Un important inédit : l’instruction Pellieux de novembre-décembre 1897

Si un certain nombre de procédures de l’Affaire ont été publiées pendant l’Affaire et sont aujourd’hui disponibles (voir ici), quelques-unes ne le furent jamais et demeurent inédites. C’est le cas des procédures Pellieux et Ravary, des deux enquêtes Tavernier relatives à Picquart et Du Paty et enfin de l’enquête Duchesne sur de Pellieux. Nous les publierons ici en commençant aujourd’hui avec les deux enquêtes Pellieux (conservées aux AN, BB19 108 et 123) de novembre-décembre 1897, suite à la dénonciation d’Esterhazy par Mathieu Dreyfus le 15 novembre.

Philippe Oriol

Notons toutefois que les trois dépositions Esterhazy avaient seules fait l’objet d’une publication dans le volume d’annexes de l’enquête de la première cassation (La Révision du procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, t. II : Instruction de la chambre criminelle, Paris, Stock, 1899, p. 90-105).

L’enquête de Pellieux (18 novembre-3 décembre 1897)

Première enquête

I

Rapport[1]

Gouvernement Militaire de Paris

Place de Paris
Subdivision de la Seine
Bureau n°Ie 217
Objet : Enquête sur un officier en non-activité à Paris
1 bordereau

Paris, le 20 novembre 1897
Le général de brigade de Pellieux, commandant le département de la Seine, adjoint au général de division commandant la place de Paris, à monsieur le gouverneur M[ilitai]re de Paris, sous le couvert de monsieur le Général Commandant la Place

Monsieur le gouverneur
Par lettre du 17 novembre courant (Justice M[ilitai]re N° 117 R.C), vous me prescrivez de procéder à l’enquête ordonnée par le ministre de la guerre, au sujet de l’accusation portée par M. Mathieu Dreyfus contre le commandant Walsin Esterhazy[2].
Ainsi qu’il résultait des termes de la lettre ministérielle du 16 du même mois que vous m’avez adressée en communication[3], je devais tout d’abord mettre M. Mathieu Dreyfus en demeure de produire ses justifications.
Votre lettre précitée appelant mon attention sur le caractère d’urgence que présentait l’affaire, sentant moi-même que l’enquête devait être, tout en étant complète, menée rapidement, en raison de l’émotion publique en présence du réveil de l’affaire Dreyfus et des flots d’encre qui commençaient à couler dans la presse, je ne perdis pas un instant et je convoquai immédiatement l’accusateur.
M. Dreyfus répondit à trois heures à ma convocation.
Il ne produisit aucune justification. Il n’en a pas. Il se borna à me raconter comment il fut mis, par une personne dont il désire taire le nom[4], en possession de lettres du commandant Esterhazy, comment il constata l’identité, dit-il, de son écriture avec celle du bordereau, et arriva à la conclusion que le commandant en était l’auteur et par suite que son frère était innocent.
Il eut à la suite une entrevue avec M. Scheurer-Kestner, qui lui dit être arrivé par une autre voie à la même conclusion.
Quand la presse divulgua le nom du commandant de Rougemont, il vit de nouveau M. le Vice-Président du Sénat, et lui demanda s’il verrait de l’inconvénient à ce qu’il fit lui même la déclaration publique du nom de celui qu’il accusait. M. Scheurer-Kestner le laissa libre d’agir comme il l’entendrait. Il écrivit sa lettre au ministre et l’envoya en même temps qu’il la communiquait à « l’agence Nationale », au « Figaro » et au « Radical »[5].
Il dépose entre mes mains trois lettres du commandant Esterhazy, – dont je lui donne reçu – (voir le bordereau joint au présent rendu compte).
Il demande une ou plusieurs expertises analogues à celles qui ont été faites lors du procès de son frère, et c’est tout[6].
Il ajoute toutefois qu’il espère être à même d’ici quelques jours d’apporter des renseignements nouveaux.
Mon impression est qu’il attendait un concours qui lui a manqué, qu’il a agi plus tôt qu’il ne le voulait. En somme, il ne produit rien.
En fait, après la mise en demeure qui lui avait été faite et l’inanité de sa réponse, l’enquête aurait pu être considérée comme virtuellement terminée, mais une telle solution n’aurait satisfait personne complètement. Il fallait aller plus loin et entendre le commandant Esterhazy.
Je le convoquai pour le lendemain matin et il répondait à mon appel le 18 à 9h30 du matin.
Il est inutile, je pense, que je reproduise sa conversation qui est identique à ce qu’il a exposé dans ses lettres au ministre, au Général chef d’État-major général, à monsieur le Président de la République, et dans les nombreux articles de journaux inspirés ou écrits par lui[7].
En résumé, il dit que son aventure tient du roman, mais il l’affirme. Il accuse le lieutt-colonel Picquart, ancien chef du service des renseignements au ministère de la guerre, d’être l’auteur d’une machination, ourdie contre lui, d’être le pourvoyeur du dossier Scheurer-Kestner dont parlent les journaux, insiste sur l’affaire du capitaine Brô, de l’État-major général du ministre, qui lui aurait demandé au mois de février 1893[8], un travail sur la cavalerie en Crimée. Il demande qu’une enquête soit faite à ce sujet, qu’on entende le lieutt-colonel Picquart, qui n’a pas répondu à sa lettre[9], et remet entièrement le soin de défendre son honneur à ses chefs. Il déclare avoir livré toutes les pièces qui pouvaient servir à sa défense.
Il est certain que le commandant Esterhazy est un officier taré, que les désordres de sa vie privée préviennent peu en sa faveur, mais de là à la trahison qu’on lui impute, il y a loin, et qu’il a le mérite d’avoir immédiatement fait appel au ministre, de n’avoir pas hésité a se démunir de ce qu’il avait comme armes entre les mains[10] et que son récit malgré ses apparences romanesques tient debout.
L’impression qu’il m’a produite n’était pas défavorable.
En ce moment encore, il devenait impossible de s’arrêter. Il fallait élucider si possible l’affaire Brô, et entendre M. Scheurer-Kestner en réservant la question Picquart.
En étudiant la question Brô, je remarquai que le commandant Esterhazy disait avoir envoyé son mémoire à cet officier, sont le couvert d’un M. Fresnois, ou Franois, rue de Châteaudun ou rue de Lafayette. Or, M. Hadamard, beau père de Dreyfus, demeure 53 rue de Châteaudun. Il y avait là une piste à suivre[11].
Avec votre autorisation j’en chargeai M. Aymard commissaire spécial de police. Il n’aboutit à rien. Mais je dois dire que l’enquête ne me paraît pas avoir été menée très habilement. (Voir le bordereau, pièce n°2). Sur ces entrefaites, je recevais le 17 Novembre une lettre de M. Mathieu Dreyfus me priant de convoquer M. Scheurer-Kestner. (Voir le bordereau.)
Je convoquai M. le vice-président du Sénat qui se rendit à mon invitation, le même jour à trois heures.
L’honorable sénateur m’explique comment s’est fondée sa conviction de l’innocence du capitaine Dreyfus et de la culpabilité de comt Esterhazy. Ça a été chez lui une véritable obsession. Il s’est procuré des lettres du commandant et il est arrivé à une conviction complète de l’identité de l’écriture de cet officier supérieur avec celle du bordereau.
Il me déclare qu’il n’a pas de dossier, mais que M. Leblois, avocat, demeurant 96 rue de l’Université, en a un. Il me dit que ce dossier contient la preuve de la culpabilité d’Esterhazy qui trahit et par suite de l’innocence de Dreyfus.
À toutes mes questions, il répond, voyez M. Leblois, il sait, il vous dira tout[12].
À ma question sur la participation du lieutt-colonel Picquart à l’établissement de sa conviction, il me fait la réponse suivante qu’il me prie d’écrire sous sa dictée.
« Je ne connais pas le colonel Picquart, je ne l’ai jamais vu, et je n’ai jamais correspondu avec lui ni directement ni indirectement. »
Il ajoute :
« Si on ne fait pas venir le colonel Picquart, l’enquête ne saurait être ni sérieuse, ni sincère, ni complète. »
J’en savais assez de ce chef. De ce côté pas plus de preuves que du côté Mathieu Dreyfus, mais une conviction, sincère, évidente basée sur le dossier Leblois, qu’il a vu.
L’affaire semblait s’élargir la question Picquart surgissait ainsi que le disait le commandant Esterhazy. Je convoquai M. Leblois qui se rendit à mon appel hier 19 à 9h30 du matin.
Leblois est avocat, habile. Il a un dossier, il paraît plus armé. Il m’a montré des pièces, il ne m’a pas tout montré[13]. Dans ce qu’il a bien voulu me communiquer, il n’y a rien de plus sérieux que dans le dossier Mathieu Dreyfus. Le bordereau reproduit des lettres du commandant Esterhazy, une antérieure à la publication de ce bordereau, deux photographies de lettres postérieures du même, que M. Scheurer-Kestner a provoqué et qui d’après lui prouvent que cet officier a modifié son écriture depuis la publication de ce bordereau. Il me remet ces pièces sans reçu, en ayant d’autres. Il me remet en outre contre reçu une carte télégramme pneumatique adressée à M. Scheurer-Kestner, écrite en caractères d’imprimerie[14] et qui lui paraît dit-il être de même provenance que celle qu’a dit avoir reçu le commandant Esterhazy de son inconnue[15]. Je vois la une insinuation, mais il n’appuie pas, et ce n’est d’ailleurs pas non plus la preuve demandée. (Voir le bordereau).
Toutefois, j’ai la persuasion qu’il a entre les mains une photographie de la fameuse pièce qu’il prétend accuser catégoriquement Esterhazy[16].
Il possède quatorze lettres du général Gonse, sous-chef d’état-major général, adressées au lieutt-colonel Picquart. Il a les minutes des lettres du lieutt-colonel au général Gonse[17]. Il ne cache pas avoir collaboré au ministère au travail du lieutt-colonel Picquart dans certaines questions (Pigeons voyageurs et des cas d’espionnage)[18]. Cet officier supérieur a eu recours à ses lumières, il est son ami, son conseil, et le dépositaire de son dossier.
Il demande l’arrestation immédiate d’Esterhazy, sur le vu du dossier constitué contre lui par Picquart au ministère, sa traduction devant un conseil guerre pour trahison, et alors on voit le tableau se dérouler, l’innocence de Dreyfus reconnue et la révision du procès s’imposant.
C’est au moment où je vous rendais compte de ces incidents nouveaux, qu’est arrivé le dossier secret que le gouvernement a décidé de me faire communiquer. Ce dossier ne jette, pour moi, aucun jour sur la question.
C’est alors que d’accord avec vous, je me rendis au ministère ou je vis d’abord le général de Boisdeffre, qui m’éclaira sur la question Picquart, puis le général Gonse, qui me montra le fameux dossier Esterhazy, constitué pas Picquart. Je vis la pièce si importante, si décisive au dire de M. Leblois. Elle n’a aucun caractère de vraisemblance, aucun caractère d’authenticité et il me paraît qu’il eut été difficile de poursuivre en s’appuyant sur un pareil document[19].
J’ai vu également un dossier Picquart, et j’ai pu constater combien on avait eu raison de se défier de cet officier et combien on avait été indulgent en se bornant à l’éloigner[20], quoi qu’il en soit et comme il y a maintenant une question Picquart inévitable, il ressort de tout ceci un fait bien net et bien précis.
Un officier, chef du service des renseignements au ministère de la guerre, se fait l’agent inconscient, on voudrait l’espérer, des défenseurs de Dreyfus, défenseurs de bonne foi ou non, cela importe peu. Il livre à un tiers des lettres de service de son chef direct, probablement des documents secrets qui ne lui appartiennent pas. Il manque gravement au devoir professionnel, et doit être frappé[21]. Dans quel but a-t-il constitué le dossier Esterhazy, il ne m’appartient pas de le rechercher, mais je puis dire qu’il a constitué le dossier Leblois contre ses chefs, contre le ministre.
Cette question connexe qui fait de toute l’affaire une question Dreyfus, Esterhazy, Picquart, me parait nécessiter une prompte et radicale solution et en mon âme et conscience, je dis :
Esterhazy me semble hors de cause. Quelque peu intéressant qu’il soit en raison des écarts graves de sa vie privée, il ne peut, à mon avis, en l’état être accusé de trahison.
Picquart parait coupable. Je crois que malheureusement les pièces qui existent à l’État-major général ne permettent pas d’en douter (lettres et dépêches interceptées).
Faut-il continuer l’enquête et l’étendre.
Si on interroge Picquart à Tunis, on dira qu’on a craint de le faire venir.
Si on l’interroge ici comme témoin, il sera bien difficile de l’isoler de ses conseils.
Il me parait que le lieutt-colonel Picquart est dans le cas d’être traduit devant un conseil d’enquête et qu’il devra être interrogé dans les conditions les plus strictes de secret.
C’est là ma conclusion, monsieur le gouverneur, et je la soumets à votre haute approbation en déclarant mon enquête terminée[22].
G. de Pellieux

_________________
[1] Il n’existe pour la « première enquête » – menée en deux jours – que le rapport de de Pellieux. Aucune sténographie n’avait été en effet prise pour ce qui n’était alors qu’une pré-enquête visant à savoir s’il fallait aller plus loin ou abandonner les poursuites demandées par Mathieu Dreyfus.
[2] Pour mémoire, Mathieu, ayant découvert l’identité du véritable traître, l’avait dénoncé le 15 novembre précédent.
[3] Lettre de Mathieu Dreyfus à Billot du 15 Novembre 1897, AN BB19 88. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 427).
[4] Un courtier : Jacques de Castro.
[5] Emmanuel Arène, ayant voulu forcer la main de son ami Scheurer-Kestner, avait publié dans Le Figaro du 14 un article sous la signature de « Vidi », article dans lequel il affirmait la certitude du vice-président du Sénat et le fait qu’il avait découvert l’identité du véritable traître dont il faisait une description. L’article excita les imaginations et La Liberté du lendemain avait avancé le nom de de Rougemont, forçant Mathieu à agir à son tour.
[6] Voir note 4 du XXI.
[7] Voir à ce sujet notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 381-394 et 402-414).
[8] Esterhazy rectifiait ici une erreur qu’il avait commise dans une deuxième lettre envoyée au ministre Billot (lettre d’Esterhazy à Billot du 25 octobre 1897, AN BB19 88). Évoquant Brô, il avait alors daté l’affaire « au commencement de 1894 », date moins pratique que février 1893, époque à laquelle Dreyfus et Brô étaient collègues au 1er bureau. Sur l’affaire Brô voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nous jours, op. cit., p. 383-393 et 407-408.
[9] Esterhazy lui avait écrit le 7 novembre pour lui demander une « explication franche et nette » au sujet du « dossier clandestin » qu’il avait composé contre lui et « livré aux amis du traître », dossier rassemblant des documents qu’il avait « détourné[s] du ministère de la guerre » et des spécimens de son écriture obtenus après avoir « soudoyé des sous-officiers » de son régiment (lettre à d’Esterhazy Picquart, AN BB19 88 et reproduite dans L’Instruction Fabre et les décisions judiciaires ultérieures, Paris, P.-V. Stock, 1909, [t. I], p. 260.) Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 412.
[10] A savoir le fameux « document libérateur », volé dans les bureaux de l’État-major et dont la possession aurait dû lui valoir, plutôt que ce certificat de bonne conduite, une arrestation en bonne et due forme. Voir infra la première déposition d’Esterhazy.
[11] Telle était la fable pensée par Henry pour expliquer la curieuse identité d’écriture entre celle du bordereau et d’Esterhazy. Une belle idée qui permettait de surcroît, comme on le voit, d’attirer l’attention sur la famille Dreyfus. Voir infra la première déposition d’Esterhazy.
[12] Leblois avait interdit à Scheurer-Kestner de montrer les documents qu’il lui avait soumis et qui avaient emporté sa conviction. Sur les raisons de cette interdiction, qui était celle de Picquart, voir notre Le Faux ami du capitaine Dreyfus. Picquart, l’Affaire et ses mythes, Paris, Grasset, 2019, p. 75-104.
[13] Toujours à cause de l’interdiction de Picquart de le faire.
[14] Une lettre anonyme de menaces que lui avait envoyée Esterhazy.
[15] La fameuse « dame voilée » qui permettait d’expliquer comment Esterhazy avait pu avoir en sa possession des documents émanant du ministère.
[16] Autrement dit le fameux « petit bleu », qu’il n’avait aucunement.
[17] On les trouve dans AN BB19 68. Elles ont été publiées dans Publiée L’Instruction Fabre et les décisions judiciaires ultérieures, op. cit., [t. I], p. 221 et dans Le Procès Dreyfus devant le Conseil de guerre de Rennes, op. cit., t. III, p. ???????. Des lettres que Leblois ne put lui montrer du fait de l’interdiction de Picquart.
[18] Picquart en effet avait l’habitude de le consulter sur des questions épineuses de droit.
[19] Le « petit bleu ».
[20] Il s’agit d’un dossier qui, entre autres, comprenait, on le comprendra à la suite, les faux télégrammes Blanche et Speranza. On voit bien comment fut dirigée l’enquête. C’est à ce moment, aussi, que fut montré à de Pellieux le « faux Henry ». Sur ces manœuvres visant à s’assurer de la « coopération » de l’officier-enquêteur, voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 458-462.
[21] On comprend ici combien était peu stratégique d’empêcher de montrer ces lettres qui pourtant prouvaient que Gonse avait partagé la conviction de Picquart au moment où il la lui avait révélée. Ce qu’il pensait être sa protection devenait une faute grave.
[22] On comprend bien ici de quelle manière l’affaire Esterhazy était rapidement devenue l’affaire Picquart. Ce complément d’enquête devenait une autre enquête. Saussier, Gouverneur de Paris, chef de la justice militaire, nous le confirme d’ailleurs, écrivant le 21 à de Pellieux pour lui demander que son enquête en cours prît « la forme d’une première information » qu’il convenait de « compléter […] en particulier par l’audition du lieutenant-colonel Picquart ». Saussier attirait l’attention de son correspondant, lui indiquant sinon la marche à suivre au moins l’état d’esprit à adopter, sur le fait que « si cette information [lui] fait découvrir de nouveaux faits imputables à d’autres auteurs et tombant sous le coup de la loi, [il aurait] à [lui] en rendre compte immédiatement » (lettre de Saussier à de Pellieux du 21 novembre 1897, AN BB19 88 et 123).

 

Seconde enquête

II

Mathieu Dreyfus, 23 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt trois novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Dreyfus (Mathieu) âgé de 40 ans, industriel demeurant 184 boulevard Haussmann à Paris et n’être ni domestique, ni parent ou allié des parties.

Demande :
Vous avez adressé au ministre de la guerre, à la date du 14 novembre 1897, une lettre de dénonciation contre le commandant Walsin Esterhazy, lettre dans laquelle vous l’accusez d’être l’auteur du bordereau attribué à votre frère ; je vous prie de me faire connaître les justifications ou les preuves que vous apportez à l’appui de votre dénonciation.

Réponse :
Convaincu de l’innocence de mon frère, je commençais immédiatement après la condamnation, des recherches pour découvrir l’auteur du bordereau. Je m’égarai d’abord dans mes recherches. Vers le 7 ou le 8 novembre courant, une personne dont je désire taire le nom m’apporta plusieurs lettres en me demandant si je connaissais cette écriture qui est celle du bordereau. Je fus frappé de la ressemblance des écritures. Cette personne me dit alors que l’écriture était celle du commandant Walsin Esterhazy. Je ne connais pas le commandant, je ne l’ai jamais vu.
À la suite de cette découverte, je demandai une entrevue à M. Scheurer-Kestner, que je savais par la rumeur publique, s’occuper de l’affaire de mon frère[1]. Je lui montrai les papiers et M. Scheurer-Kestner me dit que c’était bien l’écriture du bordereau, et que lui-même était arrivé à la même conviction de son côté et indépendamment de moi.
Au bout de quelques jours et à la suite des articles de journaux prononçant le nom du commandant de Rougemont, je sollicitai une nouvelle entrevue de M. Scheurer-Kestner et lui demandai s’il ne voyait pas d’inconvénient à ce que je fisse moi-même la déclaration publique du nom de celui que je soupçonnais. Monsieur Scheurer-Kestner m’ayant répondu que j’étais libre d’agir comme je l’entendrais, j’envoyai ma lettre au ministre en même temps que je la donnai à l’Agence Nationale, au Figaro, au Radical et à L’Aurore. Je donnai ma lettre aux journaux pour éviter que des noms honorables ne fussent cités comme l’avait été M. de Rougemont.
Je dépose trois lettres du commandant Walsin Esterhazy, cotées 1, 2, 3 et paraphées.
Comme conclusion, je réclame une ou plusieurs expertises d’écriture analogues à celles qui ont été faites pour le procès, car j’affirme qu’il y a identité absolue d’écriture et non-similitude.

Demande :
Avez-vous fait procéder à une expertise pour votre compte, en avez-vous les résultats et pouvez-vous me les donner ?

Réponse :
Je n’ai pas cru devoir faire faire une expertise pour mon compte personnel, craignant que cette expertise ne parût suspecte.

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à ce que vous avez déjà dit ; quelques charges accessoires à produire contre le commandant Walsin Esterhazy ?

Réponse :
Oui :
1° Je désigne le dossier Morès-Meyer et consorts déposé au greffe du tribunal de la Seine, comme contenant des lettres du commandant Walsin Esterhazy remontant à une époque antérieure au procès Dreyfus[2].
2° La dernière phrase du bordereau, commençant par ces mots : « Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer……. » indique que c’est un officier d’un corps de troupe autre que l’artillerie et non un officier de cette armée qui a livré le document, puisque l’auteur du bordereau fait valoir la difficulté qu’il y a à se le procurer.
3° Le bordereau est d’une date postérieure au 14 mars 1894 et voisine de cette date, car si le bordereau avait été d’une date plus éloignée ; l’offre de ce manuel de tir n’eut plus eu de valeur. Or le bordereau se termine par ces mots : « Je vais partir en manœuvres », et j’affirme que le commandant Walsin Esterhazy, quoique major, a fait des manœuvres au mois de juin 1894. Je crois savoir que le bordereau a dû être écrit au mois de mai 1894 ; la phrase « Je vais partir en manœuvres » coïncide donc bien avec la date des manœuvres auxquelles a assisté le commandant Walsin Esterhazy, au mois de juin.[3]
4° Depuis la publication faite le 10 novembre 1896, par le journal « le Matin », du fac-similé du bordereau, le commandant Walsin Esterhazy a changé son écriture et fait notamment des M, N, A, majuscules d’une forme allemande, avec des boucles, toutes différentes de son écriture antérieure au 10 novembre 1896. Je considère cette charge comme extrêmement grave. J’ignore si depuis ma dénonciation, le commandant Walsin Esterhazy a repris son écriture antérieure ; mais ce retour à l’écriture antérieure ne pourrait, à mon avis, s’il était constaté, qu’être une charge de plus, car il semblerait prouver que le commandant Walsin Esterhazy s’est rendu compte de la gravité de la charge qu’il avait fournie contre lui-même après la publication ci-dessus visée du « Matin ».
5° Comme preuve morale, je fais valoir la moralité douteuse du commandant Walsin Esterhazy, moralité douteuse qui est de notoriété publique.

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant dix sept mots rayés nuls.
Le témoin : Mathieu Dreyfus
Le greffier : Ducassé
Le général Ct la Place de Paris, officier de police judiciaire : de Pellieux

_________________
[1] En fait, ce que Mathieu, ne disait pas, les deux hommes s’étaient rencontrés auparavant. Mais tenu par sa promesse, Scheurer-Kestner n’avait rien dit à Mathieu. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nous jours, op. cit., p. 369.
[2] Esterhazy avait en effet, en 1892, été le témoin de Mayer dans le duel qui l’opposait au marquis de Morès. A ce sujet, voir Ernest Crémieu-Foa, La Campagne antisémite. Les duels – les responsables. Mémoire avec pièces justificatives, Paris, Imprimerie Calmann-Lévy, 1892. Voir aussi Joseph Reinach, Histoire de l’Affaire Dreyfus, op. cit., t. I. p. 355-360 ; Vincent Duclert, Alfred Dreyfus. L’honneur d’un patriote, Paris, Fayard, 2006, p. 66 ; Michael R.Marrus, Les Juifs de France à l’époque de l’Affaire Dreyfus, Bruxelles, Complexe, 1985, p. 228-233 et L’Archiviste [Salomon Reinach]. Drumont et Dreyfus. Étude sur La Libre Parole de 1894 à 1895, Paris. P.-V. Stock, 1898, p. 13-19.
[3] Mathieu se trompait. Le bordereau datait en fait de fin août-début septembre 1894.

