Paul Bertulus

bertulus_paul_during_dreyfus_affair_by_renouard_largeBertulus, Paul, Joseph, Jules, magistrat français, né à Marseille (Bouches-du-Rhône) le 23 mai 1851*, décédé à Paris le 15 janvier 1917*.

Après avoir été avocat à la Cour d’appel d’Aix (1874-1877), substitut du procureur de la République à Barcelonnette (1877), Brignoles (1877) puis à Draguignan (1879), procureur à Barcelonnette puis à Grasse (1880), juge d’instruction à Nice (1883), conseiller à la Cour de Chambéry (1884), juge à Paris (1890), Bertulus était juge d’instruction à Paris depuis 1893. Sa première apparition dans l’Affaire fut, fin 1897, quand il fut sollicité par Pellieux qu’il vit mais auquel, sur l’avis du Garde des Sceaux, il n’apporta pas l’aide demandée. En revanche, il conseilla Ravary qui était venu demander à l’« homme plus expérimenté que lui dans les choses de la justice » qu’il était, de voir le dossier de son instruction contre Esterhazy et de lui donner son avis. Tant qu’il n’aurait pas été « établi que le Petit Bleu [était] un faux, lui expliqua-t-il, et ensuite que ce faux [était] l’œuvre du lieutenant-colonel Picquart, rien ne t[enait] ». Tel était le « trou par lequel tout s’effondr[ait] » (Cassation I. II, tome 1, p. 219-220), un trou que Ravary ne cherchera pas à boucher, Gonse certifiant le faux.
Par la suite, Bertulus fut saisi de deux plaintes qui portaient sur des affaires connexes : celle déposée le 29 décembre 1897 contre Mathieu pour une pseudo-tentative de corruption de Sandherr en 1894 (voir notice « Affaire Sandherr » dans le tome IV) et celle de Joseph Reinach du 31 décembre contre Lemercier-Picard au sujet du « faux Otto » (voir notice « Faux Otto »). Deux plaintes pour lesquelles Bertulus rendit une ordonnance de non-lieu, le 15 mars 1898 pour la première et le 3 avril pour la seconde.
En février 1898, il intervint à nouveau dans l’Affaire pour instruire la plainte que Picquart avait déposée le 4 janvier pour faux en écriture privée contre Souffrain et contre inconnu dans l’affaire des télégrammes « Blanche » et « Speranza » (lettres de Picquart à Billot et au procureur de la République du 4 janvier 1898, AN BB19 94). Il fut chargé de cette enquête le 18 janvier (lettre de Milliard à Billot du 1er février 1898, AN BB19 94), entendit pour cela Blanche de Comminges (21 janvier), Ducasse (25 janvier), Picquart (15, 16, 19, 28 février et 5 mai), madame Monnier qui vint le trouver spontanément (voir sa notice), Du Paty (29 mars), Esterhazy (14 mai et 2 juin) et Autant (4 juin) et demanda des expertises en comparaison avec l’écriture de Souffrain, expertises qui ne donnèrent rien.
Magistrat libre et indépendant, Bertulus se heurta à sa hiérarchie et tout particulièrement au procureur Feuilloley qui trouvait que « [s]es allures, [s]a façon de faire, que le but qu[’il] voulai[t], un peu envers et contre tous, poursuivre […] n’était pas celui que le gouvernement, n’était pas celui que lui, procureur de la République, désiraient [l]e voir atteindre ». « [E]n pleine divergence d’opinions » avec lui, Feuilloley demandait la clôture de son enquête (Rennes I, p. 350-351). Il eût pu l’obtenir si au début de juillet elle ne fut pas relancée quand Bertulus apprit par Picquart que le cousin d’Esterhazy, Christian, avait beaucoup à dire (Mathieu, p. 158-161 ; voir notice Christian Esterhazy). Bertulus l’entendit les 9 et 11 juillet et, le soir même de la deuxième audition de Christian, vit Feuilloley pour lui demander un nouveau réquisitoire et lui faire part de sa volonté d’arrêter Esterhazy et sa maîtresse. Le nouveau réquisitoire en main – faux, usage de faux et complicité –, Bertulus, le 12 juillet, perquisitionna l’appartement de Marguerite Pays et celui d’Esterhazy, où il trouva quelques pièces qui prouvaient ce qu’avait été la collusion pour sauver le « uhlan », et procéda à l’arrestation des deux amants (Cassation I. II, tome 1, p. 222-223). Il entendit Marguerite Pays le 15 juillet, Esterhazy le 16 et confronta