VII
Picquart I, 26 novembre 1897.
PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
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L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt six novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Picquart (Marie, Georges), âgé de 43 ans, lieutenant-colonel au 4e régiment de tirailleurs, à Sousse (Tunisie), et n’être ni domestique, ni parent ou allié des parties.
Demande :
Monsieur Mathieu Dreyfus a adressé au ministre de la guerre, à la date du 14 novembre 1897, une lettre de dénonciation contre le commandant Walsin Esterhazy, lettre dans laquelle il l’accuse nettement d’être l’auteur du bordereau attribué à son frère. Au cours de sa déposition Mr Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat, appelé comme témoin, a fait la déclaration suivante : « Si on ne fait pas venir le colonel Picquart, l’enquête ne saurait être ni désireuse, ni sincère, ni complète ».
Qu’avez-vous à me dire et que savez-vous au sujet de cette affaire ?
Réponse :
Étant chef du service des renseignements pendant l’année 1896, j’ai été à même de connaître cette affaire complètement. J’en ai fait l’objet d’un mémoire daté du 1er 7bre 1896, qui a été remis par moi à Mr le général Gonse et qui donne à ce sujet tous les éclaircissements qu’on peut désirer d’une enquête préliminaire[1]. Je pense que ce mémoire vous a été remis ; dans le cas où il ne l’aurait pas été je reprends la question d’une façon complète, en y ajoutant les explications qui ont pu m’être suggérées par les réflexions que j’ai faites depuis cette époque.
Mon attention a été attirée pour la première fois, vers le milieu du mois de mai 1896[2], sur le Ct Esterhazy, par les fragments d’une carte télégramme[3] portant son nom et son adresse. Le texte de cette carte télégramme était conçu dans des termes tels qu’il y avait lieu de penser que des relations louches existaient entre le commandant et l’expéditeur.
Ces fragments avaient été remis au commandant Henry, je crois, par une personne qui fournissait habituellement ce genre de documents.
Comme d’habitude, ces fragments, mêlés à d’autres avaient été remis au capitaine Lauth ; c’est lui qui les avait réunis et qui était venu exprès, dans mon bureau, pour me montrer la pièce éminemment compromettante que formait la réunion des fragments.
La carte n’était signée que d’une initiale.
Dans le même lot, se trouvait un brouillon au crayon, ayant trait à une affaire du même genre et signé, autant que je m’en souviens, de la même initiale. Je fais néanmoins toutes mes réserves à ce sujet.
Ce brouillon portait, en mention, en travers de la partie supérieure « à envoyer ou à faire porter »[4]. Ou quelque chose d’analogue. La conclusion que j’en ai tirée, c’est que l’expéditeur avait d’abord écrit la carte, puis qu’il s’était ravisé, qu’il l’avait déchirée et qu’il avait fait le brouillon d’une lettre à recopier, peut-être par une autre main. Mais ce n’est là qu’une hypothèse.
Autant que je puis m’en souvenir, n’ayant plus eu les documents sous les yeux depuis plus d’un an, il s’agissait de renouer des relations qui avaient été interrompues. L’endroit d’où l’agent aurait tiré ces documents – et il y a tout lieu de croire que c’était la vérité étant donné ce qui s’était passé jusque là – était le même que celui d’où avait été tiré le bordereau.
Aucun des deux officiers mêlés à ce moment à l’affaire n’a eu l’air de mettre le moins du monde en toute la sincérité d’origine de cette pièce.
Je ne connaissais aucunement, à ce moment, le commandant Esterhazy, j’ignorais complètement à quel régiment il appartenait ; mais sachant combien un soupçon lancé à la légère peut s’attacher à tort à un officier, j’ai pris à cœur, avant de rendre compte de cette découverte à mes chefs, de prendre quelques informations sur lui. En ouvrant l’annuaire, j’ai vu qu’il appartenait au 74e d’infanterie.