 

III

Esterhazy I, 24 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
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L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-quatre novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé, Marc, Denis, Henri, chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme, avons convoqué, à l’effet de l’interroger, le Commandant Walsin Esterhazy inculpé de haute trahison.
En conséquence, nous avons mandé devant nous ledit Commandant Walsin Esterhazy que nous avons interrogé ainsi qu’il suit :
Interpellé de déclarer ses nom, prénoms, âge, lieu de naissance, état, profession et domicile, a répondu, se nommer Walsin Esterhazy (Marie, Charles, Ferdinand), âgé de 49 ans né à Paris, chef de bataillon d’infanterie, en non-activité pour infirmités temporaires en résidence à Paris, 27 rue de la Bienfaisance, fils de Louis, Joseph, Ferdinand et de Zélie de Beauval, demeurant, avant son entrée au service, à Paris, et aujourd’hui chef de bataillon d’infie en non-activité pour infirmités temporaires en résidence à Paris, 27 rue de la Bienfaisance.

Demande :
Avant de commencer notre interrogatoire, je dois vous dire que j’ai reçu, à la date du 22 novembre courant, par la poste, une lettre qui vous est adressée, cabinet du général de Pellieux, subdivisionnaire de la Seine, 7 Place Vendôme Paris, je vous remets cette lettre.

Réponse :
Je vous remets cette lettre et vous prie de l’ouvrir vous-même.

Demande :
J’ai pris connaissance de cette lettre qui contient une carte de Mr Duplex, ex-lieutenant à la légion romaine, « ex-commandant au 83e territorial, qui vous assure de son affectueuse sympathie, de son dévouement et proteste contre l’infâme machination ourdie contre un vaillant par la juiverie et les ennemis de la France. Cette carte n’ayant aucune importance au point de vue de la question judiciaire, je vous la rends.
Cet incident vidé, je procède à l’interrogatoire.
Vous êtes inculpé, par une lettre adressée le 15 novembre 1897, au ministre de la guerre, par Mr Mathieu Dreyfus et dont je vous donne lecture, d’être l’auteur du bordereau incriminé dans le procès de son frère ; qu’avez-vous à dire pour vous justifier ?

Réponse :
À la date du 23 octobre, j’écrivis une lettre au ministre de la guerre, dans laquelle je l’informais qu’un grand scandale, auquel mon nom serait mêlé, allait éclater. Je lui demandais de vouloir bien m’accorder une audience pour lui expliquer l’infâme complot qui se préparait et, en sa qualité de gardien de l’honneur de ses officiers, je remettais avec confiance le mien entre ses mains[1].
Je reçus, en réponse, l’invitation de me présenter chez le général Directeur de l’infanterie. Je fus reçu par cet officier général qui me dit n’être au courant de rien. Après le récit que je lui fis, il me dit de l’écrire au ministre en lui envoyant la lettre anonyme que j’avais reçue[2].

Demande :
J’ai entre les mains cette lettre anonyme, la reconnaissez-vous ? Je la verse au dossier judiciaire.

Réponse :
Oui[3].

Demande :
Comment cette lettre vous est-elle parvenue ?

Réponse :
Par la poste, à la campagne, au château de Dommartin, par Ste Menehould, Marne. L’enveloppe avait été mise à la poste à Paris, rue Danton, le 20 octobre.

Demande :
N’avez-vous pas conservé l’enveloppe ?

Réponse :
Non[4].

Demande :
Continuez votre déposition.

Réponse :
Mon premier mouvement en lisant cette lettre a été de partir pour Paris et de chercher ce colonel Picquart, dont le nom était cité dans la lettre et qui m’était complètement inconnu.
J’ai eu quelque peine à découvrir qui c’était à cause de l’orthographe du nom dans la lettre.
Pour me rendre compte de la nature de cette accusation, je recueillis alors les documents publiés l’année derrière sur l’affaire Dreyfus et je constatai sur le bordereau publié par le journal « le Matin », que certains mots diffèrent de mon écriture, que l’ensemble de cette écriture diffère de la mienne, mais, par contre, que certains mots étaient d’une ressemblance tellement frappante qu’on les aurait dits calqués. Dans l’un des documents publiés à ce propos, j’ai lu que le bordereau avait été écrit sur du papier calque ; je fus donc amené tout naturellement à penser que l’on s’était servi pour fabriquer sa correspondance occulte et détourner sur moi les soupçons en cas de surprise.
Je ne connais pas Dreyfus ; mais malheureusement pour moi de très nombreux spécimens de mon écriture ont traîné chez les banquiers, prêteurs, bijoutiers et autres gens avec lesquels Dreyfus pourrait avoir des accointances[5].
Néanmoins cette explication ne me satisfaisait pas.
Au moment des duels Morès, Crémieu-Foa, Meyer, etc. Je reçus de nombreuses lettres d’officiers israélites auxquels j’ai répondu par un mot de remerciement. Dreyfus était peut-être du nombre ; mais je ne m’en souviens pas.
D’ailleurs, cette explication ne me suffisait pas non plus, car il fallait avoir possédé beaucoup de mon écriture pour arriver à avoir les mots du bordereau.
Je me souvins alors qu’au commencement de 1893, au mois de février – et je puis très bien préciser, parce que c’est au moment même de mon installation à Rouen – arrivant au 74e, j’ai reçu d’un officier du ministère une demande de renseignements circonstanciés sur le rôle joué pendant la campagne de Crimée par la brigade de cavalerie que commandait mon père.
Cet officier avait, m’écrivait-il, un travail à faire sur les opérations autour d’Eupatoria.
Je lui ai fait une notice assez volumineuse et je la lui ai envoyée. Bien que, sur sa demande, je ne la lui eusse pas envoyée au ministère mais bien à son nom, chez un monsieur dont le nom se terminait en « ois », quelque chose comme Fresnois, Frambois, Framois, etc., rue de Lafayette ou rue de Châteaudun, mais beaucoup plutôt rue de Châteaudun. Cet officier est Mr le capitaine Brô, auprès duquel il est facile de se renseigner.

Demande :
Avez-vous conservé la lettre demandant ce travail ? Avez-vous la minute de votre travail et pouvez-vous me mettre en possession de l’une ou de l’autre de ces pièces ?

Réponse :
Je n’ai pas gardé cette lettre, parce que je suis très désordonné et qu’elle n’avait pour moi aucune importance[6].
Quant à la notice que j’avais faite, comprenant de 8 à 10 pages, j’avais pris des notes pour la rédiger, mais je ne crois pas avoir fait de brouillon, parce que ce n’est pas mon habitude et que j’ai copié des notes de mon père, des ordres généraux et des passages entiers d’ouvrages traitant de la campagne de Crimée.

Demande :
Continuez votre déposition.

Réponse :
J’ai été un peu étonné, un peu froissé même, de ne pas recevoir un mot de remerciement du capitaine Brô.
À la suite de ma lettre au ministre, j’ai voulu voir le capitaine Brô. L’annuaire portait que cet officier était au ministère. J’ai été le demander au ministère ; le concierge m’a dit qu’il n’y était plus ; mais il n’a pu me donner ni son adresse ni sa nouvelle garnison.
Très embarrassé et voulant cependant élucider cette question, j’ai écrit à Mr le général de Boisdeffre, sous les ordres duquel était le capitaine Brô quand ces faits se sont passés, pour le prier de vouloir bien faire le plus tôt possible questionner cet officier[7]. Je pensais en effet qu’il était possible, bien que je ne lui eusse pas adressé ma notice au ministère, qu’il l’y eut apportée et qu’elle fût tombée sous les yeux ou entre les mains de Dreyfus, soit qu’il la lui eut prêtée ou autrement.
Ne recevant pas de réponse, je finis par découvrir que le capitaine Brô était en garnison à Toulouse et je lui écrivis, le 29 octobre, pour faire appel à ses souvenirs et lui demander s’il n’aurait pas prêté ma notice à quelqu’un de ses camarades[8].
Je fus très surpris de ne pas recevoir immédiatement de réponse et je lui télégraphiai, réponse payée, à Toulouse, pour lui dire que je tenais son silence comme la preuve qu’il avait prêté ma notice[9].
Le capitaine Brô me répondit, de Paris, le 3 novembre, – lettre que j’ai reçue le 4[10] – que son retard provenait de ce qu’il était à Paris, et que ma lettre lui était revenue de Toulouse. Il me disait qu’il ne m’avait jamais rien demandé ni verbalement ni par écrit[11].
Je fis part de cette lettre à Mr le ministre de la guerre et à Mr le chef d’état major général[12].
Je demande que cet incident soit élucidé.
Sur ces entrefaites, je fus averti, par un petit bleu, que quelqu’un avait une communication très importante à me faire et me donnait rendez-vous, dans la soirée, derrière la palissade du pont Alexandre III, de l’autre côté du trou de la gare sur l’esplanade des Invalides.

Demande :
Avez-vous conservé le petit bleu qui vous convoquait ?

Réponse :
Non. Je ne l’ai pas conservé parce qu’il était écrit en caractères d’imprimerie et qu’il ne constituait pas une pièce de valeur, puisqu’on aurait pu me dire que je me l’étais envoyé à moi-même[13].

Demande :
Continuez.

Réponse :
Je me rendis à l’esplanade des Invalides et je trouvais, dans une voiture, une femme tout à fait emmitouflée de manière à ne pas montrer son visage[14]. Cette femme me dit qu’elle me portait un très grand intérêt, qu’elle était complètement au courant d’un abominable complot tramé contre moi et qu’elle tenait à me mettre en garde.
Je lui dis que je la remerciais beaucoup et lui demandai si c’était elle qui m’avait déjà écrit à la campagne.
Elle eut un mouvement d’étonnement et me répondit, non.
Elle est alors entrée, avec beaucoup de volubilité, dans une série de détails qui peuvent se résumer ainsi :
Il y a trois ans que vous êtes, sans vous en douter, la victime désignée de ces misérables.
Depuis 16 mois surtout[15], grâce à ce colonel Picquart, qui est la cheville ouvrière de toute cette machination, vous êtes particulièrement menacé. Le colonel Picquart a fait contre vous les enquêtes les plus ignobles, soudoyant vos domestiques, vos concierges, faisant lire votre correspondance, prenant tous les côtés de votre vie pour les dénaturer et en faire des armes contre vous, etc. ; ajoutant qu’il avait fait un dossier clandestin, comprenant tout espèce de récits calomnieux, des spécimens de mon écriture, des pièces fabriquées, des rapports d’expertises, etc. de nature à me compromettre gravement.
Elle ajoutait que ce colonel avait reçu beaucoup d’argent, sous prétexte de subvenir aux frais de la campagne qu’il préparait contre moi, et affirmait que le scandale allait éclater par l’intermédiaire d’une très haute personnalité parlementaire.

Demande :
Pouvez-vous me dire à quelle date eut lieu ce rendez-vous ?

Réponse :
Deux jours avant que l’on ne commençât à parler dans la presse du dossier Scheurer-Kestner.

Demande :
Continuez.

Réponse :
La campagne commença et je vis bien que j’avais été exactement prévenu par les deux personnes dont j’avais reçu les avis.
Je reçus presque immédiatement après une nouvelle convocation, toujours en caractères d’imprimerie, qui me fut apportée, et me donnait rendez-vous à côté de l’église du Sacré cœur, à Montmartre, en face de la vieille église. J’ai conservé cette convocation que je vous remets pour être jointe au dossier.
Je retrouvai la même personne que la première fois, qui me dit que la haute personnalité parlementaire qu’elle avait voulu désigner était Mr Scheurer-Kestner, comme j’avais dû le voir depuis deux jours ; elle me parla de nouveau du colonel Picquart en insistant beaucoup sur son rôle dans cette affaire. Elle me dit en plus qu’au ministère de la guerre, on avait les preuves formelles, indéniables, de la culpabilité de Dreyfus et de mon innocence, ajoutant : pour votre défense, prenez cette enveloppe, vous y trouverez la preuve de la culpabilité de Dreyfus, et la reproduction en fac-similé de l’écriture de cette pièce pourrait avoir les conséquences les plus graves[16]. Elle dit textuellement : « n’hésitez pas, si le torchon brûle, à faire paraître cette pièce dans les journaux ». Elle continua, en substance : cette pièce a été soustraite avec bien d’autres par le colonel Picquart, dans les dossiers qui lui avaient été confiés. Le ministère de la guerre sait très bien à quoi s’en tenir sur le compte du colonel Picquart qui a soustrait beaucoup de documents confiés à son honneur professionnel, notamment, c’est lui qui a soustrait le fameux bordereau qui a été publié dans le « Matin ».
Au cours d’une de ses conversations, elle est entrée dans de très grands détails sur l’organisation de ce qu’elle appelait « la bande » et elle m’a dit notamment qu’un monsieur Isaïe Levaillant[17] avec l’ancien agent Souffrain s’occupaient très activement de l’affaire et que notamment Mr Isaïe Levaillant avait eu pouvoir du colonel Picquart de se faire remettre sa correspondance au domicile qu’il avait conservé à Paris[18].
J’envoyai immédiatement la pièce en lieu sûr à Londres.
Voyant que je n’avais aucune réponse aux lettres que j’avais adressées à l’autorité militaire et au Président de la République[19], et n’ayant pas voulu, par patriotisme, faire part de ma situation, de mes démarches et du document que j’avais entre les mains à des publicistes qui auraient pris ma défense, mais qui n’auraient pu la prendre sans attaquer le gouvernement, livré à moi-même, sans personne pour me conseiller, je fis un dernier appel au Président de la République pour le supplier de venir à mon secours et pour le prévenir que j’avais cette pièce entre les mains[20].
Le lendemain, je fus appelé chez Mr le gouverneur militaire de Paris qui me dit que j’avais eu tort d’écrire en de pareils termes au Président de la République. Je répondis au gouverneur que si je m’étais peut-être laissé emporter dans la forme, cela tenait à ce que, depuis plusieurs jours, je dénonçais le complot dont j’étais menacé sans que personne voulût m’entendre et me promettre protection et que j’estimais, au contraire, qui ma conduite était correcte, puisque je m’étais adressé confidentiellement à mes chefs et au chef de l’État, que je n’en avais parlé à personne et que je n’avais même pas un instant cédé au désir bien légitime de publier cette pièce qui aurait de suite fait cesser cette campagne, en donnant à la France entière la preuve de la culpabilité de Dreyfus et de l’horrible machination dont j’allais être victime.
Le gouverneur me dit qu’il comprenait mon indignation et mon exaspération, mais qu’il me conseillait de ne plus écrire de pareilles lettres.
Je pense même ajouter que malgré l’état d’exaspération dans lequel je me trouvais, j’ai poussé la discrétion jusqu’à ne pas dire au gouverneur quelle était la nature de cette pièce[21].
Le matin du jour où je me suis rendu chez le gouverneur, j’avais écrit une lettre au colonel Picquart[22]. Dans un sentiment de déférence pour l’autorité militaire, j’ai rendu compte de cette lettre à Mr le général de Boisdeffre, en lui en envoyant copie[23].
Le lendemain, j’ai été de nouveau appelé chez le gouverneur qui m’a lu une lettre du ministre me blâmant d’avoir écrit au général de Boisdeffre[24], et disant que je m’étais engagé à ne plus écrire, que j’avais tort d’ajouter foi à des dénonciations anonymes et me disant de lui faire remettre la pièce.
Je répondis que si j’avais dit que je ne m’adresserais plus aux pouvoirs publics, je ne considérais pas le général de Boisdeffre comme un pouvoir public, que si j’avais prévenu l’autorité militaire, c’était uniquement par déférence pour elle et que j’étais du reste prêt à ne plus écrire à personne, que je ne pouvais pas considérer comme des avis anonymes négligeables, les avertissements dont les événements se chargeaient de corroborer l’exactitude et accompagnés d’un document de cette importance. J’ajoutai du reste que j’allais faire le nécessaire pour reavoir [sic] ce document et le remettre au ministre, qui verrait par là si j’avais été trompé et pouvait juger à la fois de l’importance du document, de la correction de ma conduite et de mon patriotisme[25].
À ce moment, j’ai eu une troisième entrevue avec la dame ; elle me dit que la publication de la brochure de Mr Bernard Lazare[26], qui était tout imprimée et qui devait paraître le lundi, avait été renvoyée au vendredi, parce qu’on attendait le courrier de Tunis qui arrive le jeudi, et l’on comptait qu’il apporterait des instructions ou les documents de Tunis ; que du reste « la bande » était très embarrassée, que tous les retards annoncés par Mr Scheurer-Kestner – assurance de parler dans une huitaine de jours, puis, soi disant, renvoi du dossier à un avocat qui devait rédiger un rapport pour le garde des sceaux – tout cela n’était que des échappatoires pour attendre le colonel Picquart, sur l’arrivée duquel « la bande » comptait à la fin d’octobre[27].
J’allais moi-même chercher le document à Londres, je le rapportai et, dès le 14 novembre, je le remettais au ministre de la guerre, me désarmant ainsi de la pièce qui pouvait immédiatement me sauver, et prouvant ainsi que je m’en remettais entièrement à mes chefs du soin de ma défense[28].
Le 15 novembre, Mathieu Dreyfus écrivait sa lettre au ministère et la communiquant aux journaux.
Le 16, j’écrivais au ministre pour lui demander qu’une enquête fût faite[29].
Le 21 au soir, j’ai eu une nouvelle entrevue avec la même personne, dans laquelle on m’informait que le colonel Picquart avait, au 6e étage du numéro 3 de la rue Yvon-Villarceau, une chambre dans laquelle se trouvaient des papiers très importants, dans une armoire de forme spéciale et des documents, me disait-on, « dont la saisie prouvait que le colonel Picquart est le dernier des gueux » et que si le ministère avait montré de l’énergie, il y a longtemps que cette saisie serait faite ; la personne ajouta que je me rendrais à moi-même un immense service et que j’en rendrais un très grand au ministère en provoquant cette saisie, qu’ils ont envoyé quelqu’un probablement le frère de Mr Leblois, en Tunisie pour prévenir le colonel Picquart de les mettre en mesure de retenir le dossier du n°3 de la rue Yvon-Villarceau, qu’il y avait urgence.
Dès que j’eus connaissance de ces renseignements et de l’importance capitale que semblait y attacher la personne en question, je vous en saisis par deux lettres successives, dans la journée du 22 novembre, en vous priant de vouloir bien, en vertu des articles 85 de la loi du 18 mai 1875, 86 et 89 de la loi du 9 juin – 4 août 1857, faire procéder à la saisie des documents signalés[30].

Demande :
Je vous présente les deux lettres dont vous venez de parler, les reconnaissez-vous ?

Réponse :
Oui.

Demande :
Je les verse au dossier. – Avez-vous quelque chose à ajouter aux détails qui précèdent ?

Réponse :
J’ai eu la certitude matérielle que pendant une absence que ma famille a faite à la campagne, on a pénétré dans notre appartement, 27 rue de la Bienfaisance et qu’on a ouvert par effraction les meubles et les armoires, tout fouillé ; tout retourné, probablement pris des lettres de moi et qu’en tout cas on a soustrait un petit carnet avec des notes venant de mon père et auquel je tenais beaucoup.

Lecture faite au prévenu de son interrogatoire, il a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, qu’elles contiennent vérité ; qu’il y persiste, et il a signé avec nous et le greffier, en approuvant trente cinq mots nuls.

_________________
[1] Lettre d’Esterhazy à Billot du 23 octobre 1897, AN BB19 82 et 88. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 387-388.
[2] Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 388-389.
[3] « Votre nom va être l’objet d’un grand scandale. La famille Dreffus [sic] va vous accuser publiquement comme étant l’auteur de l’écrit qui a servi de base au procès Dreffus [sic]. Cette famille possède de nombreux modèles de votre écriture pour servir de points d’examen. C’est un colonel qui était au ministère l’année dernière, M. Picart [sic], qui a remis les papiers à la famille Dreffus [sic]. Ce monsieur est maintenant parti pour le Tonkin, je crois. La famille Dreffus [sic] compte vous affoler en publiant votre écriture dans les journaux, et que vous vous enfuirez en Hongrie chez vos parents. Cela indiquera que vous êtes coupable ; et alors on demandera la révision du procès pour proclamer l’innocence de Dreffus [sic]. C’est M. Picart [sic] qui a donné les renseignements à la famille. Ce M. Picart [sic] a acheté votre écriture à des sous-officiers de Rouen l’année dernière. Je tiens tout cela d’un sergent de votre régiment, auquel on a donné de l’argent pour avoir votre écriture. Vous voilà bien averti de ce que ces scélérats veulent faire pour vous perdre. C’est à vous maintenant de défendre votre nom et l’honneur de vos enfants. Hâtez-vous, car la famille va agir pour vous perdre. / Amie dévouée / Espérance / Ne montrez jamais cette lettre à personne, C’est pour vous seul et pour vous sauver des grands dangers qui vous menacent. » (AN BB19 83. Donnée dans La Révision du procès Dreyfus. Débats de la Cour de cassation, Paris, P.-V. Stock, 1899, p. 58-59 ; Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 373-377).
[4] Et cela en toute évidence puisqu’Esterhazy mentait sur la date. La lettre lui était en effet parvenue le 17 ou 18. A ce sujet notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 374-377.
[5] Esterhazy s’était en effet fait une spécialité de « taper » de généreux israélites.
[6] Rappelons que tout cela était une fable.
[7] Lettre d’Esterhazy à de Boisdeffre du 29 octobre 1897, AN BB19 88. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 393.
[8] Lettre d’Esterhazy à Brô du 29 octobre 1897, AN BB19 123. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 407.
[9] Télégramme du 2 novembre 1897 d’Esterhazy à Brô, AN BB19 123. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 408.
[10] Il l’avait reçue le 3 puisqu’il la transmit le même jour.
[11] Lettre de Brô à Esterhazy du 3 novembre 1897, AN BB19 88 et 123. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 408.
[12] Lettres d’Esterhazy à Billot et à de Boisdeffre du 3 novembre 1897, AN BB19 88. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 408.
[13] Et pour cause. Il s’agissait de la petite fable montée par ses protecteurs Gonse, Henry et Du Paty de Clam.
[14] Et qui n’a bien sûr jamais existé.
[15] On remarquera juste après la mention de « 16 mois » donc juillet-août 1896, époque précise où Picquart rendit compte de son enquête à ses supérieurs. On ne peut douter de la provenance de cette information…
[16] Ce propos allusif est important qui est la première référence à une correspondance de l’empereur d’Allemagne qui deviendra la légende du « bordereau annoté ». Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 477-479.
[17] Ancien préfet qui était une des têtes de turc favorites des antisémites. Sur le « montage » Souffrain/Levaillant voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 446-447.
[18] Voici qui prouvait bien la collusion. Quelques jours plus tôt, le 13, une copie d’un rapport avait été transmise à la Section de statistique par la Sûreté, rapport dans lequel on apprenait que le télégramme Speranza avait été déposé au bureau de poste de la rue Lafayette par Souffrain (« Note pour Monsieur le Ministre de l’Intérieur », 13 9bre 1897, AN BB19 94).
[19] Il lui avait déjà écrit à deux reprises : les 29 et 31 octobre 1897, AN BB19 88. Reproduites dans La Révision du procès Dreyfus. Débats de la Cour de cassation, op. cit., p. 472-473. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 394 et 402-403.
[20] Lettre d’Esterhazy à Félix Faure du 5 novembre 1897, AN BB19 88. Reproduite dans La Révision du procès Dreyfus. Débats de la Cour de cassation, op. cit., p. 474-475. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 410.
[21] Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 411.
[22] Il s’agit de la lettre évoquée dans la note 8.
[23] Lettre d’Esterhazy à de Boisdeffre du 8 9bre 1897, AN BB19 88. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 412.
[24] Lettre de Billot à Saussier du 8 9bre 1897, AN BB19 88. Lettre reprise dans la déposition Targe à l’occasion de la seconde révision dans Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), Paris, Ligue Française pour la Défense des Droits de l’Homme et du Citoyen, 1908, t. I, p. 106-107.
[25] Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 412-413.
[26] Une Erreur Judiciaire. La Vérité sur l’Affaire Dreyfus (deuxième mémoire avec des expertises d’écritures), P.-V. Stock, 1897.
[27] Il est bien évident que tout cela n’était qu’un mensonge de plus.
[28] Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 436-437.
[29] Lettre d’Esterhazy à Billot du 16 novembre 1897, AN BB19 88.
[30] Lettres d’Esterhazy à de Pellieux du 22 novembre 1897, AN BB19 88. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 445.

 

IV.

Scheurer-Kestner I, 25 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-cinq novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Scheurer, dit Scheurer-Kestner (Auguste, Daniel, Nicolas), âge de 64 ans, vice Président du Sénat, fabricant de produits chimiques, domicilié à Paris 8 rue Pierre Charron et n’être ni parant ni domestique ni allié des parties.

Demande :
Le commandant Esterhazy été accusé par Mr Mathieu Dreyfus d’être l’auteur du bordereau qui a servi à la condamnation de son frère ; Mr Mathieu Dreyfus dit qu’il tient de vous que vous avez la même conviction. Voulez-vous me dire ce que vous savez au sujet de cette affaire.

