, la province républicaine et socialiste se ressaisit incontestablement. En dehors de celles que nous venons de nommer, d’autres très grandes villes comme Lyon, Saint-Étienne, Lille, sont en majorité dreyfusardes. Dans tous les centres industriels, les militants ouvriers sont à la pointe du combat. Partout le socialisme prend une offensive vigoureuse contre le militarisme et l’antisémitisme[23].
À Paris, au début de l’année 1899, le ministère Charles-Dupuy fait voter la loi dite de dessaisissement. C’est une loi sans exemple dans l’histoire des législations.
Aux termes du code d’instruction criminelle (article 445), c’est la chambre criminelle de la Cour de Cassation qui est saisie de la demande de révision du procès Dreyfus. Elle a commencé ses travaux, elle accomplit son œuvre. Or, soudain on craint qu’elle ne se montre favorable à la révision ; les journaux nationalistes en répandent le bruit. Il n’en faut pas plus pour que le gouvernement propose de dessaisir une juridiction légalement et régulièrement saisie et de confier l’examen de la révision à toutes les chambres réunies de la Cour de Cassation.
Peut-on imaginer un texte qui soit plus effrontément que celui-ci un texte de circonstance et d’exception ? Quelques mois plus tôt, le gouvernement avait hautement repoussé l’idée d’un pareil projet. Le 4 novembre 1898, en effet, Gerville-Réache, député de la Guadeloupe, ayant déposé une première proposition de dessaisissement, le garde des Sceaux Lebret avait annoncé son intention formelle de la combattre, et le président du Conseil avait ajouté : « Autant une proposition de ce genre peut être étudiée pour l’avenir, autant il paraît impossible de dessaisir à un moment donné une juridiction déjà saisie. » Et maintenant c’est ce même garde des Sceaux, c’est ce même président du Conseil, qui, pour obéir aux sommations de la presse antisémite, présentent ce projet qu’ils refusaient naguère d’accepter !
Je n’ai pas besoin de dire que nous sommes unanimes, au groupe socialiste de la Chambre, à repousser le projet. Il se trouve même quelques modérés, une douzaine environ (Ribot, Jonnart, Renault-Morlière et Rouvier, Aynard, Jules Roche, etc.), pour voter contre. Ils sont remplacés dans la majorité ministérielle par un certain nombre de radicaux (Pourquery de Boisserin, Dujardin-Beaumetz, Pochon, Louis Ricard, etc.), et le projet est voté à la Chambre, comme il sera voté au Sénat. La loi de dessaisissement est promulguée le 2 mars 1899.
Elle n’empêche point, d’ailleurs, la révision de poursuivre son chemin et trois mois après, le 3 juin 1899, la Cour de Cassation, présidée par Ballot-Beaupré, président de la Chambre civile et sur réquisitions du procureur général Manau, admet le principe de la révision, casse le jugement du 22 décembre 1894 et renvoie Dreyfus devant un nouveau conseil de guerre, celui de Rennes. Le même jour, le commandant du Paty de Clam est arrêté.
La presse nationaliste accueille avec une extrême fureur ces décisions, dont elle fait grief, pour la plus grande part, à Loubet.
Le 4 juin est le jour du Grand Steeple à Auteuil. Selon le rite, le président de la République prend part à cette solennité hippique. Quelques membres des ligues nationalistes et antisémites, et particulièrement les royalistes, parlent ouvertement de se livrer à des violences sur la personne du chef de l’État, en représailles du « scandaleux » arrêt de la Cour de Cassation. Ce qui ne manque pas de se produire. Comme Loubet arrive en voiture au champ de courses d’Auteuil, une centaine d’individus, massés devant la grille de l’hippodrome, l’accueillent par des clameurs furibondes, tandis que tout le public du pesage scande sur l’air des Lampions : « Panama ! Démission ! Vive l’armée ! »
La police a de la peine à frayer un passage à Loubet jusqu’à la tribune présidentielle. À peine y est-il parvenu qu’un manifestant monarchiste, le baron Christiani, se précipite sur lui, la canne haute, et lui en assène un coup sur la tête. Le départ n’est pas moins mouvementé. La voiture du président de la République est bombardée des projectiles les plus variés, et la police chargée de lui faire escorte ne paraît mettre aucun empressement à le protéger.
Le lendemain, Jaurès écrit dans la Petite République :

Tous les bandits et tous les rastaquouères, tous les scélérats d’étatmajor et de sacristie, tous les aristocrates du sport, de cercles et de maisons de tolérance, accablés par l’arrêt de la Cour de Cassation, cherchent à prendre leur revanche par la violence et le meurtre.
Hier, les bandes soldées, soutenues dans l’enceinte du pesage par la fine fleur de la monarchie, ont essayé d’assassiner le président de la République pour donner le signal d’une terreur nationaliste et cléricale.
Tous les muscadins à la dévotion d’Esterhazy le tenancier se sont dit que lorsqu’ils auraient abattu M. Loubet d’un coup de gourdin, la Saint-Barthélemy des républicains se propagerait dans les villages et que partout les hommes à tout faire, soudoyés par les hobereaux et les curés, feraient rentrer sous terre la République.

Dans le même journal, Gérault-Richard s’exprime ainsi :

Rien ne les arrêtant, les muscadins ont poussé jusqu’au bout l’aventure. Hier ils ont tendu un guet-apens au président de la République. Pourtant, la farce est assez grossière ! La Presse signalait parmi les héroïnes du pesage d’Auteuil, une marquise de Castellane. Cette dame est américaine, et je ne sache pas que le fait d’avoir acheté à la criée des dots un mari écaillé de noblesse lui confère le droit de régenter la nation française.

Une contre-manifestation est aussitôt décidée par les dreyfusards pour le dimanche suivant à Longchamp. L’Aurore (de Clemenceau), la Petite République, le Journal du Peuple, quotidien libertaire dirigé par Sébastien Faure, battent le rappel en vue de cette démonstration. Un vaste rassemblement se prépare, allant de la fraction dreyfusarde des radicaux aux anarchistes, en passant par les diverses nuances du socialisme. Et le dimanche, il y a à Longchamp plus de cent mille manifestants républicains, socialistes, révolutionnaires.
Dupuy prend des mesures policières formidables : 30 escadrons de cavalerie, 6 000 gardiens de la paix, une brigade d’infanterie, sont échelonnés de l’Élysée à Longchamp. De plus, la cavalerie de la Garde républicaine, 1 500 fantassins de ce corps et 100 gendarmes à cheval opèrent tant sur la pelouse qu’au passage. Enfin, au carrefour de la Cascade, devant le moulin de Longchamp, derrière le pesage, etc., des ambulances sont aménagées.
Les courses se déroulent normalement. À maintes reprises sont poussés par l’immense foule les cris de : « Vive la République ! Vive la Sociale ! » et aucun incident vraiment fâcheux ne trouble la manifestation. Seule, une violente bagarre éclate vers cinq heures au pavillon d’Armenonville : la police de Dupuy, qui, huit jours plus tôt, avait témoigné tant de mansuétude aux perturbateurs et agresseurs antisémites et royalistes, assomme copieusement ceux qui viennent d’acclamer Loubet.
Jean France, ancien commissaire à la Sûreté générale, écrit dans son livre Ligues et Complots : « Dans la soirée, plusieurs incidents assez gros surgissent entre les agents de police et les dreyfusards. Le député Breton est sérieusement malmené et son collègue Zévaès est conduit au poste. » Non, non, je ne suis pas conduit au poste ce jour-là, pour la bonne raison que je me trouve à Chambly, charmante petite commune de l’Oise, où je donne une conférence et procède à la constitution d’un groupe du Parti ouvrier. J’ai été assez souvent dirigé sur des postes divers pour ne pas me targuer de la gloire d’une arrestation que je n’ai point subie.
Le lendemain, à la Chambre, au nom du groupe socialiste, Édouard Vaillant interpelle le cabinet et lui demande compte de sa politique de brutalité et de police. Charles-Dupuy tombe sans gloire (12 juin 1899), et cet homme qui, depuis six ans, n’a pas été moins de cinq fois président du Conseil, disparaît à tout jamais du gouvernement.
Onze jours après, nous avons un cabinet Waldeck-Rousseau.

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*   *

Ce n’est pas Waldeck-Rousseau qui est le premier personnage politique appelé à l’Élysée. C’est Raymond Poincaré, dont Clemenceau écrit alors dans l’Aurore : « Le don de Poincaré n’est point à dédaigner, c’est l’intelligence. Il pourrait remarquablement faire à côté de quelqu’un qui fournirait l’énergie ; mais ni Deschanel ni Barthou ne peuvent être ce quelqu’un-là. » ; dont il dit encore : « Avec d’honorables scrupules en plus, et la volonté en moins, Poincaré est un autre Dupuy.
Poincaré s’adresse successivement à Léon Bourgeois qui, de La Haye, où il représente la France à la Cour internationale, répond que, si sympathique qu’il soit à la combinaison Poincaré, il rendra à son pays plus de services à La Haye qu’au sein du cabinet.
Poincaré offre le portefeuille de la Justice à Brisson qui le décline pour raisons de santé. Par contre, il s’assure les concours de Sarrien et des modérés Ribot, Krantz et Barthou. Il reçoit, sans l’avoir sollicitée, une offre de collaboration de M. Millerand qu’un peu plus tard il a ainsi narrée dans un discours prononcé à Nancy :

Dans l’après-midi du vendredi 16 juin, un des chefs les plus éminents du parti socialiste, M. Millerand, vint me trouver, et en présence de mon ami Grosdidier, maire de Commercy, que je vois aujourd’hui devant moi et qui était, ce jour-là, dans mon cabinet, M. Millerand me dit, très ouvertement et très loyalement, qu’étant donnée la gravité de la crise, ses amis revendiquaient leur part d’action et de danger. Il me déclara qu’il lui semblait indispensable de faire appel, dans la constitution du cabinet, à toutes les forces républicaines, y compris les socialistes, et il me proposa le nom de M. Viviani.
J’ai beaucoup d’admiration pour le très brillant talent de M. Viviani, beaucoup d’admiration pour le sobre et robuste talent de M. Millerand. Mais je ne pensais pas alors, et je ne pense pas davantage aujourd’hui, que l’intérêt du parti républicain se confondît, en ces circonstances, avec l’intérêt du parti socialiste et qu’il commandât la concentration, dans un même cabinet, d’intérêts aussi opposés. Je répondis donc nettement à M. Millerand que je ne serais pas, quoiqu’il arrivât, l’agent de cette combinaison.