Précisément un de mes amis[5], le commandant Curé, venait de quitter ce régiment et d’être nommé à l’État-major de l’armée. Je le fis appeler un matin et, lorsqu’il fut dans mon bureau, je lui dis à peu près ce qui suit : « Tu as, dans ton ancien régiment, le commandant Esterhazy, quel genre d’homme est-ce ? »
Le commandant Curé ne parut pas du tout étonné que le chef du service des renseignements s’enquît du Ct Esterhazy ; il me parla de lui dans les termes les plus sévères, me dit qu’il était constamment en quête de documents, alors qu’il était loin d’être un officier s’occupant avec zèle de son métier. Autant que je puis m’en souvenir, le commandant Curé me dit même qu’il avait prié le capitaine Daguenet du même régiment de ne pas prêter au commandant Esterhazy un document confidentiel que celui-ci lui avait demandé. « On ne sait pas ce qu’il en ferait », me dit en substance le commandant Curé. Le Ct Curé ajouta que le Ct Esterhazy lui avait posé, ou avait posé en sa présence à un officier, des questions sur la mobilisation de l’artillerie. Le Ct Curé me dit me dit encore qu’Esterhazy avait demandé plusieurs années de suite à se rendre aux écoles à feu d’artillerie et que la dernière fois, en 1894, je crois, n’ayant pu obtenir d’y aller avec solde, puisque c’était le tour d’un autre, il y avait été sans solde. Enfin le Ct Curé me dit que, même à ce moment là, le Ct Esterhazy employait un soldat pour recopier, je crois des dessins, sous prétexte d’études relatives à un fusil. Ce soldat s’appelle, je crois, Écalle, il a été libéré en 1896, et s’était retiré ; autant qu’il m’en souvient, à Paris, rue de l’Arcade.
À ce moment là, fin mai ou commencement de juin, mes recherches subirent une interruption, par suite de la maladie et de la mort de ma mère.
Malgré les renseignements donnés par le Ct Curé, je ne pus pas encore me décider à porter auprès de mes chefs une accusation aussi grave que celle de trahison contre la Ct Esterhazy et je tachai d’étudier sa manière de vivre et sa situation pécuniaire. Afin d’avoir plus de garanties de discrétion, je n’employai à ce service qu’un seul agent, très sûr, qui recevait directement les ordres de moi. J’eus aussi recours aux renseignements que pouvait me donner la poste. De l’ensemble de tous les renseignements recueillis, il résulta que le Ct Esterhazy entretenait une maîtresse à Paris, rue de Douai, bien qu’il fut marié et père de famille, qu’il fréquentait les maisons de jeu, qu’il était dans une situation pécuniaire précaire et les renseignements de la poste indiquaient qu’il recevait, de temps à autre, de l’argent d’un homme d’affaires appelé, Henry, demeurant place des Vosges ; mais ces envois paraissaient uniquement provenir d’une maison de rapport qu’Esterhazy ou sa femme possède à Paris. Par contre les sommations sur papier timbré abondaient et j’ai été averti, une fois, qu’une saisie allait être pratiquée.
Esterhazy avait eu de nombreux procès particulièrement relatifs à des créances. Un de ces procès a trait, parait-il, à la maison de rapport citée plus haut et d’après mon agent, les considérants du jugement ne seraient pas flatteurs pour Esterhazy. Certains de ces procès ont été gagnés, d’autres perdus. Un des perdants prétend qu’Esterhazy s’en est tiré grâce à une très grande habileté et en mettant en avant son titre d’officier.
J’ai appris, à la même époque, que, malgré les règlements militaires, Esterhazy avait accepté de faire partie du conseil d’administration d’une société financière anglaise, qu’il s’est retiré de cette société sur l’avis que les affaires ne se présentaient pas sous un jour favorable.
