Éric Zemmour aime faire référence à l’histoire. Il l’aime sans doute parce qu’il a eu un jour, à Sciences-Po, une « note magnifique » à une copie dont il aime à se souvenir (meeting de Nice et de Toulon, 2021) mais aussi parce qu’il sait que son électorat potentiel, qui ne sait pas nécessairement, sera impressionné par celui qui sait et qui montre qu’il sait.
Cette « culture brillantissime » sur laquelle s’accordent des partisans éblouis, ses références perpétuelles à l’histoire, ses correctifs sur n’importe quel sujet qu’il pouvait, en improvisation, apporter à Marc Menant à l’époque de sa « résidence » dans « Face à l’info » sur Cnews, jouent le rôle que les imparfaits du subjonctif (moins nombreux d’ailleurs que dans la légende) et les mots rares jouaient chez Jean-Marie Le Pen : position de surplomb qui légitime son statut de « chef » et affirmation de sa légitimité à incarner la France, la seule France à laquelle demain puisse aspirer : la France d’hier. Cette France d’hier, Zemmour en parle avec facilité parce qu’il la connaît. C’est sinon ce qu’il pense du moins ce qu’il veut qu’on pense et dont sont convaincus ses supporters et sans doute de nombreux téléspectateurs qui se délectent des sorties de ce « trouble-fête » qui ne craint pas de dire ce qui dérange, et qui ne peut être que la vérité, à la différence des discours convenus et contraints par leur position de ces historiens auxquels « l’Histoire n’appartient pas » (Le Point, 2018) et auxquels il a entrepris de l’« arrach[er] de gré ou de force » (Le Figaro, 2013). Contre eux, « police de la pensée », tenants de « la doxa politiquement correcte » (idem), chantres ou gardiens de la « bonne cause : progressiste, cosmopolite, féministe, antiraciste, multiculturaliste » (Le Figaro, 2017), il vient dire ce qu’il affirme être la Vérité, celle qu’ils ne diront jamais. Et pour ce faire, il prône une « Histoire de France “à l’ancienne” » dont il se réjouissait du retour « dans l’édition et à la télévision, pour la plus grande joie des lecteurs et des téléspectateurs ». Cette histoire, pour Zemmour, peut se dispenser du « travail de recherches historiques » pour se contenter de ce qu’il appelle un « travail de synthèse historique » (Le Point, 2018)… Une synthèse qui n’a que faire des sources, que faire de la vérité et que Zemmour conçoit comme une « arme politique ». Une « arme politique »… qui n’a que pour but, dans cette grande collecte de l’électeur populaire, de droite, d’extrême-droite, des « dégoûtés du système », que de servir l’idéologie dont il se revendique, au passage de dédouaner l’extrême-droite, et, au-delà, de justifier toutes les raisons d’État et tous les ostracismes, toutes les injustices et quelques massacres. S’il y eut une Saint-Barthélemy c’est parce que le « fondamentalisme protestant […] exaspérait le bon peuple » ; si Dreyfus fut « visé » c’est du fait de son imaginaire double allégeance… Aux auditeurs, aux téléspectateurs de comprendre le message… un message clair et qui n’a pas à s’embarrasser d’être conforme à la vérité historique, s’il suffit de l’affirmer tel, et qui pourra servir ainsi à justifier – sombre programme électoral – cet avenir qu’il nous promet. De la Chute de Rome à Papon, et toujours dans cette optique, simpliste et probablement efficace, Zemmour raconte ce qu’il appelle « la vraie histoire de France et de la République » (meeting de Nice, 18 septembre 2021), et pour cela plie, tord, coupe, oublie, efface, ajoute, agrège, amalgame, déforme, imagine, invente et toujours ne retient que la lecture – s’il y en eut d’autres – qui servira le propos qui en constitue de vrai message. Il était évident ainsi qu’il aurait à dire sur l’affaire Dreyfus et il la dit, à notre connaissance à deux reprises, dans ses interventions sur Cnews. Deux interventions en commentaires à la narration par Marc Menant : la première à propos de l’arrestation de Dreyfus ; la seconde à propos de l’engagement de Zola. Deux interventions que nous commenterons ici en détail pour voir comment Zemmour bricole l’Histoire :