Ces propos ont été tenus par Poincaré à Nancy, le 12 mai 1901, en présence des sénateurs Guérin et Lavertujon, des députés Krantz, Charles Ferry, Eugène Motte, Albert Lebrun, Henry Boucher, etc. Ils appellent quelques observations.
D’abord, René Viviani, interrogé par moi, m’a répondu, non pas une fois, mais dix fois, que, non seulement il avait ignoré que Millerand dût faire cette démarche, mais encore qu’il n’en avait eu connaissance que bien longtemps après qu’elle avait eu lieu.
Ensuite, si le talent de Viviani, « très brillant » comme dit Poincaré, avait déjà eu l’occasion de s’affirmer au Palais-Bourbon, le député du 5e arrondissement était encore trop jeune, trop fougueux, trop audacieux, pour être considéré comme ministrable, et lorsque Millerand prononçait son nom, c’était, pensait-il, moins à Viviani qu’à lui-même que s’adresserait une demande de collaboration de Poincaré.
Enfin, lorsque Millerand réclame pour ses amis socialistes une « part d’action et de danger » et qu’il concrétise dans un portefeuille cette action et ce danger, qui donc lui donne le droit de faire pareille démarche ? Par qui est-il mandaté à cet effet ? Par le groupe socialiste parlementaire ? Nullement ; celui-ci ne s’est pas réuni depuis l’ouverture de la crise ministérielle. C’est donc à titre personnel qu’agit M. Millerand, et c’est d’une opération individuelle qu’il s’agit. Mais ce n’est pas du côté socialiste que vient l’échec de la combinaison tentée par Poincaré Il veut absolument embarquer dans sa galère son ami Barthou. Et les radicaux qui n’ont pu oublier le rôle de Barthou, un an auparavant, lors des élections législatives, comme ministre de l’Intérieur du cabinet Barthou, déclarent officiellement qu’en aucun cas ils ne pourront prêter leur concours à un ministère qui comptera dans son sein le député des Basses-Pyrénées. Dès lors, Poincaré renonce à former le cabinet.
Le 18 juin, Waldeck-Rousseau accepte la mission de constituer le ministère ; il espère même, dit-il, avoir terminé le jour même. À l’inverse de Poincaré, et sur les conseils de Ranc, de Clemenceau et de Joseph Reinach, le sénateur de la Loire estime qu’il ne serait pas maladroit d’associer aux responsabilités gouvernementales les socialistes, dont le nombre et le prestige vont grandissants, et il offre un portefeuille à celui qui apparaît alors, à juste titre, comme le leader du socialisme parlementaire, c’est-à-dire à M. Alexandre Millerand. Si, quelques mois plus tôt, quelqu’un se fût avisé de prédire que M. Waldeck-Rousseau, considéré à ce moment comme l’espoir des « républicains conservateurs », selon l’expression employée jadis par lui-même et comme la dernière carte de la grande industrie contre le socialisme menaçant, que M. Waldeck-Rousseau qui, à la veille des élections de 1898, allait combattre Jaurès à Carmaux et Jules Guesde à Roubaix, constituerait un ministère avec l’auteur du programme de Saint-Mandé, assurément ce prophète eût été par tous considéré comme un halluciné. Mais les événements ont marché et la crise ministérielle est malaisée à dénouer. Voici donc Millerand en passe de devenir ministre des Travaux publics, tandis que Waldeck s’attribue le portefeuille de la guerre (avec Galliffet comme chef de cabinet) et qu’il distribue quelques portefeuilles à de vagues modérés plus ou moins notoires, Delombre, Guillain, etc. Mais ces derniers se cabrent devant la présence, à leurs côtés, du collectiviste, du révolutionnaire Millerand, et Waldeck, tout en gardant Galliffet, renonce au député socialiste.
Jusqu’alors Millerand, Jaurès et Waldeck se sont trouvés pleinement d’accord. Jaurès n’a pas vu personnellement Waldeck ; mais Reinach est l’intermédiaire entre l’un et l’autre. Or, comment Jaurès va-t-il accepter la renonciation au concours de Millerand et la présence, dans le cabinet, de Galliffet qui évoque les souvenirs les plus sanglants de la répression de 1871 ? Waldeck comprend qu’il peut y avoir là une difficulté et il adresse à Reinach le mot suivant :

Mon cher ami,
L’ère des difficultés commence. Tous acceptent d’aller avec moi ; mais celui-ci croyait qu’il y aurait celui-là ou qu’il n’y aurait pas celui-ci. Ce soir, à neuf heures, tout sera fait ou tout sera cassé.
Quoi qu’il en soit, rien ne peut se faire si vos amis n’acceptent pas l’homme admirable qui donne un exemple sans précédent.
Il paraissait facile de négocier cela en prenant Millerand. C’est devenu impossible et je ne dépasserai pas Lanessan.
Vos amis ont le sens politique. Je les crois capables de tenir leur parole. Faites-leur comprendre que G., non seulement me couvre devant l’armée, mais couvre tout le cabinet et la République, et cela même devant l’Europe.
S’ils sont sages, ils feront hélas ! comme le dit, ce matin, Jaurès, la République leur.
Mais si G… doit être vilipendé, ce dégoût s’ajoutant aux autres venus des points opposés, me permet, à moi aussi, de passer la main… à l’inconnu.
Je voudrais avoir le résultat de vos démarches avant six heures.
Votre W. R.

Vos amis, ce sont Millerand et Jaurès. L’homme admirable, c’est Galliffet, et l’exemple sans précédent qu’il donne est de se contenter d’un poste de chef de cabinet.
À la démarche de Reinach, Jaurès répond que « ce sera dur », mais « qu’on marchera quand même ».
Jaurès est bien imprudent de s’avancer de la sorte ; car il ne parle qu’en son nom personnel et au nom de deux ou trois amis, Briand, Viviani, Gérault-Richard. Et plus tard, même avec la présence de Millerand, il pourra se rendre compte combien il est difficile de faire « avaler » Galliffet !
Néanmoins Waldeck n’aboutit pas et, dans la soirée du 19 juin, il rend son tablier.
Cependant, voilà déjà huit jours que se prolonge la crise et, dans la rue, l’agitation nationaliste ne décroît pas. Loubet convoque Delcassé, reconvoque Poincaré, Brisson et Léon Bourgeois qui, venant de La Haye, arrive exprès à Paris pour déférer au désir du président de la République, mais qui a toujours la ferme résolution de ne pas former un cabinet. Loubet rappelle alors Waldeck ; mais celui-ci a déjà quitté Paris et s’est rendu chez son ami Galliffet, à Clairefontaine, près Rambouillet, pour y goûter quelques jours de repos. Il y est immédiatement relancé par Jean-Dupuy, Millerand et Victor Simond, directeur du Radical, et, cédant à leurs pressantes instances, il accepte de former le ministère. La formation exige, cette fois, quelques instants. Millerand en sera – et aussi le général marquis de Galliffet.
Or, le mercredi 21 juin, à trois heures de l’après-midi, sur la convocation de notre secrétaire Eugène Fournière, nous avons, dans un bureau du Palais-Bourbon, une réunion de notre groupe socialiste parlementaire qui, depuis l’ouverture de la crise ministérielle, ne s’était point assemblé. Il y a là notamment Vaillant, René Viviani, Colliard, Jacques Dufour, Marcel Sembat, Groussier, J.-L. Breton, Bénézech, Bernard Cadenat, Krauss, Antide Boyer, V. Dejeante, moi-même, etc. ; nous sommes environ une vingtaine.
Millerand y vient, et, comme tout naturellement, l’on s’entretient de la tournure des événements, il prend la parole. Il expose, le plus simplement du monde, que, comme nous l’avions pu entendre dire, il a été, au début de la crise, pressenti en vue d’un portefeuille ; que les négociations, d’ailleurs, n’ont point abouti ; qu’à aucun moment il ne s’est réclamé du groupe parlementaire ; qu’il a toujours parlé et agi à titre personnel. Il ne nous entretient ni de sa démarche du 16 juin auprès de Poincaré ni de sa démarche de la veille à Clairefontaine. Il se garde bien de nous parler de la collaboration de Galliffet ; car il sait trop que le seul prononcé de ce nom exécré eût suffi à provoquer chez plusieurs d’entre nous, particulièrement chez un ancien communard comme Vaillant, un vif mouvement de colère et d’indignation.
Un député de Marseille, Cadenat, ancien guesdiste fervent, à qui il n’a pas fallu une année de parlementarisme pour s’assagir et s’adapter, propose d’associer le groupe tout entier aux responsabilités prises par Millerand et de lui témoigner notre solidarité et notre confiance par le vote d’une motion. Vaillant se récrie aussitôt. Le député blanquiste du Père-Lachaise déclare qu’il est fort heureux d’apprendre que les négociations auxquelles Millerand a pris part n’ont eu qu’un caractère personnel et que le groupe n’y a été aucunement mêlé ; il ajoute que si de nouveaux pourparlers se produisaient et aboutissaient, il se réserverait de proclamer avec ses amis que les conversations et l’acceptation de Millerand ne pouvaient, comme celui-ci venait de le reconnaître, que l’engager personnellement et exclusivement, car le parti socialiste et le groupe socialiste ne pourraient jamais devenir gouvernementaux et ministériels. Millerand dit un mot, d’assentiment et se retire. Notre réunion dure encore quelques instants ; nous devisons familièrement sur les avantages ou inconvénients qu’aurait pu présenter une telle participation ministérielle. Mais, étant donné le langage que nous a tenu notre collègue, nous avons tous l’impression très nette qu’il s’agit d’un fait rétrospectif, et nul d’entre nous ne suppose qu’en nous quittant Millerand va retrouver Waldeck et Galliffet.
Le lendemain jeudi 22 juin, arrivant à la Chambre et traversant le Salon de la Paix, j’apprends par un ami, Albert Goullé, rédacteur à la Petite République, que le cabinet Waldeck-Rousseau est définitivement constitué, que Galliffet y a le portefeuille de la Guerre et le camarade Millerand celui du Commerce. Je ne peux le croire, surtout au lendemain de la réunion de notre groupe, et il faut que plusieurs journalistes présents me confirment la surprenante information. J’en fais part immédiatement à Vaillant qui, lui aussi, se refuse, d’abord, à croire la nouvelle exacte. Quand il ne peut pas douter, il se rend à la salle dite des conférences et, devant moi, rédige à l’adresse de Millerand une lettre pneumatique dont il m’autorise à prendre copie et dont voici la teneur :

