Nous avions déjà parlé un peu rapidement de ce livre (voir ici) sortit en 2008 chez Tallandier. Sa très récente réédition en poche (Points, 6.70€) nous invite à y revenir.
« Le présent ouvrage va me faire des ennemis, à coup sûr, m’attirer sans doute la condescendance des mandarins et peut-être même me créer des ennuis. On ne s’attaque pas impunément à certains bastions… Cependant j’assume les inconvénients de cette entreprise, et d’autant plus volontiers que j’ai le sentiment, en bravant quelques interdits, d’œuvrer à l’avancée de la seule cause qui vaille pour un homme dont l’existence est vouée à l’histoire événementielle : le lent progrès – l’inexorable progrès – de la vérité. » C’est avec ces mots que Franck Ferrand ouvre son livre. Nous nous sentons ici peu défenseurs de bastions mais assurément, et semble-t-il donc comme Franck Ferrand, soucieux de vérité. Mieux même, aux termes de l’article 2 de nos statuts, vigilants sur cette question de vérité historique avec laquelle, nous le savons, beaucoup, concernant l’affaire Dreyfus, se sont plu à jouer pour des motifs divers qui vont de la tentative de réhabilitation de l’État-major au besoin de réclame personnelle. Libre à quiconque d’aborder le sujet, d’y dire ce qu’il veut et de remettre en question ce qu’un siècle d’histoire nous a enseigné. Mais pour ce faire, et pour nous convaincre, il faudra utiliser d’autres arguments que ceux que nous ont jusqu’alors servis les trop nombreux qui s’y sont essayés, qu’ils se nomment Giscard d’Estaing, Lombarès, Guillemin, Doise, Israël, Gervais et Stutin, etc.
Ferrand nous livre donc sa lecture de l’affaire Dreyfus au motif que, contrairement à ce qu’a pu affirmer Marcel Thomas, « les mystères factuels, concrets, de l’Affaire » ne sont aujourd’hui toujours pas « totalement éclaircis » (p. 194). Sur la base du Paléologue, de la démonstration « imparable » (p. 218) de Guillemin et en correction à « la vulgate que l’on nous sert depuis un siècle » (p. 195), Ferrand a repris « les choses dans le détail » et peut nous le dire : « l’Affaire n’est pas née d’un acte de trahison, comme on continue de l’affirmer, mais bien d’une machination orchestrée par le renseignement militaire ; et que la condamnation de l’officier incriminé – le capitaine Dreyfus – ne relève pas de l’erreur judiciaire fortuite, mais d’un déni de justice fomenté à dessein dans le cadre d’une entreprise d’occultation. » (p. 195). Il serait facile de conseiller à l’auteur d’aller plus loin encore « dans le détail » pour éviter de nommer Cuignet Guignet (p. 211) ; de confondre la pièce « Ce canaille de D. » avec « D. m’a porté » (p. 201) ; de faire du mémento « Doutes – preuve » un télégramme (p. 201) ; de faire de Saussier le chef d’État-major qu’il n’était pas (p. 222) ; de parler d’« un climat de guerre larvée contre l’Allemagne » au moment du procès de 1894 (p. 202) ; de dire que de Boisdeffre n’était pas impliqué dans la constitution et la transmission du dossier secret aux juges (p. 217) ; que Picquart fut celui qui le remit « aux jurés [sic] militaires au mépris de toutes les règles » (p. 203) ; que son antisémitisme fut « probablement une des raisons qui l’ont fait choisir en haut lieu pour remplacer le colonel Sandherr à la tête du SR » (p. 203) ; qu’il eut par la suite, après la découverte d’Esterhazy, des questions sur une possible complicité d’Henry (p. 204) ; que Lebrun Renaud « s’effondrera » et « reconnaîtra tout bonnement avoir menti » (p. 203) ; que l’opinion française reçut le verdict de Rennes, « partout », « avec écœurement » (p. 214) ; que Casimir-Perier nous a laissé des Mémoires (p. 225), etc. Mais le problème – il en est un, certes – n’est pas là. Il est dans cette légende du troisième voire même du deuxième homme selon laquelle, sur la base du journal de Paléologue, l’Affaire n’aurait pas été le fait du seul Esterhazy mais aussi de deux autres hommes : Maurice Weil et, pour Guillemin et Ferrand : Saussier. L’originalité de Ferrand étant toutefois de se démarquer de Guillemin en ne présentant pas Saussier comme un complice forcé, victime d’un chantage de la part de Weil et d’Esterhazy, mais comme un simple naïf qu’il fallait prévenir du danger que représentaient certaines des ses relations. Le bordereau, écrit par Esterhazy à la demande de Sandherr, aurait alors eu pour but – et Ferrand cite ici Guillemin – de « donner à réfléchir » à Saussier, à « l’inciter, sans doute (sans qu’il ait à se formaliser, personnellement de rien), à se montrer plus circonspect » (p. 223). Et… nous connaissons l’histoire… ce curieux montage était sans doute ingénieux mais n’avait pas prévu que Dreyfus serait soupçonné et que Mercier s’emparerait de l’affaire… Toute la faiblesse de la thèse Guillemin/Ferrand est ici. Quelle inconscience, quelle folie, de la part de Sandherr de monter pareil stratagème et de ne pas entrevoir