29 septembre :
[…] pour Dreyfus, et très vite, il y avait beaucoup de gens, qui étaient tout à fait prêts à dire, oui Dreyfus est innocent, même si c’est trouble cette histoire aussi, mais on ne va pas refaire le procès de Dreyfus ici, mais qui ont été choqués justement par la violence […] du texte de Zola, qui s’en prend à l’armée. Il faut se souvenir que, à l’époque, l’armée c’est sacré, que c’est l’armée de la Revanche ; parce que les Allemands nous ont pris l’Alsace-Lorraine et qu’on espère la reprendre. Que cette armée va être violemment attaquée, et que, si vous voulez, beaucoup de gens vont se retourner dans le camp antidreyfusard à cause de Zola. […] il faut dire que, d’ailleurs on peut comprendre ça, parce que la victoire des dreyfusards va provoquer une purge dans l’armée, de nombreux officiers, vont être purgés parce qu’ils étaient antidreyfusards, etc. Et c’est en partie à cause de ça que l’armée en 14, les premiers mois, l’armée française sera désorganisée et qu’il y aura beaucoup de morts pendant l’offensive allemande.
15 octobre :
Dreyfus est visé parce qu’il est juif, mais pas vraiment, en fait il est surtout visé parce qu’il est allemand, entre guillemets, c’est-à-dire qu’il est alsacien, mais il a encore de la famille en Alsace, et il va régulièrement là-bas les voir et donc on se dit : il joue sur les deux tableaux, il a de la famille en Alsace, et il est français.
En plus l’étude graphologique est assez, comment dire, parlante, on ne saura jamais. Est-ce qu’il s’est vraiment troublé, est-ce qu’il ne s’est pas troublé ? Est-ce qu’il a fait exprès ? Est-ce qu’il n’a pas fait exprès ? On ne saura jamais. C’est le problème des études d’experts.
Et en plus dans l’armée, il n’est pas le seul officier juif, il n’y a pas de blocage, voyez dans l’armée allemande, si on n’est pas aristocrate prussien on n’est pas officier. Aristocrate prussien, je ne parle même pas des juifs et des autres. Dans l’armée française il n’y a pas ce blocage-là et donc il peut y avoir des officiers juifs et il y en a.
Et, effectivement, aujourd’hui on estime que l’innocence de Dreyfus est évidente à l’époque c’est l’inverse. On estime que sa culpabilité est évidente. Jaurès lui-même considère qu’il est coupable. Toute la gauche considère qu’il est coupable et que c’est un combat entre bourgeois et qu’on s’en fout. Vous voyez, c’est pour simplement pour situer ce contexte, c’est pas évident.
Avec ces quelques propos relatifs à l’arrestation et à la condamnation de Dreyfus, Zemmour ouvre une troisième voie. Jusqu’à présent, dans la littérature du pire sur l’Affaire, nous pouvions distinguer deux grands courants : celui des auteurs d’extrême-droite qui tentent (un présent malheureusement de mise), en tordant les faits et les textes de nous dire la culpabilité de Dreyfus et le grand crime dreyfusard contre la France (dans l’ordre d’apparition : Maurras, Cuignet, Roget, Larpent, Dardenne, Tixier-Vignancour, Figueras, Galabru, Brigneau, Amiot, Delcroix, Plouvier Abauzit), et celui des auteurs du « doute et du soupçon », pour reprendre les mots de Vincent Duclert, qui ont découvert les vérités cachées de l’Affaire et pensent utile de nous livrer leur lecture inédite en une torsion identique (Mazel, Charpentier, Giscard d’Estaing, Guillemin, Lombarès, Cherasse, Guermann, Frandon, Doise, Deniau, Israël, Ferrand, et dans une moindre mesure, Gervais/Peretz/Stutin).
