le J’accuse de Bernard Lazare

On peut trouver, dans le fonds Lazare de l’Alliance Israélite Universelle (Ms 522), un curieux document. Il s’agit de trois feuillets manuscrits, de 31 par 20 centimètres, foliotés en leur angle supérieur gauche, 20, 21 et 22. Le feuillet 20 est titré : « L’hypothèse », le 21 y fait suite, et le 22 est titré : « Conclusion ». Il y est question du capitaine Dreyfus, du jugement inique qui l’a condamné et de la nécessaire révision. L’écriture nous en est inconnue.

Qui en est l’auteur ? Ne pouvant identifier son écriture, nous ne pouvons que proposer une hypothèse. Il s’agirait, croyons-nous, d’un texte de Bernard Lazare, recopié – son écriture étant absolument épouvantable – pour être lu ou publié. L’application de sa graphie et un mot laissé en blanc (f. 20, fin du second paragraphe) pourraient l’indiquer. Il serait l’œuvre de Bernard Lazare, ce qu’indique a priori sa présence dans ses papiers, pour la simple raison qu’il y est développée une idée qui lui fut toujours chère et qu’il fut un des seuls à défendre : c’est le Juif qui fut visé en Dreyfus. On lit en effet feuillet 20 de ce document :

Pourquoi cependant a-t-on choisi spécialement le capitaine Dreyfus ? Parce que le capitaine Dreyfus était juif, parce qu’on escomptait la terrible campagne de presse qui s’est produite, parce qu’on savait que l’affaire serait étouffée s’il s’agissait de tout autre officier, de tout autre fonctionnaire même. N’avons-nous pas vu étouffer l’affaire Schwartz lorsqu’il a été constaté que cet ex-commissaire de police n’était pas Israélite. Le calcul était juste, la presse s’est ruée sur le Juif et tout appel à la justice a été étouffé.

Au-delà du thème, quelques détails peuvent confirmer notre hypothèse : l’utilisation de l’affaire Schwartz, que Lazare reprendra dans son second mémoire (Une erreur judiciaire. L’Affaire Dreyfus, p. 11) pour développer et illustrer cette même conviction du coupable qu’accuse sa seule judéité, et l’idée, exprimée ici, que le seul fait d’être juif puisse motiver l’étouffement, idée que l’on retrouve dans ce même second mémoire : « […] c’est parce qu’il était Juif que l’on ne peut faire entendre en sa faveur la voix de la justice et de la vérité […] » (p. 9) ; enfin, la citation qu’il fait de lettre du 1er janvier 1895 à Mercier (feuillet 22, cf. le texte, infra) et qu’il publiera le premier dans la réédition de son mémoire de 1896 (Une erreur judiciaire. La Vérité sur l’Affaire Dreyfus. Paris, Stock, 1897, p. 23).

Quand fut-il écrit ? Il est antérieur à septembre 1896, puisque la fameuse pièce accusatrice, qui deviendra le « bordereau » à partir de l’article de L’Éclair – « Le Traître », 15 septembre –, n’est encore que « la lettre-missive », selon les termes de l’accusation et, aussi, parce qu’il n’y est aucunement fait mention de la pièce donnée en 1894, au moment des délibérations, à l’insu du capitaine et de son défenseur, pièce et communication dont Mathieu connaissaient l’existence par le Dr Gibert et dont il ne put parler qu’après qu’il en sera fait état par le même article de L’Éclair1. Il est postérieur à octobre 1895, puisqu’il y est fait mention, on l’a vu, de l’affaire Schwartz, d’après le nom d’un commissaire de police qui avait été arrêté, au début de ce mois, pour espionnage, et que La Libre Parole, le croyant juif, avait dénoncé comme un nouveau Dreyfus2 jusqu’à ce que fût découvert son désespérant catholicisme3.

