Ce texte est celui d’une communication faite à la journée d’études co-organisée par l’Association œcuménique Charles-Péguy, l’Amitié Charles Péguy et l’Amitié Judéo-Chrétienne de France, à Strasbourg le 23 novembre dernier (voir ici) :
Dreyfus et la question homophobe VI. Dreyfus, le dossier secret et la question homosexuelle. Discussion avec Pierre Gervais
Ce post regroupe et remplace l’ensemble des posts précédents et disséminés en y ajoutant les derniers échanges non signalés ici. J’arrête de faire vivre le forum de Pierre Gervais parce que toute discussion est avec lui vaine et impossible. Développer un propos est systématiquement empêché par des diversions sur un mot, sur une date, qui viennent parasiter la question et tout argument contraire qui repose sur une source qu’il ignore parce qu’elle est inédite ou qu’il n’ pas voulu retenir malgré tout l’intérêt qu’elle peut représenter est écarté au motif que la source qui permet de le développer est sans doute mensongère.
Il me semble toutefois important de garder trace de cet échange et de l’archiver ici. Il est en effet un formidable matériau pour réfléchir sur ce qu’est la méthode historique et pourrait servir sur la question d’exemple à travailler avec des étudiants. Il est aussi une parfaite illustration, une parfaite confirmation de tout ce que nous reprochons à ce travail sur Dreyfus, le dossier secret et la question homosexuelle. Il nous permet de comprendre de quelle manière un des auteurs, tout au moins – les autres n’apparaissant pas –, procède et, à travers sa manière d’entendre la discussion, conçoit le travail d’historien.
Le livre de nos auteurs défend une thèse. Toute thèse, et surtout quand elle vient bouleverser un siècle de recherche, est par définition la bienvenue. Le problème qu’elle nous pose est que pour nous convaincre il faut plus que des affirmations péremptoires sur ce que peuvent être les faits ou sur un siècle d’historiographie qui n’aurait pas fait son travail. Et quand il apparaît que ce travail développe un argumentaire qui repose soit sur des citations décontextualisées et dont le sens devient forcé soit sur un tri qui ne retient que ce qui peut servir le propos et écarte ce qui le contrarie – en l’arguant de faux ou en n’en parlant tout simplement pas –, notre devoir, à la SIHAD, est de le dénoncer.
Les travaux de Pierre Gervais et de ses trois coauteurs inaugurent une nouvelle manière. Nous ne sommes pas là dans la lignée des ouvrages du « doute et du soupçon » que nous avons analysés dans un précédent post et qui s’inscrivent dans le plus large courant de la littérature conspirationniste. Mais il les rejoint en ce que, comme eux, il veut nous révéler des « vérités cachées » et que pour cela il repose sur une documentation incomplète et forcée.
Peut-être, pour en revenir à leur thèse, que la correspondance homosexuelle – en plus des pièces que nous savons avoir été comprise par le dossier – fut jointe au dossier de 94 et que les petits numéros rouges en seraient le témoignage. mais les arguments qui en contrarient la thèse sont si nombreux qu’il est bien difficile de la retenir en l’état. Pour les principaux.
– pas de n° 1
– des numéros manquant dans la suite, qui auraient été biffés et que, sous les biffures, l’oeil extérieur a du mal à voir avec autant de netteté que celui des auteurs.
– La lettre Davignon pas numérotée et une explication donnée de cette absence de numéro qui résiste peu à l’examen.
– Le témoignage avancé de Cuignet irrecevable parce que sorti d’un contexte aisément restituable qui l’infirme.
– La mise à l’écart (après avoir été argué de faux) du seul document contemporain et qui donne précisément le contenu du dossier.
– La mise à l’écart du témoignage de Du Paty sur la question de la numérotation des pièces et des usages y afférant à la SS
– le rejet de tout témoignage des acteurs militaires au motif qu’ayant menti ils ne peuvent que mentir encore quand il est contraire à la thèse soutenue et accepté (Cuignet) quand il peut la servir.
Voilà pour l’essentiel.
Il n’en demeure pas moins qu’un vrai travail serait à faire sur le dossier secret. Non pas tant sur ce qu’il contenait en 94 – la question est close tant qu’il n’aura pas été prouvé que le brouillon du commentaire de Du Paty ne peut être retenu – mais sur la manière dont il évolua et que l’ouvrage des 3 auteurs n’aborde pas : préciser ce que contenaient les relevés d’octobre 97 à mai 98 et dont il ne subsiste que les courts résumés de Targe.
