Pierre Gervais :
Bonsoir à tous,
Petit post d’introduction: il s’agira ici de discuter du statut du commentaire fourni à la Cour de Cassation par Du Paty, l’un des persécuteurs de Dreyfus en 1894. Ce commentaire était censé avoir accompagné les pièces secrètes communiquées aux juges du Conseil de guerre de 1894. Le fil est ouvert à la demande de Philippe Oriol, qui, pour des raisons qui m’échappent, accorde une grande valeur à cette pièce tardive et plus que suspecte; il me revient maintenant que Vincent Duclert avait également mentionné cette pièce dans une conversation récente, et qu’il convient donc de la discuter.
Je pense pouvoir fournir un premier point sur la question plus tard ce soir, ou demain au plus tard. Mais je dois souligner en introduction qu’en règle générale un témoignage de Du Paty, de mon point de vue, vaut très exactement zéro en l’absence d’éléments corroborants -et ce jugement vaut pour la plupart des témoins militaires acteurs de la forfaiture de 1894, en tout cas les généraux Gonse, Mercier, De Boisdeffre, et tous les membres de la Section de statistique (à l’exception de son ancien chef Picquart, bien sûr, et peut-être de l’archiviste Gribelin en 1904). Tous ces hommes se sont parjurés sous serment à un moment ou à un autre sans la moindre hésitation, et il est donc parfaitement vain de se reposer sur leur seul témoignage. Ce témoignage n’est pas sans valeur (même un menteur dit parfois, souvent même, la vérité), mais doit être impérativement corroboré: seul, il ne prouve rien!
Pierre Gervais
Philippe Oriol :
Bonne nouvelle et je m’en réjouis. En attendant de vous lire, je me permets d’introduire et de vous donner quelque matière supplémentaire. A vrai dire je ne suis pas le seul à accorder de l’importance au commentaire et tous nos prédécesseurs qui ont travaillé sur 1894 l’ont considéré comme une pièce probante… Ils l’ont fait sans penser même une seconde qu’il pût être un faux et à vrai dire sans se poser de question. Je ne demande qu’à être convaincu partant aussi, sans y avoir plus réfléchi que cela avant que vous ne le remettiez en question, qu’il était l’authentique brouillon du commentaire détruit. Sans y avoir réfléchi plus que cela mais conforté toutefois par quelques faits qui me semblent l’authentiquer. Je vous expose en vrac ces quelques pensées, dont vous connaissez je pense l’essentiel (voir un de mes post sur le blog de la SIHAD).
La première chose, qui n’est pas un fait mais une simple réflexion, et que je ne vois pas quel aurait pu être l’intérêt de Du Paty de produire un faux. Mais je pense que vous aurez une idée sur la question (croyez bien qu’il n’y a pas d’ironie ici… jouons le jeu et cela continuera).
Ensuite Du Paty lui-même. Il a menti, bien sûr, comme tous les témoins militaires qui avaient un crime à protéger. Pourtant il a dit de très nombreuses vérités et surtout à partir de fin 1898 quand il fut lâché par ses amis et que tous tentèrent de lui faire assumer à lui seul le crime collectif. C’est à lui que nous devons par exemple une des relations les plus fiables de la « conjuration » (à partir du 16 octobre 1897).
Encore, il existe des documents que vous ne connaissez pas (sauf si vous avez lu le post évoqué) puisqu’il s’agit d’inédits. Brouillons des ses dépositions, journal intime, souvenirs, ce sont des documents écrits pour soi seul et non destinés à être un jour révélés et qui donc ne représentaient a priori aucun intérêt à être le support des possibles mensonges de leur auteur. Pour comprendre ces papiers, il me faut raconter un peu l’histoire en reprenant et en adaptant ce que je disais dans le post précité.
A lire ces papiers (les brouillons de dépositions (Cassation, Rennes, Cassation) on s’aperçoit, par les passages biffés que Du Paty tenta à chaque fois de parler de son commentaire mais y renonça. IL n’était en effet pas possible de parler, pire même de rendre public, ce commentaire qui prouvait l’existence d’une illégalité que tous niaient farouchement. Et surtout, DU Paty, bon soldat et qui se piquait d’être un gentilhomme ne pouvait, même quand il se décida à en dire plus quand tous l’avaient lâché, d’agir sans l’accord de Mercier auquel il était lié. Dans ses souvenirs, Du Paty raconte ainsi qu’au moment du procès Zola il s’était ouvert à Gonse de doutes de plus en plus forts, enjoignant son supérieur à faire la révision, « vous savez en révélant quoi ». Gonse lui aurait répondu, offusqué, qu’il ne comprenait pas que « pareille idée ait pu venir à un gentilhomme » : « Le général Mercier seul peut vous délier de votre serment… », aurait-il ajouté (Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961, p. 183). En 1899, appelé à déposer devant la Cour de cassation, Du Paty avait à nouveau demandé à Mercier de le libérer. Dans le brouillon de sa déposition, il écrira ainsi : « j’ai demandé par écrit au ministre de la Guerre en fonctions en 1894 de me délier de ma parole, il n’a pas cru devoir le faire, je me tais. / J’attends, car un officier ne peut pas violer l’engagement l’honneur qu’il a pris. » (Du Paty, « Projet de déposition devant les Chambre réunies », BNF n.a.fr., inventaire en cours). Il préféra finalement ne pas aborder ce sujet qui lui aurait valu quelques bien embarrassantes questions. De même, lors de la seconde révision, par « devoir vis-à-vis du général Mercier » et pour ne pas lui « manquer », Du Paty renoncera à montrer certaines pièces qu’il avait conservées. Et encore, en avril 1899, revenons un peu en arrière, en réponse aux attaques du général Roget qui tentait de lui faire endosser la responsabilité de tout, Du Paty avait à nouveau écrit à Mercier pour qu’il l’autorisât à produire sa défense et pour cela, soit « de me délier de ma parole en me permettant de produire les preuves, soit tout simplement de m’adresser quelques lignes pour me dire “qu’il est à votre connaissance que j’ai obéi à des considérations d’ordre supérieur, patriotique et impersonnel, ignorées de mes accusateurs”, rien de plus » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 260. Voir aussi les pages 240-241 et 244). Mercier refusera encore et ce ne sera qu’après Rennes, il où ne pourra que reconnaître la matérialité de l’illégalité à laquelle il avait présidée, qu’il acceptera enfin. A l’occasion de la seconde révision, après avoir été pressé par les magistrats qui surent lui faire comprendre qu’il ne pouvait soustraire une pièce de la procédure à leur connaissance, Du Paty retournera voir Mercier, le 24 mars 1904, et, rentré chez lui, nota dans son Journal : « Il ne voit pas d’inconvénient à ce que je donne le commentaire. Il s’exclame : “Pourquoi n’a-t-on pas exécuté mes ordres, Picquart n’aurait pas vu le commentaire !” ». Une phrase lourde de sens qui nous indique bien l’importance du commentaire et la concordance du brouillon de 1904 avec l’original. Pourquoi sans cela Mercier aurait-il authentiqué ce « faux » ? Et je doute qu’on puisse dire ici que Du Paty mentait à son journal intime qui n’aurait pas dû sortir si je ne l’avais pas trouvé par le plus pur des hasards dans un endroit dont il n’aurait jamais dû sortir.
Enfin, s’il s’agissait en effet d’un faux, quelle drôle d’idée assurément de s’arranger pour le faire coller avec les témoignages connus de Picquart. Quel intérêt Mercier et son complice Du Paty auraient-il eu à donner raison à leur accusateur. Non, comme le dit Marcel Thomas dans l’article qu’il a consacré à votre article de la RHLM : « Une telle unanimité entre un Du Paty qui en 94 avait écrit de sa main le « commentaire », un Picquart qui en avait retrouvé un double en 96, et un Mercier qui, après l’avoir commandé et approuvé, avait par deux fois tenté de faire à jamais disparaître cette preuve de sa « forfaiture », constitue à l’évidence la meilleure des garanties de véracité de témoignages pour une fois concordants émanant d’adversaires depuis longtemps déclarés ! »
Je vous laisse le clavier…
Pierre Gervais :
Bonsoir,
pour des raisons techniques, ça va être posté en plusieurs fois -apparemment le blog a ses contraintes. Désolé.
Sur le raisonnement ci-dessus, je serai bref: pas une seule des citations de Du Paty, ou des raisonnements élaborés par rapport à elles, n’a de sens par rapport au commentaire effectivement publié.
– La communication du Dossier secret est connue, et reconnue en justice depuis la décision de la Cour de cassation en 1899. En 1904, c’est une affaire réglée, d’autant plus que la loi d’amnistie en protège les acteurs. La preuve est faite, et depuis longtemps: cinq ans, pour être exact!!! La communication du commentaire ne prouve absolument rien de nouveau. Je ne comprends pas comment cet élément peut rentrer le moins du monde en ligne de compte en 1904.
– Rien non plus dans le contenu du commentaire ne constitue une révélation en quoi que ce soit.Tout a déjà été exposé, en détail, par Picquart en 1898. Il y a UN ajout: le témoignage Valcarlos. C’est tout…
– Et ni Mercier, ni Du Paty ne sont en position de démentir Picquart. Après 6 années de mensonges, personne ne les croirait. La version de Picquart sera tenue pour exacte quoi que racontent les deux complices, et heureusement!
Quant aux papiers de Du Paty; il conviendrait déjà de faire un premier tri entre brouillons de déclarations publiques et journal intime -en vérifiant que ce dernier est vraiment intime. Ce ne sont pas des témoignages du même ordre, pour des raisons évidentes. Ensuite, il faudrait essayer d’interpréter ce qui est dit — et ce n’est pas évident non plus. La citation tirée du Journal intime rapportée ici, par exemple, n’a pas de sens par rapport au commentaire produit. La seule explication possible de l’exclamation de Mercier que cette citation inclut est en effet que le commentaire révélait l’inanité de l’accusation, et que sans le commentaire cette accusation était plus convaincante. Or c’est factuellement inexact: l’accusation est inane avec ou sans commentaire. Et cela ne correspond pas à l’attitude de Mercier et Du Paty, qui reprenne cette même accusation comme si elle n’était pas inane!
Mais tout ceci est périphérique par rapport à la discussion principale. J’y retourne!
Pierre Gervais :
L’étude des commentaires (il y en a plusieurs) est en ligne. Au passage, je précise que ce travail est de Pierre Stutin et moi, et non de moi seul — certaines de mes expressions pourraient faire croire le contraire, et ce serait tout-à-fait incorrect.
On trouvera les 4 parties ici
[suivent les liens]
Mes excuses pour la publication en plusieurs morceaux, mais il apparaît que la netiquette impose de faire des billets de blog pas trop longs… Pas commode pour les historiens, ça!
PG
Philippe Oriol :
La discussion ne va pas être simple et sans doute n’y aura-t-il pas de discussion.
Allons. Comment ce que je dis n’aurait-il pas de rapport avec le commentaire. Je vais vous l’expliquer. Du Paty souhaitait parler du dossier secret et de la participation qui y fut la sienne, à savoir la rédaction de son commentaire. Mais il n’était pas question avant Rennes de le laisser faire puisque le fait était nié. Parler du dossier secret c’était de l’illégalité et pour Du Paty, en parler c’était parler du commentaire. Le rapport en est étroit. Quant à la phrase du journal, je vais vous l’expliquez puisque vous ne la comprenez pas. Elle indique deux choses. Que, probablement, si Picquart avait vu en prenant le dossier secret que Dreyfus était innocent, il s’en serait tenu, sans le commentaire, à croire à une simple erreur judiciaire peut-être due à la précipitation et à l’ignorance. Avec le commentaire, il pouvait prendre conscience qu’il ne s’agissait pas d’une erreur mais d’un parfait « montage » pour perdre un homme qu’on savait innocent.
Quant au journal intime (pas vraiment intime) je suis sans voix. Nous pouvons et nous devons certes peser l’authenticité de chaque pièce et de chaque document mais enfin, un journal, un diaire, tenu au jour le jour… Est-ce à dire que Du Paty l’aurait truqué pour le cas où, 98 ans plus tard, un jour, quelqu’un comme moi tomberait par hasard dessus ? La recherche n’est plus possible si tout est a priori suspect. Je suis sur la piste du journal de Monod et je crois que je vais la laisser tomber… Et puis pourquoi écarter a priori, sans savoir de quoi il s’agit, ce document quand, sans le restituer dans son contexte vous tirez argument d’une citation de Cuignet, comme je vous l’expliquais dans un post précédent du blog de la SIHAD (voir en ps où je reproduit le passage). Cuignet, le pire, le plus acharné, le plus délirant, aveuglé par son antisémite… Faire de l’histoire serait donc écarter tout document qui pourrait contredire la thèse défendue et prendre sans le moindre recul et sans chercher à en comprendre le contexte la moindre citation qui pourrait la servir ?