Zemmour n’a pas de scoop à nous livrer et ne remet pas ouvertement en question, à proprement parler, l’innocence de Dreyfus. Mais comme les auteurs précités – consciemment pour les premiers et souvent inconsciemment pour les seconds – il cherche à minorer la question antisémitique.
Dreyfus, juif, était officier en France et n’aurait pu l’être en Allemagne, nous dit Zemmour. C’est vrai. 16 sur plus de 30 000 de l’autre côté du Rhin (en 1907 ; Michael Berger) et 300 sur près de 30 000 – ce qui ne fait jamais plus qu’ 1% – dans l’hexagone alors amputé d’un de ses angles. Pas de « blocage » ? Officiellement, non. Mais que de résistances… C’est ainsi pour barrer à Dreyfus la route de l’état-major (ouverte aux premiers de l’École de guerre) que lui avait été donné un 5/20 à la « côte d’amour », note d’aptitude au service d’état-major. « Pas de juif ici ! », avait dit le général Delanne ; et c’est à une section qui « n’avait pas à s’occuper de choses secrètes » que l’antisémite Picquart, avant l’Affaire, avait placé le stagiaire Dreyfus à son arrivée à l’état-major. Un Picquart qui, comme Du Paty de Clam, pensait qu’« il y a des situations où il n’est pas bon de mettre des gens qui ne soient pas indiscutablement des Français de France ! »
Et si c’est bien parce qu’il était juif que Dreyfus fut visé, c’est surtout, affirme Zemmour, parce qu’il était Alsacien, autrement dit, ajoute-t-il, Allemand. Pour fonder cela, il retrouve l’acte d’accusation de 1894 qui insiste en effet sur les voyages évoqués, monument de partialité, « un des plus monstrueux monuments de la sottise, de la bassesse et de l’infamie des hommes », écrira Bernard Lazare. Mais là où l’acte d’accusation se contentait de pratiquer par insinuation[1], Zemmour part en roue libre et ajoute au dossier une invention à laquelle l’accusation n’avait pas osé penser. En fait de voyages réguliers, Dreyfus, en plus de vingt ans, depuis qu’il l’avait quittée après que son père avait fait le choix pour lui et pour ses enfants mineurs de demeurer Français, était allé en Alsace – à partir du moment où avaient été mis en place les passeports – en tout et pour tout « trois fois », et en cachette parce que ses passeports, pendant sept ans, avaient été systématiquement refusé ! Refusés sauf à une unique exception : celle des obsèques de son père ! On a vu plus « régulier » ! Mais on l’aura compris, le message n’est pas là : deux « tableaux », deux appartenances, deux allégeances, pour ainsi dire deux nationalités qui seraient la véritable culpabilité de Dreyfus…
Mais l’invention mise à part, il faut vraiment pour soutenir un tel propos avoir des idées très floues sur une période où être Français d’Alsace constituait en soi un brevet de patriotisme. Ce n’est pas par hasard si, au lendemain de son arrestation, la presse qui n’avait pas repris au refrain l’antienne antisémite parlait de l’« incompréhensible trahison » d’un Alsacien demeuré Français. Et sérieusement, imagine-t-on que Sandherr, né à Mulhouse, Lauth, né à Saverne, Bertin-Mourot, né à Strasbourg, accusateurs de Dreyfus en 1894, que Picquart même, né à Strasbourg et pour lequel la culpabilité de Dreyfus ne faisait alors aucun doute, aient pu reprocher à Dreyfus une origine qui était aussi la leur ? Imagine-t-on aussi que ce reproche put être formulé par l’auteur de l’acte d’accusation, Alexandre Bexon d’Ormescheville, né à Metz, ville de Lorraine annexée ?
Mais cela dit, il est clair que pour Le Petit Journal, pour La Libre Parole, pour de nombreux autres titres aussi, Dreyfus n’était pas, ne pouvait pas être un Français. Mais pas parce qu’il était Alsacien, parce qu’il était juif ! C’est ce que disait Léon Daudet, futur cadre de l’Action française, dès le jour de la dégradation de Dreyfus, dans Le Figaro :
Le misérable n’était pas Français. Nous l’avons tous compris par son acte, par son allure, par son visage.