Christian avec son cousin et Pays le 18. Le 25, il procéda à l’interrogatoire récapitulatif d’Esterhazy et mit en évidence la volonté de nuire qui avait procédé à la fabrication des télégrammes et le préjudice qui en avait résulté et les qualifiait de faux, motif de l’inculpation. Bertulus, toutefois, avait commis une erreur : celle de conseiller à Picquart de porter plainte en faux contre Du Paty sur lequel Christian, Pays et Esterhazy avaient reporté toute la responsabilité des télégrammes. Picquart l’avait fait et de là, en quelques jours, s’était écroulé l’édifice que Bertulus avait pu édifier. Dès le dépôt de la plainte, Cavaignac protesta qu’un militaire en activité pût être entre les mains de la justice civile et invita Feuilloley à prendre un réquisitoire demandant à Bertulus de se déclarer incompétent. Bertulus tenta de contrer le procureur en distinguant les deux crimes et s’il concéda l’incompétence sur la question du faux, il se déclara compétent sur celle de l’usage de faux puisque la complicité qu’elle établissait avec Esterhazy et Marguerite Pays ressortissait de la justice civile (« Ordonnance », 28 juillet 1898, papiers Bertulus, AN AB XIX 4406, dossier 1. Publié dans Le Siècle du 30 juillet 1898). Feuilloley et Picquart se pourvurent tous deux et respectivement devant la chambre des mises en accusation contre cette ordonnance : le premier au motif que le juge était incompétent sur tout (voir l’arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Paris, 5 août 1898, AN BB19 88), le second, mettant en avant la connexité des crimes, au motif qu’il était compétent aussi sur le crime de faux (papiers Bertulus, AN AB XIX 4406, dossier 1). La chambre des mises en accusation jugea au fond et estima que la connexité ne pouvait être mise en avant, faute de preuves contre Du Paty : « On ne saurait en effet admettre qu’un plaignant pût, par de simples allégations, éluder la loi et qu’un juge d’instruction fût autorisé, sur le fondement de la disposition exceptionnelle de l’article soixante-seize du Code militaire, à se saisir de plaintes qui ne s’appuieraient que sur des affirmations ou des hypothèses et par là même ne seraient, en réalité, qu’un moyen illégal et abusif de soustraire, intentionnellement ou non, les faits et le militaire dénoncés, à la juridiction établie pour le juger. » Elle débouta donc Picquart en sa demande et suivit le procureur, déclarant Bertulus « incompétent pour informer sur tous les chefs de faux, usage de faux et complicité de ces crimes, imputés au lieutenant-colonel du Paty de Clam […] » (arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Paris, 5 août 1898, AN BB19 88). Picquart se pourvut immédiatement en cassation et le procureur général Bertrand prit un réquisitoire, fondé sur l’arrêt, concluant en fait et en droit au non-lieu pur et simple en faveur d’Esterhazy et de la Pays. Bertulus rendit alors une seconde ordonnance qui renvoyait Esterhazy et Marguerite Pays devant la cour d’assises pour faux et usage de faux. Feuilloley forma aussitôt opposition (« L’affaire Dreyfus », Le Siècle, 11 août 1898) et la chambre des mises en accusation se réunit en séance exceptionnelle au terme de laquelle, soutenant que la rédaction des télégrammes « ne révèle en aucune manière la combinaison frauduleuse et dolosive qui lui est attribuée ; et que cette rédaction n’implique même nullement que les deux télégrammes aient été adressés à Picquart par un adversaire, dans une pensée hostile et en vue de lui nuire », elle déclara qu’il n’existait pas contre les deux amants de « charges suffisantes de culpabilité ». Elle ordonna donc leur remise en liberté (arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Paris, 12 août 1898, AN BB19 88). Finalement, en septembre, la Cour de cassation cassera l’ordonnance de la chambre des mises en accusation et restituera sa compétence à Bertulus (« Les pourvois du colonel Picquart devant la Cour de cassation », Le Temps, 2, 3 et 4 septembre 1898).