Pourquoi le commentaire entre-t-il en ligne de compte en 1904 ? Il entre en ligne de compte non pas parce qu’il affirme quelque chose de nouveau mais parce qu’il précise ce que l’on sait déjà. Les magistrats de la Cour cherchaient à établir ce que fut l’Affaire, l’enquête de 94 qui permettait de comprendre Rennes et ils se sont acharnés à récupérer tout ce qui pouvait le permettre. Il suffit de voir au terme de quelle joute ils obligèrent Du Paty à verser aux débats le brouillon de la fameuse pièce. Et on comprend ses réticences. Le commentaire ne révélait certes pas que la culpabilité de Dreyfus avait été proclamée suite à une illégalité et sans la moindre preuve, on le savait, mais il révélait ce qu’y avait été précisément la part de Du Paty et comment, en bon soldat il avait détourné de leur sens réel les pièces du dossier. Et surtout, il permettait de savoir – et c’est ici ce qui nous intéresse – ce que contenait précisément le fameux dossier. Les magistrats possédaient certes le témoignage de Picquart mais il s’agissait d’un témoignage tardif d’un dossier vu un an et demi après sa composition et son utilisation. Le commentaire seul pouvait permettre de savoir ce que contenait réellement le dossier en 94 tout en confirmant le témoignage de Picquart. Les magistrats agissaient ici en parfaits historiens…
Ni Mercier ni Du Paty ne sont en position de démentir Picquart après 6 années de mensonges, personne ne les croirait. Personne ? Qui est ce Personne ? Les magistrats de la CC ? En effet, ils ne les croiraient pas. Et avoir le commentaire permettrait justement de confirmer ce que dit Picquart. Mais le public ? Les magistrats de la CC ne travaillaient pas que pour la justice, ils travaillaient aussi pour l’histoire. Car pour les antidreyfusards, qui constituaient encore en 1904 la majorité, pour le gros du public, Picquart était un menteur, un faussaire qui avait échappé à la justice grâce à ses amis du « ministère de trahison ». Il suffit de voir ce que seront, même après la vérité proclamée, les campagnes de l’AF pour s’en convaincre…
Encore, l’accusation avec ou sans commentaire. Certes. Mais il n’est pas « factuellement inexact » que « sans le commentaire [l’]accusation était plus convaincante ». Et simplement parce que tel n’est pas le sujet. L’accusation était inane en soit mais comme le commentaire ne concerne pas tant l’accusation que la manière dont elle fut obtenue… Et pour Picquart, en 96, c’est bien le commentaire qui permit de lui faire comprendre, lisant comment Du Paty avait tordu les textes, qu’il s’agissait bien d’une erreur judiciaire.
Je crains que nous ayons du mal à continuer notre discussion. Je suis désolé, Pierre Gervais, mais chacun de vos posts vient confirmer ce que je dis depuis 2008 que nous discutons.
Le second argument de nos auteurs ne tient pas plus. S’en remettant à Cuignet, ils expliquent que c’est lui, ainsi qu’il l’avait affirmé dans une note du 10 septembre 1898, qui « l’avait […] introduite dans le dossier à l’été 1898 » (p. 128). Nous avons là un parfait exemple de toute la limite des « traces d’archives » mises en avant par les auteurs. Il n’est pas possible de considérer un texte en lui-même sans lui redonner sa place dans le contexte dans lequel il s’inscrit. Cuignet mentait ici et la présence sur la pièce de la mention de l’inventaire Gonse/Wattinne (N°53), de quelques mois précédant celui de Cuignet, aurait dû les en alerter. Cuignet mentait donc et le faisait pour une bonne raison. Jusqu’à la révélation du « faux Henry », Picquart, docile, s’était toujours tu relativement au dossier secret. Dans sa lettre évoquée à Sarrien, lettre du 6 septembre 1898, il en avait pour la première fois parlé et en avait même, comme on peut le voir dans la reproduction donnée à la fin de l’article, précisé qu’il contenait 4 pièces. Il n’avait pas donné plus de précision mais il n’était pas douteux que Sarrien voudrait en savoir plus. Et de cela il ne pouvait être question. A la fin du conseil des ministres du 6 septembre, Sarrien avait transmit à Zurlinden la lettre qu’il venait de recevoir de Picquart (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 106). Dès le lendemain, Zurlinden avait pu envoyer ses impressions à son collègue, expliquant que si Picquart disait la vérité relativement « au rôle qu’il s’attribu[ait] » dans l’affaire – à savoir l’avoir suivie dès le début –, il ne fallait pas tenir compte de ce qu’il avait dit des aveux que de nombreuses pièces « réduis[ai]ent à néant » (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 105 et 106). Il ne parlait que des aveux et se gardait bien de toute allusion au dossier secret dont la révélation, au moment d’une révision de plus en plus certaine, serait une véritable catastrophe. Pour parer le coup, Cuignet, le 10, avait transmis à son ministre la note qu’évoquent en preuve nos auteurs, note qui expliquait « Comment sont nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus ». Habilement, Cuignet y affirmait que la « lettre Davignon » n’avait pas été « retenue comme une charge contre Dreyfus, lors du procès de 1894 », avait été « complètement perdue de vue par la suite » et que c’est lui qui avait mis en lumière « son importance et sa gravité » (Cuignet, « Comment son nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus », note du 10 septembre 1898, pièce 42 du dossier secret, publié dans « Dossier secret Dreyfus », AN BB19 118 et MAHJ, 97.17.61.1). Voilà qui permettrait de disqualifier le bavard si Sarrien répondait à sa demande. Il serait un menteur, celui qui donnerait comme faisant partie du dossier une pièce qui avait été négligée en 1894 et oubliée dans quelque dossier… Et s’il mentait, n’était-ce pas parce que ce fameux dossier secret n’avait jamais existé que dans l’imagination des dreyfusards… et de leur instrument Picquart ? Voici l’histoire d’une preuve qui n’en est pas une et nous pouvons regretter que nos auteurs, qui renvoient en note à la déposition de Cuignet de 1904, n’aient pas retenu que Cuignet y reconnait finalement qu’affirmer que la pièce « Davignon » n’avait pas été présentée en 1894 était « parfaitement » « inexact » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. II. p. 487).
Pierre Gervais :
Bonsoir,
vous serait-il possible d’éditer le dernier paragraphe, qui n’a absolument rien à voir avec le commentaire, et de le mettre dans le fil que je viens de créer? j’aime bien l’ordre, comme vous le savez.
Par ailleurs, je vous avais engagé à lire entièrement ce que nous venons de mettre en ligne sur le blog avant de vous lancer dans une réponse. Vous ne l’avez pas fait, c’est assez évident. Je vous engage à nouveau à le faire. Il me paraît en effet inutile de répondre à une réponse pour l’instant plus que partielle.
Pierre Gervais
Maintenant l’étude que j’introduirai rapidement.
Pierre Gervais et Pierre Stutin viennent de publier l’étude que nous attendions et qui aurait dû, à notre sens, prendre place dans leur livre. Nous croyons en effet que pour aller jusqu’au bout de ce qu’implique la méthode, l’historien se doit de considérer tous les documents, même les plus problématiques, surtout les plus problématiques, et les discuter ne serait-ce que, par prolepse, pour couper court aux possibles critiques. Nous comprenons bien maintenant la logique qui présida à leurs yeux à la mise à l’écart du commentaire de Du Paty dans leur ouvrage : il est un faux et à ce titre il n’était pas nécessaire d’en parler. Nous le comprenons mais nous le regrettons. Cela nous aurait évité de nous demander comment il était possible qu’ils aient laissé de côté une pièce aussi importante du dossier et sur la base de laquelle tous les historiens de l’Affaire ont jusqu’alors fondé leur connaissance du dossier secret de 94. Et comme ce commentaire contredit en tout la thèse de nos auteurs sa mise à l’écart ne pouvait que faire naître le soupçon.
Comme je ne veux plus « échanger et débattre » sur le forum de Pierre Gervais qui y invite dans son intitulé mais où il n’est possible de le faire qu’à la condition de partager ses vues, nous publierons ici nos commentaires sur l’étude en question. Nous la donnerons donc tout d’abord et, à la suite, ferons part de nos remarques sur l’argumentation qu’il l’articule et le soutient.
Pourquoi le « commentaire » des pièces secrètes connu depuis 1904 est un faux tardif ?
Nous lançons un nouveau débat avec la question du commentaire dit de Du Paty de Clam. Introduit dans le dossier secret destiné à emporter la conviction des juges d’Alfred Dreyfus en décembre 1894, ce document a une histoire et nous nous pensons fondés à le critiquer méthodiquement.
Ce travail d’étude critique sera posté en quatre partie dans les jours prochains. En voici la première partie.1 – Les sources du document
L’existence d’un commentaire accompagnant des pièces secrètes communiquées illégalement par le Ministre de la Guerre au jury du Conseil de guerre de 1894 fut révélée officiellement par le Colonel Marie-Georges Picquart, ex-chef de la Section de statistique (le service de renseignements français), limogé pour avoir découvert l’innocence de Dreyfus, dans deux lettres au Garde des sceaux des 14 et 15 septembre 1898. Il en fit ensuite état de manière détaillée lors de la première révision du procès de 1894 ayant condamné Dreyfus (Cass 1898 I p. 135-139) lorsqu’il donna une description du Dossier secret tel qu’il l’avait vu pour le première fois à l’été 1896.
Pendant cette même enquête de 1898 de la Cour de cassation, les militaires de l’État-major (Mercier, ministre de la Guerre en 1894, de Boisdeffre, chef d’État-major, Gonse, sous-chef d’État-major supervisant la Section de statistique, Du Paty, responsable de l’enquête de 1894 ayant conduit à la condamnation de Dreyfus) conservèrent un mutisme obstiné à ce sujet, au nom du secret professionnel ; Du Paty se contenta d’admettre l’existence de la pièce, sans donner de détail (Cass 1898 I p. 442, II p. 36), et Gonse affirma que l’original avait été détruit dès le début 1895, et la copie vue par Picquart également détruite en 1897 (Cass 1898 I p. 571), ce qui fut confirmé par Mercier (lettre de Mercier à Freycinet du 24 avril 1899, dans Cass 1898 II p. 339).
Aucun des trois militaires n’accepta de donner la moindre indication sur le contenu du commentaire, et dans un premier temps la version de Picquart resta donc la seule disponible. Mais une fois la décision inique de 1894 cassée par la Cour de cassation, le document fut discuté contradictoirement lors du procès de Rennes en 1899 par Picquart, Mercier, Gonse, et Martin Freystätter, un ancien juge de 1894 devenu dreyfusard (Rennes I p. 98-99 Mercier, 162-163 Mercier, 400-410 Picquart, II p. 221 Mercier, 403 Freystätter, III p. 533 Mercier). Du Paty, incarcéré puis malade, n’était pas présent à ce procès. Il déposa sur commission rogatoire, déposition recueillie par le capitaine Tavernier (Rennes III p. 511-512.)
Le sujet fut une nouvelle fois discuté par les principaux acteurs militaires, Picquart, Gonse, De Boisdeffre et Mercier, pendant la seconde enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en 1904 (Cass 1904 I p. 338-339 Gonse, 416-418 Mercier, 729-731 De Boisdeffre, II p. 256-261 Picquart). Mais cette fois, Du Paty était aussi présent, et, interrogé également, affirma qu’il avait conservé un brouillon du commentaire qu’il avait rédigé dix ans plus tôt, brouillon qu’il fut aussitôt sommé de remettre à la Cour (Cass 1904 I p. 238-244, 296-297).
Cette version du commentaire, fournie par Du Paty avec d’infinies tergiversations, et expliquée par lui de mauvaise grâce et de manière assez confuse (Cass 1904 I p. 366-369, II p. 675-686), fut publiée intégralement dans le compte-rendu de l’enquête de 1904, et reprise dans le Réquisitoire Baudouin (Cass 1904 I p. 374-375; Baudouin p. 79 et s.). C’est la seule version qui subsiste aujourd’hui.