Avec la question des experts, Zemmour sort de sa mise au point sur 1894 pour élargir son propos sur la question de l’innocence ou de la culpabilité. Il ne dit pas que Dreyfus est coupable mais que si on s’en tient aux seules expertises d’écriture « on ne saura jamais ». Mais si ! on sait… et il n’est pas nécessaire d’être expert pour constater que si l’écriture de Dreyfus ressemble à celle du bordereau, celle d’Esterhazy, le véritable traître, a tous les caractères de l’identité avec le fameux document. Et on peut d’autant moins en douter qu’Esterhazy lui-même a reconnu à plusieurs reprises avoir écrit le fameux document qui avait valu à Dreyfus d’aller griller sous le soleil de l’île du Diable… Et puis qu’importe que des experts aient eu des points de vue différents. De Dreyfus à Outreau on a pu voir ce que valaient leurs conclusions. Tout le dossier, qu’il faut juste se donner la peine de lire sérieusement, prouve cette innocence, légalement proclamée en 1906 par la Cour de cassation et démontrée par nos travaux et nos réfutations aux tentatives de révision. Faut-il vraiment – et encore – rappeler les aveux d’Esterhazy, le Petit bleu, le vide du dossier contre Dreyfus, la nécessité d’avoir eu recours en 1894 à l’illégalité du dossier transmis en chambre de délibération, les faux nombreux de l’état-major, l’impossibilité pour Dreyfus d’avoir communiqué les documents énumérés au bordereau, etc. ?
Et si pour tout cela « on » estime aujourd’hui que l’innocence de Dreyfus est évidente, plus même qu’elle est une certitude, un fait établi, la vérité historique, il est juste de dire qu’en 1894 cette certitude n’existait pour ainsi dire pas. Pourquoi imaginer à ce moment que Dreyfus pût être innocent ? Il avait été jugé et condamné par un tribunal militaire, la presse avait martelé pendant deux mois une culpabilité qu’à deux reprises, un mois avant le procès, le ministre de la Guerre, chef des armées, avait affirmée, traçant ainsi la voie à suivre à ses subordonnés constitués en conseil de guerre. Pourquoi Jaurès aurait-il été différent de ses concitoyens ? Mais disant cela, Zemmour nous enfonce la tête dans l’anachronisme. Il n’y pas de dreyfusards en 1894 pour les raisons que nous venons de donner. Il faudra attendre novembre 1896 mais surtout l’automne 1897 pour que les premiers doutes naissent et que des voix se fassent entendre. Et parmi elles, de l’automne 1897 au procès de Rennes en 1899, celles de gauche qui furent nombreuses, actives et omniprésentes : celle de Jaurès, justement, et de son entourage, celles de nombreux socialistes, celles de Herr, d’Andler, de Péguy et de leur entourage, celles des anarchistes engagés dès novembre 1897, celle des allemanistes du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Il y eut bien sûr le manifeste socialiste de janvier 1898 mais il faut en comprendre les tenants et s’interroger sur l’attitude collective des députés du groupe socialiste, du Parti ouvrier français et du Comité révolutionnaire central, « discipline de partis », tout en considérant les engagements individuels.
C’est en 1897 que naît le dreyfusisme. Avant cette date, penser Dreyfus innocent, ou même possiblement innocent, est inconcevable sauf pour quelques-uns qui sont une poignée : la famille Dreyfus bien sûr, le commandant Forzinetti, garde de Dreyfus au Cherche-Midi, Joseph Reinach et quelques figures… de Gauche : l’anarchiste Bernard Lazare, Pierre Bertrand, immense figure dont l’histoire a oublié le nom, et Maurice Charnay, du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire qui écrivait au lendemain du procès de 1894, dans Le Parti ouvrier (7-8 janvier 1895) : « Mais, si c’était vrai, que Dreyfus fût innocent, qu’il n’eût rien livré à l’Allemagne, qu’il fût la victime d’une fatalité, hasard ou épouvantable machination ! Si l’on avait cherché à poursuivre en lui l’israélite, à satisfaire les haines envieuses soulevées par la réussite de beaucoup de ses coreligionnaires et de lui-même ! » Mais on comprend bien encore une fois le message et la manipulation des faits qui n’a d’autre but que de tirer sur la gauche un boulet de canon… qui s’avère être une petite boulette.