Paris, le 22 Juin 1899.
Mon cher Millerand,
Ce que je vous écris est, je l’espère, je le souhaite ardemment, sans objet. Mais si improbable ou impossible que cela soit, du moment que cela se dit, je dois vous en parler.
On dit que vous feriez partie d’une combinaison ministérielle avec Galliffet. Cela effacerait ce qui a été dit hier au groupe socialiste ; s’il y a un nom qui ne doit pas paraître, parce qu’il représente pour nous tous les crimes et toutes les réactions de Versailles, c’est celui de Galliffet. Sa présence au ministère est contre nous une provocation, un défi que nous devons relever. C’est le massacreur et l’ennemi de la classe ouvrière et du socialisme qu’on placerait à la guerre – à la guerre contre nous.
Cela me paraît si odieux, si ignoble que je n’y puis croire, et j’espère être au plus tôt détrompé, rassuré. Il me semble d’autant plus impossible que ce bruit effrayant ait un fondement que je ne puis admettre que vous acceptiez un tel voisinage et qu’appelé à dire votre avis, vous n’ayez dit l’impossibilité républicaine d’un tel ministère.
Il a suffi autrefois du contact de Galliffet pour faire perdre à Gambetta toute popularité – et à juste raison.
Enfin, dans l’espoir que ces alarmes ont été causées en vain, recevez mon cher Millerand, mes cordiales amitiés et salutations.
Éd. VAILLANT.

Au moment où est expédié ce pneumatique, les journaux du soir commencent à annoncer la combinaison ministérielle et, le lendemain 23 juin, paraissent à l’Officiel les décrets d’investiture : Waldeck-Rousseau, Intérieur ; Delcassé, Affaires étrangères ; Millerand, Commerce et industrie ; Caillaux, Finances ; marquis de Galliffet, Guerre ; de Lanessan, Marine, etc.
La nouvelle du compagnonnage Galliffet-Millerand provoque dans les milieux ouvriers et socialistes une véritable stupeur. Galliffet est le prototype du fusilleur – celui qui, non seulement s’est illustré par sa férocité durant la semaine sanglante, mais encore a tiré vanité de ses massacres. Sans doute, dans la Petite République, Jaurès publie une série d’articles pour approuver Millerand, défendre la thèse de la participation ministérielle et démontrer que le salut de la République exigeait le concours de Galliffet. Il rallie assez volontiers à sa manière de voir les modérés, les réformistes du parti socialiste, les possibilistes toujours prêts à se rapprocher du pouvoir et à goûter aux faveurs gouvernementales. Mais blanquistes et guesdistes – c’est-à-dire les deux organisations vraiment socialistes révolutionnaires – restent sourds à ces appels.
Pour bien affirmer leur séparation d’avec Millerand et ceux de leurs collègues qui deviennent des socialistes ministériels, Vaillant et ses amis se retirent du groupe socialiste parlementaire et constituent un « groupe socialiste révolutionnaire ».
D’un autre côté, nous nous réunissons, au Conseil national du Parti ouvrier, le dimanche 25 juin, à trois heures, et les décisions suivantes sont prises : 1° À l’exemple des blanquistes, les députés appartenant au Parti se retireront du groupe socialiste parlementaire et se constitueront en « fraction parlementaire du Parti ouvrier » ; 2° Lors de la présentation du ministère, ils ne pourront en aucun cas voter l’ordre du jour de confiance, ils auront, selon les circonstances de la séance, à choisir entre l’abstention et le vote contre, et Zévaès est désigné pour expliquer à la tribune leur attitude ; 3° Un manifeste sera ultérieurement publié, soit par le Parti ouvrier seul, soit par le Parti ouvrier en collaboration avec les blanquistes, pour commenter , les événements et dénoncer la participation ministérielle[24].
Le soir, à sept heures, je réunis à la modeste table de ma salle à manger Jules Guesde et Édouard Vaillant. Ils sont indignés contre Millerand et son entente avec Galliffet. Ils ne sont pas moins furieux contre Jaurès et la Petite République qui font une ardente campagne pour mettre le socialisme à la remorque de Millerand et amener au ministère les suffrages des élus socialistes. Vaillant donne à Guesde l’assurance que le Parti socialiste révolutionnaire (fraction blanquiste) sera d’accord avec le Parti ouvrier français pour élaborer un manifeste anti-ministériel.
Au cours du repas, une idée vient à Guesde : que, demain (puisque c’est demain que le ministère se présente devant la Chambre), au moment où le ministère fera son entrée à la salle des séances, les élus blanquistes et guesdistes se dressent à leurs bancs et accueillent les nouveaux ministres par des cris répétés de : Vive la Commune ! Cette idée nous enchante, Vaillant’ et moi ; mais pour qu’il n’y ait pas de « fuites » et que son exécution soit vraiment une surprise, nous décidons de garder soigneusement notre secret jusqu’au lendemain.
Ce n’est que le lendemain – lundi 26 juin – quelques minutes avant l’ouverture de la séance, que nous communiquons à nos amis le mot d’ordre. La réussite est complète. Dès que la séance est ouverte et que les ministres se rendent à leur banc, nous nous levons des sièges que nous occupons à l’extrême-gauche, et, durant dix minutes, sans faiblir, nous ne cessons de crier, je pourrais dire de hurler : Vive la Commune ! À bas l’assassin ! À bas les fusilleurs ! L’immense majorité de la Chambre est indignée en entendant ces cris scandaleux. Nos anciens camarades du groupe socialiste parlementaire sont stupéfaits, atterrés. Vainement Deschanel, président, nous gratifie-t-il de multiples rappels à l’ordre.
Quand, après la lecture de la déclaration ministérielle et le développement des interpellations, arrive l’heure du scrutin, nous nous prononçons pour l’abstention. Nous ne voulons pas, dans un vote hostile, nous confondre avec les gens du nationalisme et de la droite qui combattent le cabinet en lui reprochant son dreyfusisme, et voici comment, au nom du Parti ouvrier, je m’explique à la tribune (je reproduis le Journal Officiel) :

Messieurs, je viens très brièvement expliquer le vote qui, dans le scrutin sur l’ordre du jour de confiance, va être émis par les élus socialistes du Parti ouvrier français.
Les socialistes sont et ont toujours été les défenseurs les plus ardents de la République (Mouvements divers), qu’ils considèrent comme l’instrument nécessaire de la transformation sociale et à laquelle ils ne permettront pas de toucher. Ils l’ont prouvé en 1871 ; ils l’ont prouvé au Seize Mai ; ils l’ont prouvé encore récemment en prenant les devants dans la lutte nécessaire contre l’antisémitisme et le nationalisme, ces deux formes de la réaction. (Très bien ! Très bien ! sur quelques bancs à l’extrême gauche.)
Mais il est des contacts que nous ne saurions tolérer ; il est des collaborations que, même sous prétexte de défense républicaine, nous devons repousser, parce que, loin de détruire le péril qui menace la République, elles ne peuvent que l’intensifier et l’aggraver. (Très bien ! Très bien ! sur les mêmes bancs.)
Nous ne voterons donc pas, nous, les élus du Parti ouvrier, pour un ministère qui, à l’admirable manifestation républicaine du peuple parisien à Longchamp, n’a su répondre qu’en confiant le portefeuille de la guerre au répresseur à outrance du Paris républicain de 1871.
Nous ne pouvons pas oublier nos 35.000 morts, tombés pour la République, que leur sacrifice a sauvée, et pour le socialisme, que nous sommes appelés à faire triompher.
Nous ne pouvons pas oublier non plus qu’en 1894 le ministre de la Guerre, qui siège aujourd’hui sur ces bancs, a dit ce qu’il pensait de l’armée, incapable, selon lui, de défendre le pays contre une invasion étrangère et réduite, dans sa pensée, à une vaste gendarmerie nationale défendant les privilèges de la bourgeoisie capitaliste. (Interruptions.)
Mais si la présence au ministère d’un général de guerre civile, le marquis de Galliffet, suffit à nous empêcher de lui donner notre vote, nous ne voulons pas que dans l’urne nos bulletins puissent se rencontrer avec ceux des amis de M. Méline, avec ceux de la droite cléricale et monarchiste. (Mouvements divers.)
Notre abstention, dans cette circonstance, signifiera que nous combattons les uns et les autres, les partisans de la réaction opportuniste et les défenseurs de la monarchie, qui, divisés aujourd’hui sur de mesquines questions de portefeuille, se retrouveraient demain unis contre nous et ne formeraient alors qu’une même « masse réactionnaire » pour noyer dans le sang le socialisme et les revendications de la classe ouvrière.
Notre abstention signifiera que nous ne voulons rien avoir de commun avec les différents partis politiques réactionnaires et bourgeois représentés dans cette Chambre et que nous ne connaissons d’autre lutte que celle de la classe ouvrière contre la classe capitaliste, jusqu’au triomphe prochain de la République sociale. (Très bien ! Très bien ! sur divers bancs à l’extrême gauche.)