Nous poursuivons notre étude de cet important document en analysant les différentes versions possibles du commentaire ayant accompagné le dossier secret remis aux juges d’Alfred Dreyfus lors de son premier procès.Combien de versions successives du commentaire ?
L’historiographie fait rarement état de l’existence de différents commentaires, comme si il était évident qu’il n’y en eût qu’un seul. L’étude précise des sources indique le contraire. Tous les témoignages décrivant le commentaire, sauf ceux de Picquart et de Freystätter, sont le fait de membres de l’État-major ayant participé aux différents complots contre Dreyfus, et sont donc sujets à caution. Il est cependant certain qu’au moins trois versions du commentaire sont apparues pendant les diverses étapes de la procédure judiciaire.a) Le commentaire originel de Du Paty.
Dans ses différents témoignages, Du Paty a expliqué qu’il avait rédigé un commentaire à la demande de Mercier, sous la dictée du colonel Sandherr, le chef du Service de statistique en 1894. Ce commentaire était destiné à relier entre elles tout ou partie des pièces proposées à l’étude des magistrats, et aurait donc uniquement inclus une discussion de ces pièces ; il serait de l’écriture de Du Paty.
Un commentaire de Du Paty a certainement été soumis à de Boisdeffre et Gonse, qui admettent tous deux en 1904 avoir eu sous les yeux une note de ce genre. Gribelin, archiviste du Service de statistiques, témoigne également, mais sans pouvoir l’affirmer sous la foi du serment, qu’il y avait, dans le dossier secret conservé par Henry, adjoint de Sandherr, puis de Picquart, une note écrite de la main de Du Paty (Cass 1898 I p. 433)
Il est communément admis que ce commentaire d’origine, conservé avec les autres pièces du dossier secret à la Section de statistique, est celui que Picquart découvrit à l’été 1896. Picquart trouva certainement dans le dossier un commentaire de la main de Du Paty, dont il connaissait l’écriture, et il est donc logique de supposer que ce commentaire de 1896 correspondait au commentaire originel, ou tout au moins à la version du commentaire originel que Sandherr décida de conserver, à supposer qu’il y ait eu plusieurs versions — Du Paty pour sa part n’a jamais évoqué autre chose qu’une seule et unique version de sa main, faite d’abord au brouillon puis au propre.
Quoi qu’il en soit, Mercier affirme à plusieurs reprises qu’il aurait détruit l’original du commentaire reçu de Du Paty, en présence de de Boisdeffre et Sandherr, immédiatement après le procès qui a condamné Alfred Dreyfus au bagne, puis demandé et obtenu qu’on lui livre la copie du commentaire de Du Paty trouvé par Picquart et récupérée ensuite par Gonse, copie qu’il aurait également détruite dès réception à un moment non précisé de la fin de l’année 1897.
b) Le commentaire « final » remis aux juges de 1894 : une version Mercier-Sandherr?
Dans son témoignage de 1904, Du Paty affirma que le commentaire découvert par Picquart en 1896 était bien celui transmis aux juges, mais n’était pas de lui, Du Paty. La forme de ce commentaire « final » était différente, et il n’aurait rien su du fond. Il développera à deux reprises cette idée (Cass 1904 I p. 239-242, II p. 686). Cette affirmation tardive de Du Paty est contredite par Mercier pour qui il n’y avait toujours eu qu’une seule version du commentaire, en deux exemplaires, l’un remis aux juges par lui puis récupéré et détruit après le procès, l’autre gardé par Sandherr, retrouvé par Picquart en 1896, repris par Gonse et livré à Mercier qui l’aurait détruit en 1897.
Du Paty lui-même, en remettant la pièce à la Cour, se rapprocha de la position de Mercier et affirma qu’il n’existait que quelques différences de forme entre son commentaire de départ et le commentaire final (intégration du texte des pièces commentées, par exemple), une affirmation impliquant qu’il aurait lu la pièce en question ; mais il se contredit ensuite, en insistant à nouveau sur l’idée qu’il ne connaissait pas le contenu de cette pièce de 1896-97, qui pouvait donc être différente de celle qu’il avait rédigée au départ (Cass 1904 I p. 369, II p. 686).
L’affirmation de Du Paty, en soi, n’aurait guère de valeur (Du Paty comme Mercier mentirent à de nombreuses reprises), si elle n’était pas en partie corroborée par le seul témoignage a priori recevable sur le sujet, celui de l’ancien juge Martin Freystätter.
D’après ce qu’il affirma tant à Rennes que dans un témoignage écrit envoyé à l’historien de l’Affaire Joseph Reinach et conservé à la BNF (BNF N.a. fr. 24896 2/XXII, F° 337-347, 382-383), le commentaire qui lui fut soumis au Conseil de guerre de 1894 n’était pas celui vu par Picquart en 1896, ni celui décrit par Du Paty à partir de 1899.
En particulier, Freystätter affirma toujours que le commentaire soumis au juge comportait une notice biographique accusant Dreyfus d’actes de trahison lors de sa formation initiale comme officier. Il affirma aussi dans sa communication à Reinach en avoir discuté avec Picquart, et avoir acquis la certitude que le commentaire que Picquart avait vu n’était pas celui qui lui avait été fourni en 1894. De fait, aucune notice biographique n’est évoquée par Picquart dans sa description de ce qu’il découvrit en 1896, et Du Paty insiste lui aussi sur le fait que le travail qu’il avait fourni ne comportait aucune notice biographique.
Tout ceci conduit à penser que le commentaire final fourni aux juges a pu différer significativement du commentaire originel de Du Paty, et que sur ce point précis ce dernier n’a pas forcément menti.
Reinach indique que cette version finale aurait été rédigée par Henry à la Section de statistiques, sans pour autant donner sa source (Reinach I p. 358-359). Freystätter précise dans sa lettre à Reinach que ce commentaire était rédigé d’une belle écriture calligraphique, et s’étendait sur deux pages et demi (BNF, N.a. fr. 24896 2/XXII, F° 342).
Ce commentaire final a-t-il été présenté à Gonse et à de Boisdeffre ? Il n’est pas possible de le savoir. Il est parfaitement possible que ce commentaire ait été réalisé sans recours ni au chef d’état-major de l’armée, ni au sous-chef d’état-major. Toutefois, Mercier affirma que le pli avait été scellé en présence de de Boisdeffre, ce qui laisse ouverte la possibilité que ce dernier ait pu lire le commentaire. De même, Gonse était le supérieur hiérarchique de Sandherr, et pouvait donc aussi avoir été mis dans le secret.
Quel que soit le contenu de ce commentaire final, il fut détruit par Mercier, en présence de De Boisdeffre et Sandherr, immédiatement après le procès qui se termina par la condamnation d’Alfred Dreyfus au bagne, et le commentaire originel de Du Paty fut seul conservé dans le dossier jusqu’à ce que Picquart le retrouve en 1896. Il ne reste plus aucune trace connue d’un commentaire avec notice biographique, en-dehors du témoignage de Freystätter, et des quelques allusions confuses de Du Paty.c) Le commentaire remis par Du Paty en 1904 : un faux
Dans une communication écrite, Du Paty décrivit ainsi en 1899 le commentaire qu’il aurait rédigé en 1894 (Rennes III p. 512) :
« Commentaire secret. — Ainsi que je l’ai dit devant la Cour de cassation j’ai été chargé d’établir au mois de décembre 1894, en présence du colonel Sandherr et avec sa collaboration, un commentaire sur certaines pièces secrètes que le colonel Sandherr a mises sous mes yeux. Ces pièces étaient les suivantes :
la pièce « Doute Preuve », cette pièce était accompagnée d’une traduction du colonel Sandherr qui savait l’allemand mieux que moi.
2° la lettre dite Davignon;
3° la pièce « Ce canaille de D. » Le colonel Sandherr nous dit que c’était une lettre de l’agent B à l’agent A. Je n’avais ni qualité ni moyens pour contrôler l’opinion du colonel Sandherr, opinion qui fut d’ailleurs partagée jusqu’à l’année dernière. par ceux qui connaissaient la lettre; il paraît que cette lettre est de l’agent A, à l’agent B. ;
4° une déclaration du colonel Henry dont je ne me rappelle plus les termes relativement aux propos que lui aurait tenus une personne honorable ;
5° des pièces dont je ne me rappelle plus la teneur ni l’objet, mais qui se rapportaient toutes à des faits contemporains du séjour du capitaine Dreyfus à l’Etat-Major de l’armée. […]
Quant au commentaire que j’ai établi sous la direction du colonel Sandherr il avait pour but d’établir la corrélation entre les pièces énumérées sous les paragraphes 1 à 5, ci-dessus ; de montrer qu’il y avait un traître à l’Etat-major de l’armée, que ce traître était un officier, qu’il appartenait ou qu’il avait appartenu au 2e bureau, et que ce pouvait être le capitaine Dreyfus. »
En 1904, présent cette fois à l’audience et pressé par la Cour de cassation et son procureur général, Baudouin, Du Paty fut sommé de remettre un brouillon de commentaire qu’il avait avoué avoir conservé. L’opération fut théâtralisée. Du Paty refusa, puis demanda l’accord de Mercier, puis accepta en remettant une copie du brouillon, puis finit par remettre l’original du brouillon. Cette valse-hésitation ressemble fort à une mise en scène destinée à accréditer le fait que ce brouillon était une pièce importante, et à lever tout doute sur le fait qu’elle contenait ce qui avait été lu au Conseil de guerre de 1894.
A l’examen précis de son contenu, il apparaît que le commentaire est un faux, un document apocryphe. Il fait référence en effet à un élément dont les deux témoins fiables, Picquart et Freystätter, affirmèrent unanimement qu’il n’était pas présent dans le dossier en 1894 et 1896.
Du Paty précisa dès 1899 que le commentaire contenait une déclaration de Henry « relativement aux propos que lui avaient tenus une personne honorable », et la version qu’il donna en 1904 fait allusion à deux reprises à ce témoignage, sous une forme d’ailleurs déjà peu cohérente (Cass 1904 I p. 374) :
[L’ami de l’attaché militaire allemand à l’état-major] ne peut être autre que l’officier dénoncé par V… qui, au mois de mars 1894, a avisé secrètement notre service des renseignements que ses collègues allemands et italiens (V… étant attaché espagnol) ont un officier à leur dévotion au 2e bureau de l’état-major de l’armée. Il tient le renseignement de (se reporter à l’original). II a confirmé son dire devant témoin tout récemment. (Note jointe D).
Le passage implique en effet deux pièces, un « original » contenant un rapport sur une conversation avec l’agent « V. », et une « note » portant semble-t-il à la fois sur cette première conversation et sur une deuxième — mais le texte n’est pas clair.
Simple ou double, le témoignage en question est celui de l’ex-attaché militaire espagnol Valcarlos ; il est certainement apocryphe, puisque non seulement Valcarlos a toujours nié l’avoir donné, mais de plus Picquart a toujours affirmé qu’il n’y en avait aucune trace dans le dossier en 1896. Il est absolument exclu que Picquart ait oublié un élément (et même plusieurs, si un original et une note étaient tous deux joints au dossier) qui, s’il avait été effectivement présent sous une forme ou une autre, aurait été l’unique début de preuve un peu probante permettant de soutenir l’accusation contre Dreyfus. Freystätter confirma également qu’aucune trace écrite du témoignage Valcarlos n’avait été communiquée aux juges en 1894, et n’évoqua, dans sa lettre à Reinach, qu’une éventuelle allusion orale faite par le président du Conseil de guerre, Maurel. Il est donc extrêmement improbable que le témoignage Valcarlos ait été inclus dans le dossier en 1894, et impossible qu’il y ait été inclus en 1896.
Le commentaire de 1904 n’est donc PAS un brouillon du commentaire vu par Picquart en 1896, puisqu’il manque à ce dernier l’un des éléments essentiels du premier. Du même coup, ce document de 1904 ne pourrait être un document authentique de 1894, comme l’affirme Du Paty, et l’accusation de 1894 ne pourrait contenir des pièces utilisant les « déclarations » de Valcarlos, qu’à condition de supposer que ce témoignage de Valcarlos aurait été introduit dans un premier commentaire de Du Paty, sur la base d’une note de Henry et peut-être d’un rapport communiqué à la Section, puis retiré d’un second commentaire de Du Paty (celui trouvé par Picquart) ainsi que de l’éventuel commentaire final de Sandherr (fourni à Freystätter), tandis que la note de Henry et l’éventuel rapport ou les rapports l’accompagnant étaient également retirés du dossier, si bien qu’il ne resterait plus de trace écrite du témoignage Valcarlos entre le jugement de 1894 et la réouverture du dossier par Picquart en 1896.