Par la suite, au début de décembre 1898, Bertulus fut appelé à déposer devant la Cour de cassation dans le cadre de l’enquête sur le procès de 1894. Il y raconta ses rencontres avec Pellieux et Ravary, ses investigations dans l’affaire du « faux Otto » et surtout dans celle des télégrammes et révéla deux épisodes qui s’étaient déroulés en marge de ces enquêtes. Le premier avait trait à une rencontre avec Gonse et avait eu lieu « le premier ou le second jour de l’affaire Zola ». Gonse l’aurait alors chargé, dans la perspective du procès Zola, de faire comprendre à Picquart « que de son attitude à l’audience dépend[rait] toute sa carrière », une « carrière militaire [qui] ne sera[it] pas brisée, s’il sa[va]it demeurer militaire » et lui avait montré une pièce, signée « Alexandrine », pièce qu’il lui avait reprise aussitôt, « prétextant le temps qui pressait », quand pour mieux le voir le juge l’avait approché de la fenêtre. L’autre épisode avait eu lieu le 18 juillet, le jour même où il confrontait Christian à son cousin puis à la maîtresse de ce dernier. Henry lui avait alors rendu visite et avait eu « une réelle émotion » quand, compulsant le dossier des papiers saisis chez Esterhazy, il y avait lu une pièce faisant allusion à la rencontre de 1896 avec Richard Cuers. Il « pouvai[t] sauver l’honneur de l’armée, […] le devai[t] », lui avait alors dit Henry bouleversé et avait chargé Esterhazy et Du Paty, auteurs des télégrammes « Blanche » et « Speranza ». Le juge, sentant son visiteur pour le moins fragilisé, avait tenté de lui porter le coup de grâce en lui parlant d’un document qu’il possédait et qui prouvait ses relations avec Esterhazy, un document sur la base duquel des esprits mal intentionnés pourraient « facilement aller jusqu’à soutenir que celui qui documentait Esterhazy n’était autre que lui, Henry » : « Devant une pareille hypothèse, Henry s’effondra dans son fauteuil, sans dire un mot ; puis, tout à coup, il se mit à pleurer à chaudes larmes, pour ensuite se lever, venir à moi, m’enlacer de ses bras, puis me prendre la tête dans ses deux mains, m’embrasser au front et aux joues à pleine bouche, me répétant : “Sauvez-nous !” / Je poussai Henry dans son fauteuil, je laissai ses sanglots diminuer ; puis, tout à coup, comme se réveillant, il me dit : “Esterhazy est un bandit.” Sans lui laisser le temps de continuer sa phrase, si tant est qu’il en eût le dessein, je lui ripostai : “Esterhazy est l’auteur du bordereau.” Alors Henry ne dit ni oui ni non. Il se contenta de me répéter : “N’insistez pas, n’insistez pas ; avant tout l’honneur de l’armée” ». Les deux hommes s’étaient revus le 21 juillet pour l’ouverture des scellés, puis encore le 26, et c’est un tout autre Henry qu’avait vu Bertulus, un Henry « changé du tout au tout », qui lui avait dit que, « réflexion faite », ce qu’avait le juge dans son dossier « était insuffisant ».
Gonse, entendu, à la suite, avait nié avoir vu Bertulus aux premiers jours du procès Zola mais après le procès et n’avait donc pas pu lui donner de recommandations à l’attention de Picquart dans cette perspective. Il « protest[ait] […] contre les paroles que [lui prêtait le juge] ». Quant à la pièce secrète, il lui en avait en effet montré une, aussitôt reprise : « Ce canaille de D… ». Il n’en disait pas plus mais niait ainsi lui avoir montré le « faux Henry », découvert quelques mois plus tôt, comme Bertulus pouvait le laisser penser en parlant de la fenêtre. Quant à la scène du 18 juillet, Gonse, qui se souvenait d’un Henry revenu « très calme, et même gai », estimait n’avoir « ni à nier, ni à confirmer » mais s’étonnait que si elle s’était réellement déroulée telle que le juge la racontait qu’il n’en ait pas, comme tel devait être son devoir, parlé à l’autorité militaire. De même, il s’étonnait qu’une telle scène ait pu avoir lieu quand il se souvenait qu’Henry lui avait parlé de la joie et de la bonhommie qui avaient régné lors des deux séances suivantes, les 21 et 26 juillet (Cassation I. II, tome 1, p. 570, 572, 573-574 et tome 2, p. 24-25). Roget, entendu à son tour, vint lui aussi s’inscrire en faux contre les propos de Bertulus, « personnage » que quelques magistrats de ses amis lui avaient présenté comme quelqu’un dont il fallait se méfier, « capable de tout », « un viveur, un joueur et un besogneux » (Cassation I. II, tome 1, p. 625). Il se souvenait du retour d’Henry et de la bien différente histoire qu’il lui avait racontée. « “Vous croyez que je suis contre l’armée ?, aurait dit Bertulus à Henry. Vous avez tort. Je marche avec vous. Je suis désolé de ce qui se passe. Mais je