Nous ouvrons une discussion sur la question, bientôt tout aussi lassante que celle du canon de 75, à l’occasion de la prochaine actualité que constitue la publication, annoncée pour octobre, d’un nouvel article sur le dossier secret et la question homosexuelle, dans L’Histoire, de Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin (qui remplace Romain Huret) et celle d’un prochain ouvrage des mêmes intitulé : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus (voir à ce sujet notre précédent post : « Dreyfus et la question homosexuelle« ).
Nous commenterons ces deux nouveautés à leur parution. Mais pour préparer la discussion, ouvrons un post sur le premier article, celui publiée en 2008 dans la Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine (55-1, janvier-mars 2008) sous le titre : « Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l’affaire Dreyfus (téléchargeable ici : Cairn).
Nous donnerons ici deux textes. Celui de Marcel Thomas, tout d’abord, écrit dès 2008 pour une publication qui ne put se faire et qui prendra place, comme le suivant, dans le Cahier de la SIHAD à paraitre. A la suite, nous donnerons un complément par l’auteur de ces lignes et qui proposera une discussion sur les arguments présentés par notre trio.
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À propos d’Une relecture du « Dossier secret »…
Découverte ou mirage ?
Plus d’un siècle après le dernier épisode judiciaire de l’affaire Dreyfus, ni en France, ni à l’étranger, on n’a fini d’« en parler ». Nombre de chercheurs et d’historiens, professionnels ou amateurs, restent à juste titre persuadés qu’il subsiste à propos de ce drame national et de son contexte, des études sociopolitiques à entreprendre, des motivations individuelles ou collectives à analyser et quelques zones à scruter où toute l’ombre n’est pas encore dissipée en dépit des efforts déployés depuis plus d’un siècle pour faire enfin sortir du puits une vérité trop longtemps dissimulée.
Il s’en faut notamment de beaucoup que nous connaissions dans tous leurs détails les activités – et les machinations – des services tant français qu’étrangers dont chacun, à la Belle Époque comme aujourd’hui, avait mission de voler les secrets des autres et de protéger les siens. De tout temps, dans tous les pays du monde, la manipulation, l’intoxication, la corruption, le vol, le chantage, le faux, ont constitué entre leurs mains ces armes dont l’intérêt national justifie l’usage, mais exige le mystère.
Certes chacun sait aujourd’hui, et cela depuis longtemps, que « l’Affaire » est née d’un banal épisode de la guerre secrète qui opposait à la fin du XIXe siècle la « Section de Statistique » en France et le « Nachrichtenbüro » de l’autre côté du Rhin et que la monstrueuse erreur judiciaire qui enverrait au bagne un officier innocent naîtrait de la communication illégale à ses juges d’un « dossier secret », composé, sur ordre supérieur, de pièces fournies par notre service d’espionnage. Personne n’ignore non plus que c’est à ce même service qu’allait parvenir plus tard (dans des conditions d’ailleurs encore incomplètement éclaircies) le document révélant le nom du vrai coupable et que ce serait son nouveau chef qui, le premier, acquerrait, pièces en main, la conviction de l’innocence de Dreyfus, tandis qu’à son insu l’un de ses subordonnés, pour empêcher la vérité de voir le jour, trufferait de plusieurs faux un dossier nourri de documents recueillis par l’un de nos agents dans les locaux de l’ambassade d’Allemagne.
On ignore en revanche à peu près tout ce qui concerne les activités des agents à notre solde qui livraient aux attachés militaires allemands de « vrais-faux » documents officiels, fabriqués dans les bureaux de l’État-Major français dont l’existence a été reconnue par le Gal. Mercier à Rennes et par le Cdt. Targe au cours de la deuxième révision1.
C’est assez dire que pour connaître et surtout pour comprendre dans tous ses détails le fonctionnement des rouages occultes qui, de 1894 à 1899, provoquèrent d’abord la condamnation puis à long terme la réhabilitation du capitaine Dreyfus, les archives de notre « Section de Statistique », rapprochées de celles du « Nachrichtenbüro » auraient constitué une source documentaire d’une valeur considérable.
Du côté allemand, ces archives (en supposant qu’elles aient été conservées jusqu’en 1940) ont probablement disparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans les décombres du IIIe Reich. Du côté français, il semble bien, hélas, que celles de la défunte « Section de Statistique » aient été détruites par ordre supérieur lorsque notre service de renseignements fut réorganisé après 1906 et qu’il n’en subsiste plus que le vénéneux « petit dossier » constitué en 1894 pour obtenir la condamnation du Capitaine Dreyfus, noyau initial de celui que vint grossir par la suite tout ce qui dans le « produit » recueilli à l’ambassade d’Allemagne pouvait contribuer à empêcher par tous les moyens la révision du procès.
Ce deuxième « dossier secret » incluant le premier fut intégralement communiqué aux magistrats de la Cour de Cassation au cours des deux révisions, mais il resta longtemps inaccessible aux chercheurs. Le bruit, heureusement infondé, de sa disparition en 1940 dans l’incendie d’un camion militaire se répandit même durant quelque temps. Enfin « retrouvé » à Vincennes, vers 1950 dans le dépôt de nos archives militaires, sa consultation vient d’être fort à propos facilitée par le catalogue d’une exemplaire précision qu’en ont dressé les archivistes du Service historique des Armées de terre (S.H.A.T.).
C’est à lui qu’après l’avoir soumis à un minutieux examen MM. Pierre Gervais, Romain Huret et Mme Pauline Peretz ont consacré en 2008 dans la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine 2 un important article dont les conclusions très neuves sont clairement résumées dans le compte-rendu suivant publié en français et en anglais à la fin du même numéro :
« Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l’affaire Dreyfus ».
L’affaire Dreyfus est en partie née de l’utilisation en 1894 d’un dossier secret communiqué de manière illégale au jury qui fit condamner le capitaine. Certaines des pièces de ce dossier dont le contenu exact n’est pas encore précisément connu aujourd’hui, étaient tirées d’une correspondance homosexuelle entre deux attachés militaires étrangers à Paris, l’Allemand Maximilien Von Schwartzkoppen et l’Italien Alessandro Panizzardi. L’article démontre que la dimension homosexuelle de ces pièces a été délibérément mise en valeur dans le dossier de 1894, dont une nouvelle reconstitution est proposée. Il fait l’hypothèse que cette dimension a incité les officiers membres du jury à condamner Dreyfus malgré le fait que ce dernier n’était nullement homosexuel, parce qu’homophobie et antisémitisme étaient souvent reliés dans le contexte politico-culturel de l’époque. L’article conclut en analysant les raisons pour lesquelles cet aspect de l’Affaire a été négligé jusqu’à présent.