Mais à vrai dire cette question est plus qu’accessoire. Ce qui compte avant tout c’est de savoir que le dossier secret prit de l’ampleur au fil du temps, que les faux y furent nombreux et qu’il y eut bien une entente à l’état-major pour perdre un innocent et empêcher par tous les moyens que se fît une réhabilitation qui eût été sa défaite. Et ça, nous le savons.
Voici donc l’échange en question :
Pierre Gervais :
L’entretien avec le général Mercier du 17 novembre 1894 :
essai d’histoire méthodique.
Comme les lecteurs de notre livre le savent, nous pensons que la position du ministre de la Guerre Auguste Mercier par rapport à la culpabilité de Dreyfus a changé plusieurs fois au cours du mois de novembre 1894, alors que le capitaine était arrêté, au secret, et soumis à une enquête judiciaire systématiquement à charge.
L’un des éléments qui nous permettent d’étayer cette affirmation est une comparaison entre deux entretiens donnés par le général Mercier, l’un paru dans le journal Le Matin le 17 novembre 1894, l’autre paru dans Le Figaro le 28 novembre 1894. Le premier entretien est au mieux flou sur la culpabilité de Dreyfus, le second est au contraire violemment accusateur, ce qui tend à indiquer une évolution de la position du ministre entre ces deux dates.
Or, dans un billet au ton peu modéré, posté sur son blog il y a quelques semaines, Philippe Oriol, un auteur ayant publié sur l’Affaire et généralement hostile à nos thèses, nous reproche de « ne pas savoir lire », au motif que nous lui ferions une critique infondée en soulignant l’absence dans un article du Matin en date du 17 novembre 1894 du mot « certitude », qui n’est pas prononcé par Mercier. Ce mot est bien présent dans l’article du Journal que je cite dans mes travaux, dit Philippe Oriol, et nous autres, les auteurs du Dossier secret de l’Affaire Dreyfus ne l’aurions pas lu, cet article, puisque nous nions que le mot « certitude » y est. Philippe Oriol en conclut au manque de sérieux des auteurs du « Dossier secret de l’affaire Dreyfus. »
Il s’agit d’une lecture incorrecte de notre texte, de la part de Philippe Oriol. En effet, nous ne disions pas que le mot « certitude » n’était pas présent dans le Journal; nous disions, et maintenons, que ledit mot « certitude » n’était pas dans Le Matin. Voici la citation incriminée, qui est en réalité une note dans notre ouvrage, appelée au terme de notre analyse de l’article du Matin:
« Philippe Oriol (L’histoire de l’affaire Dreyfus, vol. 1 : L’affaire du capitaine Dreyfus – 1894-1897, Stock, 2008, p. 94) affirme que Mercier fait part de sa « certitude » de la culpabilité de Dreyfus dans une autre version de ce même entretien, accordé au Journal. Ni le mot « certitude », ni une quelconque paraphrase de ce terme n’apparaissent cependant dans l’article du Matin, ou dans la version quasi identique (à une phrase près) publiée le lendemain par L’Intransigeant. »
De son côté, Philippe Oriol a écrit, comme chacun peut le vérifier p. 94 de l’édition électronique de son livre, et p. 118 de l’édition papier (nous avons utilisé la première), que « dans une interview qu’il donnera au Journal et au Matin du 17 novembre […] [Mercier] affirmait sa « certitude » de la culpabilité du capitaine Dreyfus ». Notre note attirait l’attention sur la contradiction entre notre lecture tirée de l’entretien du Matin et celle proposée par cet auteur d’après, pensions-nous, le Journal. Dans le cas du Matin, les propos attribués à Mercier, comme nous l’expliquons dans le livre, étaient en effet extrêmement prudents, faisant allusion à une possible innocence de Dreyfus, et n’affirment à aucun moment la certitude de sa culpabilité.
Il ne nous était d’ailleurs pas venu à l’idée de faire ce que notre critique nous reproche si vivement de faire, remettre sa lecture de l’entretien du Journal en cause, et nous l’avions effectivement cru sur parole, sans aller vérifier dans l’article d’origine. Nous avions tort, chacun pourra le constater en relisant les entretiens visés, du Matin daté du 17 novembre, du Journal daté du même jour (non numérisé par la BNF, nous fournissons une transcription sur notre site ), et pour comparaison du Figaro daté du 28 novembre.