Ledit témoignage aurait enfin été réintroduit après le départ de Picquart dans le dossier, puisqu’il s’y trouve encore aujourd’hui sous deux formes ; d’une part sous la forme de deux rapports de l’ex-policier et agent du Service de statistique Guénée, rapports datés de 1894 et effectivement présents sous une forme différente dans le dossier en 1896 d’après le témoignage Picquart, mais réécrits pour y inclure les affirmation de Valcarlos (les « rapports Guénée » actuels, qui sont donc des faux, SHD 4J118 33 et 34) ; d’autre part par l’intermédiaire d’une note dont le contenu est attribué à Henry, et qui inclut des indications sur Valcarlos supposées dater de 1894 et pouvant correspondre à celles données dans la note à laquelle Du Paty avait fait allusion (SHD 4J118 35).
Aucune déclaration d’un quelconque des protagonistes de l’Affaire ne permet de supposer que pareil jeu de bonneteau ait eu lieu avec le témoignage Valcarlos, de supposer l’existence de deux commentaires successifs et profondément différents de la main de Du Paty, et enfin de comprendre pourquoi Sandherr, puis Henry auraient décidé de tromper Picquart en retirant du dossier un de ses éléments essentiels après le jugement de 1894 ; Picquart avait la confiance entière de Sandherr, et était le supérieur direct de Henry. Le témoignage Valcarlos, les rapports Guénée modifiés et la note de Henry sur le témoignage Valcarlos sont donc très probablement des inventions de 1896-97, faisant partie de la vague de faux générée par Henry et Gonse pour contrer Picquart.
Auquel cas le commentaire de Du Paty fourni en 1904 date forcément lui aussi d’après 1896-97 et est apocryphe, peut-être même rédigé peu avant la comparution de Du Paty devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Au passage, le commentaire de 1904 ne correspond même pas à la description que Du Paty lui-même donnait de son travail en 1899, puisqu’il ne contient aucune allusions au 5° point développé en 1899 (« des pièces dont je ne me rappelle plus la teneur ni l’objet, mais qui se rapportaient toutes à des faits contemporains du séjour du capitaine Dreyfus à l’Etat-Major de l’armée »). Et Du Paty a menti sur la nature, la date de rédaction et le contenu de ce document, mensonge concocté avec la complicité active de Mercier, et corroboré par Gonse et De Boisdeffre.
Pour conclure, le commentaire fourni en 1904 est donc au mieux une pièce éminemment suspecte, qui ne peut en aucun cas servir à déterminer le contenu de l’accusation de 1894, et n’en est même pas une trace comme Du Paty le prétend ; pour ce travail, les seules bases solides restent, par ordre chronologique de lecture du dossier par les protagonistes, les déclarations de Freystätter, entièrement incompatibles avec la version donnée par Du Paty, et celles de Picquart, que le commentaire de 1904 reprend intégralement, n’y ajoutant que le faux Valcarlos. Le commentaire de 1904 n’ajoute donc rien à ce que nous savons du dossier, si ce n’est une nouvelle tentative de faux.2 – Quel statut pour le commentaire de 1896 ?
Curieusement, Picquart ne paraît pas avoir pris la mesure du problème que posait l’apparition du témoignage Valcarlos dans le commentaire de 1904. Tous ses témoignages de 1898, 1899 et 1904, comme le long article récapitulatif qu’il publia en plusieurs épisodes dans la Gazette de Lausanne en 1903, montrent qu’il a toujours cru à l’existence d’une seule et unique version. Il aurait pourtant dû être évident à ses yeux que puisqu’un élément essentiel du commentaire présenté par Du Paty en 1904 était absent du commentaire que lui-même découvrit en 1896, le commentaire de 1904 était en réalité une nouvelle version. Mais le faux de Du Paty ne semble s’être écarté de son modèle d’origine que sur un seul point, le témoignage Valcarlos, et Picquart se contenta de valider cette ressemblance d’ensemble.
Surtout, Picquart se refusa toujours à envisager que le commentaire de Du Paty qu’il avait vu en 1896 ait été très différent du commentaire fourni aux juges. Il aborda brièvement le problème dans sa série d’articles de la Gazette de Lausanne (article du 1er août 1903), et justifia sa position avec les trois arguments suivants :
– Il a reconnu l’écriture de Du Paty
– Boisdeffre et Gonse n’ont pas objecté à propos du commentaire lorsque Picquart leur a présenté en 1896.
– Mercier a exigé de brûler le commentaire découvert par Picquart en 1896.
Le premier point est l’élément qui permet de tenir pour certain que Picquart a vu au moins une version du commentaire originel, rédigée par Du Paty en 1894 ; si éventuel commentaire final de Mercier et Sandherr il y eut, il n’était pas de l’écriture de Du Paty. Il est par conséquent normal que Picquart n’ait pas été surpris par la révélation du « brouillon du commentaire » que du Paty a livré en 1904, et que son auteur avait évidemment veillé à faire coïncider grosso modo, Valcarlos excepté, avec ce que Picquart avait déjà expliqué publiquement avoir vu en 1896 — mais il n’en reste pas moins que le commentaire donné aux juges pouvait être différent de celui qu’il avait découvert, écriture de Du Paty ou pas.
Le second point tendrait à confirmer la version de de Boisdeffre et Gonse, qui affirment avoir eu connaissance uniquement du commentaire originel de Du Paty. Ils n’avaient donc pas de raisons non plus d’être surpris de voir ce qui pour eux pouvait être le seul commentaire. Mais là encore, l’absence de surprise de Boisdeffre et de Gonse n’est certainement pas une preuve de l’identité des deux commentaires, l’originel réapparu en 1896 et celui fourni aux juges en 1894. D’autant que ce dernier, s’il était différent, avait été détruit par Mercier et que Gonse comme De Boisdeffre le savaient certainement ; dans ces conditions, il devenait compliqué d’expliquer à Picquart qu’une pièce essentielle lui manquait.
Le dernier point s’appuie sur le système Mercier, puisqu’au moment de la destruction du commentaire originel découvert par Picquart, fin 1896, l’ancien ministre d’après ce qu’il affirma plus tard, ne voulait laisser aucune trace de son forfait. Mais la destruction du commentaire réapparu en 1896, là encore, ne prouve rien quant à l’existence et au contenu du commentaire final de 1894 que Freystätter affirme avoir vu. Que Mercier aie voulu détruire toutes les traces de la forfaiture de 1894 n’implique nullement que ces traces étaient toutes les mêmes.
Comme dans le reste de notre travail, nous sommes donc renvoyés aux deux témoignages contradictoires de Picquart et de Freystätter, sans pouvoir véritablement trancher entre les deux.Du commentaire de 1904 aux commentaires de 1894, conclusion provisoire
Le commentaire de 1904 représente presque certainement un dernier effort pour glisser un nouveau faux dans le dossier Dreyfus — son authenticité réclamerait de supposer trop d’acrobaties de la part des militaires entre 1894 et 1897 pour qu’elle soit plausible. Effort concerté de surcroît, car il faut souligner qu’outre Du Paty et Mercier, à l’origine du faux, Gonse et De Boisdeffre se gardèrent bien d’attirer l’attention sur le caractère suspect de la version de 1904 et sur le problème du témoignage Valcarlos, au contraire même puisque De Boisdeffre fit directement allusion à cet élément. Cette attitude tendrait à indiquer qu’ils étaient des complices actifs de Mercier et Du Paty.
Une telle tentative de la onzième heure n’aurait qu’une importance relative, puisqu’elle ne change rien à la description de l’accusation donnée par Picquart sur la base de ce qu’il avait vu en 1896, si elle ne nous laissait pas désarmés (et pour ceux qui ont lu notre livre, disons-le, désarmés une fois de plus) devant la contradiction entre les témoignages de Picquart et de Freystätter. Le commentaire de 1904, pièce postérieure aux déclarations de Picquart, ne peut pas servir à confirmer que ce que celui-ci a lu en 1896 était bien un compte-rendu fidèle de l’accusation de 1894, et à infirmer les souvenirs de l’ex-juge. Si Du Paty n’avait pas menti, si le commentaire de 1904 n’avait pas contenu de faux, il aurait pu constituer au moins une présomption à cet égard; mais l’utilisation du témoignage Valcarlos interdit d’en faire autre chose qu’une illustration de la duplicité des adversaires de Dreyfus, et du degré de corruption auquel en étaient arrivées les plus hautes sphères de l’État-major.
Et du même coup, il est impossible d’être certain du contenu de l’accusation de 1894 à partir du seul témoignage de Picquart. Certes, il a vu le commentaire originel de Du Paty, selon toute probabilité. Mais la conservation dans le dossier de la Section de ce commentaire originel ne prouve nullement que le commentaire final soumis aux juges avait le même contenu. Mercier affirma avoir exigé que ce commentaire final soit détruit et qu’il n’en reste pas de trace, et son ordre a pu être donné et suivi. Le même Mercier se répandit également plus tard en lamentations à propos de la conservation du commentaire de Du Paty à son insu par Sandherr, accréditant ainsi l’idée que les deux commentaires n’en faisaient qu’un, mais son témoignage, toujours suspect, peut fort bien avoir eu pour but de brouiller les pistes ; si Sandherr a gardé le commentaire originel de Du Paty, n’est-ce pas justement par ce qu’un écart important existait entre cette version originelle obsolète et le véritable commentaire?Pour conclure, il se peut que Picquart ait cru à tort avoir vu le commentaire de 1894, alors qu’il pouvait s’agir seulement d’une pièce dont le contenu a certainement été repris en totalité ou en partie dans le commentaire soumis aux juges, mais qui ne permet pas de reconstituer de manière certaine ce commentaire final, dont on n’a plus aucune trace. Dans ce cas, toute la dramatisation faite autour du commentaire vu par Picquart, y compris la destruction du commentaire Du Paty en 1897, serait une mystification, destinée à accréditer la version d’un DS relativement banal et peu accusateur, sinon honnête, en tout cas assez prudent.
On est dès lors fondé à penser le contraire : mais rien ne permet non plus de faire plus que des hypothèses sur ce que ce commentaire final pouvait comporter d’éléments supplémentaires par rapport à la version Picquart, ni de reconstituer avec un minimum de solidité une version compatible avec ce que Freystätter dit avoit vu. Et à tous ces égards, le commentaire de 1904 est d’une inutilité complète, et n’ajoute pas un iota d’information à celles que nous avons héritées de l’ex-chef des services secrets et de l’ex-juge. Il serait donc plus que temps de lui retirer le statut de source importante qu’il a conservé dans l’historiographie jusqu’à nos jours.PG & PS
Annexe 1 : Description du dossier secret par Picquart au Garde des sceaux (CARAN BB19 105, Liasse 1, « Dossier de procédure »)« Confidentiel Paris, le 14 Septembre 1898
Monsieur le Garde des Sceaux,
[…]
II. Dossier secret
Lorsqu’on s’est aperçu qu’il n’y avait d’autres charges contre Dreyfus que le bordereau, on a cherché dans les pièces déjà anciennes du service des renseignements celles qui pouvaient s’appliquer à lui; et on en a formé un dossier secret que je vais étudier en détail.
[p. 16]
Ce dossier tel qu’il avait été renfermé dans l’armoire de Henry fin décembre 1894, et tel que je l’ai reçu des mains de Gribelin fin août 1896, était divisé en deux parties.
La première qui fut communiquée aux juges en chambre du conseil se composait de 4 pièces accompagnées d’un commentaire explicatif rédigé, à ce que m’a assuré le colonel Sandherr, par du Paty de Clam.
La deuxième partie du dossier était de peu de valeur; elle comprenait 7 à 8 pièces en tout, savoir quelques photographies de la pièce: « ce canaille de D. » et quelques pièces sans importance se rattachant plus ou moins à celles de la prmière partie.
Je vais examiner successivement les pièces de la première partie en indiquant autant que mes souvenirs me le permettent, les termes du commentaire y relatif – Je tiens à affirmer, d’ailleurs, que ces souvenirs sont restés très vifs en raison de la profonde impression que m’a causé la vue de ce dossier.