Réponse :
Mr Dreyfus, avec lequel je n’avais pas eu de relations autres qu’une visite qu’il est venu me faire de suite après la condamnation de son frère m’a demandé de vouloir bien le recevoir. Il est venu me solliciter de lui dire si dans les investigations que j’ai faites, j’avais rencontré le nom de Mr Esterhazy. Je lui ai répondu que oui.
Le lendemain, il dénonçait à Mr le ministre de la guerre, Mr Esterhazy comme l’auteur du bordereau attribué à Dreyfus.
Je déclare n’avoir pas de dossier, mais que Mr Leblois, avocat, demeurant 96 rue de l’université, à Paris, en a un ; ce dossier contient la preuve qui le bordereau n’est pas de la main de Dreyfus

Demande :
Le commandant Esterhazy accuse le colonel Picquart d’avoir contribué à l’établissement de votre dossier.

Réponse :
Je ne connais pas le colonel Picquart, je ne l’ai jamais vu, et je n’ai jamais correspondu avec lui ni directement, ni indirectement ; mais je puis ajouter que si on ne fait pas venir le colonel Picquart l’enquête ne saurait être ni sérieuse, ni sincère, ni complète.

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à votre déposition ?

Réponse :
Non.

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant dix-sept mots rayés nuls.

 

 

V

Brô, 25 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-cinq novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Brô, Joseph, Justin, Pierre, Marie, âge 42 ans, capitaine d’artie au 23e d’artie, à Toulouse, et n’être ni domestique, ni parent, ni allié des parties.

Demande :
Le commandant Esterhazy, dans son interrogatoire, a déclaré qu’au mois de février 1893, il avait reçu une lettre signé « capitaine Bro » (au ministère de la guerre) lui demandant un travail sur la cavalerie en Crimée. Il dit l’avoir envoyé à votre nom, non pas au ministère, mais à une adresse que vous lui donnâtes chez un monsieur, Frémois, Framois, ou Frambois, rue de Lafayette ou plutôt rue de Châteaudun. Dites-moi tout ce que vous savez au sujet de cette affaire.

Réponse :
Je n’ai jamais étudié la guerre de Crimée, je n’ai jamais eu l’intention de rien écrire sur cette campagne et je n’ai jamais rien demandé à M. le commandant Esterhazy que je ne connaissais pas même de nom.
À la date du 29 octobre 1897, M. le commandant Esterhazy m’a écrit pour me demander si je n’avais pas communiqué le travail dont il s’agit à un de mes camarades du ministère. Cette lettre m’était adressée à Toulouse pendant que j’étais à Paris. Comme je ne pus lui répondre immédiatement il m’adressa une dépêche télégraphique ainsi conçue : « Avez-vous reçu ma lettre du 29 octobre, je considérerai votre silence plus prolongé comme me confirmant que vous avez communiqué ma notice à un tiers de votre grade ».
La lettre et la dépêche ci-dessus m’ont été envoyées de Toulouse à Paris et j’ai répondu, à la date du 3 novembre 1897, ce qui suit : « Mon commandant, je viens de recevoir votre lettre du 29 octobre dernier, qui m’a été renvoyé de Toulouse à Paris, où j’étais venu passer quelques jours.
« Je m’empresse de vous dire que n’ayant jamais étudié particulièrement la guerre de Crimée et n’ayant jamais eu l’intention d’écrire sur ce sujet, je n’ai pas pu vous demander une notice sur le rôle joué en Crimée par le 4e Hussards à Eupatoria.
« J’ajouterai en outre que je ne suis pas resté en permission en février 1893, que je n’ai aucun de mes amis ou connaissances demeurant rue de Châteaudun ou rue de Lafayette, et que, n’ayant pas l’honneur de vous connaître, même de nom, je ne vous ai jamais rien demandé ni verbalement ni par écrit.
« Veuillez agréer, mon commandant, l’expression de mes sentiments très dévoués et respectueux ».

Demande :
Je verse au dossier judiciaire les trois pièces dont vous venez de passer et qui m’ont été remises par Mr le général Gonse, sous chef d’État-major général de l’armée, auquel vous les aviez remises.
N’avez-vous rien à ajouter.

Réponse :
Non

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant dix-huit mots rayés nuls.

 

VI

Esterhazy II, 25 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-cinq novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé, Marc, Denis, Henri, chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme, avons convoqué, à l’effet de l’interroger, le Commandant Walsin Esterhazy inculpé de haute trahison.
En conséquence, nous avons mandé devant nous ledit Commandant Walsin Esterhazy que nous avons interrogé ainsi qu’il suit :
Interpellé de déclarer ses nom, prénoms, âge, lieu de naissance, état, profession et domicile, a répondu, se nommer Walsin Esterhazy (Marie, Charles, Ferdinand), âgé de 49 ans né à Paris, chef de bataillon d’infanterie, en non-activité pour infirmités temporaires en résidence à Paris, 27 rue de la Bienfaisance, fils de Louis, Joseph, Ferdinand et de Zélie de Beauval, demeurant, avant son entrée au service, à Paris, et aujourd’hui chef de bataillon d’infie en non-activité pour infirmités temporaires en résidence à Paris, 27 rue de la Bienfaisance.

Demande :
Jusqu’ici vous ne m’avez donné qu’un récit des faits successifs qui se sont passés ; vous n’avez pas répondu catégoriquement à l’accusation de Mathieu Dreyfus qui vous accuse formellement d’être l’auteur du bordereau.
Pour nous éclairer sur la nature précise de cette accusation je vais vous faire connaître, point par point, les raisons qu’il allègue pour vous en déclarer l’auteur.
Mr Mathieu Dreyfus dit : « La dernière phrase du bordereau, commençant par ces mots : “Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer…..” indique que c’est un officier d’un corps de troupe autre que l’artillerie et non un officier de cette armée qui a livré le document, puisque l’auteur du bordereau fait valoir la difficulté qu’il a à se le procurer ».

Réponse :
J’ai eu entre les mains, comme je l’ai dit au ministre un manuel de tir dont je ne me rappelle plus le titre exact. Ce manuel m’a été prêté par un officier d’artillerie dont j’ai fait la connaissance à Rouen, à une époque remontant au mois d’août 1894 et qui m’a envoyé cet ouvrage, par pli recommandé, qui a dû être expédié du Mans, autant que je m’en souvienne. Cet officier qui se nomme Mr Bernheim, lieutenant d’artillerie, pourrait peut-être en indiquer la date d’une façon plus précise et cette date se trouvera contrôlée par les registres de la poste. Cet officier pourra dire en même temps de quel ouvrage il s’agit[1].
En tout cas il était aussi difficile à un officier d’artillerie, détaché dans un état major, de se procurer ce document qu’à un officier d’infanterie dans un régiment de cette arme.

Demande :
Mr Mathieu Dreyfus dit également : « Le bordereau est d’une date postérieure au 14 mars 1894 et voisine de cette date, car si le bordereau avait été d’une date plus éloignée, l’offre de ce manuel de tir n’eut plus eu de valeur. Or le bordereau se termine par ces mots : “Je vais partir en manœuvres”, et j’affirme que le commandant Walsin Esterhazy, quoique major, a fait des manœuvres au mois de juin 1894. Je crois savoir que le bordereau a été écrit au mois de mai 1894 ; la phrase “Je pars en manœuvres” coïncide donc bien avec la date des manœuvres auxquelles a assisté le commandant Walsin Esterhazy, au mois de juin. »
Qu’avez-vous à répondre ?

Réponse :
À ceci je réponds deux choses :
1° Je n’ai eu en cette année de 1894, qu’un seul document émanant de l’artillerie, celui que Mr Bernheim m’a envoyé. Si c’est le projet de règlement visé par le bordereau, comme je ne l’ai eu qu’au mois d’août, l’accusation tombe par elle-même. Si c’est un autre document que le manuel cité par le bordereau, l’accusation tombe de même.
2° Si l’accusation prétend que j’ai eu à une date antérieure, le manuel visé par le bordereau, c’est à elle de le prouver.

Demande :
Monsieur Dreyfus dit enfin : « Depuis la publication faite le 10 novembre 1896, par le journal “le Matin”, du fac-similé du bordereau, le commandant Walsin Esterhazy a changé son écriture et fait notamment des M, N, A, majuscules d’une forme allemande, avec des boucles, toutes différentes de son écriture antérieure au 10 nov. 1896. Je considère cette charge comme extrêmement grave. J’ignore si depuis ma dénonciation, le commandant Walsin Esterhazy a repris son écriture ancienne ; mais ce retour à l’écriture antérieure ne pourrait, à mon avis, s’il était constaté, qu’être une charge de plus, car il semblerait prouver que le Ct Walsin Esterhazy s’est rendu compte de la gravité de la charge qu’il avait fournie contre lui-même après la publication ci-dessus visée du “Matin” ».

Réponse :
Je ne comprends pas cette charge et il sera facile de vérifier sur des registres militaires remontant à l’époque où j’étais major que mon écriture est tout à fait fantaisiste et que j’ai toujours fait les M, N, A, tantôt d’une manière tantôt d’une autre.
Je ne comprends pas d’avantage cette discussion sur les écritures : Mr Dreyfus demande en effet une expertise sur mon écriture, tandis qu’il la récuse quant il s’agit de son frère.
J’ajoute qu’il est de toute impossibilité que je sois l’auteur du bordereau. En effet, puisqu’on soutient que ce bordereau a été écrit peu après le 14 mars[2], à cette époque il était absolument impossible à un officier quelconque qui ne fût pas au ministère de la guerre, à la source même des renseignements, de pouvoir donner des indications utiles sur l’expédition de Madagascar. Personne, en dehors d’un très petit nombre d’officiers de l’État-major de l’armée, ne pouvait savoir, à cette époque, qu’il y avait une expédition de Madagascar projetée, et à plus forte raison donner des détails sur son organisation. Il faudrait donc encore admettre qu’il y a eu un officier de l’État-major de l’armée qui m’a livré ces renseignements.
Pour les troupes de couverture, les régiments du 3e corps d’armée n’ont rien à faire avec les troupes de couverture. De plus, j’étais bien major, mais je n’avais rien à faire avec la mobilisation dont était chargé un officier spécial dans mon régiment. Je n’ai eu quelques détails sur la mobilisation du 74e que quand le régiment a quitté Rouen, à la fin de septembre 1894, pour aller à Évreux, et la mobilisation du 74e n’a rien d’intéressant.
Comment pourrais-je avoir eu le moindre renseignement sur les troupes de couverture.
Il n’y a encore qu’une manière, c’est qu’un officier de l’État-major de l’armée me les ait communiqués, car c’est là seulement qu’on peut avoir des renseignements véritablement intéressants sur un pareil sujet.
On dit que j’ai connu le frein hydraulique de la pièce de 120 et que j’ai donné des renseignements sur la manière dont cette pièce s’est comportée aux manœuvres. Où aurais-je eu ces renseignements ? – Aux écoles à feu, dit-on. Or aux écoles à feu de 1894, du 5 au 9 août, il est facile de vérifier qu’on n’a donné aucun renseignement sur la pièce et sur le frein de 120 et qu’on n’a même pas tiré cette pièce. Mais en supposant même qu’à cette époque j’ai pu avoir des renseignements d’une nature intéressante sur le frein et sur la pièce, c’est en août que je les aurais eus ; – comment aurais-je donc pu les divulguer en avril ?
D’autre part, à quelles manœuvres à figuré la pièce de 120 ? – soit aux grandes manœuvres de 1893 auxquelles je n’ai pas assisté ; soit aux manœuvres de masses d’artillerie de 1893 ou de 1894, auxquelles je n’ai pas assisté non plus.
En fait de manœuvres, au mois de juin 1894, je n’ai assisté qu’à des manœuvres de cadres.
Quant aux nouvelles formations de l’artillerie, qui ont été mises en vigueur à la fin de 1894, elles ne pouvaient être connues, à l’époque du bordereau, que des officiers de l’État-major de l’armée et de la 3e direction, et là encore il faut trouver quelqu’un qui m’ait livré ces renseignements.[3]

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à tout ce que vous venez de me dire ?

Réponse :
Je tiens de la source dont je vous au parlé précisément, que l’un des agents les plus actifs dans les bas-fonds du syndicat, est le nommé Cesti, compromis dans les affaires Lebaudy. Il habite Milan en temps ordinaire, sous le nom de sa mère ou de sa sœur ; il est à Paris incognito depuis quelques jours et s’est agité précédemment de la façon la plus active. Il a eu, il y a quelque temps, un dossier Dreyfus entre les mains, qu’il a fait copier, à la machine a écrire, par une dactylographe, dont je saurai bientôt le nom. Il a eu aussi entre les mains une série de lettres soi-disant à moi adressées par une espionne, de différents points de la frontière. Mais en rapprochant les dates, on s’apercevrait que ladite personne aurait fait pour envoyer ces lettres de ces différents points, un nombre invraisemblable de lieues par jour[4].
Je suis informé aussi qu’il y a au nombre des pièces fausses fabriqués contre moi, la photographie d’une carte télégramme rédigée en sorte de langage conventionnel, où l’on me demanderait des renseignements sur une soi-disant maison de commerce désignée par une initiale[5]. Mais l’auteur de cette carte télégramme, soi-disant à moi adressée, n’a pas pu arriver à y faire mettre le timbre de la poste, de telle sorte que le timbre n’est pas oblitéré et qu’elle ne porte aucun cachet de la poste, ce qui indique bien qu’elle ne m’a jamais été adressée[6].
Il existe aussi, parait-il, la photographie d’un deuxième télégramme ; je ne sais pas encore ce qu’il contient.

Lecture faite au prévenu de son interrogatoire, il a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, qu’elles contiennent vérité, qu’il y persiste, et il a signé avec nous et le greffier, en approuvant cinquante mots rayés nuls.

_________________
[1] Esterhazy avait déjà amorcé ce mensonge dans sa lettre à Billot du 25 octobre (voir note 7 du I). Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 391.
[2] Telle était à ce moment la date « officielle » du bordereau qui on le sait datait en fait de fin août-début septembre 1894.
[3] Esterhazy embrouillait ici à loisir. Sur cette question du bordereau et du fait qu’Esterhazy en fut indiscutablement l’auteur, voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 1175-1179.
[4] Un nouveau mensonge, bien sûr.
[5] Le « petit-bleu ».
[6] On voit ici, plus encore que depuis le début, l’incroyable conformité des indications que pouvait donner Esterhazy avec celles qui constituaient le fond des accusations que l’État-major portaient contre Picquart, accusation dont de Pellieux, à n’en point douter, avait dû entendre parler lors de ces visites à Gonse et à de Boisdeffre et dont on retrouve l’écho docile dans son premier rapport. Pas une fois l’enquêteur n’interrogea Esterhazy à ce sujet…

 

VII

Picquart I, 26 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
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L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt six novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Picquart (Marie, Georges), âgé de 43 ans, lieutenant-colonel au 4e régiment de tirailleurs, à Sousse (Tunisie), et n’être ni domestique, ni parent ou allié des parties.

Demande :
Monsieur Mathieu Dreyfus a adressé au ministre de la guerre, à la date du 14 novembre 1897, une lettre de dénonciation contre le commandant Walsin Esterhazy, lettre dans laquelle il l’accuse nettement d’être l’auteur du bordereau attribué à son frère. Au cours de sa déposition Mr Scheurer-Kestner, vice-président du Sénat, appelé comme témoin, a fait la déclaration suivante : « Si on ne fait pas venir le colonel Picquart, l’enquête ne saurait être ni désireuse, ni sincère, ni complète ».
Qu’avez-vous à me dire et que savez-vous au sujet de cette affaire ?

Réponse :
Étant chef du service des renseignements pendant l’année 1896, j’ai été à même de connaître cette affaire complètement. J’en ai fait l’objet d’un mémoire daté du 1er 7bre 1896, qui a été remis par moi à Mr le général Gonse et qui donne à ce sujet tous les éclaircissements qu’on peut désirer d’une enquête préliminaire[1]. Je pense que ce mémoire vous a été remis ; dans le cas où il ne l’aurait pas été je reprends la question d’une façon complète, en y ajoutant les explications qui ont pu m’être suggérées par les réflexions que j’ai faites depuis cette époque.
Mon attention a été attirée pour la première fois, vers le milieu du mois de mai 1896[2], sur le Ct Esterhazy, par les fragments d’une carte télégramme[3] portant son nom et son adresse. Le texte de cette carte télégramme était conçu dans des termes tels qu’il y avait lieu de penser que des relations louches existaient entre le commandant et l’expéditeur.
Ces fragments avaient été remis au commandant Henry, je crois, par une personne qui fournissait habituellement ce genre de documents.
Comme d’habitude, ces fragments, mêlés à d’autres avaient été remis au capitaine Lauth ; c’est lui qui les avait réunis et qui était venu exprès, dans mon bureau, pour me montrer la pièce éminemment compromettante que formait la réunion des fragments.
La carte n’était signée que d’une initiale.
Dans le même lot, se trouvait un brouillon au crayon, ayant trait à une affaire du même genre et signé, autant que je m’en souviens, de la même initiale. Je fais néanmoins toutes mes réserves à ce sujet.
Ce brouillon portait, en mention, en travers de la partie supérieure « à envoyer ou à faire porter »[4]. Ou quelque chose d’analogue. La conclusion que j’en ai tirée, c’est que l’expéditeur avait d’abord écrit la carte, puis qu’il s’était ravisé, qu’il l’avait déchirée et qu’il avait fait le brouillon d’une lettre à recopier, peut-être par une autre main. Mais ce n’est là qu’une hypothèse.
Autant que je puis m’en souvenir, n’ayant plus eu les documents sous les yeux depuis plus d’un an, il s’agissait de renouer des relations qui avaient été interrompues. L’endroit d’où l’agent aurait tiré ces documents – et il y a tout lieu de croire que c’était la vérité étant donné ce qui s’était passé jusque là – était le même que celui d’où avait été tiré le bordereau.
Aucun des deux officiers mêlés à ce moment à l’affaire n’a eu l’air de mettre le moins du monde en toute la sincérité d’origine de cette pièce.
Je ne connaissais aucunement, à ce moment, le commandant Esterhazy, j’ignorais complètement à quel régiment il appartenait ; mais sachant combien un soupçon lancé à la légère peut s’attacher à tort à un officier, j’ai pris à cœur, avant de rendre compte de cette découverte à mes chefs, de prendre quelques informations sur lui. En ouvrant l’annuaire, j’ai vu qu’il appartenait au 74e d’infanterie.
Précisément un de mes amis[5], le commandant Curé, venait de quitter ce régiment et d’être nommé à l’État-major de l’armée. Je le fis appeler un matin et, lorsqu’il fut dans mon bureau, je lui dis à peu près ce qui suit : « Tu as, dans ton ancien régiment, le commandant Esterhazy, quel genre d’homme est-ce ? »
Le commandant Curé ne parut pas du tout étonné que le chef du service des renseignements s’enquît du Ct Esterhazy ; il me parla de lui dans les termes les plus sévères, me dit qu’il était constamment en quête de documents, alors qu’il était loin d’être un officier s’occupant avec zèle de son métier. Autant que je puis m’en souvenir, le commandant Curé me dit même qu’il avait prié le capitaine Daguenet du même régiment de ne pas prêter au commandant Esterhazy un document confidentiel que celui-ci lui avait demandé. « On ne sait pas ce qu’il en ferait », me dit en substance le commandant Curé. Le Ct Curé ajouta que le Ct Esterhazy lui avait posé, ou avait posé en sa présence à un officier, des questions sur la mobilisation de l’artillerie. Le Ct Curé me dit me dit encore qu’Esterhazy avait demandé plusieurs années de suite à se rendre aux écoles à feu d’artillerie et que la dernière fois, en 1894, je crois, n’ayant pu obtenir d’y aller avec solde, puisque c’était le tour d’un autre, il y avait été sans solde. Enfin le Ct Curé me dit que, même à ce moment là, le Ct Esterhazy employait un soldat pour recopier, je crois des dessins, sous prétexte d’études relatives à un fusil. Ce soldat s’appelle, je crois, Écalle, il a été libéré en 1896, et s’était retiré ; autant qu’il m’en souvient, à Paris, rue de l’Arcade.
À ce moment là, fin mai ou commencement de juin, mes recherches subirent une interruption, par suite de la maladie et de la mort de ma mère.
Malgré les renseignements donnés par le Ct Curé, je ne pus pas encore me décider à porter auprès de mes chefs une accusation aussi grave que celle de trahison contre la Ct Esterhazy et je tachai d’étudier sa manière de vivre et sa situation pécuniaire. Afin d’avoir plus de garanties de discrétion, je n’employai à ce service qu’un seul agent, très sûr, qui recevait directement les ordres de moi. J’eus aussi recours aux renseignements que pouvait me donner la poste. De l’ensemble de tous les renseignements recueillis, il résulta que le Ct Esterhazy entretenait une maîtresse à Paris, rue de Douai, bien qu’il fut marié et père de famille, qu’il fréquentait les maisons de jeu, qu’il était dans une situation pécuniaire précaire et les renseignements de la poste indiquaient qu’il recevait, de temps à autre, de l’argent d’un homme d’affaires appelé, Henry, demeurant place des Vosges ; mais ces envois paraissaient uniquement provenir d’une maison de rapport qu’Esterhazy ou sa femme possède à Paris. Par contre les sommations sur papier timbré abondaient et j’ai été averti, une fois, qu’une saisie allait être pratiquée.
Esterhazy avait eu de nombreux procès particulièrement relatifs à des créances. Un de ces procès a trait, parait-il, à la maison de rapport citée plus haut et d’après mon agent, les considérants du jugement ne seraient pas flatteurs pour Esterhazy. Certains de ces procès ont été gagnés, d’autres perdus. Un des perdants prétend qu’Esterhazy s’en est tiré grâce à une très grande habileté et en mettant en avant son titre d’officier.
J’ai appris, à la même époque, que, malgré les règlements militaires, Esterhazy avait accepté de faire partie du conseil d’administration d’une société financière anglaise, qu’il s’est retiré de cette société sur l’avis que les affaires ne se présentaient pas sous un jour favorable.
Au mois de juillet 1896, le commandant Pauffin de St Morel me fit connaître qu’il avait une lettre du Ct de Foucault [sic], attaché militaire à Berlin, disant qu’un ancien agent du service des renseignements allemand était venu le trouver et lui avait exprimé le désir d’entrer en relations avec nous. Cet agent nous était du reste connu[6] ; il avait été pressenti par le colonel Sandherr, qui avait essayé, sans y réussir, de le gagner à notre service. Le Ct de Foucault [sic] se rendit peu après à Paris, me raconta son entrevue avec cet agent et me dit qu’il lui avait posé, entre autres choses, quelques questions assez extraordinaires. Il lui avait dit notamment : « Pour qui donc travaillait Dreyfus ? – Quand on l’a arrêté, nous avons télégraphié partout pour savoir à qu’il appartenait ; nous avons cru qu’il travaillait pour Bruxelles, mais on nous a répondu partout qu’on ne le connaissait pas. Nous n’avons qu’un officier, un chef de bataillon d’infanterie. A un moment donné Schlieffen n’en a plus voulu ; il ne nous fournissait que des choses de peu de valeur, des cours de l’école de tir au camp de Châlons ».
Cette déclaration me frappa beaucoup parce que le commandant Curé m’avait précisément parlé du cours de l’école de tir du camp de Châlons.
Le Ct de St Morel avait mis un mois à me transmettre la lettre au Ct de Foucault [sic], de sorte que l’arrivé de ce dernier à Paris et sa réponse à l’agent ont trainé quelque temps en longueur.
À ce moment, je me jugeai suffisamment documenté sur le commandant Esterhazy pour porter son cas auprès de mes chefs. Je saisis de la question le général de Boisdeffre à son retour des eaux de Vichy. Le général de Boisdeffre me prescrivit de continuer la surveillance.
Sur ces entrefaites, j’avais organisé à Bâle une entrevue entre l’agent allemand et le capitaine Lauth. Cette entrevue avait pour but de faire répéter à l’agent les déclarations qu’il n’avait fait qu’esquisser auprès du Ct de Foucault [sic] et de tâcher d’obtenir, autant que possible, le nom de l’officier et la nature des documents livrés. Au dernier moment, le capitaine Lauth insista beaucoup pour emmener avec lui le Ct Henry, que je n’avais pas désigné parce qu’il ne sait pas l’allemand et qu’il fallait, dans cette circonstance, un tout qui lui manquait peut-être. Le résultat de l’entrevue de Bâle est consigné, in-extenso, de la main même du capitaine Lauth, dans les pièces à l’appui du mémoire du 1er septembre.
D’après ce que me disent les deux officiers, tout ce qu’on avait pu obtenir de plus de l’agent, c’est que le chef de bataillon était décoré et qu’il avait environ 50 ans. Les officiers prétendent qu’il n’a pas voulu dire le nom. Il a donné, par contre, le nom d’un autre agent allemand établi sur le territoire français, nom qui s’est trouvé parfaitement exact et s’appliquant à une personne des plus suspectes. L’agent allemand n’a voulu, du reste, accepter aucune rétribution pour cette séance[7].
À sa rentrée à Berlin, il s’est vivement plaint d’avoir été bousculé (sens figuré) et traité sans égard par l’un des officiers qu’on avait envoyés, et dont il avait parfaitement reconnu la qualité, bien que cet officier s’obstinât à dire qu’il appartenait à la police.
Les choses en étant arrivées à ce point, j’ai songé à me procurer de l’écriture d’Esterhazy, écriture que je ne connaissais absolument pas. Nous possédons, en effet, dans mes archives une certaine quantité de correspondance compromettantes dont nous ne connaissons pas les auteurs, et quand une personne nous est signalée comme suspecte, une des premières choses que nous faisons est de comparer son écriture avec celle de l’une de ces pièces.
Pour Esterhazy, ce désir de comparaison était encore doublé (mais ce n’était qu’une intuition) par l’idée qu’Esterhazy s’étant occupé de questions d’artillerie, aurait pu être le complice, le porte plume, si l’on veut de Dreyfus, pour la confection du bordereau. Désireux de procéder correctement, j’avais l’intention de ne m’adresser qu’au colonel[8] pour avoir de cette écriture et je sollicitai, à cet effet, l’autorisation du ministre, avec l’assentiment du général de Boisdeffre. Le ministre, après avoir suspendu pendant quelques jours sa décision, finit par m’autoriser, la veille du départ du 74e pour les manœuvres, à aller trouver le colonel Abria, qui me promit de m’envoyer des échantillons d’écriture du Ct Esterhazy et qui me les fit parvenir quelque temps après.
Ayant encore dans la mémoire, l’aspect général de l’écriture du bordereau, je fus frappé de l’air de famille qui existait entre les deux écritures et je procédai immédiatement à une comparaison entre les échantillons que m’avait envoyés le colonel Abria et une photographie du bordereau qui se trouvait déposé dans une des armoires secrètes du service.
Du premier coup d’œil, je vis qu’il y avait identité entre certains mots du bordereau et certains mots des échantillons, le mot « manœuvres » notamment. Toutefois, ne voulant pas me fier à ma seule appréciation, je fis faire, par mes officiers, des photographies des échantillons en ayant soin de supprimer tout ce qui aurait pu déceler la personne et même la qualité de l’auteur. Je montrai un de ces échantillons photographiés au Ct du Paty de Clam, qui me dit, à première vue, c’est de Mathieu Dreyfus. (Pour l’intelligence de cette question, il est nécessaire de dire que d’après la thèse soutenue par le Ct du Paty et par Mr Bertillon, Dreyfus avait écrit son bordereau en composant un mélange de son écriture et de celle de son frère et en recalquant ensuite le tout pour lui donner une apparence plus courante).
Je montrai également un échantillon à Mr Bertillon qui, à première vue, me dit : « C’est l’écriture du bordereau. Ils ont dû faire travailler quelqu’un pendant un an pour arriver à cette perfection ». Je lui dis alors : « Mais si c’était une personne que je connais » ? – « Eh bien, m’a-t-il répondu, je vous répondrais que cette personne s’est exercée à reproduire le bordereau ». Je ne suis pas parvenu à le faire sortir de cette idée. Je le priai d’examiner encore la chose à loisir, il le fit et revint me rendre compte de ses investigations en me disant qu’il était plus ancré que jamais dans ses assertions[9].
Ayant trouvé identité entre l’écriture du bordereau et celle du Ct Esterhazy, je cherchai avec une certaine anxiété, si ce dernier pouvait s’être trouvé dans une des situations qu’indiquait ce bordereau.
Je savais déjà qu’Esterhazy s’était occupé de questions d’artillerie, je savais qu’il était très questionneur et pouvait avoir recueilli quelques bribes sur d’autres questions encore. Mais deux points importants restaient à éclaircir : Était-il en mesure de faire copier un document in-extenso, avait-il été à des manœuvres en 1894 ? –
Les résultats de mes investigations furent, là encore affirmatifs. Esterhazy était, à ce moment-là major ; il avait un ou plusieurs secrétaires à sa disposition et quoique major, il avait été désigné pour prendre part aux manœuvres de brigades avec cadres. Ce dernier fait me frappa d’autant plus que l’avocat de Dreyfus avait dit dans sa plaidoirie : « Mon client n’est pas parti en manœuvres, il est parti en voyage d’état major et un militaire ne se trompe pas de dénomination dans un cas semblable ».
D’autre part Dreyfus n’avait pas au ministère, ni ailleurs que je sache, de secrétaire à sa déposition pour copier un document.
Enfin, les documents énoncés du bordereau ne paraissaient pas, sauf peut-être la note sur Madagascar, de ceux que Dreyfus, employé alors au 2e bureau de l’État-major de l’armée, avait immédiatement à sa disposition. S’il avait voulu profiter de sa présence au 2e bureau pour livrer quelque chose, il aurait certainement pu donner des renseignements d’un intérêt différent et peut-être plus considérable. Il aurait pu leur dire notamment, ce qui est toujours extrêmement intéressant à savoir, quels étaient les documents que l’on possédait sur eux et sur les autres nations de la triple alliance.
Dès lors ma conviction était faite et cela d’autant plus que, sans me limiter au bordereau, j’avais cru devoir, pour calmer ma conscience, vérifier si les autres pièces, classées au service, et qu’on mettait à la charge de Dreyfus, ne pouvaient pas s’appliquer plutôt à Esterhazy. Or j’avais trouvé que de ces pièces, l’une s’appliquait plutôt à Esterhazy qu’à Dreyfus, comme on l’avait affirmé, et qu’une autre était au moins douteuse.
Je rédigeai alors le mémoire daté du 1er septembre, résumant les charges que j’avais recueillies contre Esterhazy. Dans mes conclusions, je demandai des instructions nouvelles, me trouvant dans l’impossibilité, avec les moyens limités dont j’avais déposé jusque là, de la pousser plus avant.
Je remis ce mémoire au général de Boisdeffre, le général Gonse se trouvant absent.
Le général de Boisdeffre m’envoya communiquer le mémoire au Gal Gonse et me prescrivit de suivre les instructions que me donnerait ce dernier.
Le général Gonse me conseilla la plus grande prudence, me prescrivit de m’abstenir de consulter tout nouvel expert et m’invita à rechercher simplement quels étaient les documents qu’Esterhazy s’était procurés et par qui il se les était procurés.
J’interrogeai alors, avec toute la discrétion désirable, un ancien secrétaire d’Esterhazy, retiré à Bernay, qui m’affirma avoir copié sur des livres ou, je crois, sur des cahiers, des renseignements militaires de nature assez variée, qui devaient servir, dans l’esprit de ce secrétaire, à la préparation de conférences faites par Esterhazy. J’interrogeai également un officier d’artillerie de l’un des régiments avec lesquels il avait fait les écoles à feu, mais cet officier ne me donna aucun renseignement suspect sur Esterhazy.
Jusqu’à mon départ de Paris, je continuai à suivre de très près Esterhazy, sans découvrir rien de nouveau, sinon sa gêne toujours croissante.
Au commencement de novembre 1896, il était littéralement aux abois, il cherchait de l’argent partout dans le monde juif, par l’intermédiaire de son ami Maurice Weil.
Je dois ajouter, chose que j’avais omise dans le courant de ma déposition, que dans le courant de l’été 1896, Esterhazy avait cherché, en frappant à toutes les portes, à être employé au ministère de la guerre, soit au service des renseignements, soit à la direction d’infanterie.