Au mois de juillet 1896, le commandant Pauffin de St Morel me fit connaître qu’il avait une lettre du Ct de Foucault [sic], attaché militaire à Berlin, disant qu’un ancien agent du service des renseignements allemand était venu le trouver et lui avait exprimé le désir d’entrer en relations avec nous. Cet agent nous était du reste connu[6] ; il avait été pressenti par le colonel Sandherr, qui avait essayé, sans y réussir, de le gagner à notre service. Le Ct de Foucault [sic] se rendit peu après à Paris, me raconta son entrevue avec cet agent et me dit qu’il lui avait posé, entre autres choses, quelques questions assez extraordinaires. Il lui avait dit notamment : « Pour qui donc travaillait Dreyfus ? – Quand on l’a arrêté, nous avons télégraphié partout pour savoir à qu’il appartenait ; nous avons cru qu’il travaillait pour Bruxelles, mais on nous a répondu partout qu’on ne le connaissait pas. Nous n’avons qu’un officier, un chef de bataillon d’infanterie. A un moment donné Schlieffen n’en a plus voulu ; il ne nous fournissait que des choses de peu de valeur, des cours de l’école de tir au camp de Châlons ».
Cette déclaration me frappa beaucoup parce que le commandant Curé m’avait précisément parlé du cours de l’école de tir du camp de Châlons.
Le Ct de St Morel avait mis un mois à me transmettre la lettre au Ct de Foucault [sic], de sorte que l’arrivé de ce dernier à Paris et sa réponse à l’agent ont trainé quelque temps en longueur.
À ce moment, je me jugeai suffisamment documenté sur le commandant Esterhazy pour porter son cas auprès de mes chefs. Je saisis de la question le général de Boisdeffre à son retour des eaux de Vichy. Le général de Boisdeffre me prescrivit de continuer la surveillance.
Sur ces entrefaites, j’avais organisé à Bâle une entrevue entre l’agent allemand et le capitaine Lauth. Cette entrevue avait pour but de faire répéter à l’agent les déclarations qu’il n’avait fait qu’esquisser auprès du Ct de Foucault [sic] et de tâcher d’obtenir, autant que possible, le nom de l’officier et la nature des documents livrés. Au dernier moment, le capitaine Lauth insista beaucoup pour emmener avec lui le Ct Henry, que je n’avais pas désigné parce qu’il ne sait pas l’allemand et qu’il fallait, dans cette circonstance, un tout qui lui manquait peut-être. Le résultat de l’entrevue de Bâle est consigné, in-extenso, de la main même du capitaine Lauth, dans les pièces à l’appui du mémoire du 1er septembre.
D’après ce que me disent les deux officiers, tout ce qu’on avait pu obtenir de plus de l’agent, c’est que le chef de bataillon était décoré et qu’il avait environ 50 ans. Les officiers prétendent qu’il n’a pas voulu dire le nom. Il a donné, par contre, le nom d’un autre agent allemand établi sur le territoire français, nom qui s’est trouvé parfaitement exact et s’appliquant à une personne des plus suspectes. L’agent allemand n’a voulu, du reste, accepter aucune rétribution pour cette séance[7].
À sa rentrée à Berlin, il s’est vivement plaint d’avoir été bousculé (sens figuré) et traité sans égard par l’un des officiers qu’on avait envoyés, et dont il avait parfaitement reconnu la qualité, bien que cet officier s’obstinât à dire qu’il appartenait à la police.
Les choses en étant arrivées à ce point, j’ai songé à me procurer de l’écriture d’Esterhazy, écriture que je ne connaissais absolument pas. Nous possédons, en effet, dans mes archives une certaine quantité de correspondance compromettantes dont nous ne connaissons pas les auteurs, et quand une personne nous est signalée comme suspecte, une des premières choses que nous faisons est de comparer son écriture avec celle de l’une de ces pièces.
Pour Esterhazy, ce désir de comparaison était encore doublé (mais ce n’était qu’une intuition) par l’idée qu’Esterhazy s’étant occupé de questions d’artillerie, aurait pu être le complice, le porte plume, si l’on veut de Dreyfus, pour la confection du bordereau. Désireux de procéder correctement, j’avais l’intention de ne m’adresser qu’au colonel[8] pour avoir de cette écriture et je sollicitai, à cet effet, l’autorisation du ministre, avec l’assentiment du général de Boisdeffre. Le ministre, après avoir suspendu pendant quelques jours sa décision, finit par m’autoriser, la veille du départ du 74e pour les manœuvres, à aller trouver le colonel Abria, qui me promit de m’envoyer des échantillons d’écriture du Ct Esterhazy et qui me les fit parvenir quelque temps après.