une seconde quelle terribles conséquences il ne pouvait qu’avoir. Sandherr fait fabriquer le bordereau, en fait faire des photographies qu’il distribue à chaque bureau pour que tous puissent en trouver le scripteur et ne s’attend pas à ce qu’on le trouve, lui ou un autre ? Il pense que Saussier s’en effraiera (et encore faut-il qu’il lui soit montré ; contrairement à ce que croit Ferrand, Saussier n’est pas à l’État-major) et que l’histoire en restera là ? Il ne pense pas qu’une pièce aussi grave (qui pour la première fois ne parle pas uniquement de documents fournis mais émane directement d’un traître) ne sera pas transmise au chef d’État-major (le vrai, de Boisdeffre), que celui-ci n’en parlera pas à son ministre, que le ministre n’agira pas ? La syphilis dont souffrait Sandherr avait dû lui monter à la tête… Vraiment cela ne tient pas. Et quant à dire que Saussier interviendra pour que l’affaire soit classée sans suite et qu’il protégera Esterhazy n’est ni bien convaincant ni surtout exact. Saussier croyait Dreyfus innocent mais pas nécessairement parce qu’il savait Esterhazy coupable. Et c’est pour cela qu’il pensait, comme le cite Ferrand, que « cet imbécile de Mercier s’est mis encore une fois le doigt dans l’œil ». Mais surtout jamais il n’intervint pour que, ainsi que l’affirme Ferrand sans la moindre source en appui, « l’incident soit classé sans suite ». C’est bien lui, puisque tel était son rôle, qui signa l’ordre de mise en jugement de Dreyfus. La décision lui incombait, à lui seul, et il était libre, s’il l’avait voulu, d’aller contre le rapporteur. D’ailleurs quand le gouvernement, ainsi que le rapporte Ribot sur les confidences de Faure, lui demanda justement de conclure au non-lieu, il refusa « à moins qu’on ne lui en donnât l’ordre ». Et curieux homme que celui, ainsi que le cite encore Ferrand, qui tout en voulant empêcher un procès pouvait dire à Casimir-Perier : « […] qu’importe ? Le conseil de guerre décidera »… Quant à Esterhazy, pour illustrer et répondre à cette interrogation de Picquart relative à la bienveillance dont il profita de la part de Saussier et sur laquelle Guillemin et Ferrand fondent une partie de leur thèse, il faudrait dire que le 10 novembre 1897 – et donc cinq jours avant la dénonciation de Mathieu –, après l’avoir convoqué et reçu pour lui rappeler les bases de la discipline, Saussier, certes bienveillant au cours de l’entretien, prendra immédiatement la plume après le départ de son visiteur pour conseiller à Billot, s’il fallait se placer « au point de vue exclusivement militaire », de déférer Esterhazy « à un Conseil de Guerre, ou, tout au moins, d’enquête, pour répondre du manque formel à la discipline que ses actes constituent » (lettre de Saussier à Billot, AN BB19 82). Drôle de manière d’étouffer une affaire que de vouloir le conseil de guerre avant même que la plainte de Mathieu, qui ne pouvait qu’en être la première étape, ne fût portée…
Oublions Saussier et remplaçons son nom par un autre et nous pourrons tomber d’accord avec un paragraphe au moins de ce chapitre que Franck Ferrand consacre à l’Affaire : « […] l’acharnement contre Dreyfus, l’indulgence envers Esterhazy, enfin la persévérance dans l’erreur de l’élite-politico-militaire trouvent leur origine non seulement dans un antisémitisme radical, mais encore dans la volonté concertée d’un petit groupe de chef militaire de protéger la plus haute tête de l’armée française. » Si nous ne lisons pas ici Saussier, auquel pense Ferrand, mais Mercier, nous sommes totalement d’accord…. Mercier avait menti, foulé aux pieds le droit, fait consciemment la plus grave des entorses à la justice et avait demandé aux Gonse, Boisdeffre, Sandherr, Du Paty de lui promettre de ne jamais rien dire de ce qui s’était passé en 1894… C’est pour le protéger et respecter ce serment que tous continueront à s’acharner par la suite contre Dreyfus et protégeront Esterhazy…
Nous voulons bien qu’il y eut un deuxième, un troisième, même un quatrième homme… Mais il faudrait pour cela développer une argumentation plus convaincante et, comme toujours, avoir une connaissance du dossier un peu plus sérieuse et retourner aux sources archivistiques. Quant au témoignage de Paléologue, qui est à la base de toute cette littérature du « doute et du soupçon », il faudrait relire une bonne fois, pour être fixé, les pages, réellement « imparables » elles, de Marcel Thomas dans son Affaire sans Dreyfus (p. 534-540 ; appendice II : « La légende du « troisième homme » »). Et avec lui nous pouvons conclure : « l’histoire de l’affaire Dreyfus est ainsi parsemée de mille révélations mort-nées qui n’ont jamais fait progresser d’un pas la marche vers la vérité. Excusables à une époque où beaucoup de documents authentiques était inaccessibles, elles se justifient moins lorsqu’elles sont encore répandues de nos jours […] »…