De quoi s’agit-il ? On l’aura compris, d’un mémoire en défense de Dreyfus et, poursuivons notre hypothèse, de la première version, écrite en 1895, de son premier mémoire en défense de Dreyfus (Une erreur judiciaire. La Vérité sur l’affaire Dreyfus, publié fin octobre 1896), première version dont Mathieu ajourna la publication et que Lazare réécrivit totalement à la lumière de l’article de L’Éclair précité. L’hypothèse de Lazare y était alors la suivante :

Pendant l’année 1894, on constate au ministère de la guerre que des pièces disparaissent. Quelqu’un livrait des documents. Ceci est incontestable. D’autant que depuis la condamnation du Capitaine Dreyfus des faits semblables n’ont pas cessé de se produire et se produisent encore.
Donc, un homme, attaché au ministère de la guerre, militaire ou non fournissait des renseignements à une puissance étrangère. A un moment donné, quand les premières constatations furent faites, cet homme put et dut craindre éveiller les soupçons ; il put croire que le terrain devenait dangereux pour lui, ou même il put juger prudent et utile de détourner les suspicions pour sa sûreté personnelle, comme dans l’intérêt de ceux qu’il servait.
Il fabriqua de toutes pièces la lettre-missive en imitant l’écriture du capitaine Dreyfus et la lettre adressée à une ambassade étrangère, revint déchirée et salie à l’état-major général par l’intermédiaire d’un de ces agents                   4, deux fois espions, que les gouvernements ont intérêt à ménager parce qu’ils leur sont utiles.
[…]
Telle est mon hypothèse, je n’y insiste pas, parce que je tiens à apporter des faits et non pas des appréciations. Ce que je puis affirmer après être arrivé à la fin de ma tâche, c’est que la lettre-missive, base unique de l’accusation, est l’œuvre d’un faussaire.

On est bien là en toute conformité avec la seule description existante, due à Reinach, de cette première version :

Le mémoire de Bernard Lazare, d’un style très simple, sans trace aucune de déclamation, résumait, d’après le rapport de d’Ormescheville et les notes de Dreyfus, tous les faits, alors connus, de la cause. S’il considérait à tort qu’il n’y avait pas eu trahison, mais complot, et que le bordereau était l’œuvre d’un faussaire […].5

Cette hypothèse de Bernard Lazare reprenait d’ailleurs, mot pour mot, les termes de la lettre dont il avait eu connaissance et que le capitaine avait écrite à son avocat après la visite de du Paty le 31 décembre 1894. Dans cette lettre, où il cherchait à comprendre comment une telle « erreur » avait pu être commise, Dreyfus écrivait :

1° Il existe réellement un espion… au ministère français, puisque des documents ont disparu ;
2° peut-être cet espion s’est-il introduit dans la peau d’un officier en imitant son écriture pour dérouter les soupçons.6

Si ce document, considéré jusqu’à aujourd’hui comme perdu, est important en ce qu’il nous renseigne parfaitement sur la manière dont put être comprise l’Affaire dans un premier temps, il l’est aussi pour une toute autre raison. On peut en effet y lire, second paragraphe de la Conclusion (feuillet 22) :

Quant à moi, j’accuse le général Mercier, ancien ministre de la guerre d’avoir manqué à tous ses devoirs, je l’accuse d’avoir égaré l’opinion publique, je l’accuse d’avoir fait mener dans la presse une campagne de calomnies inexplicables contre le Capitaine Dreyfus, je l’accuse d’avoir menti. J’accuse les collègues du général Mercier, de ne pas avoir empêché cette iniquité, je les accuse d’avoir aidé le ministre de la guerre à entraver la défense, je les accuse de n’avoir rien fait pour sauver un homme qu’ils savaient innocent.

Si, plus que quelques idées et tournures communes, ces quelques lignes, sont pour le moins extraordinaires, elles ne permettent toujours pas donner foi à l’infréquentable et peu fiable Gohier qui, on s’en souvient, avait affirmé que le célèbre article avait été dicté à Zola par Bernard Lazare7. Nelly Wilson et Alain Pagès ont mis en pièces cette affirmation gratuite et ridicule. Zola, Nelly Wilson a raison, « n’était pas homme à se laisser dicter les choses et Bernard-Lazare n’aurait pas dicté ce que Zola écrivit8 ». Suivre Gohier serait absurde, comme serait absurde, ainsi que le dit Alain Pagès, « de faire de J’Accuse la reprise sans imagination d’un document antérieur9 ». Mais la possible influence, que tous deux signalent, est indéniable et n’est-il pas possible de croire, sans blasphème aucun, que Lazare ait pu céder à Zola une heureuse trouvaille à laquelle il avait finalement renoncé, ayant pris le parti, finalement, dans la version définitive de sa première brochure, de – la phrase est capitale – « ne pas attaquer les juges, mais [de] défendre un innocent10 » ? Lazare abandonnait une formule qui passera à la postérité mais tiendra toutefois, discrètement, à laisser une trace à la postérité de cette antériorité. Dans son mémoire à Reinach, il écrira :

je publiai, avant le J’accuse de Zola, ma brochure : Comment on condamne un innocent. J’y accusai Mercier, du Paty, etc.11