Dans l’entretien du Journal invoqué par Philippe Oriol, le ministre explique que (c’est nous qui soulignons) :
« Des incidents […] ont mis entre mes mains des notes qui émanaient d’un officier et qui prouvaient qu’il avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée. Dès que j’ai eu la certitude que cet officier était le capitaine Dreyfus, j’ai donné l’ordre de l’arrêter. »
Affirmation d’une certitude de culpabilité ? En apparence, mais voici ce qu’ajoute Mercier à la ligne suivante (c’est nous qui soulignons) :
« Il était de mon devoir de m’assurer de lui, d’abord pour l’empêcher de faire de nouvelles communications, ensuite pour établir sa culpabilité et rechercher si d’autres actes de même nature ne pouvaient lui être imputés, car nous étions en droit de supposer, ou du moins de craindre, que celui dont nous étions saisis ne fût pas le seul. J’avais prescrit de conduire l’enquête préalable dans le plus grand mystère, tant pour ne pas déshonorer un officier qui était peut-être innocent, que pour découvrir ses complices s’il était coupable. Une indiscrétion a tout révélé. »
Au moment de son arrestation, la culpabilité n’était pas établie (puisqu’il fallait l’établir) et Dreyfus était peut-être innocent. Un lecteur attentif aurait compris que le ministre affirme sa certitude que Dreyfus est à l’origine d’une fuite, implique qu’il est coupable d’espionnage, mais refuse fermement d’employer le terme, et au contraire précise dans les phrases suivantes que la culpabilité n’était pas établie, contrairement à ce que sa première phrase pouvait laisser penser. Mercier n’affirme donc pas tellement plus sa certitude de la culpabilité de Dreyfus dans la version de son entretien du 17 novembre donnée au Journal que dans celle reproduite par le Matin.
Le journaliste signant l’article du Journal, un chroniqueur militaire du nom de H. Barthélémy, pose d’ailleurs presque tout de suite après la question qui s’impose :
« La preuve est-elle faite en ce moment ? »
A quoi Mercier répond :
« Oh, ici, nous sortirions du secret de l’instruction, et je dois être le premier à le respecter, puisqu’en ma qualité de chef de l’armée, et par conséquent de chef de la justice militaire, je dois en imposer le respect. »
Mercier refuse explicitement cette fois d’affirmer la culpabilité de Dreyfus, et se retranche derrière le secret de l’instruction.
Dans l’ensemble, si la phrase introduisant Dreyfus semblait contenir une affirmation de culpabilité, d’ailleurs contournée, cette affirmation est très soigneusement qualifiée au point de ne plus avoir valeur d’affirmation, à deux reprises dans les lignes suivantes, et implicitement dans tout le reste de l’entretien.
Le reste des réponses du ministre est en effet à l’avenant. Mercier informe son interlocuteur que Dreyfus se proclame innocent, que les expertises sont en cours (donc qu’elles n’ont pas conclu), qu’aucune pièce n’a été volée au ministère, et que Dreyfus « n’a pas possédé de documents réellement précieux ». Mercier ajoute tout de même ensuite qu’il « ne sait rien sur le nombre et la nature des pièces qu[e Dreyfus] a pu copier et livrer, en-dehors de celles que nous avons saisies », ce qui inclut bien, à nouveau, une accusation d’espionnage implicite ; mais lui et Barthélémy concluent leur échange immédiatement après sur la question du chef d’accusation à retenir, et Mercier adopte comme son interlocuteur le conditionnel. La dernière phrase de Mercier, « s’il est condamné ce serait à la déportation dans une enceinte fortifiée » pose implicitement la possibilité d’un acquittement, et, du point de vue formel, combine une proposition conditionnelle et un verbe au conditionnel. Que de certitudes !
Barthélémy ne s’y trompera pas. « Toutes les suppositions, toutes les hypothèses restent [d’ailleurs] admissibles sur l’étendue du crime dont le capitaine Dreyfus est accusé », conclut-il, ce qui le conduit à souhaiter que « les débats n’eussent pas lieu à huis-clos. Ce serait en tout cas à désirer, il faut que la lumière se fasse complètement ». Ce chroniqueur pourtant militaire semble bien mettre ici en cause implicitement la justice militaire, à laquelle il ne fait plus tout-à-fait confiance. Il reviendra à la charge le lendemain, puis huit jours plus tard, dans deux entrefilets certes hostiles à Dreyfus, mais dans lesquels la culpabilité de ce dernier reste mise au conditionnel.