Dès le début de leur article les auteurs, on le voit, précisent sans ambiguïté que ce n’est pas sur la découverte de documents jusque-là inconnus qu’ils entendent fonder leurs conclusions, mais seulement sur la composition du dossier illégalement communiqué en 1894 aux juges militaires de Dreyfus. En affirmant qu’il comprenait quelques pièces « de dimension homosexuelle » toutes depuis longtemps connues mais dont personne n’avait jusqu’à présent décelé la présence dans le «petit dossier » de 94, ils entendent démontrer qu’en les y faisant inclure Mercier et ses subordonnés comptaient exacerber l’homophobie latente prêtée aux membres du Conseil de Guerre et rendre ainsi quasi certaine une condamnation jugée indispensable.
Comme je viens de le dire les pièces du dossier en question ont ultérieurement fait partie du grand « dossier secret » réuni par Henry qui, pour empêcher la révision, y inséra aussi ses propres faux lorsqu’il il eût remplacé à la tête de son service Picquart disgracié en 1896. Échantillons d’une « correspondance à caractère homosexuel’ échangées entre les attachés militaires allemand et italien », elles provenaient, comme le “bordereau” attribué à Dreyfus, de la corbeille à papiers de l’attaché allemand où les recueillait chaque jour Mme Bastian, une femme de ménage à notre solde, discrètement appelée « la voie ordinaire ».
C’est donc à la vérification scrupuleuse de leur hypothèse de base selon laquelle le caractère homosexuel des pièces en question aurait joué un rôle important, voire majeur, dans la première condamnation de Dreyfus, que se sont consacrés les auteurs de cette « relecture » d’un dossier depuis longtemps connu. Certes le nombre impressionnant de références et de citations qu’ils ont rassemblées prouve avec quelle minutieuse attention ils ont examiné à la loupe chaque document faisant partie du dossier et longuement pesé chaque témoignage contemporain relatif à son contenu et à son usage. L’on n’en est pas moins forcé de constater qu’une large part de leurs conclusions repose essentiellement sur quelques postulats présentés comme des faits acquis, alors que leur démonstration reste souvent à faire.
Nous sommes en effet invités à admettre d’entrée de jeu que la révélation de l’homosexualité non de Dreyfus, certes, mais des attachés militaires au profit desquels il était censé trahir, devait ou pouvait amener les juges du Conseil de Guerre à accepter plus facilement la culpabilité de l’accusé. En leur faisant communiquer des documents prouvant les rapports de celui-ci avec deux « sodomites » étrangers, le général Mercier aurait misé à la fois sur un antisémitisme et une homophobie largement répandus à l’époque dans la société française et en particulier dans l’armée. Prédestiné à la trahison par son appartenance à la race déicide, mis en mauvaise posture par les « démonstrations » alambiquées de Bertillon relatives à un prétendu maquillage de sa propre écriture, Dreyfus ne fournissait-il pas une preuve supplémentaire de son ignominie en s’étant acoquiné avec des pervers sexuels qui d’ailleurs le méprisaient au point de parler de lui entre eux comme de « cette canaille de D… » ?
En l’absence de tout écrit ou tout témoignage contemporain susceptible de l’étayer, on est en droit d’estimer pour le moins téméraire cette reconstitution des pensées secrètes du général Mercier et des considérations machiavéliques lui ayant inspiré les ingrédients de sa trop fameuse « forfaiture ». Certes ses auteurs s’appuient sur une importante documentation faisant état d’une forte poussée (parallèle à celle de l’antisémitisme) des préjugés homophobes dans la France de la Belle Époque, mais est ce là un argument suffisant, même si l’on admet volontiers que la croyance patriotique qui faisait alors de l’homosexualité « le vice allemand » par excellence ait pu se trouver renforcée après la défaite subie par la France en 1870 ?
Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette question certes intéressante, mais à propos de laquelle nous n’avons aucune compétence. Tout au plus, souhaiterions nous rappeler que dans le dossier secret de 1894 – tel du moins que nous pensions le connaître après l’examen qu’en avait fait la Cour de Cassation au cours des deux révisions – ne figuraient en tout et pour tout que deux spécimens (relativement anodins) de la « correspondance à caractère homosexuel » des attachés militaires. C’est d’ailleurs ce qu’affirmèrent aussi tous les témoins qui, à un titre ou à un autre, eurent connaissance de ce dossier et même participèrent à sa composition.
Le premier de ces deux document « révélateurs » est le fameux billet dit « Canaille de D… » adressé par Schwartzkoppen à Panizzardi3. Il avait été choisi par le colonel Sandherr, qui dirigeait alors la « Section de Statistique » parce que l’initiale « D » pouvait, pensait-il, désigner Dreyfus. L’évidente absurdité que représentait l’attribution à un officier aussi fortuné de la livraison de plans tarifés à raison de quelques francs l’unité n’avait arrêté personne.
Le second est la lettre dite « des appels » ou « lettre Davignon »4 relative aux rapports professionnels que Schwartzkoppen et Panizzardi entretenaient en tout bien tout honneur avec le colonel Davignon, alors chargé à l’État-Major des relations avec les attachés militaires étrangers.
Certes ces deux documents contenaient, l’un comme l’autre, des indices probants de l’homosexualité de leurs auteurs. Il aurait même fallu être bien naïf pour ne pas lever les sourcils en constatant que les deux amis avaient coutume de féminiser leurs signatures, Maximilien et Alessandro devenant ainsi « Maximilienne » et « Alexandrine », et de s’appeler affectueusement « Mon cher Bourreur » ou « Mon bon petit chien » en se recommandant à l’occasion de « ne bourrer pas trop ! ».
La « voie ordinaire » avait déjà fourni à des dates diverses un nombre assez important de pièces de même style, voire plus significatives encore, mais qui, pensons-nous, faisaient sourire leurs lecteurs appartenant à la Section de Statistique plus qu’elles ne les révoltaient. L’on a donc quelque peine à admettre qu’à elles seules les signatures de ces deux billets aient pu faire sur les juges militaires plus d’impression que leur contenu de nature strictement professionnelle, et surtout que la malencontreuse initiale « D » d’apparence si accusatrice. On est même en droit de douter que ces officiers momentanément changés en juges, mais ayant longtemps servi dans des corps de troupe aient été assez naïfs pour que leur indignation de voir un capitaine juif soupçonné de trahir sa patrie au bénéfice de sujets de la Triplice ait pu se trouver renforcée par la découverte chez ces officiers étrangers de telles tendances. Ils ne pouvaient ignorer qu’en France aussi elles étaient partagées par certains de leurs camarades sans que leur démission eût été exigée pour autant, ou qu’on les eût mît en quarantaine dans leurs garnisons.
