Augustin Hamon, Mémoires d’un en-dehors

BNP_N61_Cx117_0056L’occasion nous est donnée de parler des sentiments et du rôle qui fut celui d’Augustin Hamon dans l’Affaire après la découverte – il nous avait échappé – des Mémoires d’un en-dehors. Les années parisiennes (1890-1903) d’Augustin Hamon, paru en mai 2013 à l’UBO (Université de Bretagne Occidentale) dans un texte établi par Patrick Galliou.

Qui était Augustin Hamon (1862-1945) ? Passionné par les sciences[1], il collabora tout d’abord à diverses revues scientifiques et, en 1890-1891, une France sociale et politique chez Savine) qui eut un certain retentissement. Libertaire, il collabora à La Révolte, à L’Endehors, à La Société nouvelle mais aussi à la Documentation antireligieuse, à L’Égalité, à La Revue socialiste, etc. En 1894, il publia un important volume : Psychologie du militaire professionnel et, à son retour de Londres où il s’était réfugié au moment des grandes rafles visant les anarchistes et qui avaient abouti au fameux Procès des trente, une Psychologie de l’anarchiste-socialiste (1895), enquête sociologique sous forme d’interviews. L’année suivante, il publia Le socialisme et le congrès de Londres, volume qui racontait ce qu’avait été ce congrès auquel il avait participé et avait été de ces anarchistes contre la présence desquels s’étaient élevés les marxistes. A partir de 1897, il enseigna à l’Université nouvelle de Bruxelles et au Collège libre des sciences sociales. Franc-maçon, libre-penseur, il était aussi antisémite, et avait publié en 1889, avec Georges Bachot, L’Agonie d’une société, « coup de chapeau » et « correctif » à La Fin d’un monde de Drumont. De même, il collabora à l’antisémite Le Peuple de Nantes, fondé par Raphaël Viau en 1891 et pouvait conseiller aux militants anarchistes, en 1893, dans Les Hommes et les théories de l’anarchie, brochure publiée « Aux bureaux de La Révolte », « les livres d’Édouard Drumont, d’A. Chirac ; “Les Juifs rois de l’époque” de Toussenel ; […] Le “Juif de la marine”, par Paulin Masson », etc. (p. 26).
Concernant l’Affaire, il écrivit, le 1er janvier 1895, dans La Cocarde, à laquelle il collaborait régulièrement, des « Réflexions sur la trahison » inspirés par l’affaire du capitaine Dreyfus. Se définissant comme « ni philosémite ni antisémite », il présentait cette affaire de trahison comme étant dans l’ordre des choses, le militaire professionnel étant vicieux par nature… Dreyfus était pourtant quelque peu différent de ses collègues, expliquait-il, en ce qu’il avait trahi pour de l’argent : « là sans doute intervient l’influence de la race juive », analysait-il sérieusement. Par la suite, Hamon sembla modérer ses ardeurs, peut-être sous l’influence de Bernard Lazare auquel il avait très lié en 1892-1896. En effet, s’il jugeait encore l’antisémitisme « utile en ce sens qu’il mène au socialisme », il le rejettait maintenant dans la mesure où « il réveille les haines latentes [et] aiguise le religion sommeillante dans les cerveaux »[2]. Cela dit, il pouvait, comme il le fera en août 1899, être convaincu par Picard qui dans son Aryano-sémitisme, écrivait-il, « affirme et démontre qu’il n’y a pas antinomie entre “être socialiste” et “être antisémite” dans le sens exact et scientifique[3] ». Le préjugé demeurait et fut une des principales raisons d’un refus de s’engager, à partir de fin 1897, qui flirtait avec l’antidreyfusisme. Dans L’Humanité Nouvelle, « revue internationale » qu’il avait fondée en 1897, il rendit compte en ces termes du premier mémoire de Bernard Lazare, qu’il ne voyait plus guère à ce moment : « La Vérité sur l’affaire Dreyfus […]. [Les] deux brochures publiés sous ce titre […] ne nous prouvèrent pas l’innocence du capitaine Dreyfus pas plus que sa culpabilité. Lazare est convaincu de cette innocence ; il l’affirme mais cette affirmation n’a point de valeur […] / L’auteur affirme et nie au lieu de prouver et de démontrer. Ces brochures laissent donc l’affaire comme avant : Dreyfus condamné par un conseil militaire à huis-clos. Il peut donc être innocent ou coupable. Le public n’en sait rien. Le fait de la condamnation ne peut faire préjuger de la culpabilité, car les erreurs judiciaires ne sont pas rares, et il a pu y avoir une raison d’état pour condamner un innocent[4] ». Ces quelques lignes furent l’essentiel de ce qu’il publia, ou laissa publier, dans L’Humanité Nouvelle. Dans ce court extrait, comme dans les rares pages évoquant l’Affaire, si Hamon, n’excluant pourtant pas la possibilité d’une erreur judiciaire, refusait de prendre parti d’un côté ou de l’autre, il n’hésitait pas, dans le privé, à exprimer le fond de sa pensée. Comme le révéla La Question sociale, Hamon, « sur cette affaire – nous l’avons entendu – a émis une opinion tout à fait contraire au bon sens, à la logique et à la vraie justice[5] ». On retrouve cette même orientation dans ses lettres à Brunellière. En avril 1898, il jugeait l’« embêtante » affaire Dreyfus « plus nuisible qu’utile au socialisme »[6] et il blâmait, en janvier suivant, Jaurès et Faure « de se mêler au mouvement dreyfusard[7] ». Quelques jours plus tard, il expliqua à Brunellière en quoi l’action des dreyfusards était dangereuse. Cette demande de révision, qui si elle aboutissait serait « l’indice net, catégorique de la puissance juive, du capital juif », servait, selon lui, « l’ennemi qui est l’étranger en général » : « La France en ce moment est l’objet des attaques de tout le monde. / En ce cas, j’estime qu’on doit la défendre. Je veux bien que l’on se critique, que l’on se batte entre soi, mais si l’étranger vient y mettre son nez pour nous décrier, nous abaisser, alors il faut faire bloc contre. / L’œuvre des Dr[eyfusistes] est nuisible en ce sens. Si Dr[eyfus] est innocent, hypothèse plausible, alors tant pis, il sera une victime. Il ne sera ni la première ni la dernière car les erreurs judiciaires sont quotidiennes. La vie d’un homme aussi précieuse soit-elle ne vaut la ruine d’une collectivité, ruine morale ou matérielle »[8]. A la fin du mois, il revint sur le sujet pour expliquer sa position : « Je ne suis ni antidreyfusiste, ni dreyfusiste par la bonne raison simple que je ne connais rien sur la culpabilité ou l’innocence de Dreyfus. Je n’ai aucun élément d’examen de cette question primordiale. Je n’ai vu aucune pièce ; aucune n’a été publiée. / Je ne veux pas agir et penser par sentiment, mais bien je veux agir et penser par raisonnement, par raison, sans souci des sentiments et impressions[9] ».