Demande :
En résumé ; fautes les considérations que vous venez de faire valoir vous ont amené à la conclusion qu’Esterhazy était l’auteur du bordereau et que, par suite, Dreyfus était innocent du chef d’accusation qui a fait la base du procès.

Réponse :
Oui.

Demande :
Vous m’avez parlé des fragments d’une carte télégramme portant le nom et l’adresse d’Esterhazy ; vous m’avez dit que ces fragments vous avaient été remis, du moins vous le croyez, par le Ct Henry : je voudrais que vous précisiez et que vous me fixiez sur la provenance de ces fragments ?

Réponse :
Les fragments ont été remis par l’agent au Ct Henry ; le Ct Henry, ou bien me les a remis et je les ai donnés moi-même au cap. Lauth, ou bien la remise du Ct Henry au cap. Lauth s’est faite dans mes bureaux, pour ainsi dire sous mes yeux.

Demande :
Je vous présente la carte télégramme dont il est question, la reconnaissez-vous ?

Réponse :
Je crois la reconnaître, pourtant il me semble que l’écriture était plus homogène. En tout cas le texte est parfaitement exact.

Demande :
Je vous présente la photographie de cette carte télégramme, reconnaissez-vous cette photographie comme étant une de celles tirées dans votre service ?

Réponse :
Oui, je le reconnais.

Demande :
Je vous prie de me faire savoir dans quel but vous avez fait disparaître dans la photographie du texte les traces de déchirures qui existaient sur l’original.

Réponse :
Au moment du procès Dreyfus l’origine du bordereau a été presque immédiatement divulguée. Autant que je me rappelle, des traces de déchirures apparaissaient sur beaucoup de photographies du bordereau : le mot de « panier à papiers » a été immédiatement prononcé. Il était indispensable que les inconvénients qui se sont produits à la suite de cette divulgation ne se produisent plus. J’ai donc chargé des officiers de faire disparaître, autant que possible, ces traces sur les photographies afin que cette photographie ne donne que le fac-simile de la pièce et non, en même temps, des indications sur sa provenance.

Demande :
Les fragments du brouillon au crayon dont vous parlez en même temps que de cette carte télégraphique sont-ils dans le dossier Esterhazy que vous avez constitué au ministère de la guerre ? – Le Ct Henry les a-t-il vus ? – Le capitaine Lauth les a-t-il raccordés ?

Réponse :
C’est au ministère, je ne puis dire si c’est dans le dossier en question.
Le Ct Henry les a vus et le capitaine Lauth les a raccordés.

Demande :
L’écriture de ce brouillon est-elle la même que celle de la carte télégramme.

Réponse :
Elle y ressemble, autant que je peux m’en souvenir, n’ayant pas vu ces pièces depuis un an.

Demande :
Vous m’avez parlé de renseignements pris à la poste sur Esterhazy ; – Dites-moi la nature des renseignements pris à la poste.

Réponse :
Pour commencer, liste des chargements du quartier d’Esterhazy ; ensuite, examen de la correspondance de la personne qui envoyait les chargements et puis, plus tard, examen de la correspondance Esterhazy.

Demande :
Le résultat de l’examen de cette correspondance, en somme, à été nul ?

Réponse :
Il a été nul.

Demande :
N’avez-vous pas fait procéder, par l’agent que vous avez employé[10], à des recherches dans l’appartement d’Esterhazy ?

Réponse :
Oui, à la suite de ces mots du ministre : « ne pourrait-on pas savoir quels sont les papiers qu’il a chez lui » ?

Demande :
Quel a été le résultat de ces recherches.

Réponse :
Le résultat de ces recherches faites très tardivement et après que la reprise de l’affaire Dreyfus était revenue au grand jour, a été la constatation qu’une quantité considérable de papiers avait été brûlée récemment par Esterhazy. Les pièces qui restaient étaient insignifiantes.

Demande :
Vous avez parlé de la photographie du bordereau ; – par qui ce bordereau a-t-il été photographié, quel a été le nombre des épreuves tirées ? Ces épreuves ont dû être enregistrées et, par suite, on a dû pouvoir se rendre compte si c’est du ministère qu’est venu le coulage.

Réponse :
Le bordereau a été photographié environ un an avant que je ne prenne le service. Je crois, mais sans pouvoir l’affirmer, qu’il a été photographié par Mr Tomps, ancien agent civil du service, actuellement commissaire spécial. Les reproductions et amplifications de ce bordereau ont été nombreuses.
Elles n’ont jamais été enregistrées, à ma connaissance.
Des reproductions partielles sont retrouvées dans divers mémoires ou documents.
Plusieurs de ces reproductions sont, je crois, l’œuvre de Mr Bertillon. En tout cas, le Lt Colonel Henry ou l’archiviste Gribelin pourraient donner des renseignements très détaillés à ce sujet.

Demande :
Vous avez dit que le commandant Esterhazy avait été à même de faire copier un document d’une certaine étendue, parce qu’il était major et qu’il avait un ou plusieurs secrétaires à sa disposition.
Tout officier peut faire copier un document par un soldat sous ses ordres.
Dans tous les cas, il ne suffit pas de dire qu’on a pu faire copier un document ; quand on accuse une personne d’avoir fait copier un document il faut prouver qu’elle la fait copier.

Réponse :
Je n’ai pas accusé Esterhazy d’avoir fait copier un document ; il est dit dans le bordereau : « si vous le voulez je vous le ferai copier in-extenso », j’affirme seulement qu’Esterhazy était plus facilement à même que Dreyfus de faire copier un document in-extenso.

Demande :
Connaissez-vous Mr Mathieu Dreyfus et avez-vous eu quelques rapports avec lui ?

Réponse :
Je ne connais pas Mr Mathieu Dreyfus, je ne l’ai jamais vu et je n’ai jamais eu aucune espèce de rapport direct ni indirect avec lui.

Demande :
Je vous pose la même question au sujet de Mr Scheurer-Kestner.

Réponse :
Je ne connais pas Mr Scheurer-Kestner, je ne l’ai jamais vu et je n’ai jamais eu aucun rapport avec lui.

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à votre déposition ?

Réponse :
J’ai à ajouter la déclaration suivante :
Lorsque je me trouvais à Tunis, ces jours derniers, le commandant Ste Chapelle, du 4e chasseurs d’Afrique, me parla des affaires Dreyfus, sans que je l’aie, du reste, en aucune façon sollicité. Il me dit que lorsque le colonel Schwartzkoppen, qu’il connaît personnellement, vint à Tunis, il y a un ou deux ans, il lui tint le discours suivant : « Ah ! cette affaire Dreyfus, vous ne pouvez pas vous douter de ce qui m’est arrivé ; quelle chose abominable : mais je ne peux pas parler, c’est à en avoir les cheveux blancs ». Le Ct Ste Chapelle en concluait qu’il devait y avoir dans cette affaire des dessous que l’on ignorait.

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant vingt-six mots nuls.

_________________
[1] « Note du lieutenant-colonel Picquart du Service des renseignements au sujet du commandant Esterhazy, du 74e d’infanterie » dans La Révision du procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, t. II : Instruction de la chambre criminelle, op. cit., p. 87-89. Reprise dans L’Instruction Fabre et les décisions judiciaires ultérieures, op. cit., [t. I], p. 257-259 et dans L’Affaire Picquart devant la Cour de cassation. Compte rendu sténographique des débats (8 décembre 1898-2 et 3 mars 1899), Paris, P.-V. Stock, 1899, p. 205-207. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 319-321.
[2] Picquart commettait ici une erreur de date. Il s’agissait en effet des premiers jours de mars. Cette erreur était peut-être volontaire, Picquart ne voulant pas attirer l’attention sur la trop longue période qui s’était écoulée entre le début de son enquête et, délai nécessité par son souci d’avoir en mains de solides preuves avant de porter son accusation, le moment où il avait prévenu ses chefs de ce qui était devenu une conviction. Une erreur bien maladroite dans la mesure où l’État-major s’en saisira pour disqualifier la totalité de son témoignage en le qualifiant de faux.
[3] Le « petit bleu » bien sûr.
[4] Il s’agit de la lettre dite « au crayon » dont, pour mémoire, le texte était le suivant : « A faire porter par le concierge / Je regrette de p[as vous p]arler personnellement d’une affaire qu[i va vous contrarier] beaucoup. Mon père vient [de refuser] les fonds nécessaires pour continuer [la tournée d]ans les conditions qui étaient stipu[lées entre nous. Je] vous expliquerai ses raisons [mais je commence p]ar vous dire déjà aujourd’hui [qu’il juge vos con]ditions trop dures pour moi e[t redoute beaucoup les] résultats qui pourraient [venir de la prolongati]on de ce voyage. Il me propose [une autr]e tournée sur laquelle nous pourrions en[tendre. Il jug]ea que les relations que je lui ai fai[tes] jusqu’ici ne sont pas en proportion av[ec ce qu]e j’ai dépensé pour ces voyages. Enfin il fa[ut] que je vous parle le plus tôt possible. / Je vous renvoie ci-joint les esquisses que vous m’avez donné [sic] l’autre jour ; ce ne sont pas les derniers. / C. » (A.N. BB19, 68. Nous en donnons ici la retranscription qui en est faite par Marcel Thomas dans L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1961, p. 217). Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 294-295.
[5] Ils avaient été condsiciples à Saint-Cyr dans la promotion du « Shah » (1872-1874).
[6] Richard Cuers.
[7] Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 304-310.
[8] Abria, donc le supérieur d’Esterhazy au 74e.
[9] Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 314-315.
[10] Desvenine.

 

VIII

Bernheim, 26 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-six novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Bernheim (Ferdinand, Lucien), âgé de 29 ans, lieutenant en 1er au 29e régiment d’artillerie en garnison à chalons-sur-Marne et n’être ni domestique, ni parent, ni allié des parties.

Demande :
Est-il exact qu’à la fin du mois d’août 1894, vous ayez envoyé au commandant Esterhazy, major au 74e d’infanterie à Rouen, un manuel de tir confidentiel de l’artillerie. Dans quelles conditions ce manuel vous a-t-il été demandé. A quelle date et par quelle voie a-t-il été renvoyé ?

Réponse :
Non, mon général, j’ai envoyé, au commandant Esterhazy, le règlement sur le service des bouches à feu de siège et de place 3e partie, qui n’avait rien de confidentiel, et une réglette de correspondance, d’un type non réglementaire, qui m’avaient été demandés par le commandant dans les conditions suivantes : étant en permission à Rouen à une époque dont je ne me rappelle plus exactement la date (c’était quelque temps avant les grandes manœuvres et un ou deux mois après la mutation du médecin major de 1ère classe Madeleine du 28e au 74e d’infie). Je fus invité par Mr le médecin major Madeleine à venir prendre le café avec lui et il me présenta alors aux officiers supérieurs parmi lesquels se trouvait le commandant Esterhazy, alors major de ce régiment. Dans la conversation le commandant Esterhazy me parla des travaux qu’il faisait sur le tir de l’infanterie et de l’artillerie ; il me demanda si je ne pouvais pas lui procurer un livre sur le tir de l’artillerie, je lui proposai alors le règlement sur le service des bouches à feu de siège et de place 3e partie, parce que ce volume est une espèce de cours spécial à l’usage des officiers et des sous-officiers. Il exprima également le désir de pouvoir l’étudier de plus près, n’en ayant eu qu’accidentellement entre les mains aux écoles à feu. Je lui promis de lui envoyer le livre désiré mais que pour la réglette je me réservais d’en parler à mon capitaine commandant, qui en avait fait construire une, à mon retour au Mans.
Ayant obtenu l’autorisation de mon capitaine, j’adressai, par la poste, au commandant Esterhazy les deux objets demandés.

Demande :
Les avez-vous adressés chargé sou recommandés ?

Réponse :
Je ne m’en souviens plus, mon général.

Demande :
Continuez.

Réponse :
Au bout de trois ou quatre mais je me décidai à réclamer au commandant Esterhazy le prêt que je lui avais fait. N’ayant pas reçu de réponse, j’en parlai au médecin major Madeleine qui lui en causa. Ne recevant pas d’avantage de réponse, j’en fis part à mon capitaine commandant qui me proposa de lui écrire lui-même. Je lui répondis que je ne pensais pas que ce fût nécessaire et que j’irais moi-même réclamer verbalement [trou dans le texte] premier passage à Paris, en allant en permission à Rouen. Peu de temps après, je me rendis à la caserne de la pépinière, puis de là au domicile particulier du commandant Esterhazy, où je ne trouvai personne ; j’y déposai ma carte.
Depuis mon changement de garnison, je me suis encore occupé de ce prêt, soit en me rendant une autre fois rue de la Bienfaisance, soit en en parlant a Mr le médecin major Madeleine. Enfin, il y a un mois, me trouvant en permission à Rouen, j’en parlai encore à Mr le médecin major Madeleine, qui m’apprit que le commandant Esterhazy était en non-activité pour infirmités temporaires, mais qu’à la première occasion il lui en parlerait.
Dès que j’eus appris, par les journaux, l’affaire Dreyfus Esterhazy, j’écrivis à mon ancien capitaine commandant pour lui demander s’il pensait que je dusse en référer à mon chef de corps. Il me répondit qu’il croyait la chose inutile.

Demande :
Vous n’avez rien à ajouter a votre déposition ?

Réponse :
Non, mon général.

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant dix-huit mots nuls.

 

IX

Picquart II, 27 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt sept novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Picquart (Marie, Georges), âgé de 43 ans, lieutenant colonel au 4e régiment de tirailleurs, à Sousse (Tunisie), et n’être ni domestique, ni parent ou allié des parties.

Demande :
Avant de vous poser quelques questions au sujet de votre lettre au ministre, du 15 novembre 1897[1], avez-vous quelque chose à ajouter pour compléter votre déposition du 26 novembre ?

Réponse :
J’aurais eu l’intention de faire une remarque, que je considère comme extrêmement importante, au sujet de la possibilité de la confection matérielle du bordereau par Esterhazy.

Demande :
Vous n’avez pu faire la comparaison d’écriture que sur des fac-similé du bordereau et, en outre, je ne puis vous permettre d’entamer la discussion sur la possibilité de la confection matérielle du bordereau pas Esterhazy ; ce bordereau, à la suite du jugement, ayant été attribué à Dreyfus et cette question ayant l’autorité de la chose jugée. – Avez-vous autre chose à dire ?

Réponse :
Je ne puis que regretter vivement de ne pouvoir aborder cette question, car je la considère comme d’une importance capitale.

Demande :
N’avez-vous rien à ajouter de plus ?

Réponse :
Non.

Demande :
Je trouve, inséré dans la lettre que vous avez écrite au ministre le 15 novembre 1897, et portant pour objet : « au sujet de lettres et de télégrammes émanant du Ct Esterhazy », 1° la copie d’une lettre qui vous a été adressé par Esterhazy, à la date du 7 novembre ; – 2° la copie de deux télégrammes, l’un portant la date du 10 novembre, 10h30 soir, signé « Blanche », l’autre cette du 10 novembre, 12h20 soir, signé « Speranza ».
Avez-vous des explications à me fournir au sujet de ces documents ?