1° pièce. C’est le canevas, déchiré en morceaux et reconstitué, d’une lettre ou d’une note écrite par Schwarzkoppen probablement à ses supérieurs. Schwarzkoppen avait l’habitude de faire ainsi des canevas qu’il jetait ensuite au panier. Cette pièce écrite en allemand est de fin 1893 ou du commencement de 1894. Je la crois authentique. Elle était ainsi conçue (ou à peu près): « Doutes… que faire… qu’il montre
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son brevet d’officier… il y a à craindre… que peut-il fournir?… il n’y a pas d’intérêt à avoir des relations avec un officier de troupe »
Le simple bon sens indique que l’auteur de ce canevas vit reçu des propositions d’un individu se disant officier, qu’il avait des doutes sur l’opportunité qu’il y avait à entrer en relations avec lui, et qu’en tout casil s’agissait de quelqu’un qui était dans la troupe.
Le texte allemand est fidèlement traduit dans le commentaire de du Paty, mais du Paty en tire une conclusion bien inattendue: « A [au-dessus: Schwarzkoppen] trouve, dit du Paty, qu’il n’y a pas d’intérêt à avoir des relations avec un officier de troupe; aussi choisit-il un officier d’état-major et le prend-il au Ministère »
Ce commentaire permet de se rendre compte de l’esprit perfide dans lequel du Paty a agi. Il éclaire pleinement sur ses intentions, son but et les moyens qu’il a employés pour y parvenir.
2° pièce. C’est une lettre authentique de B… [en-dessous Panizzardi] à A… [en-dessus: Schwarzkoppen]. Elle date du commencement de 1894. Elle a été déchirée, puis reconstituée. Elle est à peu près ainsi conçue: « Je voudrais bien avoir tel renseignement sur une question de recrutement (1) [en note en bas de page: (1) La question n’était absolument pas confidentielle] je vais le demander à Davignon (alors sous chef du 2e bureau), mais il
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me dira rien; demandez-le donc à votre ami, mais il ne faut pas que Davignon [au-dessus: le sache] parce qu’il ne faut pas que l’on sache que nous travaillons ensemble »
Pour l’intelligence de la chose il faut dire que les attachés militaires [au-dessus: étrangers] allaient environ une fois par semaine au 2e Bureau où du temps du Colonel Leloup de Sancy, alors chef de ce bureau, on les renseignait très libéralement sur tout ce qui n’était pas confidentiel; les officiers du 2e bureau se plaignaient même de travailler plus pour les attachés étrangers que pour l’Etat-Major.
Le commentateur dit: « A l’époque où B… [au-dessus: Panizzardi] écrit à A… [au-dessus: Schwarzkoppen], Dreyfus était au 2e Bureau. C’est évidemment lui que B… [au-dessus: Panizzardi] désigne comme l’ami de A… [au-dessus: Schwarzkoppen]»
Ce commentaire est absurde. D’abord rien n’a jamais permis d’établir que A… [au-dessus: Schwarzkoppen] eût eu des relations avec Dreyfus, sauf si l’on admet que le bordereau est de ce dernier. Rien n’indique en tout cas que cet ami soit Dreyfus ni que ce soit quelqu’un qui fournissait à A… [au-dessus: Schwartzkoppen] les documents secrets. B Panizzardi en parle trop légèrement pour cela surtout quand il dit qu’il ne faut pas que Davignon le sache. Cet ami peut être soit le Colonel de Sancy, soit du Paty lui-même qui était lié avec Schwarzkoppen, soit le chef de la section allemande à ce moment-là (j’ai oublié son nom); tous ces officiers étaient
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en excellents termes avec Schwartzkoppen, et n’auraient pas hésité à lui donner, pour lui être agréable, un renseignement banal comme celui dont parle Panizzardi.
3° pièce. C’est une lettre authentique de Panizzardi à Schwarzkoppen du commencement de 1894; elle a été déchirée et reconstituée. Panizzardi dit à peu près: « J’ai vu ce canaille de D… il m’a donné pour vous 12 plans directeurs de Nice, etc… »
Le commentateur dit que quand on a reçu cette lettre au service des renseignements on a vérifié si les plans directeurs déposés à la Direction du Génie et au service géographique étaient à leur place; ils y étaient. On n’a pas vérifié si ceux du 1° bureau y étaient aussi, d’où il est permis de croire que D…, c’est-à-dire Dreyfus avait pris ceux du 1° bureau et les avait prêtés momentanément à Panizzardi pour les remettre à Schwarzkoppen. En effet Dreyfus avait été au 1° Bureau en 1893 il avait travaillé dans la pièce où étaient déposés ces plans, et on n’avait pas changé les mots des serrures.
Cette accusation est monstrueuse pour qui connaît le fonctionnement des bureaux de l’Etat-Major. D’abord 12 plans directeurs forment un paquet considérable et à la section des places fortes du 1° bureau on se fût aperçu immédiatement de leur disparition. Comment admettre que
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Dreyfus qui depuis un an n’appartenait plus au 1° bureau aurait pu y pénétrer, s’emparer d’un paquet semblable, acte d’autant plus dangereux que l’exemplaire du 1° bureau est unique et que la place de Nice est une de celles dont on a le plus souvent à s’occuper; comment admettre que toujours sans être vu il ait pu rapporter ce paquet, alors qu’il avait sous la main [au-dessus: au 2° bureau] une quantité d’autres documents autrement intéressants pour Schwarzkoppen?
Il y a lieu de remarquer que rien dans la lettre de Panizzardi ne dit qu’il faille rendre les documents, et c’est pourquoi j’incline à croire qu’ils ont dû être pris au service géographique où on les imprime, et d’où il serait possible d’en distraire sans trop de difficultés et sans qu’on s’en aperçoive, alors qu’au 1° bureau la chose est purement impossible.
Quant à l’initiale D. elle ne signifie rien. L’Italie ne garde pas pour ses espions l’initale réelle. J’ai connu un espion qui s’appelait réellement C., il s’est présenté aux italiens sous le nom de L. et ils l’ont baptisé M. Je citerai les noms complets, s’il le faut.
Enfin le ton général de la lettre de Panizzardi ne saurait s’appliquer à un homme qui aurait eu, au point de vue de l’espionnage, l’importance de Dreyfus.
4° pièce. C’est un rapport d’où il ressort, si je m’en souviens bien, que l’attaché militaire espagnol était parti en 1894 en mission en Suisse sans que sa
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situation fût régulière. Les attachés allemands l’ont su et s’en sont plaints au 2e bureau.
Or, dit le commentateur, le 2e bureau a su le départ de l’attaché espagnol dès qu’il s’est produit; Dreyfus a donc pu le savoir et il n’y a que lui qui ait pu en avertir si vite les allemands.
Ce raisonnement vaut les précédents; comment Dreyfus, petit stagiaire, était-il si bien au courant de ce qu’apprenait le chef du 2e Bureau? Comment s’il avait averti les allemands ceux-ci seraient-ils venus compromettre leur informateur en se montrant si bien informés? Il faut remarquer d’ailleurs que l’attaché espagnol et les attachés allemands étaient très liés et que ceux-ci ont pu savoir le départ de l’espagnol par toutes sortes de voies.
Toutes les objections que je viens d’énumérer, je les ai faites à mes chefs et au commandant Henry, et ils n’ont pu nier leur valeur. Elles ont été pour beaucoup, je crois, dans la naissance du faux Henry où Dreyfus est nommé en toutes lettres.
Je n’ai pu parler ici que d’après mes souvenirs; s’il y avait des points restés obscurs, je prie instamment que l’on me remettte les pièces sous les yeux et me présente les objections qui pourraient surgir; j’ai étudié toutes ces pièces à fond il y a deux ans en pleine connaissance de cause, et je ne suis arrivé à la conviction absolue
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que j’ai de leur inanité, au point de vue de la culpabilité de Dreyfus, qu’après avoir envisagé la question sous toutes ses faces.
Si l’on s’étonnait que ces pièces aient pu décider l’opinion incertaine des juges du conseil de guerre de 1894, il faut se dire qu’ils sortaient d’un débat de 4 jours dont ils étaient profondément troublés, qu’ils cherchaient une idée claire et nette à laquelle ils puissent se rattacher après les discussions confuses des experts, et qu’ils l’ont trouvée dans le commentaire du dossier secret, commentaire dont ils connaissaient l’origine et dans lequel ils aveint par suite une confiance entière. Hors d’état ne fût-ce que comme question de temps, de se rendre compte par eux-mêmes de la valeur de pièces absolument nouvelles pour eux, ils ont accepté l’explication qu’on leur en donnait, sans se douter du piège que leur loyauté foncière les empêchait d’apercevoir »
Annexe 2 : Description du dossier secret par Picquart (Cass 1898 I, p. 135-139)
« Ces pièces (et je cite de mémoire) étaient au nombre de quatre; la quatrième était peut-être double. Elles étaient accompagnées d’un commentaire, qui aurait été rédigé par du Paty, d’après ce que m’a dit le colonel Sandherr. »a) memento
« La première pièce était un brouillon, ou canevas, déchiré en morceaux et reconstitué; il y avait quelques lacunes; ce canevas, en langue étrangère, était à peu près ainsi conçu: « Doute. Que faut-il faire? Que faut-il fournir? Qu’il montre son brevet d’officier… (il y a ensuite une phrase où il parle de danger possible) et enfin ces mots « Il n’y a pas d’avantages à avoir des relations avec un officier de troupes. [suit une discussion sur le texte exact] Mon impression extrêmement nette, lorsque j’ai lu cette pièce, en août 1896, et que j’ai tenue entre mes mains, était que l’auteur exprimait des doutes au sujet de relations possibles avec un officier de troupes et non avec un officier d’Etat-major, comme le fait ressortir le commentaire. J’ai porté la pièce, dès le lendemain, au général de Boisdeffre, et je l’ai prié de remarquer qu’il ne pouvait s’agir que de relations avec la troupe. J’ai exprimé la même opinion auprès du général Gonse, le 3 septembre. Et ils ne m’ont pas donné de raisons qui aient été de nature à me faire changer d’opinion. Le commentaire, lui, était très net et disait: « il n’y a pas d’avantages à avoir des relations avec un officier de troupes. Il entre en relations avec un officier d’Etat-major et le prend au Ministère. » Je crois cette pièce authentique. »b) Davignon
« La deuxième pièce est une lettre de B… à A… relative à une question banale. J’avais dans la tête que c’était une question de recrutement; en réalité j’ai vu dans le compte rendu des débats qu’il s’agit d’une question de réserviste. B… dit (autant que ma mémoire me permet de me rappeler): « Je demanderai ce renseignement à Davignon, mais il ne me dira rien, demandez-le à votre ami. Mais il ne faut pas que Davignon le sache. Il ne faut pas qu’on sache que deux attachés travaillent ensemble. » Le commentaire en concluait que A… avait un ami au 2e bureau. La chose est fort possible: les agents étrangers venaient régulièrement au 2e bureau, où ils étaient fort bien accueillis et où on leur donnait tous les renseignements non confidentiels dont ils pouvaient avoir besoin. Les termes dans lesquels B… parle de l’ami de A… excluent l’idée d’un informateur secret ».c) Ce canaille de D…
Je passe à la troisième pièce, celle dite « Ce canaille de D… » J’avais toujours cru qu’elle était de B… à A… mais en réfléchissant à la nature des renseignements fournis, il semble plus naturel qu’elle soit de A… à B… Voici à peu près ce que j’ai retenu de cette lettre assez longue (je cite de mémoire): « J’ai vu ce canaille de D.. qui m’a remis pour vous 12 plans directeurs de H… » Il y a aussi ces mots: « Je lui ai dit qu’il était fou » et ceci a son importance à cause de certains raisonnements que faisait Du Paty en rattachant ce texte au bordereau.
Sur le commentaire relatif à cette pièce, je m’en rapporte entièrement à ce que j’ai dit dans ma lettre au Garde des sceaux.
[suit une longue discussion sur le fait que la lettre ne pouvait pas désigner Dreyfus; rien pour nous là-dedans.]
D. je vous donne connaissance du document en question dans la mesure dans laquelle je puis le déchiffrer. Il y a, au bas, un nom qui paraît être « Alexandrine ». La connaissance de ce document vous rappelle-t-elle quelque chose d’utile à dire?