Ayant encore dans la mémoire, l’aspect général de l’écriture du bordereau, je fus frappé de l’air de famille qui existait entre les deux écritures et je procédai immédiatement à une comparaison entre les échantillons que m’avait envoyés le colonel Abria et une photographie du bordereau qui se trouvait déposé dans une des armoires secrètes du service.
Du premier coup d’œil, je vis qu’il y avait identité entre certains mots du bordereau et certains mots des échantillons, le mot « manœuvres » notamment. Toutefois, ne voulant pas me fier à ma seule appréciation, je fis faire, par mes officiers, des photographies des échantillons en ayant soin de supprimer tout ce qui aurait pu déceler la personne et même la qualité de l’auteur. Je montrai un de ces échantillons photographiés au Ct du Paty de Clam, qui me dit, à première vue, c’est de Mathieu Dreyfus. (Pour l’intelligence de cette question, il est nécessaire de dire que d’après la thèse soutenue par le Ct du Paty et par Mr Bertillon, Dreyfus avait écrit son bordereau en composant un mélange de son écriture et de celle de son frère et en recalquant ensuite le tout pour lui donner une apparence plus courante).
Je montrai également un échantillon à Mr Bertillon qui, à première vue, me dit : « C’est l’écriture du bordereau. Ils ont dû faire travailler quelqu’un pendant un an pour arriver à cette perfection ». Je lui dis alors : « Mais si c’était une personne que je connais » ? – « Eh bien, m’a-t-il répondu, je vous répondrais que cette personne s’est exercée à reproduire le bordereau ». Je ne suis pas parvenu à le faire sortir de cette idée. Je le priai d’examiner encore la chose à loisir, il le fit et revint me rendre compte de ses investigations en me disant qu’il était plus ancré que jamais dans ses assertions[9].
Ayant trouvé identité entre l’écriture du bordereau et celle du Ct Esterhazy, je cherchai avec une certaine anxiété, si ce dernier pouvait s’être trouvé dans une des situations qu’indiquait ce bordereau.
Je savais déjà qu’Esterhazy s’était occupé de questions d’artillerie, je savais qu’il était très questionneur et pouvait avoir recueilli quelques bribes sur d’autres questions encore. Mais deux points importants restaient à éclaircir : Était-il en mesure de faire copier un document in-extenso, avait-il été à des manœuvres en 1894 ? –
Les résultats de mes investigations furent, là encore affirmatifs. Esterhazy était, à ce moment-là major ; il avait un ou plusieurs secrétaires à sa disposition et quoique major, il avait été désigné pour prendre part aux manœuvres de brigades avec cadres. Ce dernier fait me frappa d’autant plus que l’avocat de Dreyfus avait dit dans sa plaidoirie : « Mon client n’est pas parti en manœuvres, il est parti en voyage d’état major et un militaire ne se trompe pas de dénomination dans un cas semblable ».
D’autre part Dreyfus n’avait pas au ministère, ni ailleurs que je sache, de secrétaire à sa déposition pour copier un document.
Enfin, les documents énoncés du bordereau ne paraissaient pas, sauf peut-être la note sur Madagascar, de ceux que Dreyfus, employé alors au 2e bureau de l’État-major de l’armée, avait immédiatement à sa disposition. S’il avait voulu profiter de sa présence au 2e bureau pour livrer quelque chose, il aurait certainement pu donner des renseignements d’un intérêt différent et peut-être plus considérable. Il aurait pu leur dire notamment, ce qui est toujours extrêmement intéressant à savoir, quels étaient les documents que l’on possédait sur eux et sur les autres nations de la triple alliance.