Réponse :
Ces trois documents sont conçus dans le même ordre d’idées et forment un tout : ils me sont parvenus à peu près en même temps (le télégramme « Speranza » avec un peu de retard).
Dans sa lettre, le Ct Esterhazy me dit qu’il a reçu une missive dans laquelle je suis formellement accusé d’avoir ourdi contre lui une machination pour le substituer à Dreyfus. Le télégramme signé « Speranza » semblerait émaner d’une amie qui m’avertit que la machination est découverte.
Enfin le télégramme signé « Blanche » précise encore ; il dit : « On a preuve que bleu a été fabriqué par Georges ». Or Georges est mon prénom, et le point de départ de mes recherches contre Esterhazy a été précisément un télégramme (un bleu) dont l’origine et l’auteur ont pu donner lieu à contestation.
Une chose à remarquer, c’est que mon nom dans la lettre Esterhazy est écrit en omettant le C, faute que l’on commet assez rarement, qu’en tout cas ne commet aucun de mes amis.
La même faute existe dans l’adresse du télégramme « Speranza » ; de plus, la lettre Esterhazy m’était adressée en Tunisie, sans autre indication de lieu ; – le télégramme « Speranza » m’a été adressé également à Tunis, sans autre indication de lieu, alors que j’habitais Sousse et que tous mes amis le savaient pertinemment.
Il m’a été impossible de savoir si l’adresse du télégramme signé « Blanche » présentait la même particularité ; car ayant reçu ce télégramme le premier des deux, je n’y avais rien compris et l’avais jeté au feu avec les papiers inutiles provenant de mon rapport, que j’étais en train de faire à ce moment-là. Je n’ai compris qu’à la réception du deuxième télégramme l’importance du premier et je n’ai pu me faire donner de ce dernier qu’une répétition dans laquelle l’employé, averti qu’il s’agissait de moi, pouvait avoir de lui-même remis l’orthographe exacte de mon nom.
Mon sentiment est que le télégramme « Blanche » a été envoyé par quelqu’un d’autre que le télégramme « Speranza », étant données les indications plus exactes des localités.
Je dois ajouter que j’ai reçu à une date postérieure, le 17 novembre, je crois, une lettre anonyme, que j’ai détruite immédiatement après sa réception, ne pouvant pas la poster à ce moment au général, comme j’avais fait des précédents, et ne voulant pas rester un instant en possession d’une pièce qui aurait été extrêmement compromettante en cas de fouille ou de perquisition.
Mes craintes à ce sujet peuvent paraître d’autant plus justifiées qu’à cette époque les lettres qui m’ont été adressées de Paris – lettres dont je connais fort bien la date d’expédition – ont été toutes retenues et que cette lettre anonyme, est arrivée seule avec des journaux. Cette lettre portait une adresse conçue à peu près dans les termes que celle du télégramme « Speranza » avec la même faute d’orthographe à mon nom. Elle avait été mise à la poste place de la Bourse. Elle contenait l’avis suivant écrit en caractères d’imprimerie majuscules, au crayon, si je m’en souviens bien : « A craindre, toute l’œuvre découverte, retirez vous doucement, écrivez rien », pas de signature.
Plusieurs remarques sont à faire au sujet du texte des télégrammes :
Dans le télégramme « Speranza », il est dit : « arrêtez le demi-Dieu ». Or, dans un milieu ami, on m’appelle « le bon Dieu ». L’auteur du télégramme était donc au courant d’une particularité de ce genre, sans que cette particularité lui fût toutefois bien familière. De plus, le télégramme est signé « Speranza », or certains journaux ont prétendu, à cette époque, qu’une femme qui a été employée au service des renseignements avant que je n’en prisse la direction et qui s’appelle madame Kaminieff pourrait bien être la femme voilée dont a parlé le Ct Esterhazy et que cette femme prenait habituellement le nom « d’Espérance ».
Au sujet du télégramme signé « Blanche », il y a lieu de remarquer que l’auteur, en parlant du « bleu » dont j’ai donné la signification plus haut, était au courant d’un document connu, je crois, d’un très petit nombre de personnes. En dehors du ministre, du chef et du sous-chef d’État-major général de l’armée il n’y avait, je crois, que le personnel du service des renseignements, ou même une partie seulement de ce personnel qui en eut connaissance.
La signature de « Blanche » a ceci de particulier qu’elle semblerait s’appliquer à une personne appartenant précisément au milieu où l’on m’appelle « le bon Dieu ».
En résumé, mon impression est la suivante : Le commandant Esterhazy m’a écrit une lettre dans laquelle il me dit qu’on l’a averti que j’avais aussi des machinations contre lui pour le substituer à Dreyfus.
En même temps qu’il communiquait ce renseignement au ministère de la guerre, il m’a adressé ou fait adresser par des personnes qui lui étaient dévouées des lettres ou télégrammes ayant l’apparence de documents adressés à moi par des amis et destinés, dans sa pensée, soit à me compromettre, soit à me terroriser et à m’induire à de fausses démarches.
Jamais je n’ai dit un mot de l’affaire Dreyfus aux amis qui faisaient partie du cercle où l’on m’appelait « le bon dieu » et dont fait partie la personne qui signe « Blanche ». L’emploi de ces indications (la première maladroitement tronquée) était bien fait pour me mettre immédiatement sur la trace d’une supercherie.
Mais ce que je trouve particulièrement grave dans l’affaire c’est que l’une des personnes auteur ou inspirateur de cette supercherie, fut au courant de la question du « bleu ».
Une autre chose m’étonne encore c’est que depuis le commencement de cette affaire, Esterhazy se soit toujours trouvé renseigné ou documenté au moment propice.
Je vous remets des originaux des télégrammes dont il est question[2].

Demande :
Je les verse au dossier judiciaire.
Vous n’êtes en relation, d’après ce que vous me dites avec aucune personne du nom de « Speranza ».

Réponse :
Avec aucune ; il me semble bien que c’est la première fois qu’une lettre qui m’est adressée est signé de ce nom-là. Toutefois il me semble me souvenir que le colonel, actuellement général, Abria, en m’envoyant soit de Paris, soit des manœuvres, les échantillons d’écriture d’Esterhazy, avait signé ses lettres d’un nom de femme, mais je ne me souviens plus de ce nom.

Demande :
Je vous présente une lettre qui vous a été adressée le 15 décembre 1896, au ministère de la guerre, portant l’indication « pressée, faire suivre »[3].
Cette lettre a été saisie, je vous en donne connaissance.

Réponse :
Voici quelles sont mes déclarations bien nettes et bien formelles :
Je ne puis m’expliquer en aucune façon l’origine de cette lettre. Je ne suis absolument pas au courant de ce que signifie l’espèce de complot qu’elle semble dénoter. En tout cas, j’y vois une machination dirigée contre moi ; je demande qu’on éclaircisse la question de savoir sur quel avis on a fait saisir cette lettre, la personne qui a donné l’avis et celle qui a écrit la lettre pouvant avoir certains rapports l’une avec l’autre.
Dès le mois de novembre 1896, sinon plus tôt, Esterhazy était au courant des soupçons qui planaient sur lui. En effet, le samedi 14 novembre 1896, le ministre me dit, dans son cabinet, en présence du Gal de Boisdeffre et du général Gonse, qu’il avait été mis en possession d’une lettre anonyme adressée a Mr Maurice Weil et dans laquelle on avertissait ce dernier que lui et son ami Esterhazy allaient être dénoncés à la tribune par Mr Castelin, comme complices de Dreyfus[4]. Il y a lieu de remarquer, et je considère cette remarque comme extrêmement importante, que le fac-similé du fameux bordereau venait d’être publié par le « Matin ».
Je dois ajouter que conformément aux ordres que j’avais reçus, je surveillais, à ce moment-là, Esterhazy de très près ; qu’Esterhazy, dont la permission de 30 jours, était expirée, restait cependant à Paris, ayant écrit à son colonel qu’il était malade ; que malgré cette assertion, il était constamment à courir les rues de Paris, se rendant particulièrement chez Weil. Mon agent, de l’esprit duquel j’avais taché d’écarter, autant que possible, le soupçon des véritables raisons qui faisaient surveiller Esterhazy, m’a dit de lui, pendant les jours qui suivirent la publication du bordereau : « je ne sais ce qu’il a, il est complètement défait et je l’ai vu circuler longtemps sous une pluie battante sans parapluie ». L’agent qui pensait qu’il s’agissait d’affaires d’argent, a ajouté : « Il doit être acculé ».

Demande :
Je verse cette lettre au dossier. – Avez-vous quelque chose à ajouter.

Réponse :
Non.

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier en approuvant vingt-un mots rayés nuls.

_________________
[1] AN BB19 88. Cette lettre, comme on le verra à la suite, avait trait aux télégrammes Blanche et Speranza. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 418-419.
[2] Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 412 (lettre d’Esterhazy à Picquart) et 414-417 (télégrammes).
[3] Il s’agit d’un des premiers faux d’Henry, signé « Speranza » (les télégrammes évoqués devaient permettre du coup d’authentiquer celui-là), dans lequel on pouvait lire : « Paris, minuit 35. – Je sors de la maison, nos amis sont dans la consternation, votre malheureux départ à tout dérangé. Hâtez votre retour ici, hâtez-le vite… vite ! Le moment des fêtes étant très favorable pour la cause, nous comptons sur vous pour le 20. Elle est prête, mais elle ne peut et ne veut agir qu’après vous avoir causé. Le demi-dieu ayant parlé, on agira. » (Publié dans La Révision du Procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, op. cit., t. II, p. 267-268). Elle avait été envoyée à Picquart au ministère, à un moment où il n’y était plus, et, ouverte, avait été soigneusement conservée. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 348.
[4] AN BB19 94. Sur cette lettre, voir la déposition Weil dans La Révision du Procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, op. cit., t. I, p. 309. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 340.

 

X

Henry, 28 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-huit novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Henry (Hubert, Joseph), âgé de 51 ans lieutenant colonel d’infanterie, attaché à l’Etat major de l’armée, 13 avenue Duquesne, Paris, et n’être ni domestique, ni allié, ni allié des parties.
 

Demande :
Mr Mathieu Dreyfus a adressé au ministre de la Guerre, à la date du 14 novembre 1897, une lettre de dénonciation contre le commandant Walsin Esterhazy, lettre dans laquelle il l’accuse nettement d’être l’auteur du bordereau attribué à son frère.
Le Lt colonel Picquart, appelé comme témoin, a fait certaines déclarations au cours desquelles votre nom a été prononcé et dont je vais vous donner successivement lecture pour vous mettre à même de dire également ce que vous savez sur les mêmes points.
Il est bien entendu que vous pouvez étendre votre déposition et que vous devez me dire tout ce que vous savez au sujet de la question en cause.
Le colonel Picquart dit : « Mon attention a été attiré pour la première fois, vers le milieu du mois de mai 1896, sur le commandant Esterhazy, par les fragments d’une carte télégramme portant son nom et son adresse ».
Je vous présente l’original de cette carte télégramme, la reconnaissez-vous ?

Réponse :
Je reconnais parfaitement la carte.

Demande :
Le colonel Picquart a dit : « Ces fragments avaient été remis au commandant Henry, je crois, par une personne qui fournissait habituellement ce genre documents.
« Comme d’habitude, ces fragments mêlés à d’autres avaient été remis au capitaine Lauth ; c’est lui qui les avait réunis et qui était venu exprès, dans mon bureau, pour me montrer la pièce éminemment compromettante que formait la réunion des fragments ».

Réponse :
C’est toujours moi qui reçois ce genre de papiers. J’en fais un triage, je mets de côté tout ce qui est en allemand et je conserve, par devers moi, tout ce qui est en français, que je colle, en général, moi-même.
En ce qui concerne la carte, je n’ai jamais remarqué aucun des fragments qui la composent dans les paquets qui m’ont été remis. Je n’en ai eu connaissance que par le capitaine Lauth, auquel j’ai exprimé mon étonnement ; je lui ai même dit ceci : « Tiens, c’est bizarre, je fais cependant mon triage avec assez de soin et je n’avais jamais remarqué cela ». Le capitaine Lauth m’a répondu : « C’est le colonel qui m’a remis le paquet, et peut-être n’avez-vous pas bien regardé dans les fragments d’allemand”. – Je répondis : « Cela m’étonne, car je regarde toujours morceau par morceau ». Cela se passait au printemps (avril ou mai) 1896.

Demande :
Le Lt colonel Picquart ajoute : « Dans le même lot, se trouvait un brouillon au crayon, ayant trait à une affaire du même genre et signé ; autant que je m’en souviens, de la même initiale. Je fais néanmoins toutes mes réserves à ce sujet. Ce brouillon portait en mention, en travers de la partie supérieure “à envoyer ou à faire poster”, ou quelque chose d’analogue ». – Avez-vous souvenir de ce brouillon ?

Réponse :
Non, je ne me souviens pas du tout avoir vu ce brouillon, ni à cette époque, ni depuis.

Demande :
Dans le paquet qui vous aurait été remis par la personne habituelle, deux pièces en fragments, de cette importance vous auraient donc échappé ?

Réponse :
Je ne m’explique pas comment ces pièces auraient pu m’échapper, car je fais toujours mon triage avec soin.

Demande :
Le colonel Picquart ajoute : « Aucun des deux officiers mêlés à ce moment à l’affaire n’a eu l’air de mettre le moins du monde en doute la sincérité d’origine de cette pièce ».

Réponse :
J’en ai fait la remarque au capitaine Lauth. Mes souvenirs ne sont pas assez précis pour affirmer que j’en ai fait également la remarque au colonel.

Demande :
Avez-vous eu connaissance d’une lettre du Ct de Foucault [sic] eu Ct Pauffin de St Morel, dans laquelle il lui parlait d’un agent du service des renseignements allemand qui avait manifesté le désir d’entrer en relation avec nous ?

Réponse :
Je ne me souviens pas avoir eu connaissance de cette lettre.

Demande :
Le colonel Picquart ajoute : « Sur ces entrefaites, j’avais organisé à Bâle une entrevue entre l’agent allemand et le capitaine Lauth. Cette entrevue avait pour but de faire répéter à l’agent les déclarations qu’il n’avait fait qu’esquisser auprès du Ct de Foucault [sic] et de tâcher d’obtenir, autant que possible, le nom de l’officier et la nature des documents livrés. Au dernier moment, le cap. Lauth insista beaucoup pour emmener avec lui le Ct Henry, que je n’avais pas désigné parce qu’il ne sait pas l’allemand. Le résultat de l’entrevue de Bâle est consigné in-extenso, de la main du cap. Lauth, dans les pièces à l’appui du mémoire du 1er septembre.
« D’après ce que me dirent les deux officiers, tout ce qu’on avait pu obtenir de plus de l’agent, c’est que le chef de bataillon était décoré et qu’il avait environ 50 ans. Les officiers prétendent qu’il n’a pas voulu dire le nom. Il a donné, par contre, le nom d’un autre agent allemand, établi sur le territoire français, nom qui s’est trouvé parfaitement exact et s’appliquait à une personne des plus suspectes. L’agent allemand n’a voulu du reste, accepter aucune rétribution pour cette séance. A sa rentrée a Berlin, il s’est vivement plaint d’avoir été bousculé (sens figuré) et traité sans égards par l’un des officiers qu’on avait envoyés, et dont il avait parfaitement reconnu la qualité, bien que cet officier s’obstinât à dire qu’il appartenait à la police. »
Voulez-vous me dire ce que vous savez à ce sujet ?

Réponse :
Nous sommes allés en effet, le capitaine Lauth et moi, à un rendez-vous à Bâle dans les premiers jours d’août 1896. Nous y avons rencontré un agent provocateur (je dis provocateur parce que j’en ai maintenant les preuves les plus flagrantes) du nom de Richard Cuers, employé au service des renseignements au grand État-major allemand à Berlin, il nous a donné des indications générales sur les officiers généraux allemands les plus en vue, il nous a donné également le nom d’un de leurs agents qui habite Void (Meuse) et qui, en effet, paraît suspect. Il a été amené à parler également de l’affaire Dreyfus et il a dit que cette affaire avait causé beaucoup d’étonnement au grand État-major ; puis il a ajouté : « je sais que c’est un chef de bataillon d’infanterie qui renseigne Schwartzkoppen ». – Je pris alors la parole et j’ajoutais : « puisque vous êtes si bien renseigné, vous devez connaître le nom de ce chef de bataillon et je vous prie de me le donner. » Mais il ne dit rien et j’eus beau insister une grande partie de la journée, il se déroba toujours.
Je lui exprimai alors très durement mon étonnement de son attitude et lui fis comprendre qu’il était envoyé par le grand État-major. C’est sans doute ça que cet agent appelle : « Avoir été bousculé ». J’ai du reste été complètement renseigné depuis et j’ai la certitude qu’il était bien un agent provocateur. D’une lettre qui existe au Ministère de la Guerre et qui est arrivée dans les premiers jours de Novembre 1897, il ressort que c’est moi-même qui étais le chef de Bataillon visé[1].

Demande :
Le Lt Colonel Picquart, à une demande de moi relative aux fragments du brouillon au crayon qui aurait été recueilli en même temps que la carte télégramme, m’a répondu : « Le Ct Henry a vu ces fragments et le capitaine Lauth les a raccordés ». Qu’avez-vous à dire au sujet de cette déclaration ?

Réponse :
Ainsi que je l’ai déjà déclaré plus haut, je ne me souviens pas d’avoir vu aucun de ces fragments.

Demande :
Vous avez connaissance du télégramme signé « Blanche » et du télégramme signé « Speranza », adressés au Lt colonel Picquart en Tunisie ? – Pouvez-vous me donner des renseignements sur l’origine de ces télégrammes ?

Réponse :
Le service possède une photographie des deux autographes de ces télégrammes, qui lui ont été adressés par la sûreté générale.
Sur celui signé « Blanche », je n’ai aucune autre indication.
Sur celui signé « Speranza », voici les renseignements que donne la direction de la Sûreté générale: « Il a été déposé au bureau de la rue Lafayette et l’enquête faite à ce sujet donne la certitude que l’auteur du télégramme est le nommé Souffrain, ancien agent révoqué[2] ».

Demande :
Pouvez-vous me dire quel est votre avis au sujet du mobile qui a pu pousser le Lt Colonel Picquart à composer le dossier Esterhazy ?

Réponse :
J’ai toujours considéré Picquart comme un honnête homme, mais c’est un sceptique, un névrosé, qui pose pour le décadent ; je suis convaincu que dans tout cela il a agi par impulsion et actuellement encore, je le considère comme un agent inconscient de personnes qui ont intérêt à le pousser.

Demande :
N’avez-vous rien à ajouter à votre déposition ?

Réponse :
Non.

Demande :
Pouvez-vous me donner des renseignements au sujet des reproductions photographiques du bordereau ?

Réponse :
Le colonel Sandherr a fait photographier le bordereau lui-même, je ne sais pas qui, ni à combien d’exemplaires. Peut-être existait-il une de ces photographies au dossier secret dont le colonel Picquart a pris connaissance pendant ma permission (septembre 1896) et il y aurait lieu de voir si elle était enregistrée au bordereau du dossier.

Demande :
Pouvez-vous me donner des indications sur les relations qui existaient entre Mr Leblois, avocat, et le colonel Picquart?

Réponse :
Monsieur Leblois est venu au bureau pendant au moins un an et très fréquemment au printemps 1896. Il venait alors au moins deux fois par semaine et restait pendant de longues heures en conférence avec le colonel Picquart. Je me souviens qu’en octobre 1896, entrant un jour brusquement dans le bureau du colonel, je l’ai vu assis auprès de Mr Leblois, ayant devant eux, ouvert, le dossier secret, qu’ils examinaient ensemble.
J’ai reconnu notamment une photographie de la pièce secrète sur laquelle il est parlé de « cette canaille de D… »[3].

Demande :
Vous savez qu’une photographie de cette pièce a été en la possession d’Esterhazy qui en a fait la remise au ministre de la guerre.
Vous expliquez-vous comment cette pièce est tombée entre les mains du Ct Esterhazy?

Réponse :
Mon opinion est que cette pièce n’a pu sortir du ministère que par la faute ou la négligence du colonel Picquart, qui seul pouvait l’avoir entre les mains depuis l’époque où il avait ouvert le dossier secret (septembre 1896), car il n’en existait pas autre part que dans ce dossier.

Demande :
Où était ce dossier secret et qui en avait la garde?

Réponse :
Il était dans l’armoire en fer de mon bureau et j’en avais la garde et le secret. Or, jamais rien n’a transpiré au dehors avant mon départ en permission, fin août 1896.
A ce moment, j’ai remis la clef et le mot à l’archiviste Gribelin qui, à ma rentrée de permission, vers le 18 ou le 20 septembre m’a rendu compte que sur l’ordre du colonel, il avait pris dans la caisse et remis au colonel Picquart, le dossier secret dans lequel se trouvait, entre autres, la pièce en question. – J’ai dit à monsieur Gribelin : « Je regrette qu’il en soit ainsi, car si j’avais été présent, je n’aurais pas permis – comme c’était, du reste, ma consigne – que le Lt colonel Picquart en prit connaissance autrement qu’en présence du sous-chef d’État-major et de moi »[4].

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à votre déposition au sujet de la carte télégramme dont je vous ai parlé au début de votre déposition?

Réponse :
Le commandant Lauth et l’archiviste Gribelin peuvent donner des détails plus précis sur les propositions qui leur ont été faites par le colonel Picquart au sujet de cette carte.

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant dix-sept mots rayés nuls.

_________________
[1] Une lettre qui n’exista jamais et dont l’invention devait permettre de disqualifier définitivement le gênant Richard Cuers. À ce sujet, voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus, op. cit., p. 309.
[2] « Note pour Monsieur le Ministre de l’Intérieur », 13 9bre 1897, AN BB19 94. Souffrain se trouvait en effet par hasard dans les parages et c’était là un incroyable coup de pouce du hasard. Christian Esterhazy rapportera la satisfaction dont lui avait fait part Du Paty que Souffrain « se soit trouvé dans les environs du bureau de poste, au moment du dépôt de ce télégramme et que la télégraphiste ait cru reconnaître en Souffrain la personne qui avait déposé le télégramme Speranza » (Déposition Christian Esterhazy à l’occasion de l’instruction Tavernier (Du Paty, 1899), AN BB19 85, 7 juillet 1899, f. 5).
[3] Cette affirmation, dont il sera de nombreuses fois question tout au long de l’affaire et essentiellement au cours du procès Zola et de l’instruction Tavernier contre Picquart, était un mensonge. Jamais Picquart n’avait montré à Leblois le dossier secret et surtout pas à une époque où ce dernier était depuis de longues semaines et pour quelques semaines encore absent de Paris. Sur l’invraisemblance de ce mensonge, voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 652-654.
[4] Cette affirmation était tout à fait extraordinaire et comme on le voit ne fut pas relevée par l’officier-instructeur. En vertu de quoi Picquart aurait-il dû en référer à son subordonné pour consulter un dossier appartenant au service dont il était le chef ?

 

XI

Lauth I, 28 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-huit novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Lauth, Jules, Maximilen, âgé de 39 ans, chef d’escadron au 28e de dragons, demeurant 43 avenue Daumesnil à St Mandé et n’être ni domestique, ni parent, ni allié des parties.

Demande :
Mr Mathieu Dreyfus a adressé au ministre de la guerre, à la date du 14 novembre 1897, une lettre de dénonciation contre le Ct Walsin Esterhazy, lettre dans laquelle il l’accuse nettement d’être l’auteur du bordereau attribué à son frère.
Mr Scheurer-Kestner, entendu comme témoin dans cette affaire, a déclaré que l’enquête ne saurait être ni sérieuse, ni sincère, ni complète, si le colonel Picquart n’était pas entendu.
J’ai donc interrogé le colonel Picquart comme témoin.
Il m’a fait connaître que le point de départ de toute son information contre Esterhazy, était une carte télégramme, recueillie par fragments, qui auraient la même origine que les fragments du bordereau incriminé au procès Dreyfus, et qui auraient été réunis pas vous.
Voulez-vous me dire tout ce que vous savez au sujet de cette carte télégramme, en commençant par me déclarer que vous reconnaissez que c’est celle que je vous mets sous les yeux en même temps qu’une photographie de cette carte ?