Vaillant, au nom des blanquistes, et Camille Pelletan, radical-socialiste, en son nom personnel, parlent dans le même sens.
Mais la droite et le centre méliniste marchent furieusement contre le cabinet et la bataille est chaude. Finalement l’ordre du jour de confiance est voté par 262 voix contre 237, soit à vingtcinq voix de majorité. Le ministère est sauvé par nos abstentions et par le vote favorable de quelques rares modérés du centre (comme Aynard et de Montebello), qui, en la circonstance, se détachant de Méline, lui apportent leur adhésion.

*
*   *

L’entrée de Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau provoque dans le socialisme français les polémiques les plus violentes et aggrave les divergences théoriques et tactiques qui y existent déjà. Prennent parti pour Millerand et la participation ministérielle : la fraction possibiliste (Brousse, Lavy, Heppenheimer, etc.) et les socialistes indépendants (Jaurès, Viviani, Gérault-Richard, André Lefèvre, Aristide Briand, etc.). Contre : les guesdistes (Parti ouvrier français), les blanquistes (Parti socialiste révolutionnaire) et l’Alliance communiste. On désigne en 1899 sous le nom d’Alliance communiste révolutionnaire un petit groupement, qui a été constitué par des militants sortis de l’allemanisme et qui suit maintenant le sillage blanquiste : Groussier, V. Dejeante, etc. Quant aux allemanistes, ils ne formulent pas sur le cas Millerand d’opinion précise ; dans la pratique ils seront plutôt ministériels et lorsqu’en février 1901 Jean Allemane lui-même sera, dans le XIe arrondissement, lors d’une élection législative partielle, candidat contre l’antisémite Max Régis, sa candidature sera, de toutes manières, appuyée par le gouvernement.
Il avait été, dès la constitution du cabinet Waldeck-Rousseau, entendu que par un manifeste nous définirions notre attitude.
Le manifeste, connu sous le nom de « manifeste de redressement » – qualifié par Édouard Vaillant, dans une lettre au Mouvement socialiste de « manifeste de défense, de salut et d’honneur socialistes » – est élaboré dans mon cabinet, 5, rue Nicolas-Charlet, dans l’après-midi du lundi 10 juillet, par Jules Guesde, Édouard Vaillant, Paul Lafargue, Landrin, Louis Dubreuilh et moi. Il est, sauf quelques expressions introduites par Vaillant, l’œuvre à peu près exclusive de Guesde. Il dictait et je tenais la plume.
Le manifeste est soumis le lendemain 11 a l’Alliance communiste et à la Commission administrative du Parti socialiste révolutionnaire, le mercredi 12 au Conseil national du Parti ouvrier français et communiqué par Dubreuilh et par moi à la presse et aux agences dans la soirée du 13 juillet.
En voici le texte :

À LA FRANCE OUVRIÈRE ET SOCIALISTE.
Citoyens,
En sortant du groupe dit d’union socialiste de la Chambre, qui venait de fournir un gouvernant à la République bourgeoise, les représentants de la France ouvrière et socialiste organisée n’ont pas obéi à un simple mouvement de colère, pas plus qu’ils n’ont entendu limiter à la protestation d’un moment leur action commune.
Il s’agissait d’en finir avec une politique prétendue socialiste, faite de I compromissions et de déviations, que depuis trop longtemps on s’efforçait de substituer à la politique de classe, et, par suite, révolutionnaire, du prolétariat militant et du parti socialiste.
La contradiction entre ces deux politiques devait infailliblement se manifester un jour ou l’autre, et par l’entrée d’un socialiste dans un ministère Waldeck-Rousseau, la main dans la main du fusilleur de mai, elle s’est manifestée dans des conditions de gravité et de scandale telles qu’elle ne permettait plus aucun accord entre ceux qui avaient compromis l’honneur et les intérêts du socialisme et ceux qui ont charge de les défendre.
Le parti socialiste, parti de classe, ne saurait être, ou devenir, sous peine de suicide, un parti ministériel. Il n’a pas à partager le pouvoir avec la bourgeoisie, dans les mains de laquelle l’État ne peut être qu’un instrument de conservation et d’oppression sociale. Sa mission est de la lui arracher pour en faire l’instrument de la libération et de la révolution sociale. Parti d’opposition nous sommes et parti d’opposition nous devons rester, n’envoyant des nôtres dans les Parlements et autres assemblées électives qu’à l’état d’ennemis, pour combattre la classe ennemie et ses I diverses représentations politiques.
C’est dans cet esprit que, depuis un siècle, c’est sur ce terrain que, depuis la Commune notamment, s’organisent et agissent les classes ouvrières des deux mondes en un grand parti international, dont nous eussions été indignes et qui eût pu justement nous accuser de désertion si, sur le champ de bataille national dont nous sommes responsables, nous n’avions maintenu la tactique en dehors de laquelle il n’y a pas de victoire possible.
Décidés à mener jusqu’au bout cette œuvre de salut socialiste, rien ne pourra nous diviser. L’union la plus étroite s’impose, que nous nous I engageons à maintenir.
Et nous comptons sur les travailleurs de France pour répondre à notre appel, en signifiant à ceux qui seraient tentés encore de les détourner de leurs intérêts et de leur devoir de classe que l’heure des dupes est passée.
Nous comptons sur vous pour, instruits par l’expérience, se serrer plus compacts autour du drapeau et mener avec nous jusqu’au triomphe définitif le bon combat, le combat nécessaire de la classe ouvrière contre la classe capitaliste, de la Révolution contre toutes les réactions coalisées.
Pour le Parti ouvrier français, le Conseil national : Bach, conseiller municipal de Toulouse ; J.-B. Bénézech, député de l’Hérault ; B. Cadenat, Carnaud, députés des Bouches-du-Rhône ; C. Brunellière, conseiller municipal de Nantes ; René Chauvin, ancien député de la Seine ; G. Delory, maire de Lille ; S. Dereure, ancien membre de la Commune ; Jacques Dufour, député de l’Indre; P. Ferrero, député du Var ; Gabriel Farjat ; docteur Ferroul, député de l’Aude ; Edouard Fortin ; Jules Guesde ; Krauss, député du Rhône ; Paul Lafargue ; Raymond Lavigne ; H. Légitimus, député de la Guadeloupe ; Henri Millet, conseiller municipal de Romilly-sur-Seine ; Pastre, député du Gard ; E. Pédron ; Prévost ; Roussel, maire d’Ivry ; Charles Sauvanet, député de l’Allier; Alexandre Zévaès, député de l’Isère.
Pour le Parti socialiste révolutionnaire, la Commission administrative : Maurice Allard, député du Var ; P. Argyriadès ; Eugène Baudin, ancien député du Cher ; Jules-Louis Breton, député du Cher ; Calmels ; Emmanuel Chauvière, député de la Seine ; Louis Dubreuilh ; Ebers ; Pierre Forest ; Albert Goullé ; Guyot ; E. Landrin, conseiller municipal de Paris ; H. Le Page ; S. Létang, député de l’Allier ; Léon Martin ; Paquier ; Louis Parassols ; Henri Place ; Eugène Restiaux ; Maxence Roldes ; Marcel Sembat, député de la Seine ; Eugène Thomas, conseiller général de la Seine ; Edouard Vaillant, Walter, députés de la Seine.
Pour l’Alliance communiste révolutionnaire, les secrétaires et les élus : V. Dejeante, Arthur Groussier, députés de la Seine ; Berthaut, Faillet, conseillers municipaux de Paris ; Marchand et Pasquet, secrétaires de l’Alliance.

À peine publié, le manifeste est attaqué par Jaurès, dans une série d’articles de la Petite République, avec une colère et une véhémence de ton qui ne lui sont pas habituelles.
Sans doute, certaines phrases du manifeste peuvent l’atteindre puisqu’il s’est solidarisé avec Millerand, puisqu’il a conseillé et défendu son entrée dans le gouvernement. Mais c’est Millerand et son compagnonnage avec Galliffet, c’est, plus encore que la personne de Millerand, la méthode – nouvelle dans le socialisme – de la participation ministérielle, que vise le manifeste socialiste révolutionnaire.
Mais, habilement, Jaurès – qui se rend très bien compte qu’auprès des militants le cas de Millerand est assez peu défendable, qu’il est en tout cas fort discutable et qui sait, d’autre part, qu’auprès des socialistes de toutes les fractions sa propre personnalité, en raison de l’éclat des services rendus, est éminemment sympathique – Jaurès feint de croire et soutient que c’est contre lui – presque contre lui seul – qu’est dirigé le manifeste. Il dénonce le sectarisme des guesdistes et des blanquistes. Il prend à parti, il interpelle chacun des signataires du document et, lui rappelant quelque conférence, quelque manifestation commune, l’interpelle vivement : « Est-ce qu’alors je commettais une déviation ? De quelle compromission me suis-je alors rendu coupable ? »
Sous cette offensive de Jaurès, quelques-uns des signataires fléchissent, s’excusent ; ils ont peur de s’aliéner la Petite République – ils implorent d’elle les circonstances atténuantes ; ils renient la signature donnée ; ils ont signé, disent-ils, sans savoir ce qu’ils signaient, sans avoir compris l’importance, la gravité, le véritable sens du texte. Ainsi Brunellière, Carnaud, Cadenat, Krauss et Pastre : ils en profitent pour se séparer du Parti ouvrier dont leur pèsent la discipline et la fermeté du programme. Deux d’entre eux, par la suite, recevront la récompense de leur reniement : ayant échoué à un renouvellement de mandat, Carnaud et Pastre recevront, comme compensation, une fructueuse sinécure dans l’administration des finances.
L’émoi est grand dans tous les groupements socialistes, provoqué par le manifeste et les polémiques dont il est l’occasion – et durant trois ans la propagande générale du parti sera paralysée, empoisonnée, par l’avènement au pouvoir de l’ex-orateur de Saint-Mandé.
Dans notre manifeste, nous avions envisagé la contradiction formelle qui existait entre la participation ministérielle et la lutte de classe reconnue comme le fait dominant, comme le principe essentiel de l’action socialiste. Mais du millerandisme il est une conséquence fâcheuse qu’en vérité nous ne pouvions prévoir dès le début de l’expérience ministérielle, mais qui ne tarde pas à se révéler avec éclat : ce sont les pénibles pratiques de corruption qu’elle s’efforce d’introduire dans les milieux ouvriers, notamment dans les milieux syndicaux et à la Bourse du Travail de Paris. Dans le parti socialiste et dans la classe ouvrière comme dans la bourgeoisie et dans tous les partis, il est des hommes sensibles aux faveurs, accessibles aux avantages personnels : comment s’en étonner dans une société basée sur le profit ? Et Millerand réussit à s’acquérir des sympathies, des adhésions, avec quelques invitations bien placées, quelques distinctions honorifiques habilement distribuées, quelques places, quelques bureaux de tabac. Veut-on le récit d’une réception officielle, Millerando regnante ? Nous l’empruntons à Mme Georges Renard. Georges Renard et sa femme sont de grands amis de Millerand et des admirateurs sincères de sa politique. Il ne faut donc pas voir la moindre ironie dans le pompeux récit suivant :