N’oublions pas à ce propos que le Lt. colonel Georges Picquart avait pu à la fois se faire attribuer le surnom de « Georgette » (si du moins l’on en croit un ragot de Gonse aussi malveillant que mal fondé) et néanmoins faire à l’État-Major une carrière exceptionnellement brillante jusqu’au jour où ses efforts pour démontrer l’innocence de Dreyfus lui vaudraient de la part de ses chefs non seulement la disgrâce, mais les pires persécutions.
Il n’est donc pas interdit de supposer qu’ayant pris conscience de la relative faiblesse de tels arguments, leurs auteurs se trouvèrent logiquement amenés à présenter comme une quasi-certitude que le « dossier secret » ayant constitué en 94 la « forfaiture » de Mercier avait en réalité été tout autrement composé que ne l’avaient cru les juges de la deuxième révision lorsqu’il avait pu alors être impartialement reconstitué.
À l’appui de ce que Le Monde allait présenter en 2008 comme un véritable « scoop », ils établirent donc une nouvelle liste des pièces qu’ils estimaient avoir été communiqués aux juges de 94.
Dans cette liste ils firent figurer plusieurs billets sélectionnés par eux parmi les multiples pièces du même genre contenues dans l’épais dossier rassemblé à partir de la fin de 1897 par Gonse et Henry5 pour en faire un arsenal d’arguments antirévisionnistes.
Si ingénieuse que paraisse cette reconstitution, on n’en est pas moins en droit de s’étonner qu’aucun des témoins qui furent invités, au cours des deux révisions, à décrire le contenu du « petit dossier » qu’ils avaient, à un titre ou à un autre, eu entre les mains, soit en 1894, soit entre 1896 et 1897 n’ait gardé le moindre souvenir de pièces à ce point significatives. Par ailleurs comme tous les témoignages contemporains attestent que le « petit dossier » ne contenait qu’un très petit nombre de pièces, le fait d’affirmer un siècle plus tard qu’il en contenait d’un caractère homosexuel plus accentué encore que « Canaille de D… » et « la lettre Davignon » les obligeait logiquement à éliminer au moins la seconde des deux pour éviter un « trop-plein » dans le dossier reconstitué, même s’il fallait pour cela récuser les témoignages, sur ce point concordants de Picquart, Mercier, et Du Paty6.
Cette élimination ne nous paraît pas fondée sur des arguments irréfutables, mais c’est là un détail relativement peu important que nous nous abstiendrons pour l’instant de discuter. Il nous semble en revanche impossible d’accepter sans une argumentation approfondie que soit présenté comme un faux tardivement fabriqué par son auteur et par suite aussitôt écarté un autre document d’une importance capitale quant à la composition du « dossier secret » de 94.
Il s’agit là, nos lecteurs l’auront déjà compris, du « commentaire » rédigé conjointement en 1894 par du Paty et Sandherr sur l’ordre de Mercier, avant la réunion du Conseil de Guerre.
Ce document assez fumeux connu sous le nom de « commentaire Du Paty » s’efforçait de relier les unes aux autres les pièces du premier dossier secret en expliquant tant bien que mal qu’elles constituaient autant de démonstrations de la trahison de Dreyfus. Conscient du danger que représentait pour lui cette preuve indiscutable de son « crime d’État », Mercier, avant de quitter le ministère de la Guerre en 1895, se le fit remettre par Sandherr sous les yeux duquel il le détruisit lui-même. De surcroît, il lui donna l’ordre de faire disparaitre la matérialité du « petit dossier » en réintégrant à la place qu’elle occupait auparavant dans les archives du service chacune des pièces qui l’avaient momentanément constitué.
Fut-ce un tardif remords, ou la crainte d’avoir peut-être à rendre des comptes à un successeur de Mercier, qui poussa Sandherr à transgresser sur ces deux points les ordres de son ministre ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que les pièces mises en 94 sous les yeux des membres du Conseil de Guerre restèrent groupées dans le « petit dossier » que Picquart se fit apporter par Gribelin en 96. Il y trouva joint un exemplaire du « commentaire » rédigé deux ans plus tôt par Sandherr et par Du Paty qui avaient travaillé de concert à cette clé de voute du dossier.
Ce document était potentiellement si dangereux pour Mercier, que lorsqu’il en apprit la survie en 97, après la disgrâce de Picquart, il obtint de Boisdeffre, toujours chef d’État-major, qu’on le lui restituât, sous le fallacieux prétexte qu’il l’avait fait préparer « à son usage personnel ». Gonse lui apporta la pièce à domicile et Mercier la jeta au feu en sa présence7.
Hélas ! Pareille à la tache de sang sur la main de Lady Macbeth, cette trace de son crime allait une fois encore réapparaître lors de la révision du procès de Rennes. Pour sa propre défense et pour minimiser son rôle en 94 dans l’affaire du « dossier secret », Du Paty s’était trouvé contraint de remettre en 1904 aux juges de la Cour de Cassation un brouillon de son commentaire qu’il avait depuis longtemps placé en lieu sûr à l’étranger. Il n’accepta d’ailleurs de s’en dessaisir qu’après avoir obtenu de Mercier un feu vert qui ne pouvait décemment plus lui être refusé. Picquart, et Mercier lui-même, déclarèrent alors tous deux sans hésiter que ce premier état du commentaire était dans le fond et, à quelques détails de rédaction près dans la forme, identique à la pièce jointe au « petit dossier » de 94.
Une telle unanimité entre un Du Paty qui en 94 avait écrit de sa main le « commentaire », un Picquart qui en avait retrouvé un double en 96, et un Mercier qui, après l’avoir commandé et approuvé, avait par deux fois tenté de faire à jamais disparaître cette preuve de sa « forfaiture », constitue à l’évidence la meilleure des garanties de véracité de témoignages pour une fois concordants émanant d’adversaires depuis longtemps déclarés ! À notre connaissance personne jusqu’à présent ne les avait jamais mis en doute sur ce point.
Il serait par ailleurs contraire à la plus élémentaire logique d’admettre que Du Paty qui n’avait aucun intérêt personnel à couvrir Mercier, ni d’ailleurs aucune intention de le faire, ait pu décider, des années après la première condamnation de Dreyfus, de fabriquer une nouvelle version de son commentaire, d’y analyser des pièces qui n’ auraient pas été incluses dans le dossier secret de 94, et de passer sous silence plusieurs autres pièces (y compris une lettre « intime » n’ayant aucun rapport avec les actes reprochés à Dreyfus)8 dont la présence y est aujourd’hui affirmée, pour la première fois depuis un siècle. On doit donc s’étonner qu’un postulat en appelant un autre, il nous soit affirmé, sans la moindre citation ou discussion de son contenu, que le « Commentaire Du Paty » tel qu’il fut enfin versé non sans peine en 1904 aux débats de la Cour de Cassation était « un faux », au seul prétexte qu’il faisait référence aux « faux rapports Guénée » lesquels sont du même coup présentés (à notre avis contre toute vraisemblance) comme forgés en 1897-18989.