suis bien obligé de marcher, parce que Picquart et ceux qui sont avec lui me poussent. Mais, au fond, je suis avec vous. Dites-le au ministre et au général Roget”. Puis il se mit à fondre en larmes, à embrasser Henry en lui disant qu’il y perdrait peut-être sa robe rouge et autres propos semblables ». Et Roget expliquait qu’Henry, « parfaitement calme au moment où il [lui] faisait ce récit, [lui] parut avoir pris au sérieux les propos de M. Bertulus » : « il chercha à me démontrer combien ce magistrat était de bonne foi en me priant d’aller chez lui comme il le désirait » (ibid., p. 624). Il se souvenait aussi que Iunck, présent, l’avait entendu dire à propos d’Esterhazy, à Henry qu’il raccompagnait « en le tenant par le bras » : « Eh bien ! cet homme-là, je le connais à fond maintenant. On peut dire tout ce qu’on voudra de lui au point de vue argent. C’est un aventurier, c’est un rasta ; mais, au point de vue de la trahison, il n’y a rien » (ibid., p. 636-637). Et, à l’appui de ses souvenirs, Roget avait fait verser au dossier une note d’Henry en date du 21 juillet qui racontait la scène du 18 (ibid., p. 637 et ibid., tome 2, p. 22-23). Une note ainsi conçue : « M. Bertulus. – En arrêtant Esterhazy et la fille Pays, j’ai jeté un cri d’alarme qui n’a malheureusement pas été compris. J’espérais que le Gouvernement interviendrait et me demanderait des explications. Il n’en a pas été ainsi. – Je n’ai vu personne du Gouvernement, et on ne me faisait rien dire. Cependant, j’ai agi dans l’intérêt du pays et de l’armée, que l’on mêle, je ne sais pourquoi, à toutes ces histoires. J’ai voulu éviter un scandale. / Moi (c’est Henry qui est l’interlocuteur). – Mais pourquoi cette arrestation qui, elle, cause déjà du scandale ? Il me semble que vous pouviez ne pas en arriver là, surtout après, ou en même temps que celle de la fille Pays. Cela a l’air d’une sorte de défi de votre part. / Lui. – Je vais vous en indiquer sommairement la cause. Et il me raconte sommairement alors que c’est Christian qui l’a mis au courant de tout. – Et il ajoute : Mais avant de venir à mon cabinet, il avait tout raconté à la bande des dreyfusards qui en avait rédigé une sorte de procès-verbal signé d’eux (Laborie [sic], Trarieux, etc.) et de Christian. / C’est là qu’est le malheur. Car s’il était venu directement devant moi, Paul Bertulus, j’en eusse informé le Gouvernement, et tout était arrêté. Après la rédaction du procès-verbal dont je viens de vous parler, il n’était plus temps, etc. » (copie dans les papiers Bard AN 54 AP/1 et cité dans Cassation i. iiI, p. 295). Bertulus était donc un menteur et Roget, découvrant sa déposition, avait tenu à faire savoir « que tout ce qu’a déclaré là M. Bertulus fait plus honneur à son imagination qu’à sa “VÉRACITÉ”, et [qu’il était] indigné qu’un magistrat puisse apporter des dépositions pareilles » (Cassation I. II, tome 2, p. 623). On ne peut pourtant croire que Bertulus ait pu inventer une pareille histoire dont pouvait d’ailleurs témoigner André, son greffier (voir notice André et Cassation I. II, tome 2, p. 19). Manau, dans ses conclusions, écrira qu’il ne croyait « pas un mot » de la version d’Henry telle qu’il l’avait consignée le 21 : « nous ne voulons pas sacrifier la sincérité de M. Bertulus, magistrat, aux fantaisies mensongères du faussaire Henry » (Cassation i. iiI, p. 296). Et comme le dira Bertulus à Rennes avec beaucoup de bon sens : « il s’était donc passé quelque chose d’intéressant, de grave, dans [s]on cabinet pour qu[’Henry ait] éprouvé […] le besoin de faire une note qui viendrait [l]e contredire. […] Il y avait donc quelque chose qui [le] troublait au fond du cœur, qu[’il ait voulu] laisser une trace quelconque qui [lui] permît de [lui] donner un démenti » (Rennes I, p. 354). Quant à la version Roget, on peut en effet s’étonner que si ç’avait été Bertulus qui s’était mis à pleurer, Henry n’en parlât pas dans son compte rendu écrit comme Gonse, qui était présent au retour d’Henry dans le bureau de Roget, n’en parlât pas plus dans ses deux dépositions. Roget s’était simplement « emballé » non seulement parce qu’il était bien conscient qu’impromptue, informelle, la rencontre n’avait fait l’objet d’aucun procès-verbal, mais encore parce que déposant devant la Cour il était sûr, alors, qu’il parlait pour les seuls conseillers et que sa déposition ne serait pas publiée. Et la meilleure indication en est qu’à Rennes, où les audiences seront publiques, il redeviendra raisonnable, oubliera les larmes et le reste et collera à la version « officielle » telle que l’avait consignée Henry (Rennes I, p. 270-271).