M. Millerand a inauguré la série de ses futures fêtes ouvrières, avec un programme de raffinés et de gens du monde. La pensée qui l’avait inspiré est tout à fait délicate. M. et Mme Millerand ont payé leur dette, avec abondance, à la société mondaine. Et maintenant, s’est dit le ministre, pourquoi les ouvriers en cotte et en bourgeron n’auraient-ils pas leur tour ? Pourquoi les modestes créateurs du luxe de Paris n’auraient-ils pas leur jour, ne seraient-ils pas, une fois, les invités ?
Chaque invité reçut sa carte libellée selon le code mondain :
« Le ministre du Commerce et Mme Millerand vous prient de vouloir bien honorer de votre présence la fête qui sera donnée en l’honneur des collaborateurs de l’Exposition universelle et des Associations ouvrières, le dimanche 22 juillet, à trois heures précises, dans la salle des Fêtes de l’Exposition. »
Maintenant, réfléchissez. Supposez la laborieuse famille assemblée et voyez l’arrivée de la gentille lettre. Quelle vive et intime petite satisfaction ! Car, enfin, on a beau être conscient de ses droits, de sa valeur d’homme, on est toujours charmé d’être traité en conséquence. Et puis le plaisir de la femme, celui des enfants ! La satisfaction de dire à sa concierge, à son voisin : « Voyez, ne vous gênez pas, lisez la lettre que m’envoie le ministre ! »
À la porte de la salle des Fêtes, M. Millerand, lui-même, entouré de son haut personnel, recevait les invités…

Mais voici M. Emile Loubet qui arrive à la salle des Fêtes. Le président de la République donne le bras à Mme Millerand :

Je me sens très émue et très rassurée, continue Mme Georges Renard ; je suis fière aussi. Car l’incarnation féminine du ministre socialiste est tout à fait réussie. Au bras de M. Loubet, dans sa longue robe blanche, Mme Millerand est si gracieuse et si grave ; elle fait si bien son métier de maîtresse de maison que je me dis ravie : « Allons, c’est la fin d’une légende. Sous la Restauration un libéral était défini : un forçat libéré. Il y a trente ans il était convenu que tous les républicains avaient les ongles noirs et portaient du linge sale. Plus tard, les socialistes remplacèrent les républicains. Maintenant, à qui le tour ?[25]

Ce petit tableau de réception ministérielle n’est que ridicule. Mais on voit le procédé : aveugler quelques militants ouvriers par des solennités auxquelles on les convie.
La corruption ne joue pas seulement à l’égard des individus. Elle est employée à l’égard des associations, des organisations. On leur procure des subventions, et, comme dit Guesde, elles troquent contre un plat de lentilles leur droit à la révolution.
Je reviens à l’Affaire proprement dite.
C’est le 7 août 1899 que s’ouvre devant le conseil de guerre de Rennes le nouveau procès du capitaine Dreyfus.
Quand j’arrive à Rennes, la veille, mon attention est immédiatement attirée par des groupes de personnes qui se pressent devant des affiches blanches apposées sur les principales places de la ville. Ce sont des affiches émanant du préfet et énumérant les mesures prises par l’administration en vue d’assurer l’ordre pendant le procès : des barrages formés par la gendarmerie interdiront l’accès de toutes les rues aboutissant au lycée (c’est dans la salle des Fêtes du lycée que siégera le conseil de guerre) ; ne pourront passer que les personnes munies d’un coupe-file signé et délivré par le président du conseil de guerre. J’en conclus que, ne possédant pas ledit coupe-file, n’étant le correspondant d’aucun journal, j’aurai peut-être le lendemain matin quelque peine à me frayer un passage à l’audience.
Je confie le cas à Viviani que je vois dès mon arrivée et avec qui, en dépit des polémiques entre socialistes ministériels et socialistes révolutionnaires, j’étais personnellement demeuré dans les meilleurs termes. « Vous n’aurez, pour passer, me répond-il, qu’à présenter votre médaille ; il ferait beau voir qu’on barre la route à un député ! » Je lui réponds que je n’aime faire étalage de ma médaille ni même de mon titre, que je peux tomber sur un gendarme borné, qu’il en résultera un incident et que je ne veux pas m’exposer à un incident un tantinet ridicule. « Vous êtes bien avec Hennion ? reprend Viviani. – Qui est-ce ? – C’est le commissaire de la Sûreté générale qui a ici la direction des services d’ordre. – Pour la première fois j’entends son nom. – Eh bien ! je le verrai et lui demanderai de vous obtenir un laisser-passer. »
J’obtiens ainsi, grâce à l’obligeance de Viviani et par l’intermédiaire d’Hennion, la précieuse carte portant la signature du colonel Jouaust.
Retenu par d’autres occupations loin de Rennes et notamment par divers comptes rendus de mandat dans ma circonscription, je n’assiste qu’à trois audiences : celle d’ouverture, celle du 12 août et celle du 8 septembre.
Lorsque, le premier jour, à six heures du matin, le colonel Jouaust prononce d’une voix rude : « Introduisez l’accusé ! », c’est aussitôt un silence formidable, angoissant, prodigieux, un silence de plomb, un silence tel que jamais dans une foule il ne s’en est fait. Dans cette vaste salle il y a bien, depuis une demi-heure, environ un millier d’assistants, s’installant, prenant place, se demandant de leurs nouvelles, échangeant à mi-voix de rapides impressions, bourdonnant, attendant avec impatience l’ouverture des débats.
Introduisez l’accusé ! Et aussitôt toutes les bouches de se clore, les respirations de se retenir, et tous les regards, hostiles ou sympathisants, de se diriger vers une petite porte à droite. Et par cette étroite porte, accompagné par un officier de gendarmerie, surgit « l’accusé », l’homme de la légende, le revenant, le rescapé de l’île du Diable, qui semble surpris (après tant de ténèbres !) par un flot de lumière crue qui l’aveugle, surpris non moins, stupéfait par cette foule compacte qui emplit la salle et qui contraste si étrangement avec le huis-clos de la minuscule salle du Cherche-Midi. L’angoisse est chez tous : aussi bien chez Maurice Barrés, pourtant peu sentimental, que chez Sévérine ou chez Jaurès.
Le capitaine Dreyfus entre. Il porte, naturellement, son uniforme, un bel uniforme bien astiqué, un beau képi, des galons bien luisants. Il multiplie sur son passage les saluts militaires. Il n’a rien oublié des règlements, il n’omet rien des gestes rituels. Ses mouvements sont secs, nerveux, automatiques. Le mot de La Rochefoucauld sur la servitude en général est encore plus vrai, s’appliquant à la discipline militaire en particulier.
Ceux qui ont connu le capitaine avant sa condamnation observent que, depuis quatre années et demie, il a maigri, que la physionomie est pâlie, que les traits sont tirés, que les cheveux ont tendance au grisonnement. Et, à l’étudier de près, on se rend compte de l’exactitude de ces observations. Comment, d’ailleurs, en pourrait-il être autrement après les souffrances, après les tortures physiques et morales qu’il a subies ?[26]
L’interrogatoire commence. D’abord, quelques mots de protestation et d’indignation précipités, où l’on distingue : « Ma femme… mes enfants. » Puis une manière de sanglot. Et puis, toute émotion est bannie. Toujours maître de lui, l’accusé discute de son affaire posément, comme d’un problème d’algèbre où il y a des inconnues. Il garde une attitude inerte, et par la suite paraîtra même, par moments, presque indifférent aux incidents que peuvent provoquer les témoignages et les confrontations.
Ah ! que de fois cette inertie a pesé cruellement à ses partisans, à ceux qui suivaient ces débats avec fièvre, avec passion, à ceux qui, depuis dix-huit mois, bataillaient âprement pour lui et avaient escompté une autre tenue, d’autres accents !… Je sais que, prenant son parti, Henri Vonoven a raillé ceux qui attendaient à l’audience une allure pathétique : « Ce n’est pas ainsi, a-t-il écrit, que des habitués d’Ambigu se représentaient le héros d’une immense et tragique aventure. » Non, non, il ne s’agit point, en ce conseil de guerre de Rennes, d’Ambigu ni d’un théâtre quelconque. Dreyfus n’a point à s’abandonner à un cabotinage de mélodrame. Mais entre un cabotin se grisant de gestes et de tirades et un automate tout confit en discipline et en respect de la hiérarchie, il y a place pour un homme, pour un homme tout simplement, pour un homme qui soit un homme en chair et en os, pour l’homme qui a été accusé du plus immonde des crimes, qui a enduré les pires cruautés et qui, maintenant, parlant non plus seulement à quelques juges militaires, mais, par-dessus leurs têtes, au monde entier, a le droit, a même le devoir de dénoncer les tourments monstrueux qui lui ont été infligés, de crier, de hurler son innocence, sa colère contre ses bourreaux.
Une seule fois – et c’est justement à l’audience du 12 août à laquelle il m’est donné d’assister – Dreyfus fait un éclat qui, sur-le-champ, produit un effet considérable. C’est lorsqu’il interrompt brusquement la déposition du général Mercier et lui fait rentrer ses mensonges dans la gorge. Sous l’attaque, l’ex-ministre de la Guerre, cependant beau parleur, est décontenancé, désarçonné et ramasse ses papiers. L’incident a été bref, mais impressionnant et décisif.
À l’audience, je le considère comme spontané et cette impression est alors celle de tous les assistants, dreyfusards ou antidreyfusards. Depuis, ce que j’ai appris me fait un peu douter de sa spontanéité. Clemenceau qui, comme Joseph Reinach, pour éviter de provoquer des manifestations, s’était abstenu de se rendre à Rennes, mais qui, heure par heure, suivait ce qui s’y passait, avait écrit à Labori :