Dès lors ma conviction était faite et cela d’autant plus que, sans me limiter au bordereau, j’avais cru devoir, pour calmer ma conscience, vérifier si les autres pièces, classées au service, et qu’on mettait à la charge de Dreyfus, ne pouvaient pas s’appliquer plutôt à Esterhazy. Or j’avais trouvé que de ces pièces, l’une s’appliquait plutôt à Esterhazy qu’à Dreyfus, comme on l’avait affirmé, et qu’une autre était au moins douteuse.
Je rédigeai alors le mémoire daté du 1er septembre, résumant les charges que j’avais recueillies contre Esterhazy. Dans mes conclusions, je demandai des instructions nouvelles, me trouvant dans l’impossibilité, avec les moyens limités dont j’avais déposé jusque là, de la pousser plus avant.
Je remis ce mémoire au général de Boisdeffre, le général Gonse se trouvant absent.
Le général de Boisdeffre m’envoya communiquer le mémoire au Gal Gonse et me prescrivit de suivre les instructions que me donnerait ce dernier.
Le général Gonse me conseilla la plus grande prudence, me prescrivit de m’abstenir de consulter tout nouvel expert et m’invita à rechercher simplement quels étaient les documents qu’Esterhazy s’était procurés et par qui il se les était procurés.
J’interrogeai alors, avec toute la discrétion désirable, un ancien secrétaire d’Esterhazy, retiré à Bernay, qui m’affirma avoir copié sur des livres ou, je crois, sur des cahiers, des renseignements militaires de nature assez variée, qui devaient servir, dans l’esprit de ce secrétaire, à la préparation de conférences faites par Esterhazy. J’interrogeai également un officier d’artillerie de l’un des régiments avec lesquels il avait fait les écoles à feu, mais cet officier ne me donna aucun renseignement suspect sur Esterhazy.
Jusqu’à mon départ de Paris, je continuai à suivre de très près Esterhazy, sans découvrir rien de nouveau, sinon sa gêne toujours croissante.
Au commencement de novembre 1896, il était littéralement aux abois, il cherchait de l’argent partout dans le monde juif, par l’intermédiaire de son ami Maurice Weil.
Je dois ajouter, chose que j’avais omise dans le courant de ma déposition, que dans le courant de l’été 1896, Esterhazy avait cherché, en frappant à toutes les portes, à être employé au ministère de la guerre, soit au service des renseignements, soit à la direction d’infanterie.
Demande :
En résumé ; fautes les considérations que vous venez de faire valoir vous ont amené à la conclusion qu’Esterhazy était l’auteur du bordereau et que, par suite, Dreyfus était innocent du chef d’accusation qui a fait la base du procès.
Réponse :
Oui.
Demande :
Vous m’avez parlé des fragments d’une carte télégramme portant le nom et l’adresse d’Esterhazy ; vous m’avez dit que ces fragments vous avaient été remis, du moins vous le croyez, par le Ct Henry : je voudrais que vous précisiez et que vous me fixiez sur la provenance de ces fragments ?
Réponse :
Les fragments ont été remis par l’agent au Ct Henry ; le Ct Henry, ou bien me les a remis et je les ai donnés moi-même au cap. Lauth, ou bien la remise du Ct Henry au cap. Lauth s’est faite dans mes bureaux, pour ainsi dire sous mes yeux.
Demande :
Je vous présente la carte télégramme dont il est question, la reconnaissez-vous ?
Réponse :
Je crois la reconnaître, pourtant il me semble que l’écriture était plus homogène. En tout cas le texte est parfaitement exact.
Demande :
Je vous présente la photographie de cette carte télégramme, reconnaissez-vous cette photographie comme étant une de celles tirées dans votre service ?
Réponse :
Oui, je le reconnais.
Demande :
Je vous prie de me faire savoir dans quel but vous avez fait disparaître dans la photographie du texte les traces de déchirures qui existaient sur l’original.