Cette manière trop hâtive d’écarter une pièce aussi importante que le « Commentaire » rend d’autant moins crédible la reconstitution arbitraire du dossier de 1894 sur laquelle les auteurs de l’article ont bâti tout l’édifice de leurs hypothèses.
Pour en revenir une fois encore à l’homophobie et à son rôle dans « l’Affaire», ces deux thèmes essentiels de la « relecture » qui nous est proposée, il n’est pas inutile de rappeler qu’au cours de « l’Affaire » le général Gonse, sous chef d’État-Major général envisagea bel et bien d’utiliser comme moyen de chantage la révélation de certains détails relatifs à la vie intime tant de Picquart que de Schwartzkoppen. En ce qui concernait Picquart, on se contenta « d’agir sur le mari » de sa maîtresse – vilenie dont le seul résultat fut de provoquer un divorce. Quant aux attachés militaires ce ne fut pas de la fameuse « correspondance à caractère homosexuel » que Gonse pensa un moment se servir pour imposer en cas de besoin silence à Schwartzkoppen, mais d’une série de lettres intimes émanant d’une maitresse de l’attaché allemand à qui elles avaient été, on ne sait trop comment, volées10. Elles attestaient chez son discret amant une propension manifeste à ce que Roger Peyrefitte appelait volontiers « le bimétallisme ». Le fait que le général Gonse ait un instant songé (à la grande indignation de Du Paty) à les utiliser pour manipuler Schwartzkoppen semble bien démontrer le peu d’importance accordée par l’État-Major à l’autre facette de ses mœurs intimes.
Que reste-t-il donc, en fin de compte de cette ingénieuse construction, fondée sur une série d’hypothèses certes aussi neuves qu’intéressantes, mais dont aucune ne saurait résister à une confrontation sérieuse avec un ensemble de faits aujourd’hui bien établis et de témoignages devenus indiscutables ? Peu de choses, hélas, et l’on doit d’autant plus regretter que tant d’efforts et de recherches aient été consacrés à cette « relecture » d’un dossier déjà connu dans tous ses détails depuis un bon siècle, alors qu’il reste encore quelques petits mystères à percer dans les épisodes de « guerre secrète » d’où est née l’Affaire.
Pour mettre un point final à cette trop longue discussion (contrairement à ce que laisseraient croire quelques propos diffusés par la voie d’internet elle ne doit rien à une inconsciente homophobie !) nous pardonnera-t-on d’évoquer sans méchanceté à propos d’une thèse plus ingénieuse que crédible, les célèbres bâtons flottants dont parlait La Fontaine et de répéter après lui : “De loin c’est quelque chose, et de près ce n’est rien…” ?
1. – Cf. Rennes, I, 75 et suiv. Mercier. II eme Rev. I, 459-60, Targe.
2. – Pierre Gervais, Romain Huret, Pauline Peretz, Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l’Affaire Dreyfus, ds. Revue d’histoire moderne et contemporaine, t.55-1 (2008), p.125- 160.
3. – Si connue que soit cette pièce, peut-être n’est-il pas inutile de la reproduire une fois de plus ici : « Je regrette bien de ne pas vous avoir vu avant mon départ. Du reste, je serais [sic] de retour dans 8 jours. Ci-joint 12 plans directeurs de Nice que ce canaille de D… m’a donné [sic] pour vous. Je lui ai dit que vous n’avez [sic]pas l’intention de reprendre les relations. Il prétend qu’il y a eu un malentendu et qu’il ferait tout son possible pour vous satisfaire. Il dit qu’il s’était entêté et que vous ne lui en voulez [sic] pas. Je lui ai dit qu’il était fou et que je ne croyais pas que vous voudriez [sic] reprendre les relations. Faites ce que vous voulez [sic]. Au revoir, je suis très pressé. ALEXANDRINE. Ne bourrez [sic] pas trop ! ».
Cette funeste pièce porte le numéro 25 dans le récent inventaire du “dossier secret” dressé par le S.H.A.T.Le Cdt. Cordier, adjoint en 1894 du Lt. Col. Sandherr, affirma au cours du procès de Rennes avoir déclaré à son chef à propos de la pièce « Canaille de D… », tandis qu’ils préparaient ensenble le “petit dossier” : « Tout cela n’a pas l’air de signifier grand-chose, mais enfin il y a une initiale, on peut l’envoyer. Et pour moi c’était à l’instruction que cela devait être porté ». (Rennes, II, 513).
4. – N° 40 de l’inventaire du S.H.A.T.
5. – C’est ce dossier dont, en mai 1898, au cours d’une période de réserve le substitut Wattinne, gendre du Gal. Billot alors ministre de la Guerre dressa l’inventaire en l’accompagnant d’un rapport établi avec le Gal. Gonse et daté du 1er juin. Le 15 août de la même année, le capitaine Cuignet, attaché au cabinet de Godefroy Cavaignac qui avait remplacé Billot à la tête du Ministère de la Guerre y découvrit le célèbre document où Dreyfus était nommé en toutes lettres maladroitement fabriqué fin octobre 1896 par le Cdt. Henry pour discréditer les efforts de Picquart qui tentait alors de persuader ses chefs de l’erreur commise en 1894.
6. – On voudra bien me pardonner de ne pas reproduire ici les nombreuses références relatives à la composition du premier “dossier secret”.0n les trouvera soit dans l’article de la R.H.M.C., soit dans le répertoire toujours tendancieux, mais bibliographiquement toujours utile de H. Dutrait-Crozon, Précis de l’Affaire Dreyfus… Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1909.
7. – Cette destruction qui constituait moralement une nouvelle “forfaiture” fut reconnue par Mercier lui-même au cours de la première révision par la Cour de Cassation, dans une lettre transmise le 26 avril 1899 au Premier Président Mazeau. Gonse confirma le 30 le récit de Mercier, en précisant avoir agi en la circonstance sur l’ordre formel de Boisdeffre.
8. – Cf. R.H.M.C., Op.cit, pp.134-135.