R. « Alexandrine » était une signature connue au bureau. Il me serait impossible de vous dire actuellement si c’est celle de A… ou de B… Le commandant Lauth pourrait certainement vous fixer à cet égard. Cependant je dois dire qu’il serait bon de contrôler d’une façon très sévère les indications qui étaient courantes au bureau des renseignements: je crains bien que, trop souvent, nous nous soyons laissé aller à accueillir trop facilement les indications et les assertions qui nous étaient fournies par les agents subalternes au sujet de l’origine des documents. Et une fois une légende admise, il était impossible, pour ainsi dire, de la détruire.
D. A quelle date cette pièce est-elle arrivée au bureau? R. D’après ce qu’on m’a dit, ce devait être en 1893 ou 1894.d) Rapports Guénée
Le quatrième document est celui auquel j’ai les souvenirs les plus confus comme forme extérieure. Je vous ai dit tout à l’heure que je croyais qu’il était double: c’est un souvenir qui m’est revenu à l’instant, mais il n’est pas précis. Par contre, je crois bien me souvenir de l’objet de ce document: c’est un rapport indiquant que l’attaché militaire E… se serait rendu sans autorisation spéciale en Suisse. A… l’aurait su et s’en serait plaint au 2e bureau. Comme on avait su le départ de E… au 2e bureau par le service des renseignements, celui-ci en a induit que A… avait été averti par son ami du 2e bureau. Je crois bien que le renseignement avait été donné à notre service des renseignements par la personne honorable dont il a été parlé dans le témoignage de Henry, et transmis par l’agent Guénée; ce serait un fait à vérifier. En tout cas, je suis presque certain que Guénée a fait un rapport à ce sujet. J’estime que A… a pu être averti d’une façon bien plus simple, les agents étrangers ayant entre eux des relations assez suivies pour qu’un départ soit immédiatement connu. Je crois d’ailleurs me souvenir que E… était particulièrement lié avec A…, ce qui rendrait l’information rapide de A… absolument naturelle. Si c’eût été un agent secret du 2e bureau qui eût averti A…, il paraîtrait extraordinaire que A… fût venu montrer immédiatement au 2e bureau qu’il avait ce renseignement.
Notre commentaire :
Il y aurait donc eu plusieurs commentaires. Tel est le point de départ. Et il est vrai que nous ne nous sommes jusqu’à présent peu posé de questions sur la possibilité de plusieurs versions. Mais cela dit ce ne peut être qu’une hypothèse. Car le problème de nos auteurs, si enclins à trouver des faux partout, c’est qu’ils ont toujours tendance à prendre pour argent comptant les déclarations des différents témoins qui sont susceptibles de servir d’appui à leurs diverses thèses censées nous dire enfin l’Affaire. Ils négligent juste, dans leur théorie des différentes versions du commentaire, deux faits qui valent plus généralement. Le premier c’est que des versions peuvent différer parce que les témoins mentent et ont un intérêt personnel à ne pas tout dire ou à brouiller les pistes ; le second c’est que leur mémoire pourrait être bien imprécise voire même, phénomène naturel, procéder à une reconstruction de souvenirs.
Ainsi, illustration du premier fait, concernant le commentaire qu’il avait rédigé, Du Paty affirma successivement – je ne donne que quelques exemples et les premiers – qu’il l’avait rédigé en « présence du colonel Sandherr et avec sa collaboration » ou « sous son ordre » et « sous sa direction », ce qui n’a pour le moins pas le même sens. On comprend bien ce que peuvent valoir ces déclarations et la logique qui y présidait. Du Paty cherchera vite à se décharger, expliquer qu’il n’avait été là qu’en exécutant, et que s’il devait y avoir faute elle ne pouvait qu’incomber qu’à celui qui l’avait dirigé. D’autre part, on comprend bien aussi que ce commentaire, scandaleux dans son principe et dans son contenu, devait être bien compliqué à assumer. Du Paty avait tout à fait intérêt à se dégager et à expliquer que les chefs y avaient apporté la dernière main. Sans prendre en considération ces éléments, on ne peut comprendre ses contradictions qui rendent donc son témoignage inutilisable.
Le second fait, nettement plus important pour la question qui nous occupe, est celui de l’imprécision, voire de la reconstruction bien naturelle, qu’un témoin peut avoir, peut faire, de ses souvenirs et qu’illustre parfaitement le témoignage Freystätter. Freystätter n’a connu le dossier, pendant le procès de 1894, qu’un court moment, pendant les délibérations. Il en parlera la première fois précisément à l’été 1899, soit 4 ans et demi plus tard. Un tel laps de temps peut suffire, croyons-nous pour voir ses souvenirs se brouiller. On pourrait se dire toutefois que l’importance de la chose aurait pu la graver à tout jamais en sa mémoire. Ce serait juste si ce n’était que la transmission du dossier secret ne fut pas pour lui une surprise et fut même un épisode banal et sans importance. Il raconte en effet dans ses souvenirs à Reinach, dont parlent nos auteurs, que les juges avaient été prévenus avant le procès de l’existence du dossier et que la question de l’illégalité avait été vidée avant toute possible opposition par Maurel (je renvoie pour le détail aux p. 155 et 163-164 de mon Histoire de l’affaire Dreyfus). Mais voyons ce qu’il en est car si en effet notre remarque sur les imprécisions de mémoire bouscule une évidence, elle ne vaut rien en elle seule. Voyons donc ce témoignage d’une capitale importance puisque c’est sur lui que repose toute l’argumentation de nos auteurs. Pour une meilleure compréhension, je la rappelle : il y eut plusieurs commentaires puisque la description qu’en fait Freystëtter est différente de celle de Du Paty et de celle de Picquart et donc Du Paty ne mentait pas quand il disait, pour faire simple, que la version soumise aux juges ne fut pas la sienne mais une autre qu’avec nos auteurs on pourrait, s’il y eut bien une version finale, attribuer à Mercier et Sandherr.
Freystätter en effet parle dans son témoignage d’une notice biographique dont Du Paty ne parle pas et que Picquart ne vit pas. Reproduisons sa déclaration de Rennes :
Cet extrait donné, avant d’en entreprendre l’analyse, j’en reviens à la question de méthode. Ce qui m’oppose et m’opposera toujours à Pierre Gervais et alii est leur façon de travailler dont je parlais plus haut à propos de l’accusation de faux, et sur laquelle je ne cesse d’insister dans mes posts du présent blog, dans la « conversation » que j’eus avec le premier d’entre eux sur leur forum et dont nous avons ici une nouvelle illustration. Ce que je reproche à Pierre Gervais et alli est de systématiquement décontextualiser les textes, de n’y prendre que ce qui les arrange et de laisser tout aussi systématiquement de côté ce qui les embarrasse. L’historien ici, ayant trouvé cette déclaration ne peut se satisfaire d’y noter cette différence capitale (qui peut en effet indiquer l’existence de plusieurs commentaires). Il SE DOIT de soumettre l’ensemble du texte à la critique et chercher à en peser la fiabilité. Faisons-le donc puisque nos auteurs ne l’ont pas fait dans leur étude. Freystätter a vu une notice biographique et il est le seul à l’avoir vue. Soit. Mais que dit-elle cette notice ? Elle parlera des « trahisons commises par Dreyfus à l’École de Bourges [et] à l’école de guerre ». Invité un peu plus tard par Mercier à préciser ce que disait la notice relativement à la trahison de Bourges, Freystätter précisera qu’elle « concernait un obus ». Mercier accusera Freystätter de mensonge : il ne pouvait s’agir que de l’obus Robin ou de l’obus à Mélinite qui ne furent d’actualité qu’après 1894… Mercier ne mentait pas. Ce ne fut qu’en 1896 que fut découverte la transmission de l’obus Robin aux Allemands (qui fut toutefois par la suite une charge supplémentaire contre Dreyfus) et la question du chargement des obus en mélinite ne fut attribuée à Dreyfus que « postérieurement au procès de 1894 », selon une note – en tous points fiable – de Cuignet du 8 juillet 1898 (pièce 67 du dernier inventaire dossier secret). Pourquoi nos auteurs n’évoquent-ils pas ce fait. Pourquoi, puisqu’ils mentionnent le commentaire n’en donnent-ils pas le texte dans la longue annexe à leur étude ?
Mais ce n’est pas tout. Il y est aussi question de la « dépêche Panizzardi » sur laquelle nous nous accordons tous aujourd’hui à dire qu’elle ne fut pas dans le dossier secret de 1894. Tous et mêmes nos auteurs qui ne la donnent pas dans leur inventaire de ce qu’ils affirment être le dossier transmis au procès. Ne peut-on donc relativiser ce témoignage donné dans l’étude commentée « comme le seul témoignage a priori recevable sur le sujet » et, si on pense pouvoir le soutenir, le faire en n’omettant rien de ce qu’il dit ? Et nos auteurs le savent bien que ces souvenirs sont problématiques. Je cite la page 212 de leur ouvrage :
Si le témoignage de Freystätter est extrêmement précieux car il est le seul à émaner d’un ancien juge du conseil de guerre de 1894, il n’est peut-être pas recevable dans le détail, ce qui est naturel pour une reconstitution proposée plusieurs années après les faits.
Pourquoi ne serait-il pas « recevable dans le détail » quand il s’agit de la « dépêche Panizzardi » et le deviendrait-il quand il s’agit de la composition du dossier ? Pourquoi nos auteurs ne donnent-ils pas le passage du témoignage en entier comme ils le font dans leur livre ? Pourquoi ne s’interrogent-ils plus sur sa fiabilité ? Pourquoi, pour ce faire, ne reprennent-ils pas leur développement sur la « dépêche Panizzardi »?
Voyons la suite de la démonstration.
Et pour cela citons nos auteurs :
Simple ou double, le témoignage en question est celui de l’ex-attaché militaire espagnol Valcarlos ; il est certainement apocryphe, puisque non seulement Valcarlos a toujours nié l’avoir donné, mais de plus Picquart a toujours affirmé qu’il n’y en avait aucune trace dans le dossier en 1896. […] Freystätter confirma également qu’aucune trace écrite du témoignage Valcarlos n’avait été communiquée aux juges en 1894, et n’évoqua, dans sa lettre à Reinach, qu’une éventuelle allusion orale faite par le président du Conseil de guerre, Maurel. Il est donc extrêmement improbable que le témoignage Valcarlos ait été inclus dans le dossier en 1894, et impossible qu’il y ait été inclus en 1896.