Pour lui, la seule et juste attitude était celle d’un Deville (« Avez-vous lu l’article de Deville dans le Devenir ? Il y a beaucoup d’idées que je partage sur l’affaire D[reyfus][10] ». Ainsi, soutint-il, « au point de vue des principes[11] », les signataires du manifeste « à la France ouvrière et socialiste », ainsi que Libeknecht et Lafargue : « Voilà encore du socialisme, des principes. Le reste, c’est-à-dire les bafouillages de Fournière, les grands cris de Jaurès, c’est de la bouillie pour les chats, de la politicaillerie. Appelez ça comme vous voudrez : du radicalisme par exemple mais pas du socialisme. / […] Si je suis avec Guesde-Lafargue, c’est que c’est eux qui tiennent le drapeau socialiste. Et ils le tiennent haut, ferme. Et je les salue ! / […] Ils sont sectaires, ils sont étroits, entêtés comme des mules. Mais ils pensent et ils agissent pour réaliser ce qu’ils pensent. les autres, Faure, Briand and Co, esclaves qu’on achète plus ou moins cher : ils jouissent, porcs, et se foutent du reste[12] ».
En octobre, Hamon envoya au Réveil social un article, « dans l’esprit du manifeste Guesde-Lafargue-Vaillant, […] donc très socialiste[13] », que Brunellière refusa d’insérer, origine de leur brouille, parce que le dit-article supposait « que tous les socialistes qui ont pris parti pour Dreyfus sont à la solde ou sous la direction des capitalistes juifs […][14] ». Dans cet article, en effet, Hamon accusait les intellectuels d’avoir affirmé, « sans aucune preuve, sans aucun document », l’innocence « du capitaliste et militaire professionnel Dreyfus » et, surtout, reprochait aux socialistes de s’être alliés avec le capitalisme « judéo-protestant », détournant ainsi le socialisme « de sa voie ». Comme dans ses lettres à Brunellière, il louait l’attitude des signataires du manifeste « à la France ouvrière et socialiste » et appelait le prolétariat à, désormais, suivre cet excellent exemple : « Le prolétariat n’a aucun avantage à se mêler aux luttes intestines de la classe capitaliste. Au contraire. Il se mêle de ce qui ne le regarde pas et le seul résultat est de faire le jeu de l’un de ses adversaires sans profit pour lui. Les capitalistes adversaires savent oublier leurs discordes et s’allier entre eux pour tomber sur l’ennemi commun : le prolétariat. Que les prolétaires s’inspirent de cette attitude et qu’ils se rappellent que l’ennemi commun c’est la classe capitaliste quels que soient les clans qui la composent. Si les classes se disputent, assistons à la dispute en curieux, comptons les coups en souhaitant qu’ils se détruisent mutuellement. Surtout n’allons pas aider l’un plutôt que l’autre, car tous les deux sont également les ennemis du prolétariat. Le socialisme ne pourra triompher que lorsque chaque prolétaire sera convaincu de cette vérité, lorsque, par suite, il possédera pleinement la conscience de classe. Les socialistes doivent surtout et avant tout combattre le capitalisme, laissant aux radicaux la lutte contre le cléricalisme, le militarisme, etc., tous organes du capitalisme qui ne peuvent disparaître qu’avec lui »[15]. Hamon prit très mal cette « censure » de son ami Brunellière : « En ne le publiant pas, vous faites acte de sémitisme et vous montrez de la partialité. Vous voulez bien attaquer les capitalistes catholiques – anticléricalisme des articles du Réveil S[ocial] – mais vous ne voulez pas attaquer les capitalistes juifs. Vous ne vous y prendriez pas autrement si vous vouliez montrer que les socialistes sont sous la direction des capitalistes juifs […] »[16]. Et de lui donner le 17 sa démission : « Votre R[éveil] S[ocial] va devenir un j[ourn]al radical qui mangera du prêtre mais se gardera de manger du capitaliste. Il est donc logique que j’en sorte. J’y détonnerais avec ma logique et mes principes à côté de l’arriviste Briand, de l’homme des Péreire, à côté de Gohier qui est un réactionnaire mal couvert des oripeaux du hurleur antimilitariste »[17].
Couv_GrisFoncer_BQLes Mémoires d’un en-dehors, qui sont à vrai dire un journal plutôt que des « mémoires », parlent finalement assez peu de l’Affaire en dehors des notations qui suivent les différentes rencontres avec Lazare qu’il put avoir et qui ignorent, l’année 1899, étant constituée d’une seule phrase, la question de l’article refusé par Brunellière. Toutefois, il parle de l’Affaire à deux autres reprises à d’autres propos, abordant deux questions intéressantes. En 1901, suite à une rencontre avec Jules Cardane, du Figaro, il notera les confidences de son interlocuteur au sujet du rôle qui aurait pu être celui de Weil, ancien ordonnance de Saussier et ami d’Esterhazy et, selon Cardane d’Henry (p. 321). La fameuse thèse « du troisième homme » que nous ne connaissons que trop (voir ici) et qui depuis 1899 commençait à se développer. Le second passage, toujours de 1901, est bien plus passionnant. Il est tout d’abord constitué des propos consignés de son avoué, auquel avait parlé Labori au moment où l’avocat propageait la rumeur de l’ingratitude des Dreyfus et du peu d’honoraires qu’il lui avaient livré[18], puis d’un long compte rendu d’une conversation avec Stock au cours de laquelle l’éditeur lui donna sa lecture du procès de Rennes, des réunions qui furent à l’origine de la décision d’accepter la grâce, de sa conviction de la culpabilité d’Henry dans la trahison et, surtout, de l’ingratitude de Dreyfus en particulier et des juifs en général qui n’ont « pas le sentiment de reconnaissance » et s’étaient conduits vis-à-vis de lui, de Picquart et de Labori « comme des cochons ». Des propos sur Dreyfus que nous connaissions déjà par ses souvenirs publiés en 1938[19].
Un livre passionnant qui nous plonge au cœur de la période et voit défiler les principaux acteurs de mouvement ouvrier.

