Vient de paraître au format poche la biographie que Vincent Duclert avait consacrée à Alfred Dreyfus en 2006 (Hachette Pluriel références, 14.50 €).
Nous nous permettons de reproduire à cette occasion l’article que nous avions publié dans Le Monde des Livres à la sortie de l’ouvrage en 2006 (« Une biographie rend justice au soldat méconnu », 21 avril).
Un coup d’œil même rapide sur la vertigineuse bibliographie qui ferme l’ouvrage de Michel Drouin permet de mesurer l’ampleur des études dreyfusiennes. Des centaines d’ouvrages sur l’Affaire elle-même, sur tel aspect, sur tel courant, sur tel acteur et un nombre plus important encore d’articles. Ces études, qui ont pris plus d’importance encore depuis le premier centenaire de 1994, invitent pourtant, quand on veut les considérer dans leur ensemble, à la réflexion. Rien, jamais, à l’exception peut-être d’un modeste ouvrage publié en 2001 par Sébastien Falleti[1], n’a été consacré, pour lui-même, au principal personnage de l’Affaire, son premier protagoniste et sans doute son seul « héros » : Alfred Dreyfus.
Certes, Michaël Burns avait donné une importante biographie familiale[2] et nous connaissions la parole de Dreyfus lui-même grâce à trois ouvrages, deux volumes de souvenirs et un de correspondance : Cinq années de ma vie, les Carnets et la récente correspondance croisée, due à Vincent Duclert, entre Dreyfus et son épouse Lucie[3]. Mais Alfred Dreyfus demeurait une ombre, un prétexte. Décidément, l’affaire Dreyfus était bien devenue l’Affaire, faisant disparaître celui qui lui avait donné son nom, une affaire, pour reprendre le titre de l’ouvrage fondamental de Marcel Thomas, « sans Dreyfus ». Il aura fallu attendre cette dernière commémoration, celle de la réhabilitation, pour que fût enfin publiée – ce qui semble-t-il n’avait jamais paru constituer une nécessité aux yeux des nombreux spécialistes de l’Affaire – une biographie de Dreyfus.
Vincent Duclert, professeur à l’EHESS et maître de conférences à l’ENA, qui s’impose comme le grand spécialiste de l’événement, nous donne, avec son Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote, un fort volume qui est cette première biographie et qui est bien sûr beaucoup plus que cela : une autre histoire, à travers Alfred Dreyfus, de l’Affaire et, plus largement, une réflexion sur la période, la République et l’institution militaire.
Les apports de ce formidable travail sont importants. Sans aucunement les réduire nous insisterons ici sur deux axes principaux qui nous semblent devoir être soulignés. Le premier est que Vincent Duclert, enfin, nous permet non seulement de ne pas oublier que l’Affaire « fut avant tout celle d’un homme », pour reprendre les mots qu’écrivait Pierre-Vidal-Naquet dans sa préface à Cinq années de ma vie, mais encore d’appréhender Alfred Dreyfus dans toute sa dimension. Il précise ici les traits que les deux volumes de souvenirs et la correspondance évoqués avaient esquissés. Dreyfus ne fut pas, il n’est plus possible d’en douter, le « mannequin de zinc », le triste héros, involontaire et inconscient, qu’on voulut trop souvent nous décrire… pire encore, s’il n’avait été Dreyfus, un antidreyfusard… Non seulement on y découvre un homme attachant et conscient, à la hauteur de l’événement qui bien malgré lui le précipita dans le plus terrible des cauchemars, mais encore on y apprend qu’il ne fut pas le figurant de son histoire mais bien son principal acteur : « c’est Dreyfus et nul autre qui a rendu possible le combat pour la justice, il s’en est fait un devoir et un honneur ».
Autre apport essentiel, Vincent Duclert nous permet de mieux connaître les années à l’île du Diable. Grâce au fonds jusqu’alors pour ainsi dire inexploité du Centre des archives d’outre-mer – archives dont Michel Drouin travaille à une édition –, Duclert nous montre dans le détail la résistance, le refus qui furent ceux de Dreyfus et l’incroyable obsession sécuritaire des ministères successifs.
S’il n’y avait qu’une seule critique à faire au formidable travail de Vincent Duclert, ce serait celle d’avoir été pour le moins allusif sur la question de la judéité du capitaine. Certes, il faudrait plutôt parler d’israélité et sans doute Dreyfus, qui lui-même n’en parla pas, est-il, au plus haut point, un exemple de ce que pouvait être, en cette fin de XIXe siècle, un israélite, assimilé et assimilationniste. Mais il eût pu être intéressant de se pencher plus précisément sur cette appartenance, dans un premier temps uniquement, et d’une manière strictement minimale, confessionnelle et bientôt plus profonde, historique et aussi culturelle. Un judaïsme, qui, comme avaient voulu le voir en trois temps distincts Bernard Lazare, Julien Benda et Maurice Blanchot, pouvaient – en partie, selon eux – expliquer la résistance et le refus du capitaine… une nuque raide…
Mais si la question est importante et mériterait vraiment qu’on se penche dessus, elle ne demeure pas essentielle au regard de ce travail réellement enthousiasmant. Et suivons Vincent Duclert jusqu’au bout et jusque dans sa proposition : « Il est […] temps de remettre un peu de vérité dans la Cité. L’œuvre de biographie se veut une étape dans la restitution du savoir historique et sa transmission publique. La mise au Panthéon de Dreyfus au Panthéon ne serait-elle pas aussi le moyen d’une réparation mémorielle en même temps que le ressort de la diffusion des idéaux civiques dans la société ? Cette proposition forte est légitime du point de vue historique. Elle repose sur les conclusions de cette entreprise biographique inédite. Elle souligne aussi la nécessité de repenser, en ce début de XIXe siècle, la notion de « grand homme national ».
[1] Sébastien Falletti, Alfred Dreyfus, Hatier, Figures de l’histoire, 2001.
[2] Histoire d’une famille française : les Dreyfus, l’émancipation, l’Affaire, Vichy, Paris, Fayard, 1994. Trad. par B. Bonne.
[3] Cinq années de ma vie, La Découverte, 1994. Préface de Pierre Vidal-Naquet, Post-face de Jean-Louis Lévy (réédition de l’édition Maspéro de 1982, elle-même reprise de l’édition Fasquelle, 1901 et 1962 ; Carnets 1899-1907, Calmann-Lévy, 1998. Préface de Jean-Denis Bredin ; « Écris-moi souvent, écris-moi longuement… ». Correspondance de l’île du Diable, Mille et une nuit, 2005. Préface de Michelle Perrot.