Réponse :
Je ne peux pas vous dire à un mois près, mais je la fixe à une époque bien antérieure – presque de six mois – à celle donné par le colonel Picquart, c’est-à-dire, plutôt à l’automne 1895 qu’au printemps 1896, attendu qu’après la remise, par moi, de la pièce au colonel Picquart, elle est restée certainement pendant un temps assez long avant qu’il commençât à s’en occuper[1].
Autant que je puis m’en souvenir, et l’on pourrait, pour y aider, consulter mon collègue le capitaine Junck, j’ai commencé à faire des photographies de ce document en février ou mars 1896 et, à ce moment, le colonel Picquart, qui me l’a remis, l’avait dans son coffre depuis plusieurs mois. – Le capitaine Junck m’a aidé dans mes travaux photographiques et pourra confirmer l’époque à laquelle nous nous en sommes occupés.
A l’automne de 1895, le commandant Henry était absolument le seul officier du bureau qui fût en relation avec la personne qui remettait cette sorte de documents et les choses se passaient toujours ainsi : Le commandant en prenait livraison, généralement le soir, commençait, à son domicile, un premier triage, pour en extraire les documents écrits en français et apportait le tout, le lendemain, au bureau.
Du temps du colonel Sandherr, il montrait immédiatement les documents en français au chef de service, et me remettait directement, à moi, ceux qui étaient en langue étrangère.
Du jour où le colonel Picquart a pris la direction du service, le Ct Henry continuait à faire le soir de la livraison, le premier triage dont il est question plus haut, mais il remettait le lendemain, – soit que l’ordre lui en eût été donné par le colonel Picquart, soit que l’habitude en eût été prise pour une raison quelconque – tout le paquet au chef de service, et ce n’est que par l’intermédiaire de celui-ci que je recevais les documents en langue étrangère.
Pour ce qui concerne la carte télégramme, les choses ont dû se passer ainsi, et en y réfléchissant, j’ai lieu de m’étonner qu’un document en langue française n’ait pas été retiré du paquet par le Ct Henry, comme il le faisait d’habitude.
J’ai dit plus haut que je fixais l’époque de la trouvaille à l’automne de 1895. En effet, au moment où j’ai eu pour la première fois le document entre les mains, le Ct Henry devait être absent du bureau et absent pour une certaine durée, car le Ct étant mon chef direct pour ces sortes de questions, je lui remettais toujours en premier lieu les documents intéressants et n’allais les porter au chef de service qu’avec lui ou après les lui avoir montrés. Or ce jour-là, je suis entré directement dans le bureau du colonel Picquart et je lui ai remis directement le document en lui faisant cette réflexion: « c’est effrayant, est-ce qu’il y en aurait encore un ? » Il a dû se passer à la suite de cette remise un nombre de jours suffisant pour dévier mes idées d’un autre côté, attendu que pendant assez longtemps je n’en ai pas parlé au Ct Henry avec lequel je faisais route deux, trois et quatre fois par jour pour aller au bureau ou en revenir et avec lequel je causais presque toujours de question du service. Ce n’est que plus tard, autant que je puis me rappeler, au moment où j’ai commencé à photographier le document, que je lui en ai parlé, et je me suis aperçu à ce moment à ma profonde stupéfaction, que j’avais oublié de lui en parler et qu’il en ignorait l’existence.
A une époque qui doit être février ou mars 1896, le comt Picquart me demanda de photographier le document en question. Je fis d’abord plusieurs clichés, qui ne satisfirent par le commandant. Il me demanda s’il ne serait pas possible de lui faire une épreuve sur laquelle les traces de déchirures disparaîtraient. Le document étant sur papier bleu, incomplet, en petits fragments, l’opération n’était pas très facile. Je dus recommencer à plusieurs reprises, aidé par le capitaine Junck, et nous eûmes recours à toutes sortes d’inventions pour arriver à constituer une photographie comme le désirait le colonel.
Un jour, un peu impatienté du peu de résultat auquel j’arrivais, je demandai au colonel : « Mais enfin, mon colonel, pourquoi désirez-vous tant faire disparaître les traces de déchirure » ?
Il me répondit: « Ah ? C’est parce que je veux pouvoir dire là haut (cela signifiait au chef d’État-major) que j’ai l’ai interceptée à la poste ».
« Mais alors, lui dis-je, quelle preuve avez-vous de l’origine du document, puisqu’il n’est pas signé, et que le cachet de la poste manque ? »
« Croyez-vous, me répondit-il, qu’à la poste, ils ne consentiraient pas à y mettre un cachet ? »
« Cela m’étonnerait bien, dis-je à mon tour, car ils ne sont pas tous les jours très complaisants et, en fin de compte, cette carte, non signée, pourrait provenir de n’importe quel personnage avec lequel le Commandant Esterhazy pourrait être en relation, étant donné l’état embarrassé de ses affaires ».
« Oui, dit le colonel, mais vous seriez là pour certifier que c’est l’écriture d’une personne que vous connaissez bien ».
Je m’écriai : « jamais de la vie, ce n’est pas son écriture, je ne certifierai rien du tout, d’autant plus que c’est une écriture contrefaite qui n’a pas la moindre analogie avec celle que vous visez ».
Le colonel n’insista pas et les choses restèrent là. –
J’avais poussé mon exclamation sur un ton tellement élevé que, soit que la porte du bureau du colonel fût entrouverte, soit que l’un ou l’autre de mes collègues entrât à ce moment dans ce bureau, le fait est que deux d’entre eux l’entendirent et que, dans la soirée, les capitaines Junck et Valdant me demandèrent de quoi il s’agissait, et je leur racontai immédiatement ce qui s’était passé, tant j’étais surpris de la réflexion du colonel. Je ne pouvais pas admettre, en effet, qu’il ne connût par fort bien l’écriture en question, puisque, depuis qu’il était au service, il avait eu maintes fois l’occasion de la voir[2].
J’ajoute que j’ai fait sur papier un nombre assez considérable d’exemplaires photographiques de ce document et qu’au mois de novembre 1896, lors du départ du colonel Picquart, et de la remise au général Gonse des clichés, exemplaires sur papiers et dispositifs divers que nous avions employés, le capitaine Junck et moi ; pour faire, à la demande du colonel, disparaître les traces de déchirure, il manquait, certainement, plusieurs exemplaires sur papier.
Plus tard, le colonel me chargea, à plusieurs reprises, de photographier des spécimens de l’écriture du Comt Esterhazy et chaque fois, sans m’en expliquer les motifs (ce qui contrastait singulièrement avec les habitudes de notre service), il me faisait masquer une partie de la page ne laissant subsister que certaines phrases ou certains mots.
J’ai également fait d’assez nombreux tirages sur papier de pareils spécimens et je reconnaîtrais facilement ceux qui ont été faits par moi.

Demande :
Le Lt colonel Picquart dit, dans sa déposition : « aucun des deux officiers mêlés à ce moment à l’affaire n’a eu l’air de mettre le moins du monde en doute la sincérité d’origine de cette pièce ». Cette assertion est-elle exacte ?

Réponse :
Je ne mets certainement pas en doute, pas plus que je ne l’ai mis à cette époque, l’authenticité de l’ensemble du paquet de documents qui m’a été remis par le colonel Picquart ; mais depuis, en y réfléchissant, je ne puis m’empêcher de remarquer que le Ct Henry, qui seul recevait des mains de la personne les paquets en question, avait toujours soi de procéder à un triage et d’enlever ce qui était écrit en français.
Ce jour-là, la chose n’aurait pas été faite pour le document visé ; ou bien, si le commandant Henry a procédé au triage comme il le faisait d’habitude, il me semble extraordinaire qu’après avoir passé par les mains du colonel ce paquet contint un document de plus.

Demande :
Le colonel Picquart ajoute : « Dans le même lot se trouvait un brouillon au crayon, ayant trait à une affaire du même genre et signé ; autant que je m’en souviens, de la même initiale. Je fais néanmoins toutes mes réserves à ce sujet. Ce brouillon portait, en mention, en travers de la partie supérieure, “à envoyer ou à faire poster”, ou quelque chose d’analogue. La conclusion que j’en ai tirée, c’est que l’expéditeur avait d’abord écrit la carte, puis qu’il s’était ravisé, qu’il l’avait déchirée et qu’il avait fait le brouillon d’une lettre à recopier, peut-être par une autre main. Mais ce n’est là qu’une hypothèse ».
Avez-vous connaissance de ce brouillon au crayon ?

Réponse :
Je ne me rappelle absolument pas de quoi il peut être question et m’étonne d’autant plus de la mention de l’existence de ce papier que jamais il n’en a été question au service. Il me semble que s’il avait existé et que s’il avait eu un rapport quelconque avec le document cité plus haut, le colonel qui semblait tant tenir à avoir des photographies du premier, pour s’en servir dans sa démonstration auprès de ses supérieurs, se serait évidemment aussi servi du second. J’ai même la persuasion, étant chargé du classement des dossiers, qu’il n’existe pas dans les archives de la section de statistique[3].

Demande :
Dites-moi ce que vous savez sur les circonstances qui ont amené votre entrevue et celle du Ct Henry avec un agent allemand à Bâle et ce qui s’est passé dans cette entrevue.

Réponse :
Je ne sais absolument pas ce qui s’est passé entre le colonel Picquart et le col. de Foucault [sic].
Dans les premiers jours du mois d’août 1896, le colonel me fit venir dans son cabinet et me dit que Cuers, agent du service des renseignements allemand venait de faire des offres au colonel de Foucault [sic] et que je devais me rendre à bref délai à Bâle pour avoir une entrevue avec lui. Cette nouvelle me surprit, car pendant 3 ans, un agent français que notre service avait trouvé moyen de mettre à la solde de l’Allemagne et qui connaissait fort bien Cuers, avait cherché à amener cet homme à nous. Il n’y avait jamais réussi et tous les officiers du service qui avaient été au courant de ces négociations étaient absolument persuadés que les quelques faiblesses simulées par Cuers, vis-à-vis de notre agent, n’étaient qu’une manière de se moquer de lui et de nous.
Aussi lorsque le colonel Picquart me parla d’un rendez-vous à Bâle avec Cuers, je flairai une provocation et je demandai, pour être plus fort dans la négociation, à ne pas partir seul, et afin de pouvoir excuser à Bâle une surveillance suffisante, nous emmenâmes deux inspecteurs de police.
A Bâle l’entrevue fut organisée de manière à pouvoir nous convaincre si oui ou non, Cuers était accompagné. Au moment du départ de Paris, le colonel nous donnait les instructions ; il insista sur la grande importance de cette entrevue en ajoutant : « l’importance est telle que j’ai songé à y aller moi-même : néanmoins je ne peux pas me départir de ma réserve » et il me pria de noter soigneusement les résultats de l’entrevue.
L’entrevue eut lieu entre le Ct Henry, moi, et Cuers ; elle ne nous apprit rien de nouveau en ce qui concerne le service d’espionnage allemand en France. De une heure à cinq heures, nous le pressâmes de toutes les façons pour qu’il entrât à notre service, il ne voulut consentir à rien, malgré les offres les plus séduisantes, et ne fit que confirmer certains points dont notre service était à peu près sûr.
Quant à l’officier qui aurait fournir des renseignements, il nous dit que c’était un officier supérieur (stabsoffizier) peut-être (major), mais en tout cas sans aucune désignation d’arme, et, malgré toute notre insistance, prétendit toujours que l’on n’avait pas voulu lui en donner le nom.
Nous avons eu plus tard, à deux reprises, la preuve que Cuers n’était qu’un agent provocateur agissant d’après un programme tracé par le major Dame, chef du service des renseignements au grand état major allemand et que la personne qu’il avait voulu désigner n’était autre que le Ct Henry lui-même.
À mon retour, le colonel Picquart me fit établir deux rapports, l’un ne contenant que les faits relatifs à l’officier supérieur qui aurait été visé dans l’entrevue de Cuers avec le colonel de Foucault [sic], et l’autre relatant le reste de l’entrevue.

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à votre déposition ?

Réponse :
Oui. Vous m’avez dit que le colonel Picquart, dans sa déposition, avait déclaré qu’il s’était adressé au général de Boisdeffre pour lui faire part de sa conviction de la culpabilité d’Esterhazy. Officiellement et vis à vis du colonel j’étais censé, à ce moment là, ignorer absolument les idées qu’il avait et le but qu’il voulait atteindre, car il ne m’en avait jamais parlé.
Mais la confection des photographies, les reproductions d’écriture du commandant Esterhazy, les enquêtes qu’il faisait avec deux agents, que lui seul voyait, dont il recevait les rapports (rapports qui, je crois, n’étaient même pas communiqués au Ct Henry, dans les attributions duquel ces enquêtes rentraient), la saisie, à la poste, pendant plusieurs mois, des correspondances du Ct Esterhazy, nous avaient fait deviner ce dont il s’agissait, et nous en causions entre officiers, au bureau, alors que nous étions censés l’ignorer vis-à-vis du colonel. Aussi le jour ou le colonel alla voir a la gare de Lyon, le général de Boisdeffre revenant de Vichy et qu’en rentrant au bureau, dépité de la manière froide dont le chef d’État-major général l’avait accueilli, il s’écria, de manière froide dont le chef d’État-major général l’avait accueilli, il s’écria, de manière que plusieurs d’entre nous (au moins deux, le capitaine Junck et moi) l’entendirent : « C’est trop fort, ils ne veulent pas marcher ; eh bien ! je leur forcerai la « main »[4]. Nous en déduisîmes immédiatement ce dont il s’agissait.
Quelques jours plus tard, il me vit dans son bureau à propos d’une affaire de service quelconque : « Ah ! ils ne savent pas ce qu’ils font là haut ; il va y avoir une campagne terrible »[5]. C’était fin août au commencement de septembre 1896, c’est à dire, bien avant la publication d’un fac-similé du bordereau dans les journaux, de la brochure Bernard Lazare et l’interpellation Castelin[6].

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant vingt un mots rayés nuls.

_________________
[1] Lauth commettait là une erreur – involontaire ? – de date sur laquelle il reviendra.
[2] Sur ce nouvel arrangement avec la vérité, dont la narration variera d’ailleurs avec le temps, voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 293-302.
[3] Ce qui était un mensonge pur et simple.
[4] Picquart expliquera plus tard qu’il était question ici du refus de Boisdeffre d’appuyer auprès du ministre une demande d’allocation d’un crédit spécial à la Section de statistique. Gribelin lui demandant s’il avait obtenu gain de cause, Picquart aurait répondu : « que le Gl de Boisdeffre ne voulait rien faire auprès du ministre. ». Expliquant cela lors de l’instruction Tavernier, il ajoutera : « peut-être même me suis-je servi, mais cela m’étonnerait, de l’expression triviale, le général ne veut pas marcher. » (Déposition Picquart à l’occasion de l’instruction Tavernier (Picquart, 1898), AN BB19 83, 15 novembre 1898, f. 13-14). Voir aussi la déposition Picquart à l’occasion de la première révision dans La Révision du Procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, op.cit., t. I, p. 164-165. Notons qu’il est fort peu probable que Lauth ait pu entendre Picquart dire quoi que ce soit à son retour de son entrevue avec Boisdeffre dans la mesure où il était à ce moment en route pour Bâle où il devait rencontrer Cuers.
[5] Propos tout à fait imaginaires et pratiques puisqu’invérifiables.
[6] Interpellation du 18 novembre 1896 au sujet des « manœuvres » du syndicat Dreyfus.

 

XII

Scheurer-Kestner II, 29 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-neuf novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Scheurer, dit Scheurer-Kestner (Auguste, Daniel, Nicolas), âge de 64 ans. Vice Président du Sénat, fabricant de produits chimiques, domicilié à Paris, 8 rue Pierre Charron et n’être ni domestique ni parant ni allié des parties.[1]

Demande :
Je vous présente, Monsieur le Sénateur, un scellé contenant la lettre et l’enveloppe, saisis parmi d’autres lettres chez madame de Boulancy et que vous avez eues entre les mains, les reconnaissez-vous ?

Réponse :
Parfaitement.

Demande :
Madame de Boulancy a déclaré avoir laissé cette lettre à la disposition de Mr Jullemier avocat pendant 24 heures ; est-ce la même personne qui vous l’a communiquée.

Réponse :
Oui.

Demande :
Êtes-vous pour quelque chose dans la publication de cette lettre par le Figaro ?

Réponse :
Non.

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant dix sept mots rayés nuls.

_________________
[1] L’enquête avait été close le 26 novembre et la conclusion aboutissant au non-lieu officiellement déposée le 27 au soir ou le 28. Elle fut pourtant relancée après la publication dans Le Figaro en date du 28 de lettres de 1882 d’Esterhazy à madame de Boulancy, lettres dans lesquelles le « uhlan » montrait une conception pour le moins particulière du patriotisme. Entre autres choses, on y pouvait lire : « Je ne ferais pas de mal à un petit chien, mais je ferais tuer cent mille Français avec plaisir ». Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 453-454.

 

XIII

Boulancy, 29 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-neuf novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri, chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer de Boulancy (Eugénie, Marie, Gabrielle) née Cartier, veuve du colonel Alfred de Boulancy, âgée de 51 ans, propriétaire et n’être pas domestique, mais être cousine au 3e ou 4e degré avec le Ct Esterhazy.

Demande :
À qui avez-vous fait savoir que vous aviez entre les mains des lettres du Ct Esterhazy.

Réponse :
À monsieur Jullemier avocat, 1 rue Godot de Mauroi, il y a 8 jours environ. Je ne comptais pas autant me servir de ces lettres. Je n’ai rien contre Mr Esterhazy que je n’ai pas entrevu depuis 15 ans.
Mr Jullemier m’a demandé de lui confier la lettre pendant 24 heures. Il me l’a rapportée ; je l’ai remise dans mon tiroir et le commissaire de police est arrivé.

Demande :
À qui avez-vous dit que vous étiez prête à livrer ces lettres sur simple réquisitoire ?

Réponse :
À personne, je ne voulais pas les livrer.

Demande :
Ces lettres ne sont-elles jamais sorties de vos mains antérieurement à la remise que vous avez faite de l’une d’entre elles à Mr Jullemier, avocat ?

Réponse :
Si, elles sont sont [sic] allées en 1883, je crois, dans une maison, 11 rue de Châteaudun, entre les mains d’un avocat consultant Mr Boussargue (?). J’ai montré cette correspondance, à ce monsieur, que j’avais chargé de mes intérêts pour y voir les sommes qui m’étaient dues par Mr Esterhazy.

Demande :
Combien de temps ces lettres sont-elles restées en dehors de vos mains ?

Réponse :
Un mois, peut-être, je ne peux pas préciser.

Demande :
Depuis cette époque vous n’en avez fait part à personne, elles ne sont pas sorties de vos mains jusqu’à l’époque actuelle ?

Réponse :
Non, elles étaient cachetées et enfermées dans un coffre. J’en avais même oublié le contenu.

Demande :
Qui vous a amené ou quel sentiment vous a poussée à révéler l’existence de ces lettres, qui n’ont aucun trait à l’affaire en cours et qui ne tendent qu’à déshonorer l’officier en question, s’il en est l’auteur.

Réponse :
Je n’ai aucune rancune contre Mr Esterhazy ; j’ai parlé de ces lettres à Mr Jullemier à propos de l’affaire Esterhazy. – Monsieur Jullemier m’a demandé de lui en prêter une pendant 24 heures, je la lui ai donnée, il me l’a rapportée et le jour même la saisie a été faite.

Demande :
N’avez-vous rien à ajouter à votre déposition.

Réponse :
Je regrette que la divulgation de ces lettres se soit greffée sur une affaire aussi sérieuse.

Confrontation
À ce moment de la déposition de Madame de Boulancy, l’officier de police judiciaire fait introduire le Ct Esterhazy pour procéder à la confrontation de l’accusé avec le témoin.

Demande :
J’ai jugé nécessaire à la manifestation de la vérité de vous mettre, commandant Esterhazy, en présence de madame de Boulancy qui affirme l’authenticité des lettres saisies et certifié que vous en êtes l’auteur ; qu’avez-vous à répondre.

Réponse :
Je suis très étonné qu’on ait pu trouver une lettre de moi chez madame de Boulancy.
Il y a douze ou treize ans, je ne sais plus au juste madame de Boulancy m’a fait redemander toutes les lettres que j’avais d’elle, me faisant remettre en échange toutes celles qu’elle avait de moi et nous engageant tous deux d’honneur à n’en conserver aucune par devers nous.
Cet échange a été fait par l’intermédiaire de Monsieur Bermond, avocat à Paris ; j’ai une déclaration attestant formellement que cet échange a été fait en toute loyauté. Je n’ai pas gardé une enveloppe de l’écriture de Madame de Boulancy et je suis bien surpris qu’on ait pu trouver des lettres de moi chez elle.

Demande :
Qu’avez-vous à dire, madame, à la déclaration de Ct Esterhazy ?

Réponse :
Elle est exacte.

Demande :
Comment se fait-il et pour quel motif avez-vous conservé les lettres saisies ?

Réponse :
Elles ont dû m’être rendues avec le dossier par l’avocat qui plaidait pour moi.

Demande :
Vous lui aviez donc mis ces lettres entre les mains ?

Réponse :
Oui, j’avais mis ces lettres entre ses mains pour relever les sommes que Mr Esterhazy me devait.

Demande :
Ct Esterhazy, je mets sous vos yeux les lettres saisies ; reconnaissez-vous ces lettres ?

Réponse :
Je reconnais toutes ces lettres à l’exception d’une datée, sur l’enveloppe, du 24 janvier 1882.
Or il est dit, dans cette lettre, que je regrette de n’avoir pas été à Aïn draham, bien que ce soit un foutu pays et d’avoir remis les pieds dans cette France maudite. Or il est facile de constater que parti pour la Tunisie en 1881 je n’en suis revenu qu’en 1884. Je ne peux donc pas avoir remis les pieds en France entre 1881 et 1884. Du reste, je demande qu’on interroge, les officiers dont les noms suivent et qui étaient avec moi en Tunisie : Gal Logerot, Gal Forgat, Colonel Meunier, le chef de cabinet du ministre, colonel Barthelemy, Colonel Latour d’Affaure, etc. Ces officiers diront comment ils m’ont jugé pendant tout le temps que je suis resté avec eux en Tunisie.

Demande :
Quelles observations avez-vous à faire au sujet de l’authenticité de cette lettre ?

Réponse :
Je conteste l’authenticité de cette lettre, parce qu’il y existe des incohérences de situation de date et de lui qui ressortiront facilement de l’enquête qu’on fera sur les différentes positions que j’ai occupées en Tunisie à cette époque et sur les colonnes dont j’ai fait partie.
Il me semble extraordinaire que dans toutes ces lettres écrites par moi à madame de Boulancy, et dont je ne m’explique pas bien la présence entre les mains d’un homme d’affaire, il y a 14 ans, puisque la plupart ne contiennent pas un traître mot d’affaires, même aucune allusion d’aucune sorte à une question d’intérêt, que ces lettres dis-je aient pu être cochées soit à l’encre soit au crayon de couleur sous tous les passages qui peuvent être dans des lettres absolument intimes rendues publiques, de nature à me nuire gravement auprès de mes chefs dans un ordre d’idées qui ne pouvait pas être prévu il y a 14 ans.

Demande :
Qu’avez-vous à répondre, madame, à l’observation de Ct Esterhazy ?

Réponse :
C’est moi qui ai fait ces coches au crayon ou à l’encre. Mr Esterhazy m’avait menacée de montrer mes lettres. Je lui ai dit : « vous avez écrit contre vos chefs et si vous dites du mal de moi, je posterai vos lettres au ministère ».

Demande :
Reconnaissez-vous la lettre en question ? et affirmez-vous son authenticité ainsi que celle de l’enveloppe ?

Réponse :
Oui, j’affirme l’authenticité de la lettre, mais je ne puis affirmer si c’est exactement l’enveloppe de la lettre, toutefois cette enveloppe et la lettre sont à peu près de la même époque.

Demande :
Comment se fait-il que cette lettre, qui était enfermé dans cette enveloppe au moment de la saisie, ne soit pas complète et que le commencement manque ?

Réponse :
Je n’en sais rien.

Demande :
Madame, avez-vous quelque chose à ajouter ?

Réponse :
Non, monsieur.

Demande :
Commandant, avez-vous quelque chose à ajouter ?

Réponse :
Oui, mon général, je m’étonne que madame Boulancy ayant gardé des lettres qui m’appartenaient puisqu’elle devait me les rendre, n’ait pas songé à garder celle pour laquelle je la menaçais.

Lecture faite au témoin et à l’inculpé, ont déclaré leurs réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et ont signé avec nous et le greffier, en approuvant dix-sept mots rayés nuls.

 

XIV

Leblois, 29 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le vingt-neuf novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu Maître Leblois (Henri, Louis), âgé de 43 ans avocat à la cour d’appel, adjoint au maire du 7e arrondissement de Paris, demeurant 96 rue de l’Université à Paris, lequel, hors de la présence du prévenu et d’aucun témoin, après avoir été invité à prêter serment, s’est refusé à le faire alléguant sa qualité d’avocat-conseil de Mr Scheurer-Kestner (témoin dans l’affaire), qualité qu’il regarde comme incompatibilité avec celle de témoin.

Maître Leblois a signé le présent procès-verbal avec nous et le greffier, en approuvant soixante-seize mots rayés nuls.

 

XV

Picquart III, 30 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le trente novembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Picquart (marie, Georges), âgé de 43 ans, lieutenant colonel au 4e régiment de tirailleurs à Sousse (Tunisie), et n’être ni domestique, ni parent ou allié des parties.

Demande :
Quelles ont été vos relations avec Maître Leblois au ministère de la guerre et en dehors de ce ministère.