Le 25 avril, devant les Chambres réunies, Bertulus fut appelé à déposer à nouveau. Cette seconde déposition, au cours de laquelle il maintint tout ce qu’il avait dit dans la première, ne fut qu’une réponse aux « griefs » de Roget et principalement à celui, preuve selon lui du mensonge du juge, de n’avoir pas parlé de la scène du 18 au procureur et aux ministres qui pouvaient être concernés par une si grave affaire (Cassation I. II, tome 1, p. 635). Une simple question à ce moment qui deviendra bientôt une accusation de mensonge, Bertulus ayant répondu, lors de sa première déposition, à la question de savoir s’il avait fait connaître en leur temps « tous les faits » dont il avait déposé au procureur de la République et au procureur général : « Très régulièrement, chaque fois qu’un incident grave se passait dans mon cabinet, je descendais chez M. le Procureur de la République et je lui en faisais part » (ibid., p. 236-237). Lors de cette seconde déposition, il expliqua que s’il avait « tenu régulièrement au courant M. le Procureur de la République de tout ce qui se passait à [s]on cabinet relativement aux réquisitoires dont [il] étai[t] muni », il ne lui avait « pas parlé de la scène des larmes, parce qu’elle était en dehors de [s]on réquisitoire introductif » et qu’il « n’aurai[t] pu apporter qu’une impression », n’ayant « rien de positif et de suffisamment concluant ». Pour Ménard, greffier lors de cette déposition, les choses s’étaient passées de tout autre manière lors de cette seconde audition. Dans ses souvenirs, qui sont une succession de mensonges plus énormes les uns que le autres (voir notices Accarias, Alphandéry, Ballot-Beaupré, Bard, Baudouin, Chanoine, Galliffet, Manau, Waldeck-Rousseau), il racontera : « Bertulus termina la journée, la déposition des g[énér]aux Gonse et Roget l’avait écrasé et personne dans la cour ne croyait au roman qu’il avait bâti de toutes pièces pour ses amis de la Ch[ambre] crim[iminelle]. Le juste d’inst[ruction] avait donc menti : 1° en prêtant au colonel Henry une déclaration qu’il n’avait jamais faite ; 2° en affirmant qu’il en avait rendu compte au Proc[ureur] g[énéral]. / M. Mazeau avait eu en mains deux lettres qui furent lues devant la Cour et qui faisaient honneur aux deux magistrats qui les avaient écrites : M. Bertrand, proc[ureur] gén[éral] et Feuilloley, proc[ureur] de la République. / Ils affirmaient l’un et l’autre que le récit de Bertulus était de pure invention, que si un fait aussi grave s’était produit, il n’eût pas manqué d’en référer sur l’heure à ses chefs et il ne l’avait pas fait. / Je regardais avec indignation ce misérable magistrat pris en flagrant délit de mensonge et je me réjouissais de sa confusion qui était un châtiment mérité. / Il ne savait quelle contenance tenir et il n’osa plus soutenir ses allégations antérieures. / Le Président eut un beau geste. / “M. le juge d’instruction, lui dit-il avec fermeté, quand un magistrat commet une faute aussi grave que celle dont vous vous êtes rendu coupable, il en doit compte devant le conseil supérieur de la magistrture.” / Et Bertulus, honteux comme un renard qu’une poule aurait pris, l’ai effondré, répondit : “la cour voudra bien m’accorder le bénéfice des circonstances atténuantes” » (AN AB/XIX/5364, f. 332-333).
