Un petit papier à paraître dans Les cahiers du Cercle Bernard Lazare au sujet du nouveau Jacquot, Le Journal d’une femme de chambre d’après Octave Mirbeau :
Le film de Benoît Jacquot est un film tout à fait intéressant mais qui, comme le précédent Buñuel et sans doute plus encore, pose le problème de n’avoir gardé du Journal d’une femme de Chambre d’Octave Mirbeau dont il est l’adaptation, que la trame et une partie des faits pour en oublier l’esprit. Le Journal d’une femme de chambre est en effet bien plus que la chronique des aventures d’une bonne à la fin du XIXe siècle, sa solitude et son exploration de son désir que nous montre cette nouvelle mise à l’écran de Benoît Jacquot. Il est un roman politique, pour ainsi dire un roman de combat, très exactement, comme nous le dit Pierre Michel, biographe de Mirbeau, le « roman de la démystification par excellence ». Célestine, l’héroïne du roman et du film, dont Mirbeau tient la main, nous le dit au début de son journal : « ce n’est pas ma faute si les âmes dont on arrache les voiles et qu’on montre à nu, exhalent une si forte odeur de pourriture ». Car c’est bien la pourriture, la décomposition de la classe dirigeante à travers ses manies et ses vices mais aussi son égoïsme, sa médiocrité satisfaite et supérieure et sa cruauté que montre le roman. Bourgeois, militaires, curés, magistrats, commerçants, gens du monde, parlementaires, tout le monde, dans ce roman en tout fidèle à l’anarchisme de Mirbeau, y est décrit sans la moindre concession à travers ses turpitudes dans sa petitesse et son hypocrisie. Tout le monde, et même si le roman est une dénonciation de la « servitude civilisée », les domestiques eux-mêmes : « Un domestique, ce n’est pas un être normal, un être social… C’est quelqu’un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un dans l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre… C’est quelque chose de pire : un monstrueux hybride humain… Il n’est plus du peuple, d’où il sort ; il n’est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend… Du peuple qu’il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve… De la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire… et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et, par conséquent, sans l’excuse de la richesse… L’âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et rien que d’avoir respiré l’odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd, à jamais, la sécurité de son esprit, et jusqu’à la forme même de son moi. » Ce n’est pas précisément ce que nous montre le film de Benoît Jacquot et on pourra regretter que dans le choix fait des épisodes du roman, non seulement ait été écarté tout ce qui justement portait de manière souvent poignante ce discours politique (l’épisode de Jeanne, celui de Louise, celui du couple de jardiniers) et que les scènes retenues soient traitées sur un mode anecdotique et parfois uniquement humoristique. Telle est par exemple la scène du godemiché qui perd tout son sens ainsi présentée, tirée de son contexte. Un piège que Buñuel, en s’emparant plutôt de la célèbre scène des bottines que Jacquot a écartée, avait su éviter.<
Livre de combat, Le Journal d’une femme de chambre est aussi un livre dreyfusard et animé par l’engagement de Mirbeau en défense du capitaine. Benoît Jacquot, à la différence de Buñuel qui avait transposé le film dans les années 1920, a respecté le contexte voulu par Mirbeau. On y voit Joseph, lecteur de La Libre Parole de Drumont et détestant les « youpins » coupables de tous les maux. Mais l’Affaire est effacée et l’antisémitisme de Joseph n’est plus dans le film qu’une indication de sa brutalité, de sa bestialité. Joseph est un antisémite, qui a décoré sa chambres des portraits du pape, de Drumont, de Déroulède, de Jules Guérin et du général Mercier mais il est avant tout un activiste, « membre de la Jeunesse antisémite de Rouen, de la vieillesse antijuive de Louviers, membre encore d’une infinité de groupes et de sous-groupes ». Avec son ami le sacristain que Buñuel avait fait vivre et que Jacquot a à peu près fait disparaître, il prépare des coups de mains, des distributions de tracts et de brochures et s’absente de chez ses maîtres pour cela. Son rêve ? : « Ah si j’étais à Paris, bon Dieu !… J’en tuerais… j’en brûlerais… j’en étriperais de ces maudits youpins ». Quant à « l’ignoble Dreyfus », s’il « est coupable, qu’on le rembarque… S’il est innocent, qu’on le fusille… » Zola doit venir à Louviers ? « Son affaire serait claire, et c’est Joseph qui s’en charge… » Et Célestine, que le film présente plutôt en philosémite, est comme son amant, « pour l’armée, pour la patrie, pour la religion et contre les juifs ». Mirbeau nous la montre comme ayant connu et apprécié Jules Lemaitre, figure nationaliste et président de la Ligue de la patrie française, dans une de ses anciennes places, et a refusé d’aller servir chez Labori, l’avocat de Zola, quand la place lui fut proposée. Car c’est aussi ce que nous montre le livre de Mirbeau et que ne retient pas le film de Jacquot : l’antisémitisme du petit peuple et tout particulièrement des gens de maison. « Qui donc, se demande Célestine, parmi nous, les gens de maison, du plus petit au plus grand, ne professe pas ces chouettes doctrines ? » Comme Jean, son ancien amant, rencontré dans une autre maison, chez la comtesse Fardin, et que Jacquot a aussi pris le parti d’oublier, Jean qui a eu les honneur du Gaulois d’Arthur Meyer, que Coppée a nommé membre d’honneur de la Ligue de la patrie française, que Forain a fait poser, qui a eu les honneur d’un article de Jules Guérin dans L’Antijuif et qui a versé son obole aux listes rouges du Monument Henry. Et à travers cette Célestine antisémite, Mirbeau nous montre bien la bêtise de la « chouette doctrine » qu’elle dit partager mais ne pouvoir expliquer et l’effet d’entraînement que provoqua cette folie qui s’empara des Français pendant l’Affaire. « Pourtant, s’interroge Célestine, je ne sais pas pourquoi je suis contre les juifs, car j’ai servi chez eux, autrefois, du temps où on pouvait le faire encore avec dignité ».
Il n’était bien sûr pas question de faire de ce film un film sur l’Affaire. Mais on regrettera que toutes ses qualités indéniables, le jeu impeccable de Léa Seydoux (Célestine), Vincent Lindon (Joseph), Hervé Pierre et Clotilde Molet (le couple Lanlaire), ne soient pas plus au service de l’œuvre tout à fait extraordinaire qui est celle de Mirbeau, qu’aient été gommées sa dimension politique et militante qui permet de comprendre combien l’auteur du Journal d’une femme de chambre fut bien le frère politique et « esthétique » de Bernard Lazare dont il partagea les rêves et les combats, qu’ils menèrent côte à côte et en amis, combats journalistiques, symbolistes, anarchistes et dreyfusards.