Réponse :
Mr Leblois est un de mes camarades de classe et je suis toujours resté extrêmement lié avec lui.
Lorsque je suis arrivé au ministère, le voisinage de son logement a fait que j’allais fréquemment déjeuner chez lui.
Je ne lui avais jamais dit exactement quel était le genre de service auquel j’étais employé. Étant en relation avec le milieu alsacien auquel j’avais recours pour mon service, n’ayant gardé, du reste, que les relations établies par mon prédécesseur, Mr Leblois n’a pas tardé à se rendre compte de la nature de mes occupations.
Il est venu quelquefois au ministère à mon bureau. Il avait l’intention, a un moment, d’être nommé avocat conseil du ministère de la Guerre et je lui ai fourni, après renseignements demandés aux bureaux compétents, des indications sur les voies et moyens à suivre pour cela. Ayant souvent entre les mains des dossiers relatifs à des affaires judiciaires, au sujet desquelles, ni le Ct Henry ni moi n’avions la compétence nécessaire, je lui ai demandé une fois ou deux des indications, notamment à propos de l’affaire Boullot et de celle des pigeons voyageurs. Je l’ai mis en relation, à ce sujet, avec le Ct Henry.
Toutes mes relations avec lui au ministre et pendant toute la durée de mes fonctions, se sont bornées strictement là. Je ne lui ai jamais parlé ; pas même dans les allusions les plus déguisées, de l’affaire Dreyfus ni de l’affaire Esterhazy.
Lorsque j’ai quitté le ministère, le 16 novembre 1896, on m’avait recommandé la discrétion et le secret sur mon départ. Je n’ai pas averti Leblois pas plus que ma famille ou aucun de mes amis, de ce départ.
Ce n’est qu’une fois installé en Tunisie, que j’ai recommencé à écrire, quoique rarement, à un ami avec lequel j’étais pourtant extrêmement lié. Ce n’est que lorsque j’ai été convaincu que j’étais l’objet d’un complot par lequel on avait certainement circonvenu la bonne foi de mes chefs, ce n’est qu’après avoir reçu du ministère de la guerre une lettre datée du 31 mai 1897 et partie de Paris le 3 juin seulement me montrant qu’après enquête j’étais accusé des faits les plus graves (machination contre Esterhazy, essai de suborner mes subordonnés, divulgation à la presse des documents les plus secrets qui m’étaient confiés)[1], que j’ai cru devoir prendre mes mesures pour sauvegarder mon honneur, que je considérais comme perdu, du moment qu’il existait à mon ancien service, contre moi ; un dossier contenant des accusations, avec preuves matérielles, comme celles auxquelles je fais allusion plus haut.
Je me rendis immédiatement à Paris (juin 1897), muni d’une permission singulière de 15 jours et j’allai trouver Mr Leblois. Je le mis d’abord au fait, d’une façon très générale et très vague, de ma situation. Je lui dis que je pouvais être, d’un moment à l’autre, l’objet de mesures graves, mais qu’avant de rien décider au sujet des mesures pressenties à prendre, je voulais consulter quelques une de mes anciens chefs.
Le général Millet, certainement prévenu contre moi, n’avait jamais voulu, précédemment, me permettre de m’expliquer avec lui[2]. Je jugeai donc inutile de retourner chez lui.
J’allai trouver le général Nîmes, qui me dit que ce qu’il y avait du mieux à faire était de faire le mort.
Je voulus aller trouver le général Jamont, il était occupé et je ne pus être reçu.
Dans ces conditions, je me résolus à confier à maître Leblois, comme conseil, la situation qui m’avait été faite, depuis mon départ du ministère. Je lui montrai la lettre du 31 mai 1897 et lui donnai, au sujet des accusations sorties aux paragraphes numérotés 1 et 2 les explications que je jugeai nécessaires[3].
Ces accusations m’ont amené à lui parler de la question Esterhazy. Je lui dis qu’il existait au ministère de la guerre, une pièce ou des pièces tendant à incriminer Esterhazy.
Je m’abstins complètement de lui parler du paragraphe numéroté 3, où j’étais accusé d’avoir divulgué à la presse la partie la plus secrète de l’affaire Dreyfus[4].
Je lui remis en même temps la lettre du 31 mai et un certain nombre de lettres du général Gonse, lettres particulières qui pouvaient jeter une lumière sur les soupçons dont j’étais l’objet.
Je quittai Paris, Mr Leblois m’écrivit 3 ou 4 fois au sujet de cette question. Je lui ai répondu pour préciser les questions qu’il me posait mais sans entrer dans une question nouvelle.
Depuis environ 2 mois, je n’ai plus eu aucune relation avec lui, ni écrite ni verbale[5]. Un de ses frères, officier d’artillerie, est arrivé à Tunis le samedi 20 novembre, muni d’une permission de 30 jours qu’il comptait passer chez des parents très rapprochés qu’il a en Tunisie. Je ne l’ai pas vu.

Demande :
Me Leblois n’a eu, à aucun moment de vos relations avec lui au ministère de la guerre, connaissance de l’existence d’un dossier secret, ou possibilité même de le voir ?

Réponse :
Impossibilité absolue à aucun moment vu que j’ai pris moi-même, pour la première fois, connaissance de ce dossier, à une époque à laquelle Leblois était, je crois, absent de Paris et je doute qu’il soit venu au ministère entre sa rentrée mon départ.

Demande :
À quelle époque avez-vous pris connaissance de ce dossier ; comment l’avez-vous eu entre les mains et combien de temps l’avez-vous conservé ?

Réponse :
J’ai pris connaissance de ce dossier à la fin d’août et c’était la première fois.
Je l’ai demandé à l’archiviste Gribelin, un soir, il l’a pris dans l’armoire du Ct Henry, dont je ne connaissais pas le mot mais que j’avais absolument le droit, comme chef de service, de faire ouvrir ; quant au commandant Henry, il était alors en permission. J’ai demandé ce dossier dans le but de confirmer ma conviction dans la culpabilité de Dreyfus. Je venais en effet de recevoir des échantillons de l’écriture d’Esterhazy, dont la ressemblance avec celle du bordereau m’avait frappé. Je l’ai remis le soir même dans mon armoire à moi. J’ai eu l’occasion de le montrer, tout ou partie, au Gal de Boisdeffre, au Gal Gonse et au ministre[6]. Je ne puis affirmer ou nier si l’une des personnes qui viennent d’être énumérées, l’a gardé en sa possession pendant q.q. temps.
Tout le dossier m’a été enlevé par le Gal Gonse en présence du Ct Henry, fin octobre ou commencement de novembre et le Gal Gonse a mis le tout dans son armoire.

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à ce qui précède ?

Réponse :
Avant d’aller plus loin, je tiens à me plaindre de certains actes qui ne sont nullement, je le reconnais hautement, du fait du général chargé de l’enquête. Les principaux de ces actes sont : la suppression d’une partie de ma correspondance ; surveillance étroite de la police, malgré ma parole donnée de ne pas voir telle ou telle personne ; attaques violentes de certains journaux tels que l’Éclair.
Ce sont là, à mon avis, des actes d’intimidations, qui n’influeront du reste nullement sur mes dépositions.

Demande :
Pouvez-vous me donner quelques éclaircissements au sujet de la lettre que j’ai retenue et qui est signé « Bianca » ?

Réponse :
La signataire de cette lettre est Mlle Blanche de Comminges, demeurant 189 rue de l’université que je connais depuis 1881.

Demande :
Pouvez-vous me donner quelques détails sur le milieu où vous êtes dénommé le « Bon dieu » ?

Réponse :
Ce milieu est celui des amis qui se réunissent chez Mlle Blanche de Comminges, et qui se compose principalement d’officiers d’état-major.

Demande :
Le commandant Curé fait-il partie habituellement de cette réunion ?

Réponse :
Oui.

Demande :
Je tiens à appeler votre attention sur un point de votre déposition du 27 novembre.
À propos des deux télégrammes, l’un portant la signature « Blanche », l’autre la signature « Speranza », en parlant du télégramme signé « Speranza », vous avez dit : « le télégramme signé « Speranza » semblerait émaner d’un ami qui m’avertit que la machination est découverte ». Je vous ai fait observer que la signature « Speranza » tendait à prouver que ce télégramme émanait d’une amie, ce qui a été consigné dans le procès verbal d’information. Votre impression paraissait être que ce télégramme émanait d’un homme ; pouvez-vous me dire pourquoi ?

Réponse :
J’ai dit qu’il paraissait émaner d’un homme simplement au point de vue de la personne qui a fait envoyer le télégramme et non à celui de la matérialité du télégramme. Je pensais que ce télégramme pourrait avoir été inspiré ou dicté, sinon écrit, par le Ct Esterhazy, pour les deux raisons suivantes : le télégramme était arrivé en même temps, ou à peu près, que la lettre Esterhazy et l’adresse postait les mêmes particularités frappantes que celle de cette lettre.

Demande :
Je vous mets sous les yeux la photographie de l’original du télégramme déposé au bureau télégraphique de la rue Lafayette.
Qu’avez-vous à dire au sujet de ce télégramme ?

Réponse :
Je dis que c’est exactement le texte du télégramme que j’ai reçu avec les mêmes particularités frappantes d’adresse.
Je demande que l’on compare l’écriture de ce télégramme avec celle du Ct Esterhazy ou des amis connus qui auraient pu le servir dans cette circonstance.

Demande :
La personne qui a déposé ce télégramme au bureau de la rue Lafayette est connue.
La comparaison de son écriture avec celle du télégramme a été faite, c’est l’agent révoqué Souffrain, qui passe pour être au service des adversaires d’Esterhazy. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ?

Réponse :
Je demande que l’on fasse une enquête pour savoir exactement au service de qui est l’ancien agent Souffrain. J’ai tant lieu de croire qu’il est au service d’Esterhazy directement ou indirectement.
Comme éclaircissement, j’attire l’attention sur ce fait qu’Esterhazy a été employé autrefois au service des renseignements. Il serait intéressant de savoir si, à cette occasion, il n’a pas pu connaître Souffrain, que personnellement je ne connais que de nom.

Demande :
Je vous présente l’original du télégramme signé « Blanche », qu’avez-vous à dire au sujet de ce télégramme et avez-vous quelque indice au sujet de cette écriture ?

Réponse :
C’est une écriture que l’on a peut-être cherché à contrefaire, c’est du moins mon impression. Cela a l’air d’être une écriture d’homme, mais le C de Colonel est du même genre que les C de l’écriture de Mlle de Comminges.
Je dois remarquer en outre que sans cette écriture il y a quelque chose de particulier ce sont les boucles des a et des o.

Demande :
Je vais vous mettre sous les yeux en cachant les 3 dernières lignes, une lettre qui vous a été expédié le 27 novembre 1896, de Paris, 3 rue Yvon Villarceau, qui vous aurait été réexpédié là où vous vous trouviez et qui contient des détails caractéristiques, qui ne peuvent guère être connus que de vous.
En reconnaissez-vous les termes ?
Je dois ajouter que cette lettre était en espagnol et semble émaner du milieu auquel appartient Mlle de Comminges.

Réponse :
Cette lettre paraît, d’après le style, émaner du secrétaire de Mlle de Comminges, Mr Germain Ducassé. Je fais toutes mes réserves sur la date, parce que j’étais à cette époque en voyage et je ne me souviens plus qu’il y ait eu lieu de parler de « chef d’œuvre » à cette époque.
Je n’ai pas souvenance de cette lettre, mais le style m’en est familier.

Demande :
Voulez-vous prendre connaissance de la lettre entière.
Ce qui me frappe dans cette lettre, c’est la coïncidence étrange entre l’expression « demi-Dieu » qui se retrouve dans le télégramme signé « Speranza » et dans la lettre saisie au ministère portant la même signature. Or voilà ce que vous m’avez dit au sujet du « demi Dieu » : « Dans le télégramme « Speranza », il est dit : « Arrêtez le demi-dieu ». Or dans un milieu ami on m’appelle « le bon dieu ». L’auteur du télégramme était donc au courant d’une particularité de ce genre, sans que cette particularité lui fut toutefois bien familière.
L’auteur de la lettre que je viens de vous présenter devait être, lui, complètement au courant de cette particularité, et, du reste, le terme de « demi-Dieu » ne peut s’appliquer à vous, puisqu’il est dit : « la comtesse parle toujours de vous et me dit chaque pour que le demi dieu demande quand il sera possible de vous voir ».
Je vous prie de me donner à ce sujet les explications que vous croirez devoir exposer.

Réponse :
Je n’ai plus rien présent à l’esprit quelle est la personne qu’on appelait alors le « demi-Dieu ». Il sera facile, en interrogeant les personnes du milieu, d’être fixé à ce sujet.
Le « demi-Dieu » lui-même pourra donner les renseignements les plus précis à ce sujet.
Il est possible qu’il s’agisse du capitaine de Lallemand.
Il est certain que depuis cette époque Ducassé, qui était enchanté de la situation que je lui ai donnée près de Mlle de Comminges, m’a appelé « le bon dieu ». Toutes les personnes faisant partie de notre petit cercle peuvent en témoigner, ainsi du reste que quelques lettres parmi lesquelles cette saisie et mise sous scellés le démontrent.
Mais cette question du « Bon Dieu » et du « Demi-Dieu » est des plus instructives pour la découverte de la supercherie de la lette « Speranza ».
La lettre du 27 novembre, qui a été saisie, porte la mention d’un « demi-Dieu » dans des termes qui peuvent paraître énigmatiques.
On s’est servi de la même expression dans la lettre que je prétends forgée et qui porte la date du 15 décembre 1896. Bien que cette expression n’ait plus été employée, que je sache, puisque mes relations avec le capitaine de Lallemand se sont trouvé interrompues, la personne qui a envoyé le télégramme « Speranza » s’en est servi encore. Je me demande pourquoi la lettre « Speranza » ne m’a pas été réexpédiée comme les autres, bien que l’enveloppe fut restée intacte. On se serait rendu compte de l’effet qui aurait été produit sur moi.
Je me demande également sur quel avis cette lettre éminemment compromettante
A été saisie. Je persiste à dire qu’il doit y avoir corrélation entre la personne qui a donné cet avis et celle qui a écrit la lettre.

Demande :
N’avez-vous rien à ajouter?

Réponse :
Je ne puis que demander avec insistance que l’on éclaircisse la question de savoir qui a écrit les lettres et télégrammes signés « Speranza » et « Blanche »[7].

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant vingt-cinq mots rayés nuls.

_________________
[1] Lettre d’Henry à Picquart du 31 mai 1897 dans L’Instruction Fabre et les décisions judiciaires ultérieures, 2 vol., Paris, P.-V. Stock, 1909, [t. 1], p. 239. Voir notre Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, op. cit., p. 351-353.
[2] En janvier 1897, Picquart avait écrit au général Millet, auquel il était très lié, pour lui faire part de ses craintes et du sentiment qui était le sien d’être l’objet de « machinations ». Millet lui répondit, rassurant, que sa mise à l’écart pouvait peut-être simplement s’expliquer par le fait qu’il avait « cessé de plaire » (Dépositions Picquart dans L’Instruction Fabre et les décisions judiciaires ultérieures, op. cit., [t. I], p. 79 et dans La Révision du Procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, op. cit., t. I, p. 191. Voir aussi le « Procès-verbal de la séance du Conseil d’enquête de région tenue le 1er février 1898, au fort du Mont-Valérien [affaire Picquart] » dans La Révision du Procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, op. cit., t. II, p. 165 et le « Mémoire du lieutenant-colonel Picquart distribué à la chambre des mises en accusation le 18 mai 1899 » dans L’Instruction Fabre et les décisions judiciaires ultérieures, op. cit., [t. II], p. 12 (l’original se trouve dans BB19 77).
[3] Qui étaient les suivants : « 1° Ouverture d’une correspondance étrangère au service, et dans un but que personne ici n’a jamais compris. / 2° Propositions faites à deux membres du personnel de la S[ection de] S[tatistique], et qui consistaient à témoigner, le cas échéant, qu’un papier classé au service avait été saisi à la poste et émanait d’une personne connue. »
[4] Qui était : « Ouverture d’un dossier secret et examen des pièces y contenues, au sujet desquelles des indiscrétions se produisirent, dans un but étranger au service ».
[5] Sur cette question, voir Le Faux ami du capitaine Dreyfus. Picquart, l’Affaire et ses mythes, op. cit., p. 233, note 19.
[6] A ce moment, le général Billot.
[7] Ce qu’on ne fera bien sûr pas.

 

XVI

Esterhazy III, 1er décembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le premier décembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé, Marc, Denis, Henri, chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme, avons convoqué, à l’effet de l’interroger, le Commandant Walsin Esterhazy inculpé de haute trahison.
En conséquence, nous avons mandé devant nous ledit Commandant Walsin Esterhazy que nous avons interrogé ainsi qu’il suit :
Interpellé de déclarer ses nom, prénoms, âge, lieu de naissance, état, profession et domicile, a répondu, se nommer Walsin Esterhazy (Marie, Charles, Ferdinand), âgé de 49 ans né à Paris, chef de bataillon d’infanterie, en non-activité pour infirmités temporaires en résidence à Paris, 27 rue de la Bienfaisance, fils de Louis, Joseph, Ferdinand et de Zelie de Beauval, demeurant, avant son entrée au service, à Paris, et aujourd’hui chef de bataillon d’infie en non-activité pour infirmités temporaires en résidence à Paris, 27 rue de la Bienfaisance.

Demande :
Je vous présente la lettre missive dénommée bordereau dans l’accusation de Mathieu Dreyfus contre vous, en original, et à côté, un fac-similé de cette lettre missive ; reconnaissez-vous l’identité du fac-similé et de l’original ?

Réponse :
Je reconnais que l’original et le fac-similé sont semblables.

Demande :
Quelles sont les observations que vous avez à faire au sujet des allégations d’identité de votre écriture avec celle de la lettre missive originale, allégations articulées par Mr Mathieu Dreyfus.

Réponse :
Je reconnais que certains mots, notamment le mot « Monsieur » ressemble extrêmement à mon écriture et qu’on le dirait calqué. D’autres au contraire tels que les mots « artillerie, hydraulique » ne sont pas du tout de mon écriture.
L’allure générale de cette lettre n’est pas celle de mon écriture. Je constate que c’est bien du papier à calquer comme je l’avais lu dans les journaux et cela me confirme dans l’idée que j’avais eue précédemment qu’on avait calqué de mon écriture pour fabriquer le bordereau.
Cela me confirme encore d’avantage dans cette idée que le travail sur la guerre de Crimée, adressé soi disant au capitaine Brô, m’avait été demandé en réalité par Dreyfus afin de le procurer un spécimen assez important de mon écriture et contenant des termes militaires, qui ne se trouvaient pas dans mes lettres ordinaires qu’on pouvait si facilement se procurer. J’insiste pour que cet incident auquel j’attache une très grande importance, soit élucidé.

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à votre déposition ?

Réponse :
Non.

Lecture faite en présence de son interrogatoire, il a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, qu’elles contiennent vérité, qu’il y persiste, et il a signer avec nous et le greffier, en approuvant trente mots rayés nuls.

 

XVII

Gribelin, 30 novembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le premier décembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Gribelin, Felix, âgé de 44 ans, archiviste principal de 2e classe, à l’état major de l’armée, demeurant 45 avenue Bosquet.

Demande :
Au cours de sa déposition au sujet de l’affaire Mathieu Dreyfus, Esterhazy, le Lt colonel Picquart a parlé d’une carte télégramme portant le nom et l’adresse du commandant Esterhazy. – Savez-vous quelque chose au sujet de cette carte?

Réponse :
Non, je ne l’ai vu qu’ne fois au moment où on en a fait des épreuves photographiques.

Demande :
Le Lt Colonel Picquart vous a-t-il proposé de vous rendre à la poste pour faire mettre sur une lettre le timbre du départ ? Et avez-vous eu la pensée que cette demande s’appliquait à la carte télégramme en question.

Réponse :
Au printemps de 1896, le colonel Picquart m’a demandé si je pourrais faire apposer le timbre de départ de la poste sur une lettre avec une date antérieure à celle à laquelle on le trouvait. Je lui répondis: « C’est possible, je verrai ces messieurs », la chose en resta là et je n’en entendis plus parler.
Je n’ai pas eu l’idée que ce pourrait s’appliquer à la carte télégramme.

Demande :
Voulez-vous me dire ce que vous savez au sujet des relations du colonel Picquart avec Mr Leblois, avocat? – Voulez-vous me préciser notamment ce qui a trait à la sortie de l’armoire de fer du dossier Dreyfus, à une certaine époque, et ce que vous savez au sujet de la communication qui en aurait été faite à Mr Leblois?

Réponse :
J’ai remarqué pour la première fois la présence de Mr Leblois au ministère fin 95 ou commencement de 1896. A partir de ce moment les relations devinrent fréquentes.
En ce qui concerne la sortie du dossier secret de l’armoire de fer, voici dans quelles circonstances elle s’est produite : pendant la permission annuelle du Ct Henry, dans les premiers jours de septembre 1896 et alors que j’avais les clefs et le mot du coffre, le colonel me demanda de lui donner le dossier secret Dreyfus qui se trouvait dans ce coffre et n’aurait pas dû en sortir hors de la présence du Ct Henry et du Gal Gonse. Je le lui donnai. Ce dossier secret n’a été réintégré dans le coffre, d’où il n’aurait pas dû partir, qu’au mois de novembre 1896, après le départ du Lt colonel Picquart. Il est donc resté à sa disposition pendant au moins deux mois.
À la même époque, il me demanda le dossier des pigeons voyageurs ; je le lui remis et ce dossier reste entre ses mains, intact, jusqu’après son départ. Mais toutes les fois que j’ai vu Mr Leblois chez le colonel, le dossier était sur la table en évidence. Je me rappelle parfaitement être entré chez le colonel Picquart un soir, vers 6h ou 6h ½, au moment où j’allais quitter le bureau, Mr Leblois était chez le colonel, assis à sa gauche, à l’angle de son bureau, le dossier des pigeons voyageurs, non ouvert, se trouvait juste en face du colonel. Entre le colonel et Mr Leblois, se trouvait l’enveloppe renfermant le dossier secret Dreyfus étalé et sous leurs yeux. Je fus très frappé de voir un dossier secret sous les yeux d’une personne étrangère au service. J’ajouterai que j’ai vu plusieurs fois le dossier épars sur la table du colonel, que quand on l’a retrouvé après le départ du colonel, dans son coffre, il était en désordre[1].
Quoi qu’il en soit ce dossier étant resté entre les mains du colonel pendant une période d’au moins deux mois, il a été possible qu’une pièce en ait été soustraite pendant quelque temps pour être photographiée à l’extérieur du ministère.
Le fait que le colonel avait conservé le dossier secret par devers lui pendant deux mois m’a paru d’autant plus anormal que l’habitude du bureau était que les dossiers et pièces secrètes étaient remis chaque soir à leur place.

Demande :
Le Ct Esterhazy a remis au ministre la pièce secrète que je vous montre qui lui aurait été livré par une femme inconnue. Cette femme lui aurait déclaré que cette pièce avait été dérobée au ministère de la guerre. Quelle est votre opinion, au sujet de la disparition, possible de cette pièce du dossier où elle était enfermée ?

Réponse :
Cette pièce là ne peut, à mon avis, qu’avoir été obtenue en photographiant le document original qui se trouvait au dossier secret ou en prenant dans ce dossier l’une des photographies du document qui s’y trouvaient, car je ne puis affirmer que les photographies qui s’y trouvaient étaient numérotées.

Demande :
Quelque autre personne que le Colonel Picquart a-t-elle eu ou pu avoir pendant un certain temps et seule ce dossier à sa disposition ?

Réponse :
Il me semble impossible qu’un autre officier que le colonel Picquart ait pris ou pu prendre et garder à sa disposition le dossier en question pendant un certain temps puisque ce dossier tel il a été déposé là après le procès, tel il est resté là, à la même place, sans qu’on y ait touché, jusqu’au moment où il a été remis au colonel Picquart sur sa demande.

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à votre déposition?

Réponse :
La première brochure Bernard Lazare n’avait aucune importance et se réduisait à un plaidoyer en faveur de Dreyfus.
La seconde au contraire présentait des traces évidentes d’indiscrétions commises. Dans cette brochure, un passage m’a frappé plus spécialement, c’est celui qui a trait au gardien de bureau Dacher. Il est exact que ce garçon de bureau a été mis, à une certaine époque, en surveillance. Ce fait n’était connu que du colonel Sandherr, chef de service au moment de l’enquête, mais malade au moment de la publication, de la brochure, du capitaine aujourd’hui Ct Rollin, chef d’État-major d’une division, du 6e corps d’armée, du Ct Henry, à qui on en avait parlé et de moi. C’est moi qui l’ai raconté au colonel Picquart quelque temps avant les premières indiscrétions relatives à l’affaire Dreyfus.
La citation du nom de Dacher ne peut provenir que des personnes citées plus haut, mais en fait deux personnes seules semblent l’avoir eu à ce moment suffisamment précis à la mémoire pour avoir l’idée de le révéler, le colonel Picquart et moi au moment où la brochure a paru j’ai fait l’observation au colonel Picquart qu’il n’y avait en somme que lui et moi qui avait pu donner ce détail. Il ne m’a rien répondu[2].
Ma conviction est que toutes les indiscrétions relatives à la même affaire viennent de la même voie.

Lecture ….

_________________
[1] Au sujet de ce mensonge, même remarque que pour la note 73.
[2] Gribelin mentait ici avec un extraordinaire aplomb. Non seulement cette discussion entre Gribelin et Picquart portait non pas sur la brochure de Lazare mais sur l’article de L’Éclair (voir la déposition Gribelin, qui avait retrouvé la mémoire, dans L’Instruction Fabre et les décisions judiciaires ultérieures, op. cit., [t. I], p. 20-21. Voir aussi la déposition Picquart dans L’Instruction Fabre et les décisions judiciaires ultérieures, op. cit., [t. I], p. 98.) mais surtout il n’avait jamais été question dans la brochure de Lazare de Dacher mais d’un prudent « D. » (Une erreur judiciaire. La Vérité sur l’Affaire Dreyfus, Paris, P.-V. Stock, 1897, p. 86) qui désignait en fait un certain Duchet, ainsi que Mathieu l’avait appris d’un fonctionnaire de la sûreté (L’Affaire telle que je l’ai vécue, Paris, Grasset, 1978, p. 69). Mais peu importait, Pellieux n’irait pas vérifier.

 

XVIII

Curé, 1er décembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
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L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept le premier Décembre.
Devant nous, de Pellieux, Général de brigade Commandant la Place de Paris assisté du Sieur Ducassé, chef d’escadron d’artillerie greffier, est comparu, le témoins ci-après nommé, lequel hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir représenté la citation à lui donnée, avoir prêté serment de dire tout la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénom, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, à quel degré,
A répondu se nommer Curé, Louis Amédée Stéphane, âgé de 44 ans, chef de bataillons d’infie hors cadre, attaché a l’État-major de l’armée, demeurant 29 rue de Ponthier, à Paris, et n’être ni domestique, ni parent ou allié des parties.