Et en effet, pour qui voudrait comprendre, il écrivait dans cette dernière brochure publiée quelques jours avant « J’Accuse… » :

« […] j’accuse le commandant Esterhazy de les avoir fabriqué, j’accuse le colonel du Paty de Clam d’avoir été son complice….. »12

Voici le texte intégral de ces trois pages

20)
L’hypothèse
Cependant dira-t-on, comment expliquez-vous l’existence de ce document. Reportons-nous à la déposition du Ct Henry :
Pendant l’année 1894, on constate au ministère de la guerre que des pièces disparaissent. Quelqu’un livrait des documents. Ceci est incontestable. D’autant que depuis la condamnation du Capitaine Dreyfus des faits semblables n’ont pas cessé de se produire et se produisent encore13.
Donc, un homme, attaché au ministère de la guerre, militaire ou non fournissait des renseignements à une puissance étrangère. A un moment donné, quand les premières constatations furent faites, cet homme put et dut craindre éveiller les soupçons ; il put croire que le terrain devenait dangereux pour lui, ou même il put juger prudent et utile de détourner les suspicions pour sa sûreté personnelle, comme dans l’intérêt de ceux qu’il servait.
Il fabriqua de toutes pièces la lettre-missive en imitant l’écriture du capitaine Dreyfus et la lettre adressée à une ambassade étrangère, revint déchirée et salie à l’état-major général par l’intermédiaire d’un de ces agents                    , deux fois espions, que les gouvernements ont intérêt à ménager parce qu’ils leur sont utiles.
Pourquoi cependant a-t-on choisi spécialement le capitaine Dreyfus ? Parce que le capitaine Dreyfus était juif, parce qu’on escomptait la terrible campagne de presse qui s’est produite, parce qu’on savait que l’affaire serait étouffée s’il s’agissait de tout autre officier, de tout autre fonctionnaire même. N’avons nous pas vu étouffer l’affaire Schwartz lorsqu’il a été constaté que cet ex-commissaire de police n’était pas Israélite. Le calcul était juste, la presse s’est ruée sur le Juif et tout appel à la justice a été étouffé.
Telle est mon hypothèse, je n’y insiste pas, parce que je tiens à apporter des faits et non pas des appréciations. Ce que je puis affirmer après être arrivé à la fin de ma tâche, c’est que la lettre-missive, base unique de l’accusation, est l’œuvre d’un faussaire. On me demandera une preuve. La plus convaincante serait assurément de présenter le faussaire lui-même.

21)
Il n’est pas dit que cela ne sera pas fait. En attendant, et si nous nous appuyons sur l’enquête, sur l’instruction, sur l’absence de preuves accusatrices, sur l’ensemble des faits énoncés qui sont tous en faveur du Capitaine Dreyfus, sur toutes les impossibilités psychologiques, morales, matérielles que j’ai énumérées, nous affirmons que le Capitaine Dreyfus est innocent.
Prenons-le toutefois tel que ses juges et ses ennemis nous l’ont présenté : c’est un homme très intelligent, très avisé, très dissimulé. Le rapport de M. Bertillon nous le montre comme obsédé de l’idée qu’il peut être découvert et appliquant toutes les ressources de son esprit à dissimuler son écriture. D’abord un homme aussi subtil n’écrit pas. S’il trahit avec toujours présente la pensée du danger qu’il court et s’il conçoit cette complication étrange d’acheter, une seule fois, un papier photographique, dont il ignore l’existence car il n’a jamais fait de photographie, et de décalquer son écriture en la modifiant ; s’il peut accumuler les contradictions en vue d’établir une innocence qui pourra être suspecte ; s’il fait tout cela, c’est un déséquilibré et non pas un habile. Or le Capitaine Dreyfus n’est pas un déséquilibré.
Ce luxe de précautions qui va à l’encontre du but proposé, suffirait à prouver que cette lettre est l’œuvre d’un faussaire maladroit à force d’adresse, l’œuvre d’un faussaire à qui la graphologie n’est pas inconnue, l’œuvre d’un faussaire qui connaît les procédés et les manies des experts en écriture.
Mais je m’arrête. J’ai donné aux esprits impartiaux les éléments nécessaires pour qu’ils puissent juger, il ne me reste plus qu’à conclure.

