26Comment parler de ce monument de 1500 pages que Philippe Oriol vient de nous livrer ? Fruit de multiples années de travail, il propose un récit inégalé de l’Affaire reposant sur l’exploitation de l’ensemble des archives disponibles et sur un patient dépouillement de la presse nationale comme de la presse provinciale. Il m’est impossible d’en rendre compte dans le détail. Je me contenterai de souligner son ampleur pour inviter les lecteurs des Cahiers naturalistes à faire entrer dans leur bibliothèque cette somme dreyfusarde appelée à remplacer, comme outil de travail et de recherches, la grande Histoire de l’affaire Dreyfus, en sept volumes, publiée par Joseph Reinach entre 1901 et 1911. Si Reinach s’arrêtait à la révision de 1906, Philippe Oriol, en revanche, va bien plus loin, jusqu’à « nos jours », comme l’annonce la couverture du volume. Dépassant la frontière de 1906, il traite de la « quatrième affaire Dreyfus », celle de 1908 (l’affaire Grégori, liée à la panthéonisation de Zola), et, après avoir parcouru l’entre-deux-guerres, il s’avance jusque dans l’époque contemporaine, en analysant les années que nous venons de vivre, marquées par les commémorations successives de 1994 (le centenaire de la condamnation d’Alfred Dreyfus), de 1998 (le centenaire de « J’accuse »), de 2006 (le centenaire de la réhabilitation de Dreyfus) et de 2008 (le centenaire de la panthéonisation). En terminant, dans une dernière partie qui étudie la « postérité de l’Affaire », il recense les différentes adaptations littéraires, romanesques ou théâtrales (en fournissant notamment une liste de romans antidreyfusards peu connus). Puis il reprend méthodiquement toute l’historiographie de l’Affaire en dénonçant les thèses illusoires avancées par les chercheurs d’épaves de « l’histoire canon », habiles en hypothèses farfelues lorsqu’ils imaginent une réécriture de l’Affaire fondée sur la sauvegarde, par les services du contre-espionnage, des secrets du canon de 75. De telle sorte qu’il ne se contente pas de nous livrer une histoire de l’affaire Dreyfus, mais il médite sur la place que nous occupons dans la mémoire dreyfusarde, invitant même son lecteur (dans l’une des notes de sa conclusion, n.74, p. 1136) à poursuivre la réflexion sur son blog de la SIHAD.
Dans le lourd coffret réalisé par les Belles Lettres, les deux tomes sont découpés de façon inégale, selon une répartition chronologique qui correspond à la dramaturgie de l’Affaire. Le premier tome, qui couvre les années 1894-1898, se termine sur le procès Esterhazy de janvier 1898 ; il s’arrête au moment même où le « J’accuse » de Zola va surgir – « moment de la conscience humaine », pour reprendre le mot d’Anatole France – en bouleversant de fond en comble les données de l’affrontement judiciaire. Sa matière reprend, en le transformant, un récit que Philippe Oriol avait déjà publié en 2008, chez Stock (L’histoire de l’Affaire Dreyfus. I. L’affaire du capitaine Dreyfus ; 1894-1897). Puis la suite se déroule dans le second tome, caractérisée par cet extraordinaire emballement des événements que tous les acteurs de la fin du XIXe siècle ont pu ressentir. Dans leur simplicité théâtrale, les titres retenus par Philippe Oriol soulignent cette progression dramatique :
« l’affaire Zola (janvier – juillet 1898) », « l’affaire Picquart (janvier – décembre 1898) », « l’affaire Dreyfus (septembre 1898 – septembre 1899) » (formule ô combien ironique ! il s’agit de la première révision, qui aboutit au procès de Rennes), « l’affaire de Dreyfus (septembre 1899 – avril 1903) » (la seconde révision)…
Usant d’une écriture classique (qui restitue la succession temporelle en jouant sur l’opposition d’un passé simple et d’un imparfait auxquels s’associe le plus-que-parfait pour les retours en arrière), Philippe Oriol sait ordonner le maquis événementiel de l’Affaire pour en exposer la logique interne. Il établit les faits, rappelle les contextes successifs, circonscrit chaque événement dans un dossier chronologique. Et, en même temps, attentif à la position sociale et la psychologie des différents acteurs, il donne vie à la multiplicité des personnages qui habitent le décor. Dès qu’il en a la possibilité, il s’efforce de rendre compte de la dialectique des échanges. En le lisant, on mesure – ce que montraient déjà les comptes rendus sténographiques des procès – de quelle façon l’affaire Dreyfus n’est qu’un immense dialogue théâtral, d’abord secret, réduit aux mystères du huis clos, puis de plus en plus ouvert, s’adonnant au plaisir des confessions ou des révélations, pour mieux dissimuler la vérité sous l’inflation des paroles.
Il faut saluer le courage éditorial des Belles Lettres qui ont accepté d’accompagner jusqu’au bout l’auteur dans son projet. Trois récits, pourrait-on dire, sont menés en parallèle : celui que propose la succession des chapitres ; celui qu’offrent les notes qui, patiemment, complètent le récit principal, énumèrent les sources, en poussant à méditer sur les entrelacements de l’Histoire ; et enfin le récit recomposé auquel nous conduisent les trois index analytiques de la fin, l’index chronologique, l’index des noms propres et l’index des thèmes, qui renvoient aux développements de l’ouvrage en permettant un parcours transversal. Sur ce point Philippe Oriol avait un modèle, le tome VII de l’Histoire de Reinach, intitulé Index général : il devait relever un défi ; il a su le faire avec éclat, en se montrant à la hauteur de son illustre prédécesseur.
Alain Pagès (repris des Cahiers naturalistes, n° 89)