Et le « J’Accuse… ! » ? Il est plus que probable en effet que le texte de Zola, acte révolutionnaire, ait fait passer dans le camp antidreyfusard des gens qui – peut-être – s’interrogeaient sur la culpabilité de Dreyfus et qui – peut-être – auraient pu rejoindre les rangs dreyfusards. Mais cela dit – et qui ne change rien à la valeur du texte et à « l’acte nécessaire » de Zola – quelle aberration que celle consistant à expliquer un événement de telle année par un événement ultérieur. En parlant de « purge », Éric Zemmour reprend là un des couplets ramassés chez quelques auteurs d’extrême-droite. Mais là où ces derniers – à de très rares exceptions près – se contentent de parler progressions de carrières ralenties, Éric Zemmour, une nouvelle fois, gravit un degré. Quelles « purges » ? Car enfin, les plus en vue, impliqués dans l’Affaire et épargnés par l’amnistie de 1900, continueront leur carrière – ralentie parfois en effet par la volonté de quelques ministres de républicaniser l’armée – comme la continueront sans heurt les Négrier, Geslin de Bourgogne, Saxcé, Hervé, Kermartin, Montfort, des Michels, Le Moigne de Margon, Kessler ou Hardschmidt, auteur en 1899 d’un ordre du jour à son régiment qui était une insulte au président de la République Loubet, jugé bien trop dreyfusard. Hartschmidt, loin d’être purgé, sera élevé au grade de commandeur dans l’ordre de la Légion d’Honneur en décembre 1900 et à celui de Grand officier en juillet 1904. Cela dit, il est vrai qu’un Cuignet, un des principaux accusateurs de Dreyfus, sera, lui, « purgé »… en février 1906. Mais il le sera parce qu’il avait dépassé les bornes, accusant, par voie de presse, de tracts, d’affiches et à la tribune des réunions publiques de l’Action française, les ministres Delcassé et André d’avoir commis des faux pour obtenir la réhabilitation de l’innocent. Il sera mis en non-activité par retrait d’emploi… quand il aurait dû en toute logique passer en conseil de guerre. Et il est amusant de constater que Cuignet, héros de l’Action française, fut justement celui qui défendit cette idée, que soutient ici Zemmour, dans sa courte préface donnée au livre de Jean Roget, publié en 1925 par la Librairie de l’Action française : L’Affaire Dreyfus. Ce que tout Français doit en connaître :
L’Affaire Dreyfus est à l’origine de tous les maux qui ont affligé notre patrie depuis trente ans, y compris le plus retentissant et le plus funeste de tous, la Grande Guerre, avec l’invasion, la dévastation de notre sol, nos quinze cent mille morts et ce traité de paix qui nous a octroyé, en reconnaissance de nos sacrifices et comme prix de notre victoire, la ruine à brève échéance.
Il résulte en effet des déclarations formulées par les chefs successifs du grand état-major allemand […] que l’Allemagne n’a pris la décision nous attaquer à l’improviste, à la première occasion propice et en nous envahissant par la Belgique, qu’à la faveur de l’affaire Dreyfus.
Amusant et d’autant plus que Cuignet pour appuyer son propos explique en note que les déclarations sur lesquelles il s’appuie « émanent du feld-marschall Von Moltke et des chefs du grand état-major qui lui ont succédé » et renvoie pour cela au Douchy (Le Grand État-Major allemand avant et pendant la Guerre mondiale) qui n’a jamais contenu ce qu’il y a lu, ni aux pages données en référence, ni à aucune autre page ! Et on le comprend d’autant plus facilement que le feld-marschall Von Moltke aurait eu du mal à prendre une quelconque décision « à la faveur de l’affaire Dreyfus » quand il est mort, à l’âge de quatre-vingt-onze ans, en 1891, c’est-à-dire trois avant qu’elle ne commence ! De même quand Cuignet cite en renfort les Lois éternelles de la guerre de Boucher qui explique au contraire que c’est pour avoir méconnu le « doctrine antique » de « l’art de la guerre » que la France a subi les revers de 1914.