 


[1] Cette présentation d’Hamon dans l’Affaire est rédigée sur la base de la notice qui lui sera consacrée dans notre Dictionnaire biographique et géographique de l’affaire Dreyfus à paraître en 2016.

[2] Cité in François Bournand, Les Juifs et nos contemporains, Pierret, s.d., p. 216.

[3] « Livres et revues », L’Humanité Nouvelle, 10 août 1999, p. 251.

[4] « Revue des livres », mai 1897.

[5] Marianne, « Revue des revues », La Question sociale, janvier-avril 98, p. 683.

[6] lettre du 5 août publiée in René Bourrigaud, Lettres nantaises : correspondance Brunellière-Hamon (1891-1899), CDMOT Nantes, 1990, p. 288.

[7] Lettre du 9 janvier 1899, ibid., p. 292.

[8] Lettre du 13 janvier, ibid., p. 296.

[9] Lettre du 24 janvier, ibid., p. 301.

[10] Id., p. 303.

[11] Lettre du 26 juillet 1899, ibid., p. 317.

[12] Lettre du 12 août 1899, ibid., p. 321-322 et 322-323.

[13] lettre du 10 octobre 1899, ibid., p. 328.

[14] lettre de Brunellière à Hamon, 9 octobre, ibid., p. 327.

[15] Cet article refusé se trouve dans ibid., p. 343-345.

[16] lettre du 10 octobre, ibid., p. 330.

[17] Ibid., p. 335.

[18] Voir sur cette question notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 956-957.

[19] Stock, L’Affaire Dreyfus. Mémorandum d’un éditeur, Paris, Stock, 1998 (rééd.), p. 174-178.

1 réflexion sur « Augustin Hamon, Mémoires d’un en-dehors »

  1. Patrick Galliou

    Bonjour, Merci pour cet article. Les « Mémoires » d’Hamon tiennent en effet plus du journal que de véritables mémoires, mais c’est le nom qu’AH a donné à son texte. Je l’ai donc conservé.

    Très cordialement

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