9. – Les auteurs de l’article cité plus haut (n.1) considèrent comme certainement “fausses” et reconstituées après le verdict de 94 les précisions sur le contenu du dossier secret de 94 contenues dans le “brouillon du ‘commentaire Du Paty’ produit tardivement en 1904 par son coauteur. Une telle accusation, qui fait de Du Paty (sans lui prêter le moindre mobile !) un faussaire plus habile qu’Henry est fondé sur la référence aux rapports de ‘l’agent Guénée’ contenu dans le document. Le truquage des originaux de ces rapports de police rassemblés avant le procès Dreyfus est indiscutable. En revanche il nous parait impossible d’accepter l’affirmation selon laquelle cette falsification aurait eu lieu bien après le procès. cf., R.H.M.C., Op.cit., p.130, et ibid.. n.23..Pour éviter une digression, inutile ici, à propos du policier Guénée et de ses divers rapports, vrais ou truqués, on voudra bien nous pardonner de renvoyer le lecteur à ce que nous en avons dit pour la première fois en 1961.Cf. L’Affaire sans Dreyfus (Paris, Fayard, 1961), p.164 et suiv.
10. – Il s’agit de Mme. De Weede, épouse d’un conseiller à l’ambassade des Pays-Bas à Paris. Il est difficile de croire qu’un paquet d’une bonne vingtaine de ses lettres ne laissant aucun doute sur la nature de ses relations avec Schwartzkoppen ait été apporté à la Section de Statistique par ‘la voie ordinaire’ ce qui impliquerait que leur destinataire les aient jetées intactes dans sa corbeille à papiers. À la suite d’une rupture non démontrée ? Ce serait aussi à prouver. Elles furent à notre avis plus probablement volées au domicile de son amant. Quoi qu’il en soit, il semble certain que leur utilisation par notre service aurait été aussi odieuse certes, mais probablement plus efficace comme moyen de chantage sur leur destinataire que la révélation par des échos de presse de son homosexualité. Même plus discret le scandale mondain et les complications, voire le duel qu’aurait pu provoquer une fois rendue publique la liaison de deux personnalités du monde diplomatique appartenant aux ambassades parisiennes de deux nations différentes aurait certainement attiré plus d’ennuis à Schwartzkoppen que son appartenance à une certaine ‘camarilla’ proche de Guillaume II, encore très puissante alors.
Marcel Thomas
Le dossier secret de 1894.
question de méthode
Nous voulons bien discuter sur tout et mieux encore être convaincus par tout. Mais pour cela il ne suffit pas de parler de retour aux sources premières, d’archives et de méthode. Il faut le faire et il faut le montrer. Or, qu’avons-nous là ? Une série de postulats qui sont autant de certitudes… « […] il est certain qu’une partie des pièces d’origine étaient tirées d’une correspondance homosexuelle etc. » (p. 125-126 de l’article de la RHMC). Et qui ne suit pas cette piste, ainsi balisée d’affirmations péremptoires, se trompe : « L’antisémitisme reste au cœur de l’Affaire : Dreyfus a bien été attaqué et condamné comme juif. Mais, sans prendre en compte l’homophobie, soulignée d’abord puis occultée, il est impossible de saisir le mécanisme conduisant de l’interception de la correspondance entre les deux attachés militaires à la condamnation du capitaine, sauf à supposer que les responsables du contre-espionnage comme leurs supérieurs manquèrent délibérément à tous leurs devoirs. » (p. 147)
Soit. Mais sur quoi est fondée cette « hypothèse » (p. 126) « certain[e] » (p. 124) ? Avant de la prouver, nos auteurs réfutent ce qui aujourd’hui est admis comme une certitude et qui contredit leur thèse, à savoir que le dossier était composé de quatre ou cinq pièces. Cela nous le savons grâce à Picquart, dont nos auteurs citent les paroles suivantes :
Ce dossier tel qu’il avait été enfermé dans l’armoire d’Henry fin décembre 1894, et tel que je l’ai reçu de Gribelin [l’archiviste de la Section de statistiques] fin août 1896, était divisé en deux parties. La première qui fut communiquée aux juges en chambre du conseil se composait de quatre pièces accompagnées d’un commentaire explicatif rédigé, à ce que m’a assuré le colonel Sandherr, par Du Paty de Clam. [La deuxième partie] était de peu de valeur. Elle comprenait 7 ou 8 pièces en tout, quelques photographies de la pièce « ce canaille de D. », quelques pièces sans importance se rattachant plus ou moins à celles de la première partie. (p. 127)
Que dit cette citation – qui ne se trouve pas à la place indiquée en note (« Débats, 1899, p. 40-41) mais est extraite de la deuxième lettre de Picquart à Sarrien du 14 septembre 1898 et se trouve citée p. 110 dans le précédent volume de débats (La Révision du procès Dreyfus à la Cour de cassation. Compte rendu sténographique « in extenso ». (27, 28, 29 octobre 1898), Paris, P.-V. Stock, 1898) ? Elle dit que le dossier secret, tel que Picquart l’avait vu près de deux ans plus tard, comprenait deux parties. Que la première, celle de 4 pièces, fut communiquée aux juges et que la seconde, composée de 7 ou 8 pièces, comprenait quelques photographies de « Ce canaille de D » et quelques pièces « sans importance ». Elle est donc utile à la thèse du dossier d’une dizaine de pièces, thèse de nos auteurs, mais pose le problème qui est de considérer que la seule première partie fut communiquée. Picquart le « suppose », nous disent-ils (p. 129). Non, Picquart ne le suppose pas, il l’affirme ! Si nous nous reportons en effet à ses autres déclarations, nous apprenons bien plus de choses sur la question de la communication en chambre du Conseil. Entendu par la Cour de cassation, deux mois après cette lettre, Picquart reviendra sur cette seconde partie et déclarera nettement que les pièces la composant « ne formaient que le rebut du dossier et n’avaient pas été communiquées aux juges » (La Révision du procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, Paris, Stock, 1899, t. I : Instruction de la chambre criminelle, p. 139). De même si nous lisons la lettre de Picquart à Sarrien du 6 septembre (et non du 4, comme le disent nos auteurs : p. 127), peut-être en « réfection » et « pas consultable » (p. 127, note 9) au moment de la rédaction de l’article mais alors consultable en ligne sur l’excellent site des AN (http://www.dreyfus.culture.fr/fr/mediatheque/zoom.php?id=283&langue=0&page=1&txt=6+septembre ; reproduite à la fin de l’article), nous y pouvons lire :
La portion du dossier secret non communiquée aux juges comprenait 7 ou 8 pièces ; les unes étaient des photographies de la lettre : « ce canaille de D… » les autres des document sans importance.