Demande :
Monsieur Mathieu Dreyfus a adressé au ministre de la guerre, à la date du 14 novembre 1897, une lettre de dénonciation contre le Ct Walsin Esterhazy, lettre dans laquelle il l’accuse nettement d’être l’auteur du bordereau attribué à son frère.
Le Lt Colonel Picquart, appelé comme témoin au cours de l’instruction judiciaire ou contre Walsin-Esterhazy, dans sa déposition a fais la déclaration suivante: « Je fis appeler un matin le commandant Curé ; un de mes amis, et lorsqu’il fut dans mon bureau, je lui dis à peu près ce qui suit : – Tu as à ton ancien régiment le Commandant Esterhazy, quel genre d’homme est-ce. »
Voulez-vous me dire ce qui s’est passé dans votre entrevue avec le colonel Picquart ?

Réponse :
Je n’ai pas été certainement aussi sévère dans mes appréciations que le colonel Picquart croit s’en souvenir. Je lui ai dit c’est vrai, que je n’avais pour le Ct Esterhazy qu’une sympathie ni qu’une estime médiocre, mais que rien ne m’autorisait à croire et surtout à affirmer que ce fut un espion.
Le colonel Picquart me demanda alors qu’il ne cherchait pas à avoir des renseignements sur des renseignements sur des choses intéressant l’armée et les questions de mobilisation. – Je lui répondis qu’en effet je croyais me souvenir qu’un jour le Comt Esterhazy s’adressant à moi, dans la cour du quartier, ou sortir d’une conférence, m’avait posé des questions sur les formations de l’artillerie, j’ajoutai qu’il s’occupait spécialement des questions de tir et qu’à ce titre, il avait prié notre camarade, le capitaine Daguenet de lui prêter une note confidentielle relative à un nouveau fusil, qui était en sa possession.
Sur l’insistance du colonel Picquart, je dis ensuite au cap Daguenet qu’il ferait bien de réclamer sa note au Comt Esterhazy. Je crois devoir ajouter que les questions posées par le Ct Esterhazy, sur l’artillerie n’avaient aucune importance et que ceci se passait au printemps 1896, en mars ou en avril, et que, par conséquent, ces questions ne pouvaient avoir aucune connexité avec la pièce incriminée en 1894.
À la fin de l’entretien avec le colonel Picquart, celui-ci me demanda si je pouvais lui prouver de l’écriture d’Esterhazy ; je lui répondis que du moment qu’il était soupçonné, il me répugnait de tremper d’une façon quelconque, en me faisant écrire une lettre par lui, dans cette affaire et que je désirais rester absolument en dehors de toute inquisition sur le Ct Esterhazy.

Demande :
Dans la suite de sa déposition, le Lt Colonel Picquart m’a fait connaitre que vous fréquentiez un milieu qu’il fréquentait également et dont le centre était le salon de Mlle Blanche de Comminges, 189 rue de l’Université et où fréquentaient principalement des officiers d’État-major. Est-ce exact?

Réponse :
Oui, mon général.

Demande :
Saviez vous que dans ce milieu on appelait le colonel Picquart « le bon Dieu ».

Réponse :
Oui, mon général.

Demande :
Pouvez-vous me dire quelle est la personne que dans le même milieu on appelait le demi-Dieu?

Réponse :
Non, je n’ai jamais entendu prononcer cette appellation.

Demande :
N’avez-vous jamais servi d’intermédiaire soit pour envoyer des lettres, soit pour envoyer des dépêches télégraphiques de Mlle Blanche de Comminges au colonel Picquart !

Réponse :
Jamais.

Demande :
Je vous montre l’original d’une dépêche télégraphique signé « Blanche », adressé au colonel Picquart, reconnaissez-vous l’écriture de ce télégramme, pour être, à votre avis, de l’écriture de Mlle de Comminges ou de celle de son secrétaire ?

Réponse :
Pour Mlle de Comminges, j’affirme positivement que non. Je ne crois pas non plus qu’elle soit de M. Ducassé son secrétaire, mais je ne peux pas l’affirmer d’une façon positive.

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter?

Réponse :
Non. – cependant après nouvel examen du télégramme je trouve deux majuscules qui ressemblent à celles de Mlle de Comminges.

Lecture…

 

XIX

Lauth II, 2 décembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
____________

L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le deux décembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
 
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé Marc, Denis, Henri chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État-major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme.
Est comparu le témoin ci-après dénommé, lequel, hors de la présence du prévenu et des autres témoins, après avoir prêté serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, et, interrogé par nous sur ses nom, prénoms, âge, état, profession et demeure, s’il est domestique, parent ou allié des parties, et à quel degré, a répondu se nommer Lauth, Jules, Maximilien, âgé de 39 ans, chef d’escadron au 28e de ***, demeurant 43 avenue Daumesnil, à St Mandé, et n’être ni domestique, ni parent, ni allié des parties.

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter ou à rectifier à votre précédente déposition ?

Réponse :
Oui. Après avoir fait des recherches, je rectifie ma déposition au sujet de l’époque à laquelle j’ai rassemblé et collé les fragments de la carte télégramme.
J’insiste sur le fait que le Ct Henry devait être absent au moment où je l’ai remis au colonel Picquart. Or le commandant Henry a été absent pendant presque tout le mois de mars 1896 (affaire Boullot à Nancy et mort de Mme Henry, mère), c’est donc à cette époque là que cette carte télégramme a été reconstituée. En outre les clichés en ont été faits à cette époque du printemps où il y avait encore du feu dans le poêle du bureau que nous occupions, le capitaine Junck et moi.
Pour ce qui concerne le document écrit au crayon, je ne m’en suis point souvenue [sic], parce que je ne l’ai pas revue [sic] depuis le jour ou je l’avais remise [sic] au colonel Picquart.
Il l’a gardée [sic] jusqu’à son départ et elle a dû être remise [sic] au Gal Gonse à ce moment là. En tout cas, elle n’était plus rentrée [sic] dans le coffre-fort où personnellement je serrais ces sortes de documents. Je reconnais en avoir rassemblé les morceaux. Quant à la date, il m’est absolument impossible de dire si ce document a été trouvé dans le même paquet, avant ou après la carte télégramme, il est incomplet et d’après sa contexture, j’estime qu’il était destiné à suivre une voie absolument différente de cette de la carte télégramme[1].
En outre, l’écriture ne me parait pas ressembler à celle de la carte télégramme et je suis presque sûr de pouvoir l’attribuer à une tout autre personne que celle que, d’après le colonel Picquart, serait l’auteur de la carte télégramme[2].

Demande :
N’avez-vous rien à ajouter ?

Réponse :
Non.

Lecture faite au témoin, a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, contenir vérité, y persister et a signé avec nous et le greffier, en approuvant dix sept mots rayés nuls.

_________________
[1] Il eut été intéressant de demandé à Lauth ce qu’il voulait dire par là et surtout ce qui lui permettait une si péremptoire affirmation.
[2] A quelle personne et pourquoi ? Deux nouvelles importantes questions que Pellieux ne crut pas devoir poser.

 

XX

Esterhazy IV, 2 décembre 1897.

PROCÈS-VERBAL
D’INFORMATION
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L’an mil huit cent quatre-vingt-dix-sept, le deux décembre.
Devant nous de Pellieux, Georges, Gabriel, général de brigade, commandant provisoirement la Place de Paris, agissant en vertu des art. 85 et 86 du Code de Justice militaire.
Comme Officier de police judiciaire, assisté du Sieur Ducassé, Marc, Denis, Henri, chef d’escadron d’artillerie hors-cadre, attaché à l’État major de la Place de Paris, faisant fonctions de Greffier, et à qui nous avons préalablement fait prêter serment de bien et fidèlement remplir lesdites fonctions dans le cabinet du général Ct la Place de Paris, 7 Place Vendôme, avons convoqué, à l’effet de l’interroger, le Commandant Walsin Esterhazy inculpé de haute trahison.
En conséquence, nous avons mandé devant nous ledit Commandant Walsin Esterhazy que nous avons interrogé ainsi qu’il suit :
Interpellé de déclarer ses nom, prénoms, âge, lieu de naissance, état, profession et domicile, a répondu, se nommer Walsin Esterhazy (Marie, Charles, Ferdinand), âgé de 49 ans né à Paris, chef de bataillon d’infanterie, en non-activité pour infirmités temporaires en résidence à Paris, 27 rue de la Bienfaisance, fils de Louis, Joseph, Ferdinand et de Zelie de Beauval, demeurant, avant son entrée au service, à Paris, et aujourd’hui chef de bataillon d’infie en non-activité pour infirmités temporaires en résidence à Paris, 27 rue de la Bienfaisance.

Demande :
Mr Mathieu Dreyfus a porté contre vous une accusation précise, celle d’être l’auteur du bordereau.
Vous y avez répondu.
Au cours d’une de ses dépositions, le lieutenant-colonel Picquart en a porté une autre dont je vais vous donner connaissance pour vous mettre à même d’y répondre.
Le Lt Colonel Picquart dit : « Mon attention a été pour la première fois, vers le milieu du mois de mai 1896, sur le Ct Esterhazy, par les fragments d’une carte télégramme portant son nom et son adresse. Le texte de cette carte télégramme était conçu dans des termes tels qu’il y avait lui de penser que des relations louches existaient entre le commandant et l’expéditeur. La carte n’était signée que d’une initiale. »
Je vous mets sous les yeux l’original de cette carte télégramme, qui, d’après les dires même du lieutenant-colonel Picquart, n’a pas été envoyée et, par suite, n’est pas arrivée à son adresse.
Qu’avez-vous à dire au sujet de cette accusation ?

Réponse :
Il est monstrueux d’accuser un officier de haute trahison sur une pareille pièce.
Je demande qu’une enquête soit faite au ministère de la guerre pour établir l’origine et l’authenticité de cette pièce et faire ressortir toutes les responsabilités.
J’accuse formellement le colonel Picquart d’être l’auteur ou le complice de la fabrication de cette carte.[1]

Demande :
Avez-vous quelque chose à ajouter à ce sujet ?

Réponse :
J’ai su que ma correspondance avait été ouverte pendant plusieurs mois, j’ai su qu’on avait, sans mandat, sans pouvoirs, cambriolé à plusieurs reprises mon appartement, 27 rue de la Bienfaisance.
Je proteste hautement contre ces procédés, je demande en vertu de quel monstrueux abus de pouvoir et par qui mon domicile et ma correspondance ont été violés.
Je demande que les coupables soient poursuivis et je crois avoir le droit, mon général, de vous demander quel a été le résultat de la violation de ma correspondance et de la violation de mon domicile.

Demande :
Ce résultat a été nul. – qu’avez-vous à ajouter.

Réponse :
Rien, je m’en rapporte à l’équité de mes chefs et à la justice de mon pays.

Lecture faite au prévenu de son interrogatoire, il a déclaré ses réponses être fidèlement transcrites, qu’elles contiennent vérité, qu’il y persiste, et il a signer avec nous et le greffier, en approuvant trente cinq mots rayés nuls.

_________________
[1] N’était-il pas tout aussi « monstrueux » d’accuser ainsi, sans apporter le moindre argument, un officier ? Pas pour Pellieux, semble-t-il qui encore une fois ne jugea pas utile de demander au témoin d’étayer son accusation.

 

XXI

Rapport

Gouvernement militaire de Paris
Place de paris
Subdivision de la seine
Bureau n°26 E
Objet : Information judicaire Walsin-Esterhazy.
1 dossier judiciaire
2 dossiers annexes

Paris le 3 decembre 1897,
Le général de brigade DE PELLIEUX commandant le place de Paris, a monsieur le gouverneur Mre de Paris.

Monsieur le gouverneur,
Par lettre du 21 novembre dernier. Bureau de la justice Mre, N°584. SEM, vous me faites connaître que l’enquête purement militaire sur l’affaire Mathieu Dreyfus-Esterhazy, à laquelle vous m’aviez chargé de procéder, et qui a fait l’objet de mon rapport du 20 novembre, prendrait la forme d’une information judiciaire préliminaire[1].
Par la même lettre, vous m’avisez de votre décision de me confier, comme commandant provisoirement le place de Paris, et en cette qualité agissant comme officier de police judiciaire, par application de l’art. 85 du code de justice Mre, le soin de procéder à cette information.
Dès réception de votre lettre, le 22 novembre, je me remis à l’œuvre.
J’ai l’honneur aujourd’hui de vous en adresser le résultat en deux dossiers :
1°.  Le dossier judiciaire.
2°. Deux dossiers annexes comprenant des renseignements accessoires de police et autres, des lettres signées ou anonymes, des dossiers communiqués par le ministre de la guerre, etc. Toutes pièces pouvant servir à éclairer le magistrat militaire qui peut être appelé, si vous le jugez nécessaire, à informer.
Avant de soumettre mes conclusions à votre haute appréciation, je crois devoir vous rendre compte de la marche générale de mon information et de mes opérations successives.
Le 22 novembre je recevais une lettre du commandant Esterhazy, me demandant qu’une perquisition fut faite au n°3 de la rue Yvon-Villarceau, ou pouvaient se trouver des papiers établissant son innocence[2].
Je donnai mandat à Mr. Aymard, commissaire de police attaché au gouvernement Mre de Paris, de procéder à cette opération. C’était mon droit, j’ajouterai que c’était mon devoir. Je ne pouvais m’y soustraire, sous peine de me voir accuser de me refuser à rechercher la vérité[3].
De toutes les pièces saisies, je n’ai conservé qu’une lettre, signée Bianca, qui paraissait émaner d’une personne mêlée a l’affaire et que j’ai remise sous scellés en la versant au dossier.
Je convoquai Mr Mathieu Dreyfus pour le 23. C’était le point de départ obligé de l’information. Je reçus la déposition et successivement les jours suivant j’interrogeai le commandant Esterhazy et je recueillis les dépositions de MMrs Scheurer-Kestner du Capitaine Brô et du Lieutenant Bernheim.
Je n’ai pu parvenir à élucider complètement l’incident Brô : mais les rapports de police concernant cet incident et la pièce y annexée et provenant de la saisie des papiers du Capitaine Dreyfus, donnent à la partie de l’interrogatoire d’Esterhazy, concernant cette question, un certain degré de vraisemblance et de véracité.
La déposition du Lieutenant Bernheim prouve que le Commandant Esterhazy a eu de cet officier communication d’un document d’artillerie insignifiant et non du projet de manuel de tir de l’artillerie de campagne, document confidentiel.
Je vis ensuite la Lt Colonel Picquart le jour de son arrivée.
Le 27 Mr. Scheurer-Kestner se présentait à mon cabinet dans la matinée, me montrait une lettre qu’il me disait être d’Esterhazy et me signalait qu’elle faisait partie d’un dossier intéressant l’affaire, qui se trouverait chez une dame de Boulancy, demeurant 22 Boulevard des Batignolles. Il ajoutait que cette dame était prête à le donner à première réquisition.
Dès le jour même je fis procéder à la saisie de ce dossier. J’entendis ensuite le Lt Colonel Henry, le Commandant Lauth, l’archiviste Gribelin et je procédai à la confrontation de madame de Boulancy et du Commandant Esterhazy. J’ouvris le scellé contenant les lettres saisies en leur présence, j’en refis deux scellés ouverts qui sont actuellement soumis à l’expertise, le commandant niant l’authenticité d’une au moins de ces lettres.
J’entendis ensuite Mr. Leblois qui se retrancha derrière sa qualité d’avocat pour refuser de déposer. Néanmoins il consentit à signer une déclaration qu’il maintenait ses réponses faites lors de la première enquête.
Je revis de nouveau Mr. Scheurer-Kestner et le Lt Colonel Picquart et enfin le Commandant Esterhazy pour le mettre à même de voir la lettre missive originale, autrement dénommée bordereau, de le comparer au fac-similé, de faire les observations à ce sujet et de rejoindre aux accusations formulées contre lui par le Lt Colonel Picquart, comme il avait répondu à celle de Mathieu Dreyfus.
A ce moment je reçus l’avis qu’il y avait lieu de soumettre le bordereau à une expertise pour comparer l’écriture d’Esterhazy. Vous savez par quelles phrases avait passé cette question de nouvelle expertise et quel incident me mit en face d’une véritable grève d’experts[4].
Quoiqu’il en soit, je jugeai que mon information n’ayant qu’un caractère préliminaire et ma religion étant suffisamment éclairée je pouvais clore l’information en réservant cette question d’expertise nouvelle et je le fis, le 2 Décembre au soir, après une dernière audition d’Esterhazy à qui le dernier mot me parut devoir appartenir.
Mes conclusions, basées sur les diverses dépositions sont les suivantes :
En ce qui concerne Esterhazy, et en l’état, sous réserve de l’expertise du bordereau, aucune preuve à l’appui de l’accusation Dreyfus, aucune preuve des accusations du Lt Colonel Picquart. Néanmoins nécessite de faire la lumière complète, entière, par un débat public, traduction de cet officier supérieur devant un conseil de guerre et continuation de la procédure jusqu’au bout, condamnation ou acquittement[5].
Toutefois, en raison de l’inanité de certaines des accusations. Je demande que le commandant Esterhazy soit laissé en liberté provisoire pendant l’instruction, tout au moins jusqu’au moment ou les résultats de l’expertise nouvelle seront connus, le rapporteur étant d’ailleurs libre de le faire incarcérer avant, si la nécessité s’en faisait sentir.
En ce qui concerne le Lt Colonel Picquart, il est aisé de se rendre compte que ses dépositions sont un tissu d’inexactitudes voulues, calculées, d’insinuations perfides contre ses chefs et ses subordonnées. La base de son édifice contre Esterhazy est une pièce sans authenticité et sans vraisemblance, que je veux bien ne pas croire fabriquée pour les besoins de je ne sais quelle cause. Cet officier supérieur me paraît être, comme je le disais dans mon premier rapport, l’agent, inconscient je l’espère, d’une personne qui connaissant la conviction qu’il s’était faite de l’innocence de Dreyfus, l’a poussé dans une voie, qui j’en ai peur, lui a fait côtoyer le déshonneur.
Quoiqu’il en soit, il y a dans ses dépositions mêmes, aveu d’une faute militaire d’une gravité exceptionnelle.
Cet officier supérieur, étant chef du service des renseignements au ministère de la guerre, s’il n’a pas communiqué a donné connaissance à une tierce personne, étrangère au ministère et qu’il introduisait souvent dans son bureau, de pièces secrètes ou autres intéressant son service.
Il a remis entre les mains de cette personne une correspondance échangée entre lui et son chef, le Général Gonse, sous-chef d’État-major Général, correspondance qui ne peut être considérée comme privée, puisqu’elle a trait à son service et à une mission confidentielle et cela dans le but avoué de s’en servir, dit-il, pour sa défense contre les chefs et ses subordonnés.
Il y a là une étrange conception de l’honneur militaire et de ses devoirs professionnels et je conclus à l’envoi immédiat de cet officier devant un conseil d’enquête, appelé à se prononcer sur la question de savoir s’il y a lieu de le mettre en réforme, pour fautes contre l’honneur ou tout au moins pour fautes graves dans le service.

G. de Pellieux

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[1] AN BB19 88.
[2] Idem.
[3] Voir le dossier sur la question dans AN BB19 123. On pourra s’étonner, avec Clemenceau de cette perquisition qui fut faite, en toute illégalité, hors de la présence du locataire. Ce « coup de bottes dans les lois » était pour le moins surprenant, comme était surprenant qu’Esterhazy ne fût pas, lui, perquisitionné. « Qu’est-ce donc qui protège l’accusé contre les légitimes curiosités du juge ? », demandait Clemenceau (Clemenceau, « Clair-obscur », L’Aurore, 28 novembre 1897. Repris dans Clemenceau, L’Affaire Dreyfus. L’Iniquité, Paris, Mémoire du Livre, 2001, p. 99). Quant à l’absence de perquisition chez celui qui était officiellement l’objet de l’enquête, Pellieux, quand la question lui sera posée au procès Zola, se contentera de répondre : « Je n’ai pas fait perquisitionner chez le commandant Esterhazy parce que j’étais officier de police judiciaire et que je ne l’ai pas jugé nécessaire » (L’Affaire Dreyfus. Le Procès Zola devant la Cour d’Assises de la Seine et la Cour de Cassation (7 février-23 février – 31 mars-2 avril 1898. Compte rendu sténographique « in extenso », Paris, Stock, 1998, p. 269). D’ailleurs, pour mener cette perquisition, Pellieux se dissimula derrière le prétexte d’une enquête au sujet d’une fabrique clandestine d’allumettes !!!
[4] Quand Mathieu avait été entendu le 17 novembre, il avait engagé Pellieux à ordonner une expertise. Pellieux la lui avait alors promise, au motif que le capitaine ayant été condamné sur le bordereau, il était « juste » de le faire (Mathieu Dreyfus, L’Affaire telle que je l’ai vécue, op. cit., p. 101-102). Pour ne pas déplaire à ses chefs, comme on pourra le voir dans les lettres de Pellieux données en annexe, il n’en sera rapidement plus question. À Scheurer-Kestner, le 29, qui s’était étonné que cette expertise ne fut pas faite, Pellieux avait expliqué qu’« on ne fait pas d’expertises sur des fac-similés ». Qu’à cela ne tienne, avait rétorqué Scheurer-Kestner, il n’y avait qu’à le réclamer au ministère. Pellieux lui avait alors expliqué qu’il ne pouvait le faire sans avoir l’air « de mettre en doute l’autorité de la chose jugée ! » (Auguste Scheurer-Kestner, Mémoires d’un sénateur dreyfusard, Strasbourg, Bueb et Reumaux, 1988, p. 208). Le 1er décembre, sans doute informé par Scheurer-Kestner de ce que lui avait dit Pellieux relativement à l’impossibilité d’ordonner une expertise, Mathieu avait écrit à Pellieux pour la lui demander, officiellement. Habilement, il avait expliqué à son correspondant que « l’enquête ne serait certainement pas complète si elle ne comprenait cette mesure d’instruction, et la décision rendue, si elle nous était défavorable, ne pourrait pas être acceptée par nous » (lettre de Mathieu Dreyfus à Pellieux du 1er décembre 1897, AN BB19 123). Pellieux s’était retrouvé dos au mur. Immédiatement, il avait pris contact avec l’expert Belhomme auquel il avait transmis le bordereau et une lettre de comparaison que lui avait fournie Mathieu. Le jour même, l’expert avait décliné la demande au motif qu’ayant « le plus grand respect pour la chose jugée il [lui] répugnait de la remettre en question » ! Il avait ajouté que « touch[é] au cœur » par tout ce qui pouvait avoir trait « à l’honneur militaire », il refusait de se rendre complice « de cette campagne anti-patriotique qui a pour but d’infirmer un jugement rendu à l’unanimité par un Conseil de guerre. Si cette campagne réussissait, ajoutait-il, ce serait la faillite de la justice militaire prononcée par qui ? Par l’autorité militaire. Ce serait déplorable » (lettre de Belhomme à Pellieux du 1er décembre 1897, AN BB19 88). La réponse manque mais Pellieux lui avait demandé une consultation officieuse et pour cela lui avait été adjoint un autre expert : Charavay. Au même moment, un autre expert, Varinard avait été pressenti mais « partage[ant] les scrupules de [s]on collègue M. Belhomme » avait accepté à condition de n’être pas seul » (Lettre de Varinard à Pellieux du 2 novembre [sic : décembre] 1897, Papiers Esterhazy, BNF nafr. 16461, f. 212. Ce document manque aux Archives nationales).  Les deux hommes firent donc un « examen très sommaire » qui leur permit de conclure qu’il existait bien des ressemblances entre le document de comparaison, lettre de la main d’Esterhazy fournie par Mathieu, et le bordereau. Des ressemblances qui ne pouvaient s’expliquer que de deux manières : soit le document de comparaison avait « pu servir de modèle à l’auteur du bordereau », soit il avait « pu être fabriqué d’après la photographie de ce bordereau ». Il était impossible aux deux experts, affirmaient-ils, de se prononcer faute d’avoir plus de renseignements sur la pièce de comparaison. Ils soupçonnaient une fraude et, pour la découvrir, demandaient que Mathieu fût interrogé sur la manière dont il s’était procurée la lettre et que fût ordonnée une expertise qui pourrait être confiée, proposaient-ils, à Bertillon… Faute d’en savoir plus, ils ne pourraient « se servir comme comparaison de la pièce déniée et arguée de faux » (lettre de Belhomme et Charavay à Pellieux du 2 décembre 1897, AN BB19 88 et « Consultation officieuse » de Belhomme, AN BB19 123). Saussier, informé, écrivit à Billot pour lui demander d’agir (lettre de Saussier à Billot du 2 décembre 1897, AN BB19 88) et l’affaire en resta là… il n’y eut pas d’expertise faute d’expert et il n’était pas question d’en chercher d’autres : la volonté de Pellieux était d’en finir au plus vite…
[5] Nous voyons bien que, contrairement à ce qui est habituellement dit, Pellieux ne conclut aucunement au non-lieu.

 

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