Bertulus, après avoir été entendu en juillet dans le cadre de l’enquête Tavernier sur Du Paty, fut appelé à déposer à Rennes. Entendu après Roget qui l’avait présenté en menteur (ibid., p. 269-276), il expliqua qu’il n’avait jamais dit « au point de vue de la trahison, il n’y a rien » (voir supra) mais « au point de vue de la trahison, je n’y puis rien » (p. 363) et raconta en menus détails, ne variant en rien de sa précédente déposition, son entrevue avec Henry du 18 : « Voilà comment les choses se sont passées. Elles ne se sont pas passées autrement. / Je vous le dis parce que c’est ainsi. / Je ne peux pas raconter les choses autrement. / Dix fois, vingt fois, dans cinquante ans, je les raconterai de la même façon parce qu’elles se sont passées ainsi » (p. 347). À la suite, il réfuta une à une les objections qu’on lui opposait pour disqualifier son témoignage, montra avec limpidité, comme nous l’avons vu, combien était suspect le compte rendu écrit d’Henry du 21 juillet et rappela que son greffier, André, avait été témoin de la scène et qu’il suffisait de l’appeler à déposer (ce qui sera fait : voir notice André). Il expliqua aussi combien la scène du 18 l’avait troublé mais qu’« à ce moment-là, elle n’était pas aussi concluante, elle n’était pas aussi nette ». Ce n’est, ajouta-t-il, « que plus tard, après l’arrestation, après l’aveu du faux, après le suicide » qu’il en comprit la gravité (p. 353). Et le jour de l’arrestation d’Henry, avant son suicide, il avait d’ailleurs raconté à un ami, le docteur Peyrot, ce qui s’était passé ce fameux jour et la volonté qui était la sienne d’aller en témoigner, d’« être un témoin terrible pour Henry » (p. 355-356 ; voir la déposition Peyrot dans Rennes III, p. 359-360). Pour lui, et il tint à le dire aux juges et au public de Rennes, l’Affaire ne faisait plus aucun doute à ses yeux : « On vous a dit : “Dreyfus est coupable”, et on l’a démontré par un faisceau d’hypothèses. / Moi je vous dit, en mon âme et conscience, parce que j’ai vu toute l’affaire pendant de longs mois, parce que je m’en suis occupé pendant des mois et des mois ; je vous dis : “Je ne crois pas qu’il soit coupable.” / Je crois, moi, à l’innocence de Dreyfus. J’y crois profondément, et il faut que j’y croie pour que je vienne ici vous le dire de cette façon. Je me compromets vis-à-vis d’un parti tout entier. Il faut par conséquent que ma conscience me dise que je remplis un devoir et que ma conviction soit absolue pour que j’agisse ainsi » (p. 360).
Bertulus, qui deviendra un des participants réguliers du dîner des Trois Marches (Stock, p. 137), sera nommé le 30 décembre 1899, conseiller à la Cour d’appel de Paris. Une nomination que Ménard pourra ainsi commenter : « Et c’est cet homme déshonoré, connu de tous au Palais et méprisé comme il le mérite, qu’un gouvernement sans pudeur et sans honte a nommé conseiller à la cour de Paris pour le récompenser d’avoir violé toutes les lois en faveur de Dreyfus et de Picquart » (AN AB/XIX/5364, f. 333).
Bertulus fut de ces magistrats, nombreux, qui furent convaincus de l’innocence de Dreyfus à l’examen du dossier. Témoin gênant, il fut une des cibles favorites de l’État-major et de la presse « esterhazienne » qui le montra en menteur, en faussaire, en homme du syndicat et en valet des juifs, insultes face auxquelles il continua sans relâche et avec obstination son travail.

Sources et bibliographie : ses dépositions à l’occasion de la première révision se trouvent dans Cassation I. II, tome 1, p. 219-237 et tome 2, p. 18-21 ; à l’occasion de l’enquête Tavernier à propos de Du Paty dans AN BB19 85 ; celle à Rennes dans Rennes I, p. 340-368. Le dossier de son enquête sur les télégrammes se trouve dans Cassation I. II, tome 2, p. 207-279 ; celui sur l’affaire de la pseudo-tentative de corruption de Sandherr dans ibid., p. 280-286. Ce qui concerne la scène capitale avec Henry se trouve dans Cassation I. II, tome 1, p. 226-227 et tome 2, p. 19-20 ; et dans Rennes I, p. 342-347. Voir aussi ses papiers : AN AB XIX 4406, dossier 1. On pourra consulter son dossier de la Légion d’honneur sous la cote : LH/220/49. On pourra aussi, à la BNF, lire ses lettres, sans grand intérêt, à Reinach (n.a.fr. 13571, ff. 139-163).

Philippe Oriol

Photo : MAHJ

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