Un témoignage « capital », reconnaissent nos auteurs, mais « insuffisant pour reconstituer le dossier de 1894 » (p. 128). Nous comprenons bien qu’il s’offre l’avantage de « grossir » le dossier, il pose l’épineux problème de cette affirmation de la non-communication des pièces de « rebut » que par le choix de leur citation et par l’oubli des autres nos auteurs affirment tout de go qu’il permet de « réinsérer dans la discussion les “pièces de rebut” » (p. 130). Il ne réinsère pas. Il en parle pour les exclure. Mais ce témoignage pose un autre problème : celui d’y affirmer comme une certitude la présence de la lettre « Davignon ». Or le statut de cette lettre est pour nos auteurs « douteux » (p. 128). La lettre elle-même est « douteuse » (p. 134). Pourquoi ? Parce que toute la démonstration repose sur la présence de petits numéros à l’encre rouge sur les pièces en question et que la pièce « Davignon » en est vierge. Pourquoi est-elle donc douteuse ? A cela deux ordres d’arguments ou plus exactement deux témoignages. Le premier est dû à Targe qui affirma que « cette lettre n’était pas mentionnée dans un premier rapport sur le dossier secret, à l’automne 1897 » (p. 128). La chose est exacte mais n’explique rien. Rien ne nous dit que ce document d’octobre 1897 avait pour ambition l’exhaustivité et son titre nous indiquerait bien au contraire que ce qui semble poser problème pourrait en fait bien être une réponse qui serait aussi la confirmation des déclarations de Picquart. En effet, ce « Bordereau des pièces secrètes établissant la culpabilité de Dreyfus en dehors de la procédure suivie devant le premier Conseil de Guerre du Gouvernement militaire de Paris » écartait toutes les pièces de 1894. Il n’était peut-être certes pas malin de reconnaître ainsi l’existence du dossier secret, puisque la lettre « Davignon » ne fit jamais partie de la procédure mais ce document à usage interne n’avait pas pour vocation d’être livré à la publicité et ne le sera en effet pas avant que Targe, en 1904, le découvrît (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), 3 vol., Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1908, t. I. p. 79). Mais il y a sans doute une tout autre raison à cette absence. Depuis quelques temps, depuis octobre 1897 que Gonse et Henry avaient entrepris de tirer, de classer et d’enrichir le dossier secret, les hommes de la Section de statistique étaient plutôt enclins à laisser de côté une lettre dont l’interprétation avait été pour le moins forcée en 1894. Pour comprendre, rappelons-en le texte :
Mon cher Bourreur,
Je vous envoie ce que vous savez. Dès que vous êtes parti j’ai étudié la question des appels et j’ai vu que certaines questions de domicile etc. sont toutes subordonnées à celle principale dont voilà la direction.
Pour un appel partiel, [c’est-à]-dire limité seulement [dans quel]ques régions, les manifestes [sont-ils] publiés seulement dans les régions intéressées ou dans tout l’état ?
J’ai écrit encore au colonel Davignon et c’est pour ce que je vous prie. Si vous avez occasion [de v]ous occuper de cette [que]stion avec votre ami de le faire particulièrement en façon que Davignon ne vient [sic] pas à le savoir. Du reste il répondrai [sic] pas, car il faut jamais faire savoir qu’un attaché s’occupe de l’autre.
Adieu, mon bon petit chien [illisible]
En 1894, la lecture suivante en avait été faite : l’« ami » était bien sûr Dreyfus qui devait agir à l’insu de Davignon auprès duquel il travaillait… Cette lecture était d’une rare stupidité et ne pourrait souffrir la discussion. Peut-on sérieusement imaginer Panizzardi conseiller à Schwartzkoppen que si son « ami » – son espion – venait à se renseigner sur la question de l’appel des réservistes, il devait le faire sans que son supérieur le sût ? Était-il nécessaire de recommander à un attaché militaire la discrétion dans une affaire d’espionnage ? Une telle interprétation était tout à fait impossible, risible même, et on peut se demander comment on put faire de Dreyfus un « ami » quand il était dans la première pièce du dossier secret un « canaille » et dans la deuxième, datant de la même époque, le sujet des « doutes » de Schwartzkoppen. Pourtant, malgré sa langue improbable, cette troisième pièce était d’une absolue clarté et n’avait en soi rien de compromettant, raison pour laquelle elle avait été classée simplement à son arrivée. Panizzardi entretenait des relations avec le lieutenant-colonel Davignon, second du général Le Loup de Sancy au 2e bureau de l’État-major. Il faisait juste savoir à Schwartzkoppen que s’il était amené à discuter de la question de l’appel des réservistes avec son propre contact à l’état-major, son « ami » depuis 1880, il ne devait pas oublier de le faire en particulier (« particulièrement »), loin de la présence de Davignon. Devant son second, Sancy ne répondrait de toute façon pas et il ne fallait pas faire savoir à Davignon que sur une question pour laquelle il était en relation avec Panizzardi, Schwartzkoppen l’était avec de Sancy : « il faut jamais faire savoir qu’un attaché s’occupe de l’autre »… Relativement à la prise de conscience de la faiblesse de cette pièce, que nous évoquions, nous en avons une trace dans un rapport postérieur de quelques mois – 26 mai 1898 – dans lequel Gribelin semblait revenu à la raison :
La pièce portant le n° 40 (lettre de Panizzardi à Schwartzkoppen) fait allusion à des renseignements que Panizzardi aurait demandés directement au lieutenant-colonel Davignon, sous-chef du 2e Bureau de l’État-major de l’Armée, alors de Schwartzkoppen serait disposé à demander ces mêmes renseignements à la même source, par un autre intermédiaire.
Dans une pensée de méfiance, Panizzardi recommande à Schwartzkoppen de ne plus s’occuper de cette affaire, afin que le lieutenant-colonel Davignon ne sache pas que les attachés militaires, italien et allemand, travaillent ensemble les mêmes questions. (« Dossier secret Dreyfus », AN BB19 118 et MAHJ, 97.17.61.1. Il en existe aussi une copie dans les papiers Esterhazy conservées à la BNF (n.a.fr. 16464).)