Éric Zemmour ne connaît pas l’affaire Dreyfus, c’est entendu, et ne connaît pas plus la guerre de 14. Car peut-on sérieusement imaginer que le succès du plan Schlieffen ait pu tenir à quelques colonels en moins côté français ? L’armée française n’était pas « désorganisée » ni privée d’officiers antidreyfusards, bien au contraire ; elle avait juste des doctrines offensives périmées.
Mais ce nouveau montage n’importe guère face à la question d’une histoire « trouble » qui nécessiterait de refaire le procès. Ce procès on ne le refera pas parce que l’affaire est limpide et le dit-procès a été définitivement clos en 1906. On pourra se reporter aux milliers de pages de l’enquête et des débats de la Cour de cassation et, si l’idée de les lire rebute le lecteur impatient ou pressé, à une unique phrase de l’arrêt, celle qui en est la synthèse : « de l’accusation portée contre Dreyfus rien ne reste debout ».
En lisant tout cela on comprend comment, dans l’esprit de Zemmour, l’Histoire peut en effet être une arme politique. Peu importe le fait historique et la vérité qui le fonde. Ce qui compte c’est qu’il permette d’illustrer le présent qu’il dénonce, soutenir un programme et – même si nous n’oublions pas que les prises de paroles ici en question sont antérieures à sa déclaration de candidat – justifier les mesures qui permettraient de l’appliquer. Ce n’est pas la question de l’innocence ou de la culpabilité de Dreyfus qui intéresse Zemmour mais ce qu’il peut faire de l’Affaire. Pour Zemmour, Dreyfus était juif, oui, mais on ne l’a « pas vraiment » visé pour cela. Si on l’a visé, arrêté, condamné, c’est parce qu’il avait, pour ainsi dire, une double nationalité ; pour Zemmour, la gauche s’est désintéressée de l’Affaire dans un premier temps parce que peu lui importait un bourgeois puis est montée au créneau, et, victorieuse, a réglé ses comptes, pour sa propre satisfaction et ses propres intérêts et cela au détriment du pays qui l’a chèrement payé en 1914… Le roman national est une histoire qui a pour but comme le disait Lavisse de faire de l’élève un « citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son fusil » et c’est celle que réclame Zemmour. Elle est certes une histoire qui gonfle, hyperbolise, allégorise, retient ce qui lui sert, une histoire à trous de mémoire aussi, et surtout une histoire qui sous-tend, comme chez Zemmour, l’idée qu’on est du pays ou qu’on ne l’est pas. Mais ne nous trompons pas sur les mots : ce n’est plus le roman national que pratique Zemmour, c’est simplement une réécriture mensongère de l’Histoire à des fins idéologiques .
Philippe Oriol
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[1] « En ce qui concerne les voyages de Dreyfus, il résulte de ses déclarations à l’interrogatoire qu’il pouvait se rendre en Alsace en cachette, à peu près quand il le voulait, et que les autorités allemandes fermaient les yeux sur sa présence. Cette faculté de voyager clandestinement, qu’avait le capitaine Dreyfus, contraste beaucoup avec les difficultés qu’éprouvaient, à la même époque, et de tout temps, les officiers ayant à se rendre en Alsace pour obtenir des autorisations ou des passeports des autorités allemandes ; elle peut avoir une raison que le peu de temps qu’a duré l’enquête ne nous a pas permis d’approfondir. » On notera au passage combien est faible l’argument… C’est parce que « de tout temps, les officiers ayant à se rendre en Alsace [éprouvaient des difficultés] pour obtenir des autorisations ou des passeports des autorités allemandes » que Dreyfus dut s’y rendre en cachette.
À lire, pour aller plus loin : Zemmour contre l’histoire, dont le texte ici donnée est la version longue du passage concernant l’Affaire.
et à voir :