Marchez sur les criminels ! À la barre, interrogez-les, poussez-les ; ne leur permettez pas de s’esquiver. La victoire est là ; partout ailleurs est la défaite. Et que le président sente bien qu’il a devant lui des hommes qui ont jeté le fourreau. J’ajoute qu’il faut que Dreyfus soit de ceux-là.
Des révoltes de lui soulageront l’opinion que sa passivité oppresse.
L’attitude, devant Mercier surtout, doit être violente. Je la voudrais même injurieuse, terrible. Tout l’univers entendra les paroles qui sortiront de sa bouche, et lui seul a le droit de dépasser la mesure.
Qu’il la dépasse donc. On l’attend. Sinon, ce sera une déception, une impression des plus fâcheuses. Qu’il crie : « Vous en avez menti ; vous m’avez fait condamner par des mensonges. Pour vous sauver de vos crimes, vous apportez de nouveaux mensonges. Je prouverai que vous êtes un menteur. »
Cela détruira pour un jour ou deux l’effet principal du mensonge et vous permettra d’entamer les démonstrations en réponse.[27]

Labori communiqua aussitôt la lettre à Dreyfus : et c’est vraisemblablement ce qui l’inclina à provoquer l’incident. En tout cas, prémédité ou spontané, l’incident produit un effet saisissant.
Pour avoir rappelé et commenté cet incident dans un article récent consacré à la mort du capitaine Dreyfus[28], j’ai été l’objet de critiques – d’ailleurs courtoises – de M. le colonel Larpent, dans un article de l’Action Française[29], et de M. Georges Bonnamour, dans une lettre adressée à l’Agence Technique de la Presse (4). L’un et l’autre m’ont répondu que l’incident avait été sans portée et qu’il avait passé à peu près inaperçu. Au surplus, ajoute M. Larpent, « ceux qui ont connu le général Mercier ne l’imaginent guère décontenancé par Dreyfus ».
J’en demande bien pardon à mes distingués contradicteurs ; mais je crois avoir gardé de la scène un souvenir très fidèle et très précis. Je pourrais, à l’appui, citer nombre de témoignages, ceux, par exemple, de Jaurès, de Viviani, de Sévérine et rappeler ce qu’ils écrivirent dans la Petite République, dans la Lanterne, dans la Fronde. Je préfère citer un académicien, qui ne passe pas pour un énergumène, qui est généralement considéré comme un homme pondéré, réservé, bien élevé. Voici comment, dans le New-York Herald, M. Marcel Prévost conte la scène :

Il [le général Mercier] était arrivé à la péroraison. Après avoir résumé sa conférence, il s’avisa de dire ceci : « Messieurs, je sais que la nature humaine est faillible ; si j’avais eu le moindre doute sur la justice de l’arrêt de 1894, vous pouvez être assurés que j’aurais reconnu mon erreur. »
Il disait cela de sa voix blanche et satisfaite, se tournant pour la circonstance vers Dreyfus, et l’on vit alors ceci, avec une émotion intense, qui secoua l’auditoire comme une secousse électrique : Dreyfus, jusque-là immobile sur sa chaise, se dresser debout, le visage subitement rouge de colère et crier dans les yeux à son accusateur : « C’est ce que vous devriez faire, oui, c’est ce que vous devriez faire ! »
Mercier, surpris, s’arrête, balbutie ; « C’est votre devoir ! » lui crie encore Dreyfus dans la figure.
Et il se rassied, soudainement redevenu soldat, immobile après cette explosion de révolte.
L’accusateur décontenancé essaye d’ajouter quelques paroles que personne n’entend, ramasse ses papiers, plie sa serviette et se lève.
Des huées retentissent dans toute la salle. Un journaliste, sur le passage du témoin, lui crie en face : « Assassin ! »

Marcel Prévost est-il suspect de dreyfusisme ? Alors j’invoque le témoignage d’un nationaliste qui, plus froid d’habitude, se déchaîne et se passionne à Rennes comme au procès Zola : Maurice Barrés. Voici comment, dans son ouvrage, Scènes et Doctrines du Nationalisme (tome 1er, pp. 164-165), il narre l’incident du 12 août :

Après trois heures de réquisitoire et près de terminer, il (Mercier] porta son regard glacial des juges sur Dreyfus que jusqu’alors il n’avait pas voulu voir :
– Messieurs, si le moindre doute avait effleuré mon esprit, je serais le premier à le déclarer et à dire devant vous au capitaine Dreyfus : je me suis trompé de bonne foi.
Dreyfus alors, de sa voix sans âme et comme une machine qui se déclanche [sic], cria :
– C’est ce que vous devriez dire.
Mercier continua :
– Je viendrais dire au capitaine Dreyfus : je me suis trompé de I bonne foi ; je viens avec la même bonne foi le reconnaître et je ferai tout ce qui est humainement possible pour réparer l’épouvantable erreur.
C’est votre devoir ! redoubla Dreyfus.
Le général Mercier prit un nouveau temps, regarda le traître comme une chose et dit :
– Eh bien ! Non. Ma conviction, depuis 1894, n’a pas subi la plus légère atteinte, elle s’est fortifiée par l’étude plus complète et plus approfondie de la cause…
La salle dreyfusarde rugit…

« Dreyfus cria… Dreyfus redoubla… La salle rugit… », écrit Maurice Barrès, qui s’efforce d’atténuer la portée de l’incident et de sauver la face de Mercier. Mais qu’eût-ce été si l’incident n’avait point passé — ou presque — inaperçu ?…
Les débats du procès durent un bon mois.
Je suis présent, le 8 septembre, quand Demange commence sa plaidoirie. Dreyfus avait à Rennes deux avocats : Demange, qui l’avait déjà défendu en décembre 1894, et Labori qui, en février 1898, avait assisté Zola. Mais il est visible qu’entre ces deux maîtres du barreau l’harmonie est loin d’être complète. Labori est surtout apprécié par ceux qui veulent transformer l’audience en champ de bataille et qui applaudissent aux incidents ; Labori monte à l’assaut. Demange est préféré par ceux qui estiment qu’il y a intérêt à maintenir la discussion sur le terrain judiciaire et qu’il faut la conduire « en douceur », avec bonhomie, sur un « ton à la papa ». De Labori on craint une plaidoirie trop véhémente ; on craint ses attaques inconsidérées, ses coups de poing sur la barre martelant ses démonstrations, ses dédains d’homme supérieur ; on redoute qu’il n’exaspère les militaires. « Ne recommençons pas le procès Zola », lui a dit un jour Demange. Bref, interprète du sentiment de Waldeck-Rousseau, de Pressensé et de quelques autres – de Bernard Lazare aussi, dit-on, mais je n’en suis pas sûr — Mathieu Dreyfus fait auprès de Labori une démarche pour le prier de renoncer à la parole. Labori ne peut que s’incliner ; mais il ne le fait point sans amertume[30].
Demange plaide donc seul.
En cette première audience, il trace la physionomie de Dreyfus d’après le journal qu’il rédigea à l’île du Diable ; il réfute la légende des aveux et fait justice des prétendues charges contenues dans « le dossier secret ». Il sait qu’il a une longue carrière à parcourir (il plaidera deux audiences) ; aussi il ne se presse pas, articule avec lenteur, revient à plusieurs reprises sur le même argument pour le bien faire entrer dans la cervelle des membres du Conseil. Peut-être pourrait-on, comme Reinach, trouver qu’il sacrifie un peu trop au désir de se concilier les juges. Mais sa plaidoirie a de l’ampleur ; bien composée, bien ordonnée, solide, elle se déroule comme un large fleuve au cours paisible.
Jaurès et Viviani, avec qui je sors de l’audience, ne tarissent pas en éloges ; Jaurès surtout. « Demange a été admirable », répète-t-il à plusieurs reprises. Mais il ajoute qu’on a eu le tort de fermer la bouche à Labori, que, doublant celui de Demange, son effort n’eût pas été inutile et que ses coups de foudre, sa passion justicière, eussent été la suprême habileté…
On sait la suite et la fin : la condamnation, avec circonstances atténuantes, prononcée par le conseil de guerre ; la grâce accordée par le président de la République ; l’arrêt de la Cour de cassation, le 12 juillet 1905, cassant la décision de Rennes sans renvoi devant une autre juridiction et proclamant l’innocence du capitaine Alfred Dreyfus.