Trois sources ici. Puisque nous pouvons nous accorder maintenant sur la nécessité d’écarter le témoignage de Freystätter, il nous reste Valcarlos et Picquart. Valcarlos, tout d’abord. Il l’a en effet dit mais une telle déclaration n’indique pas grand-chose et Valcarlos n’avait pas à intérêt non seulement à dire qu’il avait pu participer à l’injustice qui frappa Dreyfus mais surtout à reconnaître qu’il se livrait, lui de la meilleure noblesse espagnole, attaché militaire à l’ambassade, à l’espionnage et de surcroît au bénéfice des Français. On comprend bien l’impasse dans laquelle il était quand interrogé par la Cour il déclara que ce qui se passait au ministère de la Guerre ne le « regard[ait] pas ; je suis étranger, je vis en France avec le respect des lois […] (t. 2, p. 379). Un témoignage qu’il faudrait donc considérer comme a priori douteux et qui nous fait nous étonner encore que nos auteurs ne se montrent pas à son égard plus prudents. Demeure Picquart. Picquart parle bien de la présence du commentaire dans le dossier qu’il a consulté en 1896 mais pas de ce qu’en dit Du Paty. Du Paty parle d’une « déclaration », Picquart dit avoir vu des rapports sur la déclaration, rapports dus à Guénée. Il ne s’agit donc pas du même document et il y a bien ici en effet un problème. Pour nos auteurs l’affaire est entendue et sur la base de ses trois sources dont une est à écarter, l’autre suspecte et la troisième en effet troublante, ils affirment sans le moindre doute, sans plus de précautions, que le brouillon transmis en 1904 ne peut-être qu’un faux réalisé après 96 (le moment où Picquart a eu le dossier) voire avant son dépôt à la Cour en 1904 et les réticences qui auraient été celles de Du Paty à ce moment pour le livrer aux magistrats n’auraient été que théâtre. Nos auteurs ne veulent pas prendre en considération l’extrait du journal intime de Du Paty que je leur mets sous les yeux depuis longtemps et je m’étonne qu’encore une fois plutôt que de discuter une pièce, ils l’écartent. Mais nous savons pour avoir lu Pierre Gervais il y a peu que ce journal intime n’est peut-être « pas très intime ». Pierre Gervais n’a pas vu la pièce, il ne connaît pas son histoire mais il le pense. Soit. Mercier et Du Paty se seraient donc entendus, Du Paty aurait joué son rôle devant les magistrats pour donner du poids au brouillon qu’il fallait transmettre et aurait truqué un journal intime tenu depuis des années au cas où un jour un historien tomberait dessus… C’est difficile à soutenir…
Mais revenons à Picquart. Qu’il ait vu une autre pièce concernant Valcarlos que celle que décrit Du Paty est troublant, disions-nous et ne peut que nous interroger. Mais cela ne prouve aucunement que Du Paty ait menti. Ce mensonge ne peut-être qu’une hypothèse et il aurait fallu le présenter comme tel. Car il y en aurait une autre, que j’ai exposée dans mon livre avec toutes les précautions d’usage, et à laquelle nos auteurs semblent penser dans un de leur développement. J’en recopie ici le passage en enlevant les notes peu compatibles avec ce genre de publication et qu’on pourra trouver dans mon livre :
Quand nous avons évoqué le dossier secret, nous évoquions, on s’en souvient, le fameux rapport Guénée, en deux parties datées des 28 mars et 6 avril 1894, relatant les confidences de l’attaché militaire espagnol en second, le marquis de Valcarlos. Un rapport double qui confiait que « les attachés allemands ont dans les bureaux de l’état-major de l’armée un officier qui les renseigne admirablement », « un ou plusieurs loups dans votre bergerie ». Nous avons dit que ce rapport, ainsi que l’a prouvé Marcel Thomas, était un faux, une reprise d’un autre rapport en deux parties datées des 28 et 30 mars 1894, semblable en grande partie mais dans lequel ne figurait pas la moindre mention d’un traître à l’État-major. C’est sur la base de cette découverte qu’on a pu affirmer depuis qu’un faux avait été commis dès le début de l’affaire pour perdre Dreyfus. Si ce faux est une réalité, nous avons proposé toutefois une hypothèse différente. Il n’aurait été commis que bien plus tard et s’il fut bien question d’un faux au procès, ce ne fut que d’un faux témoignage que le rapport des 28 mars et 6 avril 1894 viendra par la suite renforcer. Voyons cela.
Il n’existe que quatre témoignages sur ce que contenait le dossier secret à la veille du procès du capitaine : celui de de Boisdeffre – qui avait vu le commentaire du dossier avant le procès –, celui de Picquart – qui en découvrira le contenu quand, à la tête de la Section de statistique, il se le fera communiquer à la toute fin de l’année 1896 –, celui de Du Paty – qui en fit le commentaire – et celui de Freystätter – qui en avait eu les pièces entre les mains comme membre du conseil de guerre en 1894. Quatre témoignages qui ne se recoupent que très partiellement. Il n’est question des rapports que dans les deux premières sources, la troisième parle d’une « déclaration d’Henry » et la quatrième les ignore. De plus, de Boisdeffre n’en parle qu’à travers le commentaire, quand Picquart dit l’avoir vu… en 1896… Qu’en fut-il donc ?
Les témoignages de Picquart et de de Boisdeffre s’accordent, qui tous deux évoquent une quatrième pièce « double » due à Guénée, pièce qui pourrait a priori faire penser aux deux rapports falsifiés. Mais les deux rapports en question, dans les souvenirs de Picquart, ne faisaient nullement mention de la présence d’un traître au 2e bureau, d’un quelconque « loup » dans une quelconque « bergerie ». En affirmant qu’il n’était pas, dans ces rapports, explicitement question du traître du 2e bureau, et que le propos tout entier était relatif « à cette histoire singulière du voyage en Suisse », à « l’affaire Mendigoria [sic] », Picquart nous indique l’original, rapport double des 28 et 30 mars 1894. Pourtant, Picquart se souvenait que ces rapports faisaient aussi allusion à une visite qu’aurait faite Schwartzkoppen au 2e bureau pour protester contre l’accusation de Valcarlos selon laquelle son supérieur, le colonel Mendigorria, avait entrepris un voyage en Suisse pour le compte des Allemands afin de les renseigner sur les ouvrages de défense à la frontière, entre Toul et Pontarlier… une allusion qui n’est ni dans les rapports originaux, ni dans les rapports falsifiés… Une troisième version ? On serait tenté de le croire, et d’autant plus que l’histoire intéressante qu’elle rapportait suffisait en elle-même pour renforcer le système d’accusation visant à indiquer qu’il existait un traître à l’État-major et tout particulièrement au 2e bureau… Comment Schwartzkoppen aurait-il pu être au courant de ce qu’avait dit Valcarlos, sans cela ? Voilà qui pouvait expliquer le commentaire de Du Paty et la question de l’officier du 2e bureau à la dévotion des Allemands et des Italiens… Il est clair que cette visite – si elle exista – fut une des visites de courtoisie que Schwartzkoppen rendait régulièrement à son ami de Sancy et sur laquelle Guénée broda agréablement pour donner un peu de valeur à ses peu passionnants rapports. Peut-on sérieusement imaginer, en effet, que l’attaché militaire serait venu se plaindre d’une information confidentielle et ainsi révéler qu’il avait un informateur dans les murs ? Pourtant, cette version, qui a bien existé puisque Picquart l’a vue, est infirmée par Freystätter qui ne se souvient pas de quelconques rapports et par Du Paty qui ne parle que d’une déclaration d’Henry. Existerait-il alors une quatrième version, antérieure encore, constituée d’une note d’Henry qui aurait fait allusion à des propos de Valcarlos ?
Il semblerait donc – telle est notre hypothèse – que quand fut constitué le dossier secret, Henry, sur la base des rapports de Guénée des 28 et 30 mars 1894, fit une déclaration dont le contenu demeure incertain mais qui devait être similaire à ce qu’il affirmera au procès. Cette déclaration, écrite et signée, sera toutefois retirée du dossier au dernier moment. Nous avons en effet un témoignage de ce que fut le dossier au moment où il sera étudié dans la salle des délibérations. Ce témoignage de 1900, dû à Freystätter, est à utiliser avec précaution dans la mesure où nous savons aujourd’hui que son auteur y est victime, comme le dira Mercier, d’une « superposition de mémoire ». Il y parle en effet de quelques documents et de quelques accusations dont la presse parla beaucoup en 1898-1899 et qui ne furent révélés que bien après le procès de 1894. Relativement aux rapports Guénée, il semble qu’on puisse pourtant lui faire confiance : il n’aurait pu les oublier du fait de la déposition d’Henry qui avait tant joué, nous l’avons vu, dans sa conviction. Freystätter ne fera aucune allusion à des pièces écrites, se souvenant juste que la mention des propos de Valcarlos, la « personne honorable », fut faite oralement par le président du conseil de guerre. Fait que confirmera finalement Picquart, quand il déclarera, à l’occasion de la seconde révision, qu’il ne croyait pas « qu’il y ait eu une communication matérielle de ces rapports. Cette communication était d’ailleurs inutile, ajoutera-t-il, étant donné le témoignage d’Henry qui a fait assez de sensation pour qu’il ne fût pas nécessaire de le corroborer au moyen de la production d’une pièce écrite ».
Résumons-nous. Le commandant Henry avait joué dès le début, on a pu le voir, un rôle déterminant comme auxiliaire d’une accusation qui peinait en aidant à aller dans le sens indiqué par les grands chefs. Parfaite incarnation de l’esprit de corps comme de la mentalité militaire, antisémite convaincu, obsédé par cette volonté de satisfaire à tout prix ses chefs, il put, sans remords, truquer sciemment un dossier. Mais il ne nous semble pas – et pour ces raisons mêmes – que, contrairement à ce qui a toujours été dit, Henry ait eu recours, dès les premiers temps de l’affaire, à la destruction et à la falsification. S’il manipula le dossier, dissimula des pièces, interpréta avec une mauvaise foi délibérée, mentit, nous ne croyons pas qu’il osât alors franchir le pas de la totale illégalité en fabriquant les preuves qui manquaient. Henry n’était qu’un auxiliaire, à ce moment-là. Il faudra attendre que les choses se précipitent et que le formidable mensonge risque de paraître au grand jour et de ternir la réputation des grands chefs, de la Section de statistique, de l’État-major, de l’armée, pour qu’Henry franchisse le pas qui allait faire de lui un faussaire et, emporté par son élan, de la Section de statistique une « usine à faux ». Outre ses mensonges, il se contenta alors, pensons-nous, de dissimuler les pièces qui pouvaient être problématiques parce que trop favorables ou contredisant les intérêts de l’accusation. La tentation avait été grande pourtant et il est donc fort probable qu’un premier faux, la déclaration imaginaire qui faisait parler Valcarlos, fut bien fabriqué et finalement détruit. Un premier faux timide encore, pourrait-on dire, en ce qu’il n’engageait que sa parole et n’entraînait pas la responsabilité de tous. Et, animé de cet esprit, sans doute, il décida finalement – seul, à la demande ou avec l’accord de ses supérieurs – de ne pas laisser de trace d’un document dont l’origine et l’authenticité étaient douteuses. Une communication orale, qui dirait qu’une « personne honorable » lui avait, affirmé qu’existait un traître à l’État-major, présentait moins de risque et aurait sans doute plus d’impact si elle était faite avec toute la conviction nécessaire. Henry s’en chargerait et le ferait avec talent. Il en avait été de même des autres rapports Guénée, ceux relatifs au jeu. Contrairement à ce qui a toujours été dit, Henry, qui réceptionna le rapport de Lépine indiquant que Dreyfus était inconnu dans les cercles de jeu, ne le détruisit pas. Il le remit assurément et l’accusation décida de ne pas en tenir compte et de demander à Guénée, ainsi que nous l’avons vu, de compléter son enquête. Le rapport Lépine fut en effet ignoré de l’acte d’accusation mais fut bien présenté durant les audiences, comme en témoigna Demange qui, répondant en février 1898 à une interview, racontera de quelle manière, au procès, il avait pu combattre les rapports Guénée « avec un rapport émané du préfet de police lui-même qui les détruisait ».
Mais revenons aux premiers rapports. Henry fit donc une déclaration écrite qu’il joignit au dossier puis la détruisit pour se contenter d’une déclaration orale qui aurait plus d’impact. Mais, en 1896, Picquart découvrira l’identité d’Esterhazy et bientôt l’innocence de Dreyfus. Il était évident que, nouveau chef de la Section de statistique, il demanderait à voir le dossier secret. Il fallait absolument que le témoignage de Valcarlos qui en avait disparu revînt d’une manière ou d’une autre pour protéger Henry et donner quelque poids à sa déclaration au procès qui aurait sans cela paru ce qu’elle était : un faux témoignage. Henry, sans doute aidé de Guénée, fabriquera donc le rapport double faisant allusion à la visite de Schwartzkoppen. Picquart, alors chef de la Section de statistique, sachant qui était Valcarlos et que, malgré la mensualité qu’il recevait, n’avait jamais rien livré, commençait à trouver pour le moins suspectes et la personne honorable et ses informations. Pour ne pas confirmer les soupçons de Picquart, Henry, croyons-nous, préféra ne pas dépasser l’allusion relativement à la présence d’un traître au 2e bureau tout en brouillant les pistes pour retarder son chef dans son enquête qui risquait d’innocenter Dreyfus et, par contrecoup, mettre en évidence les responsabilités qui furent celles de la Section de statistique de 1894. Et le but fut atteint puisque, découvrant ces rapports, Picquart n’y comprit « rien du tout » et demandera à Henry et Gribelin comment avait pu être communiquée « une chose pareille ». Plus tard, quand l’Affaire sera relancée, le double rapport, trop allusif, sera à son tour détruit par Henry pour être remplacé par les deux rapports plus affirmatifs – confectionnés toujours avec l’aide de Guénée – évoquant un loup dans la bergerie.
Henry avait bien essayé d’obtenir un « vrai » témoignage une fois portée, sous la foi du serment, une main sur le cœur et l’autre vers le Christ, son accusation au procès. Lors de la première révision, le complice Guénée s’obstinera à affirmer que Valcarlos lui avait bien tenu les propos ajoutés dans les deux derniers rapports falsifiés qui seront versés au dossier secret, propos que Valcarlos démentira formellement à l’occasion de la seconde révision. L’attaché militaire espagnol racontera alors comment Guénée, « six ou sept mois après la première condamnation », lui avait demandé de lui rendre « un grand service » : « affirmer que celui qui donn[ait] des renseignements aux attachés militaires [était] un officier du ministère de la Guerre » !