Le second argument de nos auteurs ne tient pas plus. S’en remettant à Cuignet, ils expliquent que c’est lui, ainsi qu’il l’avait affirmé dans une note du 10 septembre 1898, qui « l’avait […] introduite dans le dossier à l’été 1898 » (p. 128). Nous avons là un parfait exemple de toute la limite des « traces d’archives » mises en avant par les auteurs. Il n’est pas possible de considérer un texte en lui-même sans lui redonner sa place dans le contexte dans lequel il s’inscrit. Cuignet mentait ici et la présence sur la pièce de la mention de l’inventaire Gonse/Wattinne (N°53), de quelques mois précédant celui de Cuignet, aurait dû les en alerter. Cuignet mentait donc et le faisait pour une bonne raison. Jusqu’à la révélation du « faux Henry », Picquart, docile, s’était toujours tu relativement au dossier secret. Dans sa lettre évoquée à Sarrien, lettre du 6 septembre 1898, il en avait pour la première fois parlé et en avait même, comme on peut le voir dans la reproduction donnée à la fin de l’article, précisé qu’il contenait 4 pièces. Il n’avait pas donné plus de précision mais il n’était pas douteux que Sarrien voudrait en savoir plus. Et de cela il ne pouvait être question. A la fin du conseil des ministres du 6 septembre, Sarrien avait transmit à Zurlinden la lettre qu’il venait de recevoir de Picquart (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 106). Dès le lendemain, Zurlinden avait pu envoyer ses impressions à son collègue, expliquant que si Picquart disait la vérité relativement « au rôle qu’il s’attribu[ait] » dans l’affaire – à savoir l’avoir suivie dès le début –, il ne fallait pas tenir compte de ce qu’il avait dit des aveux que de nombreuses pièces « réduis[ai]ent à néant » (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 105 et 106). Il ne parlait que des aveux et se gardait bien de toute allusion au dossier secret dont la révélation, au moment d’une révision de plus en plus certaine, serait une véritable catastrophe. Pour parer le coup, Cuignet, le 10, avait transmis à son ministre la note qu’évoquent en preuve nos auteurs, note qui expliquait « Comment sont nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus ». Habilement, Cuignet y affirmait que la « lettre Davignon » n’avait pas été « retenue comme une charge contre Dreyfus, lors du procès de 1894 », avait été « complètement perdue de vue par la suite » et que c’est lui qui avait mis en lumière « son importance et sa gravité » (Cuignet, « Comment son nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus », note du 10 septembre 1898, pièce 42 du dossier secret, publié dans « Dossier secret Dreyfus », AN BB19 118 et MAHJ, 97.17.61.1). Voilà qui permettrait de disqualifier le bavard si Sarrien répondait à sa demande. Il serait un menteur, celui qui donnerait comme faisant partie du dossier une pièce qui avait été négligée en 1894 et oubliée dans quelque dossier… Et s’il mentait, n’était-ce pas parce que ce fameux dossier secret n’avait jamais existé que dans l’imagination des dreyfusards… et de leur instrument Picquart ? Voici l’histoire d’une preuve qui n’en est pas une et nous pouvons regretter que nos auteurs, qui renvoient en note à la déposition de Cuignet de 1904, n’aient pas retenu que Cuignet y reconnait finalement qu’affirmer que la pièce « Davignon » n’avait pas été présentée en 1894 était « parfaitement » « inexact » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. II. p. 487).
Autre disqualification, celle du commentaire de Du Paty, attesté par Picquart, et dont la version que nous connaissons, exhumée en 1904 à l’occasion de la seconde révision, est qualifiée par nos auteurs de « faux ». (p. 130) Il est vrai que ce brouillon d’un document détruit précise le contenu du dossier secret et, en tous points concordant avec les souvenirs de Picquart, contredit donc la thèse de nos auteurs. Nous voulons bien admettre que ce document soit un faux mais les preuves manquent cruellement pour étayer pareille affirmation. Tout, au contraire, prouve qu’il était bien sinon identique tout au moins très proche du document qui accompagnait le dossier secret en 1894. Pendant longtemps, il n’avait pas été possible de parler, pire même de rendre public, un commentaire qui prouvait l’existence d’une illégalité que tous niaient farouchement. Dans ses souvenirs, en grande partie inédits, Du Paty racontera qu’au moment du procès Zola il s’était ouvert à Gonse de doutes de plus en plus forts, enjoignant son supérieur à faire la révision, « vous savez en révélant quoi ». Gonse lui aurait répondu, offusqué, qu’il ne comprenait pas que « pareille idée ait pu venir à un gentilhomme » : « Le général Mercier seul peut vous délier de votre serment… », aurait-il ajouté (Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961, p. 183). En 1899, appelé à déposer devant la Cour de cassation, Du Paty avait à nouveau demandé à Mercier de le libérer. Dans le brouillon – inédit – de sa déposition, il écrira ainsi : « j’ai demandé par écrit au ministre de la Guerre en fonctions en 1894 de me délier de ma parole, il n’a pas cru devoir le faire, je me tais. / J’attends, car un officier ne peut pas violer l’engagement l’honneur qu’il a pris. » (Du Paty, « Projet de déposition devant les Chambre réunies », BNF n.a.fr., inventaire en cours). De même, lors de la seconde révision, par « devoir vis-à-vis du général Mercier » et pour ne pas lui « manquer », Du Paty renoncera à montrer certaines pièces qu’il avait conservées. Et encore, en avril 1899, en réponse aux attaques du général Roget qui tentait de lui faire endosser la responsabilité de tout, Du Paty avait à nouveau écrit à Mercier pour qu’il l’autorisât à produire sa défense et pour cela, soit « de me délier de ma parole en me permettant de produire les preuves, soit tout simplement de m’adresser quelques lignes pour me dire “qu’il est à votre connaissance que j’ai obéi à des considérations d’ordre supérieur, patriotique et impersonnel, ignorées de mes accusateurs”, rien de plus » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 260. Voir aussi les pages 240-241 et 244). Mercier refusera encore et ce ne sera qu’après Rennes, il où ne put que reconnaître la matérialité de l’illégalité à laquelle il avait présidée, qu’il acceptera enfin. A l’occasion de la seconde révision, après avoir été pressé par des magistrats qui surent lui faire comprendre qu’il ne pouvait soustraire une pièce de la procédure à leur connaissance, Du Paty retournera voir Mercier, le 24 mars 1904, et, rentré chez lui, nota dans son Journal inédit : « Il ne voit pas d’inconvénient à ce que je donne le commentaire. Il s’exclame : “Pourquoi n’a-t-on pas exécuté mes ordres, Picquart n’aurait pas vu le commentaire !” ». Une phrase lourde de sens qui nous indique bien l’importance du commentaire et la concordance du brouillon de 1904 avec l’original. Pourquoi sans cela Mercier aurait-il authentiqué ce « faux » ? Pour protéger la correspondance « amoureuse » des attachés militaires ? Mais elle était révélée par « Ce canaille de D » et par la lettre « Davignon »… pourquoi dans ce cas ne pas les avoir sorties aussi… Et s’il s’agissait en effet d’un faux, quelle drôle d’idée assurément de s’arranger pour le faire coller avec les témoignages connus de Picquart. Quel intérêt Mercier et son complice Du Paty auraient-il eu à donner raison à leur accusateur. Non, comme le dit Marcel Thomas dans l’article qui précède : « Une telle unanimité entre un Du Paty qui en 94 avait écrit de sa main le « commentaire », un Picquart qui en avait retrouvé un double en 96, et un Mercier qui, après l’avoir commandé et approuvé, avait par deux fois tenté de faire à jamais disparaître cette preuve de sa « forfaiture », constitue à l’évidence la meilleure des garanties de véracité de témoignages pour une fois concordants émanant d’adversaires depuis longtemps déclarés ! »
Mais cela dit, si cette argumentation ne tient guère, demeure la question de cette numérotation à l’encre rouge, centre de la thèse de nos auteurs. La lettre « Davignon » n’en fait donc pas partie, le n°1 manque, ainsi que les n° 7 et 8 pour lesquels nous est proposée une explication pour le moins conditionnelle : les n° 7 et 8 seraient devenus après un reclassement les 3bis et 3ter, ce dernier corrigeant un « 8 » que l’image reproduite ci-dessous rend pour le moins hypothétique.