Réponse :
Au moment du procès Dreyfus l’origine du bordereau a été presque immédiatement divulguée. Autant que je me rappelle, des traces de déchirures apparaissaient sur beaucoup de photographies du bordereau : le mot de « panier à papiers » a été immédiatement prononcé. Il était indispensable que les inconvénients qui se sont produits à la suite de cette divulgation ne se produisent plus. J’ai donc chargé des officiers de faire disparaître, autant que possible, ces traces sur les photographies afin que cette photographie ne donne que le fac-simile de la pièce et non, en même temps, des indications sur sa provenance.
Demande :
Les fragments du brouillon au crayon dont vous parlez en même temps que de cette carte télégraphique sont-ils dans le dossier Esterhazy que vous avez constitué au ministère de la guerre ? – Le Ct Henry les a-t-il vus ? – Le capitaine Lauth les a-t-il raccordés ?
Réponse :
C’est au ministère, je ne puis dire si c’est dans le dossier en question.
Le Ct Henry les a vus et le capitaine Lauth les a raccordés.
Demande :
L’écriture de ce brouillon est-elle la même que celle de la carte télégramme.
Réponse :
Elle y ressemble, autant que je peux m’en souvenir, n’ayant pas vu ces pièces depuis un an.
Demande :
Vous m’avez parlé de renseignements pris à la poste sur Esterhazy ; – Dites-moi la nature des renseignements pris à la poste.
Réponse :
Pour commencer, liste des chargements du quartier d’Esterhazy ; ensuite, examen de la correspondance de la personne qui envoyait les chargements et puis, plus tard, examen de la correspondance Esterhazy.
Demande :
Le résultat de l’examen de cette correspondance, en somme, à été nul ?
Réponse :
Il a été nul.
Demande :
N’avez-vous pas fait procéder, par l’agent que vous avez employé[10], à des recherches dans l’appartement d’Esterhazy ?
Réponse :
Oui, à la suite de ces mots du ministre : « ne pourrait-on pas savoir quels sont les papiers qu’il a chez lui » ?
Demande :
Quel a été le résultat de ces recherches.
Réponse :
Le résultat de ces recherches faites très tardivement et après que la reprise de l’affaire Dreyfus était revenue au grand jour, a été la constatation qu’une quantité considérable de papiers avait été brûlée récemment par Esterhazy. Les pièces qui restaient étaient insignifiantes.
Demande :
Vous avez parlé de la photographie du bordereau ; – par qui ce bordereau a-t-il été photographié, quel a été le nombre des épreuves tirées ? Ces épreuves ont dû être enregistrées et, par suite, on a dû pouvoir se rendre compte si c’est du ministère qu’est venu le coulage.
Réponse :
Le bordereau a été photographié environ un an avant que je ne prenne le service. Je crois, mais sans pouvoir l’affirmer, qu’il a été photographié par Mr Tomps, ancien agent civil du service, actuellement commissaire spécial. Les reproductions et amplifications de ce bordereau ont été nombreuses.
Elles n’ont jamais été enregistrées, à ma connaissance.
Des reproductions partielles sont retrouvées dans divers mémoires ou documents.
Plusieurs de ces reproductions sont, je crois, l’œuvre de Mr Bertillon. En tout cas, le Lt Colonel Henry ou l’archiviste Gribelin pourraient donner des renseignements très détaillés à ce sujet.
Demande :
Vous avez dit que le commandant Esterhazy avait été à même de faire copier un document d’une certaine étendue, parce qu’il était major et qu’il avait un ou plusieurs secrétaires à sa disposition.
Tout officier peut faire copier un document par un soldat sous ses ordres.
Dans tous les cas, il ne suffit pas de dire qu’on a pu faire copier un document ; quand on accuse une personne d’avoir fait copier un document il faut prouver qu’elle la fait copier.
Réponse :
Je n’ai pas accusé Esterhazy d’avoir fait copier un document ; il est dit dans le bordereau : « si vous le voulez je vous le ferai copier in-extenso », j’affirme seulement qu’Esterhazy était plus facilement à même que Dreyfus de faire copier un document in-extenso.
Demande :
Connaissez-vous Mr Mathieu Dreyfus et avez-vous eu quelques rapports avec lui ?