*
*   *

Cette période qui comprend l’affaire Dreyfus – et particulièrement la période 1898-1902 – dégage une vie intense au plus haut point, intense pour les individus comme pour la nation, et se caractérise par des agitations, des troubles, d’un bout à l’autre du pays. Toute la France est debout, en proie à la dissension la plus âpre, divisée en deux camps irréconciliables, divisée contre elle-même. Cela a une grandeur tragique. « Vous souvenez-vous – écrit Duclaux dans une lettre particulière – d’un drame pareil, joué devant une nation, avec cette liberté de la presse qui fait que c’est la Nation tout entière qui prend part au drame ? Ce sont deux chœurs de tragédie qui s’injurient, et la scène est la France, et le théâtre est le monde. Vrai ! c’est quelque chose dans une vie que d’avoir assisté à ce drame d’une grandeur héroïque[31]. » Et l’académicien de Voguë, qui appartient au camp nationaliste, proclame également la beauté de la lutte : « Au-dessus des louches intérêts et des passions animales les plus braves cœurs de France se sont rués les uns contre les autres, dans la nuit, avec une égale noblesse dans les sentiments qu’exaspérait leur effroyable conflit[32]. »
Or, tandis que la lutte atteint un paroxysme d’acuité inouï, que la France est en pleine guerre civile, que le prolétariat est debout pour la défense des libertés publiques menacées, Dreyfus est seul, demeure seul, persiste seul à ne pas comprendre le sens politique et social, la portée de son affaire. Il algébrise, met son cas en équation : x + y =. Il demeure polytechnicien ; il demeure artilleur. Il recherche par le calcul l’inconnue du drame où il a été projeté, torturé et meurtri : pourquoi l’a-t-on traqué, pourchassé, condamné et malmené de la sorte ? Pourquoi a-t-on si sauvagement broyé et ensanglanté sa chair ? Pourquoi l’a-t-on flétri ? Et là où un autre eût hurlé, eût gueulé, eût brisé ses menottes dans un suprême sursaut d’innocence et de fureur, il calcule, il construit une équation : elle sera du premier degré au Cherche-Midi, du second à l’île du Diable, du troisième à Rennes.
Mon confrère au barreau, Jacques Bonzon, que son protestantisme farouche avait conduit à un dreyfusisme passionné et violent, m’a narré (et il a conté quelque part) une visite qu’il fit à Dreyfus quelques semaines après sa grâce. À peine sorti de l’épouvante renouvelée à Rennes, et après quelques jours de repos dans sa famille à Carpentras, le gracié s’était réfugié à Cologny, près de Genève, dans cette Suisse française si aimable et si souriante. Bonzon, lui rendant visite, est reçu par lui dans le salon de sa calme villa et lui exprime aussitôt, avec l’émotion des deux années où sa jeunesse avait eu chaque jour à son sujet un accès de fièvre morale, lui exprime son admiration pour l’héroïsme qu’il a déployé dans son martyre et qu’il est la plus grande des victimes. Et Dreyfus, très froid, de lui répondre sans accent : «. Mais non, Monsieur, vous exagérez énormément ; mon affaire est fort difficile à comprendre. On ne la comprendra que dans au moins cinquante ans. Souvent mes amis me disent que Mercier est un misérable ; ils exagèrent. Je vous le répète, mon affaire est très malaisée à comprendre. » Et le jeune dreyfusard prit congé, ayant reçu en plein visage la plus belle douche que jamais jeune exalté ait pu recevoir.
Plus récemment, l’actuel président de la Ligue des Droits de l’Homme, Victor Basch, qui, en 1897, professeur à la Faculté de Rennes, fut un dreyfusard de la première heure et, à ce titre, fut l’objet de maintes menaces et agressions de la part des antisémites et des réactionnaires de cette ville, Victor Basch a fait dans l’Œuvre le récit d’une conversation avec Dreyfus. Celui-ci déplorait, sans amertume, que sa vie avait été perdue, et comme Basch lui répondait que c’était grâce à lui que la République s’était redressée, l’ancien condamné lui répliqua en secouant la tête : « Mais non, mais non, je n’ai jamais été qu’un petit officier d’artillerie qu’une tragique erreur a empêché de suivre droit son chemin. Le Dreyfus symbole de la justice, ce n’est pas moi ; c’est vous autres qui avez créé ce Dreyfus-là. »
Non, le capitaine Alfred Dreyfus n’était pas dreyfusard.
Est-ce à dire que ceux qui, pendant trois années, ont bataillé pour la cause de Dreyfus peuvent – ou doivent – à cette heure, quand ils observent l’affaire avec le recul du temps, regretter leur attitude ?
Pour ma part, je ne regrette rien du très modeste effort que j’ai pu accomplir dans cette lutte ardente et, sauf quelques très rares, qui ont obéi à l’intérêt plus qu’à une conviction sincère, je ne crois pas qu’aucun de ceux qui ont participé à la mêlée regrette sa participation au drame.
D’abord, il s’agit d’une question de justice pure. C’est un principe de justice qui est à l’origine du mouvement. Il est avéré que dans le procès de décembre 1894 la légalité n’a pas été respectée. Il est avéré que le capitaine Alfred Dreyfus a été condamné sur la présentation faite in extremis aux juges, hâtive et non contradictoire, de pièces sur lesquelles l’accusé n’a pas été interrogé, sur lesquelles il n’a pas pu s’expliquer, dont ni lui ni son défenseur n’ont soupçonné l’existence. Les garanties légales, les garanties fondamentales du droit, les garanties suprêmes et sacrées de l’accusé qui défend sa vie ou son honneur, ont été méconnues. Et dès lors comment un jugement arraché à des juges par la communication frauduleuse de pièces secrètes ne serait-il pas cassé ? Comment la révision n’en serait-elle pas prononcée ?
Mais bientôt il ne s’agit plus du seul cas de Dreyfus et de la violation des règles de justice. Son procès, sa personnalité falote, sont dépassés – et de combien ! – par l’énormité des événements. Les généraux qui, lors du procès Zola, menacent le jury d’une démission collective de l’État-Major ; les catholiques et les antisémites qui, même dans l’ignorance du fond de l’Affaire, persistent à soutenir la culpabilité du condamné pour s’en faire une arme contre Israël et qui, non contents de pourchasser les juifs, dénoncent ensuite judaïsants, protestants et libres-penseurs ; les nationalistes qui, pour empêcher la révision, veulent faire appel au sabre, au coup d’État, à la dictature militaire ; en un mot les antidreyfusards donnent à leur opinion, à leur campagne, le caractère manifeste d’une agitation politique, militariste, antirépublicaine, césarienne ou monarchiste. Et ainsi, par leur attitude, par leurs agissements et leurs provocations, la cause de la liberté politique, de la liberté de conscience et d’opinion, de la tolérance religieuse, est mise en avant ; ce sont les libertés publiques, nos pauvres libertés démocratiques, encore si incomplètes, si péniblement conquises, qu’il s’agit de sauvegarder ; et c’est pour leur défense que socialistes et révolutionnaires d’abord, puis peu à peu le gros des forces républicaines, s’ébranlent, manifestent, prennent une part active au mouvement. C’est contre le cléricalisme et l’antisémitisme, c’est contre le militarisme et le nationalisme, c’est contre « le sabre et le goupillon », qu’ils livrent bataille.
Que sort-il de cette bataille ?
Il en sort l’action de laïcité, l’action menée par Waldeck-Rousseau et par Combes contre ceux que le premier appelait « les moines ligueurs et les moines d’affaires » ; il en sort la loi de 1901 sur les associations, la dispersion des congrégations et, en 1905, par répercussion, la séparation des Églises et de l’État.
Dans le domaine militaire… Sans doute le militarisme n’est pas détruit ; mais il a perdu son prestige, il a été atteint dans sa superbe ; il a cessé d’être l’idole intangible et brillante qui séduisait les générations par une fausse image de grandeur ; et la libre critique a pu, depuis, s’exercer contre lui.
Non, tous nos efforts n’ont pas été perdus[33].


[1] Alexandre Zévaès, L’affaire Dreyfus. Editions de la Nouvelle Revue Critique. Paris, 1931. [note de Zévaès]

[2] Eugène Fasquelle, éditeur. [note de Zévaès]

[3] Édouard Drumont, La Fin d’un Monde, p. 185. [note de Zévaès]

[4] Revue mensuelle, fondée et dirigée par Benoit Malon. [note de Zévaès]

[5] Allusion à M. Isaac, sous-préfet d’Avesnes. [note de Zévaès]

[6] Le Socialiste, organe central du Parti ouvrier français, 6 mars 1892. [note de Zévaès]

[7] Le bureau du meeting est ainsi composé : président, A. Duc-Quercy ; assesseurs, S. Dereure, ancien membre de la Commune, et M. Jules Guérin ; secrétaire, Alexandre Zévaès. [note de Zévaès]

[8] Résumé édité en un fascicule de quatre pages par les journaux de vingt arrondissements de Paris. (Imprimerie A.-J. Géraut, 22, rue Thévenot). [note de Zévaès]

[9] Cette attitude n’a jamais varié. Le XVIe congrès national du Parti ouvrier, tenu à Montluçon du 17 au 20 septembre 1898, s’exprime ainsi : « L’antisémitisme n’est qu’une des formes de la réaction. Il suffit, pour s’en convaincre, de constater, partout où il se produit, ses origines exclusivement cléricales et féodales. En Allemagne, c’est le cléricalisme protestant d’un pasteur Stœcker qui crée et mène le mouvement. En Autriche, c’est un grand propriétaire terrien, le prince de Lichtenstein. En France, c’est le jésuitisme mal dissimulé derrière un Juif traître à sa race, le Judas Drumont. Dans tous ces pays, il s’agissait — et il s’agit — d’un retour offensif des anciennes classes dirigeantes et possédantes — aristocratie et clergé — dépossédées du pouvoir et de leurs privilèges par la bourgeoisie moderne. » [note de Zévaès]

[10] Ces textes pourront bientôt se lire dans les œuvres complètes de Lazare à paraître aux éditions du Sandre.

[11] Joseph Reinach. Histoire de l’Affaire Dreyfus, tome II, p. 249. [note de Zévaès]

[12] Ici finit le premier article (numéro du 1er janvier 1936). L’original peut se trouver à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6250269r/f20.tableDesMatieres.