Il est indiscutable que cette numérotation indique un ensemble. Mais que prouve qu’il s’agisse de celui de 1894 ? Les « traces d’archives » évoquées par nos auteurs n’emportent guère plus l’adhésion que les précédentes. Cuignet, qui n’avait pas vu le dossier avant 1898, expliqua qu’il « y avait des numéros bis, ter » et Cordier, qui y travailla à la constitution, que « les correspondances sortant du service [étai]nt numérotées lorsqu’elle [étaie]nt livrées à d’autres service ». Et nos auteurs de rappeler, suivant lé témoignage du même Cordier, « que Sandherr avait “refait trois ou quatre fois le paquet” » du dossier secret en 1894 (p. 134). Soit. Mais que cela prouve-t-il ? En quoi, sans forcer le sens des mots, pouvons-nous en déduire que les documents de 1894 portaient des « bis » et des « ter » puisque Sandherr avait refait le paquet et que la numérotation fut faite parce que les documents sortaient de la Section de statistique ? C’est un drôle d’exercice que celui qui consiste à superposer des bouts de citations et de leur faire dire ce que l’on veut prouver. Cuignet ne parle que du dossier qu’il a eu entre les mains (mentant au passage quand il dit ne pas avoir vu le rapport Wattinne) à partir de mai 1898… En aucun cas son information ne sous-entend un « de tous temps ». En revanche, Du Paty affirmera à l’occasion de la seconde révision qu’il n’avait jamais vu « aucun numéro sur les pièces, parce que ce numérotage est postérieur au moment du procès de 1894 » (Déposition Du Paty à l’occasion de la seconde révision dans La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 239). L’affaire est entendue et on regrettera que nos auteurs n’aient pas cru bon retenir cette déclaration claire, nette et précise.
Passons. Que prouve donc, disions-nous, que cette numérotation soit celle 1894, si toutefois il y en eut une ? Ne pourrait-elle être celle d’octobre 1897 – qui nous l’avons vu ignorait la lettre « Davignon » ? Celle de janvier 1898 ? Celle de mars ? Ou des deux d’avril ?… autant de rapports que retrouva Targe et qui ont aujourd’hui disparu (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 79-80) ? Mais en fait la question doit se poser autrement. Combien y eut-il de classements (sélection et/ou ordonnancement) du dossier ? 1° le premier, celui de 1894 qui fut transmis aux juges ; 2° celui d’octobre 1897 ; 3° celui de janvier 1898 ; 4° celui de mars de la même année ; 5° le premier d’avril ; 6° le second d’avril ; 7° le rapport Gonse/Wattinne de mai ; 8° celui de l’été 1898 constitué par Cuignet ; 9° celui de l’automne 1898 constitué à la demande de Freycinet par le même Cuignet dans l’optique d’une prochaine présentation devant la Cour de cassation. Combien y eut-il de numérotations ? 6 au total mais qui ne se retrouvent pas sur chacune des pièces (en prenant en considération les dates). Chaque pièce porte donc entre 1 et 4 numérotations dont deux seulement nous sont connues : celle en rouge paraphée par Gonse et qui correspond au 7e classement et celle au crayon bleu du classement Cuignet, le 8e. Que sont les 4 autres : celle, sur quelques rares pièces donc, dont nos auteurs font l’axe de leur thèse ; celle, plus fréquente, d’une autre encre, sous la même forme (n° X) et souvent biffée et corrigée ; celle, fréquente aussi, simple numéro souligné d’un trait ou d’un arc de cercle ; et la dernière, rarissime, numéros entre parenthèses. Voilà qui nous indique que chaque inventaire ne fut pas numéroté. Pourquoi donc celui de 1894 l’aurait été ? Et puis que nous indique que ces numérotations, hormis les deux identifiées, soient en rapport avec l’affaire Dreyfus quand nous savons que ce n’est qu’à partir de mai 1898 (à l’occasion du rapport Wattinne) qu’il fut décidé de rassembler les pièces éparses, classées ailleurs en divers dossiers et pouvant de près ou de loin s’y rapporter. Que nous indique encore que la présence ou non du « n° », que l’utilisation d’une même encre soient le signe d’une appartenance à un ensemble ? Et si la numérotation à l’encre rouge était bien par hasard celle de 1894, pourquoi les accusateurs de Dreyfus auraient-ils laissé de côté d’autres pièces plus claires encore sur la question homosexuelle comme celle, pour ne citer qu’un exemple, datée de 1893 (n°51 de l’inventaire Gonse/Wattinne, n° 287 du dernier classement Cuignet) et qu’évoquent nos auteurs, lettre dans laquelle Maximilienne, avec un sens consommé de la métaphore, informait son « grand chat » que « son petit frère n’a cessé de pleurer » et qu’il fallait qu’il « le soign[ât] ».
Concluons. Nous ne voyons pas quel est ce « chaînon manquant dans les récits de l’Affaire » qu’évoquent les auteurs de l’article (p. 144). Mais s’il existe, il nous en faudra plus, et de plus précis, pour nous convaincre que la correspondance « amoureuse » des deux attachés permette de le « reconstituer ». Et si l’homophobie fut – et demeure – une réalité, nous ne parvenons pas à voir en quoi c’est le « lien entre judaïsme et homosexualité qui permet le mieux d’expliquer pourquoi le Conseil de guerre se vit confier, de manière illégale, un dossier vide, sur la base duquel Dreyfus fut jugé coupable ». S’il y eut un dossier secret ce n’est que parce que le dossier judiciaire était vide. Et peu importait ce qu’il pouvait alors contenir. Il ne valait que parce qu’il existait et qu’il était transmis par le ministre. En 1896, quand l’ami de Demange, Salles, rencontra chez des amis communs un des juges de 1894 qui lui parla de l’illégalité, du dossier secret et de sa transmission, l’avocat s’offusqua de qu’il considérait comme un « crime de lèse-justice ». Le juge lui répondit : « Comment un crime de lèse-justice ? C’est le ministre de la Guerre lui-même qui nous a apporté ce document. » (« Me Demange [interview] », Le Matin, 7 février 1898) Voilà ce que fut ce dossier. Un ordre de condamner et pas autre chose…
Philippe Oriol
La lettre du 6 septembre 1898 de Picquart à Sarrien :