Réponse :
Je ne connais pas Mr Mathieu Dreyfus, je ne l’ai jamais vu et je n’ai jamais eu aucune espèce de rapport direct ni indirect avec lui.
Demande :
Je vous pose la même question au sujet de Mr Scheurer-Kestner.
Réponse :
Je ne connais pas Mr Scheurer-Kestner, je ne l’ai jamais vu et je n’ai jamais eu aucun rapport avec lui.
Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à votre déposition ?
Réponse :
J’ai à ajouter la déclaration suivante :
Lorsque je me trouvais à Tunis, ces jours derniers, le commandant Ste Chapelle, du 4e chasseurs d’Afrique, me parla des affaires Dreyfus, sans que je l’aie, du reste, en aucune façon sollicité. Il me dit que lorsque le colonel Schwartzkoppen, qu’il connaît personnellement, vint à Tunis, il y a un ou deux ans, il lui tint le discours suivant : « Ah ! cette affaire Dreyfus, vous ne pouvez pas vous douter de ce qui m’est arrivé ; quelle chose abominable : mais je ne peux pas parler, c’est à en avoir les cheveux blancs ». Le Ct Ste Chapelle en concluait qu’il devait y avoir dans cette affaire des dessous que l’on ignorait.
Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant vingt-six mots nuls.
_________________
[1] « Note du lieutenant-colonel Picquart du Service des renseignements au sujet du commandant Esterhazy, du 74e d’infanterie » dans La Révision du procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, t. II : Instruction de la chambre criminelle, op. cit., p. 87-89. Reprise dans L’Instruction Fabre et les décisions judiciaires ultérieures, op. cit., [t. I], p. 257-259 et dans L’Affaire Picquart devant la Cour de cassation. Compte rendu sténographique des débats (8 décembre 1898-2 et 3 mars 1899), Paris, P.-V. Stock, 1899, p. 205-207. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 319-321.
[2] Picquart commettait ici une erreur de date. Il s’agissait en effet des premiers jours de mars. Cette erreur était peut-être volontaire, Picquart ne voulant pas attirer l’attention sur la trop longue période qui s’était écoulée entre le début de son enquête et, délai nécessité par son souci d’avoir en mains de solides preuves avant de porter son accusation, le moment où il avait prévenu ses chefs de ce qui était devenu une conviction. Une erreur bien maladroite dans la mesure où l’État-major s’en saisira pour disqualifier la totalité de son témoignage en le qualifiant de faux.
[3] Le « petit bleu » bien sûr.
[4] Il s’agit de la lettre dite « au crayon » dont, pour mémoire, le texte était le suivant : « A faire porter par le concierge / Je regrette de p[as vous p]arler personnellement d’une affaire qu[i va vous contrarier] beaucoup. Mon père vient [de refuser] les fonds nécessaires pour continuer [la tournée d]ans les conditions qui étaient stipu[lées entre nous. Je] vous expliquerai ses raisons [mais je commence p]ar vous dire déjà aujourd’hui [qu’il juge vos con]ditions trop dures pour moi e[t redoute beaucoup les] résultats qui pourraient [venir de la prolongati]on de ce voyage. Il me propose [une autr]e tournée sur laquelle nous pourrions en[tendre. Il jug]ea que les relations que je lui ai fai[tes] jusqu’ici ne sont pas en proportion av[ec ce qu]e j’ai dépensé pour ces voyages. Enfin il fa[ut] que je vous parle le plus tôt possible. / Je vous renvoie ci-joint les esquisses que vous m’avez donné [sic] l’autre jour ; ce ne sont pas les derniers. / C. » (A.N. BB19, 68. Nous en donnons ici la retranscription qui en est faite par Marcel Thomas dans L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1961, p. 217). Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 294-295.
[5] Ils avaient été condsiciples à Saint-Cyr dans la promotion du « Shah » (1872-1874).
[6] Richard Cuers.
[7] Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 304-310.
[8] Abria, donc le supérieur d’Esterhazy au 74e.
[9] Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 314-315.
[10] Desvenine. |
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Quelle honte cette affaire!