Une hypothèse, rien de plus, présentée comme telle et qui n’est pas tout à fait aberrante.
Nos auteurs vont bien sûr trouver une telle hypothèse « acrobatique ». Mais une telle acrobatie n’aurait pas été la dernière et l’argument selon lequel cela n’aurait pas été possible parce que « Picquart avait la confiance de Sandherr, et était le supérieur dict de Henry » n’est pas recevable. Henry n’avait jamais voulu de Picquart qui lui prenait la place qu’il avait espéré obtenir et à partir du moment où il fut connu que le nouveau chef menait une enquête sur Esterhazy qui pourrait aboutir à Dreyfus, il n’eut de cesse de le déconsidérer aux yeux de ses subalternes en parlant, comme le rapportera plus tard Gribelin de sa « marotte » et, comme Picquart s’en souviendra, en « poussant à la roue » dans les conciliabules qu’il avait journellement avec Lauth, Gribelin et Iunck au sujet du petit bleu ».
J’ai fini et je ne pourrais conclure que d’une manière. Il nous reste donc beaucoup à savoir, les hypothèses différentes demeurent possibles sur de nombreux points de l’Affaire et il n’est pourra jamais être recevable d’en imposer une sans envisager les autres. Et quand bien même le ferait-on, ce ne pourrait être qu’à la seule condition de ne pas opérer de sélection dans les sources et de ne pas oublier de soumettre à la critique un document central pour la démonstration surtout quand on a soi-même par ailleurs dit avec quelle prudence –une prudence oubliée –il fallait le considérer.
poriol a écrit:Dernière visite. Il n’est pas possible de ne pas répondre à votre étude sur le commentaire…
Voici donc :
Il y aurait donc eu plusieurs commentaires. Tel est le point de départ. Et il est vrai que nous ne nous sommes jusqu’à présent peu posé de questions sur la possibilité de plusieurs versions. Mais cela dit ce ne peut être qu’une hypothèse. Car le problème de nos auteurs, si enclins à trouver des faux partout, c’est qu’ils ont toujours tendance à prendre pour argent comptant les déclarations des différents témoins qui sont susceptibles de servir d’appui à leurs diverses thèses censées nous dire enfin l’Affaire. Ils négligent juste, dans leur théorie des différentes versions du commentaire, deux faits qui valent plus généralement. Le premier c’est que des versions peuvent différer parce que les témoins mentent et ont un intérêt personnel à ne pas tout dire ou à brouiller les pistes ; le second c’est que leur mémoire pourrait être bien imprécise voire même, phénomène naturel, procéder à une reconstruction de souvenirs.
Je souhaite juste rebondir sur le premier paragraphe de votre long texte.
La question n’est pas de savoir s’il a existé trois commentaires. Il ont existé. C’est un fait matériel indiscutable, sauf si on conteste totalement l’ensemble des témoignages :
1 – Le commentaire livré dans le dossier secret et détruit pas mercier en décembre 1894 ou janvier 1895.
2 – Le commentaire découvert par Picquart dans le vestige du dossier secret et détruit par Mercier en 1896
3 – Le commentaire fourni à la Cour de cassation par Du Paty de Clam en 1904.
La question est donc de savoir non pas s’il a existé trois commentaires, mais bien si ces trois commentaires furent identiques ou bien alors s’ils contenaient des différences, des différences substantielles.
Par hypothèse, l’historiographie a répondu en considérant qu’il s’agissait trois fois du même commentaire à quelques variations de style prêt.
Notre analyse aboutit à des conclusions contraires, par l’analyse critique des sources à notre disposition et la proposition d’une nouvelle hypothèse. Avec des arguments tout aussi valables que l’hypothèse courante.
Pierre Stutin
Le scenario en question a quelques trous. On se demande d’où sort le 2e commentaire de Du Paty, ne contenant pas de référence à Valcarlos et vu par Picquart (car Picquart a vu un commentaire de la main de Du Paty, avec son contenu…), et qu’apparemment Du Paty lui-même aurait oublié, dans cette optique — ou omet de mentionner. On se demande aussi pourquoi Henry insère des rapports Guénée sur un voyage en Suisse. On se demande pourquoi Sandherr autorise Henry à faire un faux témoignage sur Valcarlos, puis à le retirer du dossier, et confie ensuite ledit dossier à Picquart, sans l’avertir qu’il est édulcoré (car si l’on peut concevoir à la rigueur Henry prenant des risques aussi gros pour contrer Picquart en 1896, — mais nous n’avons que des sources indirectes et postérieures à cet égard —, Sandherr, lui, n’a aucune raison de mentir à Picquart, et Philippe Oriol ne répond rien là-dessus).
Mais ce n’est pas dans le détail que cette hypothèse est inacceptable. C’est dans son principe. Nous disposons de déclarations concordantes des deux témoins directs du dossier secret en 1894-1896; c’est leur concordance qui est intéressante. Freystätter, seul, vaut ce qu’il vaut, pas plus — mais même seul, rien n’autorise à le mettre de côté. Nous ne mettons jamais un témoin fiable de côté, même et surtout s’il nous embarrasse, et Freystätter est des plus embarrassant, pour tout le monde. Nous ne nous appuyons jamais non plus sur un témoignage suspect, même s’il nous arrange, à moins que ce témoignage soit corroboré. Nous CROISONS les témoignages, en les contextualisant, nous les hiérarchisons, et nous voyons où cela nous conduit.
Philippe Oriol, lui, fait précisément ce qu’il nous reproche de faire. Les témoignages de Freystätter, Picquart et Du Paty ne sont pas croisés; ils sont évalués séparément, et rejetés s’ils ne correspondent pas à la thèse choisie. Le témoignage de Freystätter est évacué sans autre justification que la difficulté de le réconcilier avec les positions préconçues de notre auteur. Celui de Picquart est inévacuable, un scenario complexe est donc élaboré pour le rendre inopérant sur ce point précis, et donc sur d’autres, d’ailleurs. Car si Picquart a vu un dossier truqué par Henry en 1896, en quoi son témoignage est-il le moins du monde concluant sur ce qui s’est passé en 1894? La réponse est qu’il ne l’est plus, et que l’unique témoignage utilisable est celui de Du Paty. Et même alors, Philippe Oriol opère un triage à sa convenance. Le témoignage de Du Paty ne vaut rien non plus quant à la multiplicité des commentaires, parce que cette partie de ce témoignage n’arrange pas la thèse de l’unicité du contenu du commentaire. En revanche il est concluant pour ce qui est du commentaire de 1904, parce que… parce que.
Reste le Journal de Du Paty, qui au passage n’est pas un objet neutre en 1904 — il a des origines, une chronologie, un motif, une structure, un auditoire potentiel, fût-il imaginaire, et j’aimerais être sûr que tout cela a été pris en compte, c’est sur cela que je voulais attirer l’attention de Philippe Oriol, qui a réagi avec son affabilité et sa capacité d’écoute coutumières. Philippe Oriol en tire une phrase, de ce journal, qui ne prouve nullement que le commentaire de 1904 est authentique, contrairement à ce qu’il s’acharne à affirmer, mais seulement que Du Paty et Mercier le trouvent important, et ils ne disent pas pourquoi. Et il en conclut ce qu’il veut en conclure, après voir délibérément rejeté les témoignages dont nous disposons. Il est vrai que si Freystätter ne se souvient de rien, et si Picquart a été trompé par un Henry hors de contrôle, alors absolument tout est possible, et chacun peut raconter ce qu’il veut!Philippe Oriol ne voit donc que ce qu’il veut bien voir, aussi bien dans nos travaux que dans les sources d’ailleurs, comme l’illustre très bien la citation suivante
proiol a écrit:Mais revenons à Picquart. Qu’il ait vu une autre pièce concernant Valcarlos que celle que décrit Du Paty est troublant, disions-nous et ne peut que nous interroger. Mais cela ne prouve aucunement que Du Paty ait menti
Si notre romancier amateur était moins préoccupé de maintenir contre vents et marées sa version des faits, et faisait plus attention à vraiment comprendre ce que nous écrivons, il réaliserait que nous soulignons que Picquart N’A JAMAIS VU AUCUNE PIECE CONCERNANT VALCARLOS. C’est cela notre argument central, qui amène d’ailleurs Philippe Oriol à proposer tout son scenario, lorsqu’il réalise qu’à cet égard il y a un problème dans son raisonnement.
Je concluerai sur un appel, sans doute futile, à la raison. Le témoignage de Freystätter appuie celui de Picquart, il n’est pas notre seule source; les deux témoignages ensemble sont aussi concluants qu’on peut l’espérer dans un tel contexte; et le rasoir d’Occam, à lui seul, ferait penser que c’est plutôt Du Paty qui a menti, l’autre branche de l’alternative menant logiquement à un scenario que oui, cher collègue, nous qualifierons (évidemment) d’acrobatique, et c’est peu dire. Affirmer l’authenticité du commentaire fourni par Du Paty en 1904 impose en effet de disqualifier entièrement le témoignage de Freystätter et sa notice biographique, de rendre celui de Picquart quasiment inopérant puisqu’il ne voit pas la même chose, et d’inventer tout un scenario complexe permettant d’aboutir au résultat voulu, sans même pouvoir attribuer à Du Paty un statut de témoin fiable, compte tenu de ses palinodies. Mais adoptons, pour les besoins de la cause, votre point de vue. Dans votre version aussi, le commentaire de 1894/1904 n’est pas fourni aux juges, c’est un autre qui leur est donné, puisqu’autrement il faudrait supposer que Freystätter et Picquart mentent carrément, ce qui est exclu. Le résultat final de cette opération est d’aboutir à la conclusion que NOUS NE SAVONS PAS VRAIMENT CE QUI A ETE DONNE AUX JUGES EN 1894, ce qui est aussi notre conclusion. Vous aboutissez à ce résultat par d’autres chemins, en vous livrant à un tri entre les témoignages qui me semble relever exactement du genre de travers que vous voyez partout dans nos travaux, et en laissant caracoler votre imagination au-delà du raisonnable pour un historien. Mais votre résultat est le même que le nôtre: un gigantesque point d’interrogation. Rien ne vous force à adopter nos hypothèses sur ce qui y répond. Mais vous ne croyez pas qu’il serait temps de reconnaître que ce point d’interrogation existe?
Pierre Gervais
En particulier la phrase du Journal de Du Paty qui paraît si concluante à Philippe Oriol est la suivante:
poriol a écrit:A l’occasion de la seconde révision, après avoir été pressé par les magistrats qui surent lui faire comprendre qu’il ne pouvait soustraire une pièce de la procédure à leur connaissance, Du Paty retournera voir Mercier, le 24 mars 1904, et, rentré chez lui, nota dans son Journal : « Il ne voit pas d’inconvénient à ce que je donne le commentaire. Il s’exclame : “Pourquoi n’a-t-on pas exécuté mes ordres, Picquart n’aurait pas vu le commentaire !” »
A mes yeux, cette phrase ne prouve rien quant à l’authenticité du document fourni. Personne n’écrirait « Il ne voit pas d’inconvénient à ce que je donne la version truquée du commentaire que nous venons d’élaborer ensemble », pas plus dans un journal intime qu’ailleurs…
Pierre Gervais
Je croise comme l’indique le passage de mon livre que je cite et je constate que les sources se rencontrent avec difficulté. Freyst introduit la notice et la dépêche Panizzardi que les deux autres n’ont pas vues, DPC ne parle pas des rapports Guenée mais (si ma mémoire est bonne ; je réponds de mémoire) une « déclaration d’Henry » et Picquart parle des rapports mais en fait un résumé qui ne correspond aucunement aux deux versions (la première et le faux) que Marcel Thomas a révélées.
Je ne sais si le témoignage de P est inévacuable. Mais comme je ne remets pas tout en question (et si je m’interroge pour Freyst vous verrez que je le fais en partie : excluant la dépêche qui n’était pas au dossier et qu’il a pourtant vu et proposant l’introduction de la notice bio au dernier moment… et avec tous les conditionnels de rigueur) je m’interroge sur le fait qu’il ait pu voir une troisième version. je propose donc une hypothèse. Je n’affirme rien parce que je n’ai pas de thèse à défendre…
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