[13] Dans leur conférence contradictoire à Lille, sur les deux méthodes, le 26 novembre 1900, Jules Guesde et Jaurès ont fait allusion à la discussion qui se produisit au sein du groupe parlementaire ; leurs affirmations concordent rigoureusement. [note de Zévaès]

[14] « Jaurès hésitait encore à abjurer son ancienne erreur : Dreyfus rehabilité, c’est l’opportunisme qui remonte ; Dreyfus accusé, c’est la réaction, cléricale qui triomphe ; voilà le sens social que les intérêts donnent à la lutte. Pourtant son cœur, sa raison, son éloquence avaient choisi. Il multipliait les efforts pour convaincre ses amis. Mais la plupart refusèrent de s’engager : les uns, parce qu’ils étaient las de sa brillante suprématie ; d’autres, par calcul, dominés par le souci électoral, pour ne pas se brouiller avec Rochefort ; d’autres enfin, par un manque de clairvoyance dont ils s’accusèrent plus tard. Guesde, Grousset, Rouanet, le coiffeur Chauvin, Gérault-Richard furent seuls à discerner le devoir et l’intérêt supérieur. Le gros du parti, avec Millerand et Viviani, se rapprocha de Cavaignac. » (Joseph Reinach, loc. cit., T. III, p. 33-34). [note de Zévaès]

[15] La même autorisation avait été accordée en novembre 1894 à Jaurès pour assister Gérault-Richard, poursuivi devant la Cour d’assises de la Seine pour offenses au Président de la République Casimir-Périer. [note de Zévaès]

[15bis] Zévaès n’est pas ici d’une grande honnêteté. À en croire un rapport de police, si, lors de cette réunion, il déclara être « l’adversaire de tous les huis-clos, pour que la liberté des citoyens soit garantie », s’il ajouta : « Il faut que les procès se jugent au grand jour et c’est pour cela qu’en principe il proteste contre les irrégularités du procès Dreyfus ; si vraiment Dreyfus a commis le crime dont on l’accuse, il méritait plus que la déportation ; il fallait le fusiller. » S’il dit encore : « Mais comme les juges militaires ne sont pas plus infaillibles que les juges civils, et que tout n’est pas clair dans cette affaire, il est permis d’avoir un doute », Il se se « félicit[a aussi] que les antisémites soient devenus tout à coup révolutionnaires » et se prononça « contre la puissance capitaliste des juifs et des judaïsants […]. / Les travailleurs socialistes ne suivront pas plus les metteurs en scène du drame qui se déroule au Palais de Justice que ceux qui ont organisé la campagne antisémite, ils combattront le capital sans distinction de race, de caste, ou de religion que l’exploiteur soit juif, chrétien ou protestant » (Archives PP BA 1107).

[16] Le Conseil national pour l’exercice 1848 est composé de : Carnaud, René Chauvin, Jules Guesde, Sauvanet, députés ; Gabriel Farjat, Dr Ferroul, Éd. Fortin, Paul Lafargue, Pédron, Prévost, Roussel, maire d’Ivry, Aline Valette et Alexandre Zévaès. [note de Zévaès]

[17] Le Conseil national du Parti ouvrier français publie en faveur de Jaurès l’appel suivant : « Aux travailleurs de la circonscription d’Albi, / Le Conseil national du Parti ouvrier français vous remercie d’avoir envoyé à la Chambre un socialiste de la valeur et de l’énergie de Jaurès. / Vous avez bien mérité de la France du travail tout entière, qui, grâce à Jaurès, sait aujourd’hui quelles sont les conditions essentielles de son affranchissement. / Si Jaurès est devenu une cible à toutes les calomnies et à toutes les violences de la réaction capitaliste, c’est que nos adversaires ont conscience de ce qu’il a fait hier, de ce qu’il fera demain pour le triomphe de la véritable République, de la République sociale. / Vous le réélirez avec une majorité accrue, et en redoublant la fureur impuissante des réacteurs de tout ordre, vous doublerez vos titres à la reconnaissance des travailleurs des villes et des champs. / Au nom du Parti ouvrier français, vive Jaurès ! Vivent les électeurs de la 2e circonscription d’Albi ! » [note de Zévaès]

[18] Ici finit le deuxième article (numéro du 15 janvier 1936). L’original peut se trouver à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6250269r/f105.image.r=Dreyfus.

[19] Ainsi que le reconnaît Léon Blum dans ses souvenirs sur l’Affaire, l’optimisme de Jaurès fit ici erreur. La plupart de ceux qui, au cours du drame, avaient paru déserter les rangs de la bourgeoisie libérale pour rallier le socialisme, s’empressèrent, la bataille terminée et la victoire acquise grâce aux concours populaires et socialistes, de rejoindre leurs anciens partis. Jaurès le reconnut lui-même dans son discours aux obsèques de Pressensé le 22 janvier 1914 : « Ceux que la mode nous a donnés, la mode nous les a repris ; qu’elle les garde, ils vieilliront avec elle. » Il n’est guère que Francis de Pressensé, qui, projeté par le dreyfusisme dans le socialisme, y demeura fidèle. Doué d’une vaste culture, remarquablement versé dans les problèmes de la politique étrangère Pressensé fut, de 1902 à sa mort, l’un des leaders du parti socialiste (S.F.I.O.). [note de Zévaès]

[20] Conférence à Lille, contradictoirement avec Jaurès, le 26 novembre 1900. [note de Zévaès]

[21] Rapport d’Hennion, commissaire spécial au ministère de l’Intérieur (11 octobre 1898) : « Les principaux chefs, Guesde, Zévaès, etc., trouvent la situation très grave. Ils prétendent que les nationalistes, les orléanistes et les antisémites, etc. » [note de Zévaès]

[22] En même temps que moi étaient annoncés Krauss, député de Lyon, et Pastre, député de Vigan, qui furent empêchés de se rendre à Nancy. [note de Zévaès]

[23] Ici finit le troisième article (numéro du 1er février 1936). L’original peut se trouver à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6250269r/f206.image.r=Dreyfus.

[24] Ici finit le quatrième article (numéro du 15 février 1936). L’original peut se trouver à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6250269r/f296.image.r=Dreyfus.langFR.

[25] La Suisse, 26 juillet 1900. [note de Zévaès]

[26] Ici finit le cinquième article (numéro du 1er mars 1936). L’original peut se trouver à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6250270d/f45.image.r=Dreyfus.langFR

[27] Cette lettre que nous ignorions a été révélée le 1er octobre 1933, au pèlerinage de Médan par Me Joseph Hild, avocat à la Cour, ancien secrétaire de Labori. [note de Zévaès]

[28] Agence Technique de la Presse, 19 juillet 1935. [note de Zévaès]

[29] L’Action Française, 25 juillet 1935. [note de Zévaès]

[30] L’attentat dirigé contre Labori, le 14 août, à six heures du matin, a surtout pour but de l’empêcher de parler. / Longtemps j’ai cru – non seulement comme tous les dreyfusards, mais comme tout le monde – que cet attentat était l’œuvre de quelque minus habens nationaliste, de quelque obscur antisémite, surexcité et poussé au crime par la lecture des feuilles réactionnaires qui, chaque matin, préconisaient, au nom du patriotisme, les pires violences contre « les traîtres » contre les stipendiés d’Israël. / Mais la justice et l’histoire commandent, si odieuses qu’aient été les violences du nationalisme, de le décharger d’une suspicion, d’une accusation, qu’il ne mérite point. / Le coup de revolver tiré le 14 août, quai de la Vilaine, est un coup de la Sûreté générale. Il s’agissait, d’une part, de ranimer vers Dreyfus et sa défense l’attention sympathique de l’opinion. Il s’agissait surtout, d’autre part, non de se débarrasser à tout jamais de Labori et de le frapper mortellement mais de le mettre en ce moment dans l’impossibilité de plaider. On souhaitait, on voulait en haut lieu l’acquittement de l’accusé et l’on se méfiait des excès oratoires de Labori. / Celui-ci, dans les dernières années de sa vie, n’avait aucun doute à cet égard : / « Il me parait manifeste, a-t-il écrit, que, seuls, certains de mes adversaires avaient intérêt à ce que je fusse couché par terre, le jour où j’ai été frappé.
Quelques louches auxiliaires de police auraient-ils joué un rôle dans le crime ? et, dans ce cas, à l’instigation de oui exactement ? Je l’ignore. Mais l’état d’esprit qui régnait à Rennes dans certains milieux dreyfusards, officiels ou non, suffit amplement, selon moi, à justifier l’inertie de la police. Il paraissait convenable alors — et le fait étant de notoriété publique, j’ai le droit d’y faire allusion — non de dire toute la vérité et de provoquer, de la part de tous, de complètes explications, comme je l’ai toujours voulu du premier jour au dernier, mais de ménager tout le monde pour obtenir ce que j’appelais un acquittement de bienveillance. » / L’auteur de l’attentat est connu. N’étant ni policier ni procureur ni dénonciateur amateur, il ne m’appartient pas de produire son nom. Mais s’il veut aujourd’hui tirer vanité de son geste, il le peut faire sans péril : aux termes de l’article 637 du Code d’Instruction criminelle, sa tentative d’assassinat est, depuis plus de vingt-six ans, couverte par la prescription. [note de Zévaès]

[31] Mme Duclaux, Vie d’Émile Duclaux, p. 247. [note de Zévaès]

[32] Article de M. de Voguë sur Gaston Paris publié, au lendemain de la mort de celui-ci, dans le Journal des Débats (8 mars 1903. – Dreyfusard, Gaston Paris avait cruellement souffert d’une crise qui divisait ses meilleurs amis. [note de Zévaès]

[33] Ici finit le sixième article (numéro du 15 mars 1936). L’original peut se trouver à l’adresse suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6250270d/f96.image

Pour aller plus loin sur la question largement développée par Zévaès de la participation des socialistes au gouvernement, voir : le site de la bataille socialiste et Claude Willard, Le Mouvement socialiste en France (1893-1905). Les guesdistes, op. cit., p. 422-438 ; Jean-Jacques Fiechter, Le Socialisme français de l’affaire Dreyfus à la Grande Guerre, op. cit., p. 59-75. Voir aussi Madeleine Rebérioux, « Jaurès devant le gouvernement de défense républicaine : Waldeck-Rousseau, Galliffet, Millerand » dans œuvres de Jean Jaurès, t. VII, L’Affaire Dreyfus II, op. cit., p. 569-576. Voir aussi les articles de Jaurès qu’introduit ce dernier texte. On pourra enfin se reporter à Léon Parsons, Le Cas Millerand et la décision du Congrès socialiste de Paris, Paris, Société libre d’édition des gens de lettres, 1900 et à la consultation internationale : L’Affaire Dreyfus et le cas Millerand, consultation ouverte dans La Petite République, Cahiers de la quinzaine, I-5/6/8/11, 1899.

Concernant le portrait inexact qui est ici fait de Dreyfus, nous renvoyons à la biographie de Dreyfus par Vincent Duclert (Fayard, 2006) et à notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 1125-1127.

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