22)
Conclusion
J’affirme que tous ceux qui me liront même s’ils sont prévenus, resteront confondus en voyant ce qu’a été en cette occurrence la justice militaire, ils seront stupéfaits de l’animosité qu’ont apporté dans cette affaire les instructeurs et les juges, ils seront effrayés de la légèreté avec laquelle on a disposé de l’honneur et de la vie d’un homme. Ils se demanderont au nom de quelles passions on a agi.
Quant à moi, j’accuse le général Mercier, ancien ministre de la guerre d’avoir manqué à tous ses devoirs, je l’accuse d’avoir égaré l’opinion publique, je l’accuse d’avoir fait mener dans la presse une campagne de calomnies inexplicables contre le Capitaine Dreyfus, je l’accuse d’avoir menti. J’accuse les collègues du général Mercier, de ne pas avoir empêché cette iniquité, je les accuse d’avoir aidé le ministre de la guerre à entraver la défense, je les accuse de n’avoir rien fait pour sauver un homme qu’ils savaient innocent……………………………………….
Après sa condamnation le Capitaine Dreyfus qui avait reçu dans sa prison la visite du Ct du Paty de Clam, envoyé par le ministre de la guerre écrivit au général Mercier la lettre suivante :
« J’ai reçu par votre ordre la visite du Ct du Paty de Clam auquel j’ai déclaré encore que j’étais innocent et que je n’avais même jamais commis une imprudence. Je suis condamné, je n’ai aucune grâce à demander ; mais au nom de mon honneur qui je l’espère me sera rendu un jour, j’ai le devoir de vous prier de vouloir bien poursuivre vos recherches. Moi, parti, qu’on cherche toujours c’est la seule grâce que je sollicite ».
Nous demandons autre chose. On a pu condamner un homme sans que sa voix puisse se faire entendre. Nous avons parlé pour lui et nous ne nous tairons pas ; maintenant que nous avons dissipé le mystère dont l’instruction secrète et à huis-clos avait entouré cette affaire. Nous demandons la révision de ce jugement, nous sommes assurés que des milliers de consciences nous soutiendront et que des milliers d’hommes demanderont avec nous que cette sentence d’iniquité soit rapportée.

Philippe Oriol

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1. Mathieu dit, quand il apprit cela du Dr Gibert qui avait été informé par le Président Félix Faure : « Que pouvais-je faire ? Rendre publique cette violation de la loi, protester : je n’avais pas la preuve de cette communication. Je ne pouvais appeler en témoignage le Président de la République, qui, sans doute, eût démenti le docteur Gibert » (L’Affaire telle que je l’ai vécue, Paris, Grasset, Cahiers rouges, 2017, p. 63).
2. Cf. Gaston Méry, « Une famille d’espions. Le Traître Schwartz », La Libre Parole, 9 octobre 1895.
3. Par Le Temps du 10 octobre.
4. Blanc dans le texte.
5. Histoire de l’affaire Dreyfus, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 2006, tome 1, p. 431. On trouve un écho de cette première hypothèse dans le second mémoire de Bernard Lazare :  « Ou la lettre incriminée est l’œuvre d’un faussaire désireux de se couvrir en rejetant la suspicion sur un autre, ou elle est à la fois une lettre d’envoi et une lettre de proposition. Ce qui porterait à adopter plutôt cette seconde hypothèse…………………. » (réédition Allia, p. 48).
6. Citée in La Révision du Procès Dreyfus. Débats de la Cour de cassation, Paris, P.-V. Stock éditeur, 1899, p. 536.
7. Leur République, Paris, L’Auteur, 1906, p. 142.
8. Bernard-Lazare, Paris, Albin Michel, Présences du judaïsme, 1985, p. 267.
9. Émile Zola, un intellectuel dans l’affaire Dreyfus, Paris, Librairie Séguier, 1991, p. 123.
10. « Appendice » à la seconde version, publiée chez Stock, du premier mémoire, p. 94.
11. Consultable ici.
12. Comment on condamne un innocent, Paris, Stock, 1898, p. V .
13. Bernard Lazare utilisera cette même entrée en matière dans son second mémoire (p. 29-30).

 

Cet article est la version à peine actualisée de la publication des Cahiers Naturalistesno 72, 1998, p. 167-173.

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