La lecture des entretiens du 17 novembre par Philippe Oriol est donc incorrecte : Mercier n’affirme que très mollement sa « certitude » de la responsabilité de Dreyfus dans le Journal, sans même oser employer le mot « culpabilité », et bat en retraite aussitôt après, impliquant à plusieurs reprises que Dreyfus peut être innocent. De plus, la version de cet entretien donnée dans le Matin, est encore moins affirmative à cet égard — peut-être parce que Le Matin était moins violemment hostile à Dreyfus que le Journal. Les deux versions de l’entretien justifient en tout cas pleinement notre jugement d’ensemble : Mercier a considérablement changé d’attitude entre le 17 et le 28 novembre 1894, pour des raisons qui restent malheureusement inconnues — mais peut-être peut-on placer dans cet intervalle l’apparition du dossier secret — : le 17 novembre il se refuse à affirmer sa certitude de la culpabilité de Dreyfus, alors que le 28 novembre il n’hésite absolument pas à condamner Dreyfus avant tout jugement.
Les auteurs du Dossier secret de l’affaire Dreyfus
Philippe Oriol :
Passons du temps sur quelques lignes. C’est intellectuellement stimulant et fait partie des joies de la controverse historienne.
C’est vrai que j’aurais dû dire que l’article du Matin était légèrement différent du celui du Journal et expliquer que je ne parlais que du second. La maladresse sera corrigée dans la nouvelle édition de mon livre à paraître en avril aux Belles lettres et je remercie les auteurs de cette occasion de précision et aussi de publicité. Mais passons.
Ne nous occupons que du Journal. Mercier y prononce donc bien le mot « culpabilité » et affirme, nos auteurs le concèdent et le citent, qu’il n’a donné l’ordre de l’arrestation que quand il « eu[t] la certitude que cet officier [l’officier traître] était le capitaine Dreyfus ». La chose est dite. Seulement voilà, nos auteurs nous l’expliquent, cette affirmation, nette, précise, indiscutable, est atténuée, contrebalancée, niée finalement par la suite immédiate de l’entretien. Je re-cite : « Il était de mon devoir de m’assurer de lui, d’abord pour l’empêcher de faire de nouvelles communications, ensuite pour établir sa culpabilité et rechercher si d’autres actes de même nature ne pouvaient lui être imputés, car nous étions en droit de supposer, ou du moins de craindre, que celui dont nous étions saisis ne fût pas le seul. J’avais prescrit de conduire l’enquête préalable dans le plus grand mystère, tant pour ne pas déshonorer un officier qui était peut-être innocent, que pour découvrir ses complices s’il était coupable. Une indiscrétion a tout révélé. » Que prouve cette phrase, et tout particulièrement à la suite de l’affirmation nette qui précède ? Que Mercier était conscient qu’il dépassait-là les bornes et qu’outrepassant les droits qui étaient les siens – il était allé trop loin – il corrigeait sa première affirmation. Car en effet (et ne disons rien de la valeur historique d’une interview dans la presse, de la manière dont un journaliste peut retranscrire les paroles de l’interviewé, etc.) tout prouve que cette certitude était un fait et que Mercier faisait là ce que par anachronisme nous pourrions nommer de « la com ». Qu’est ce ministre qui pour établir une culpabilité ou laver le suspect de toute accusation l’arrête ? Le mettre hors d’état de nuire, s’il était coupable ? Continuer l’enquête pour découvrir ses possibles complices ? Certes et il le dit… Mais ne comprend-on pas là toute l’aberration de la chose. Si il s’agissait d’établir sa culpabilité, s’il s’agissait de trouver de possibles complices, n’eût-il pas été plus judicieux de le laisser libre de lui appliquer une consciencieuse surveillance ? Sandherr le proposera à Mercier et Mercier ne le voudra pas. Pourquoi ? Parce qu’il fallait que Dreyfus fût coupable. Il le fallait parce qu’il n’y avait personne d’autre et que de cette arrestation dépendait sa carrière.
Maintenant reprenons la citation de Mercier qui selon nos auteurs annule la précédente. Mercier parle au passé. Un passé qui qualifie la période comprise entre fin septembre (arrivée du bordereau) et le 15 octobre (arrestation du capitaine). Il ne parle pas là de son sentiment du moment mais de celui du mois précédent. Nous y reviendrons. Je l’ai arrêté, dit-il (donc un mois et demi plus tôt) pour pouvoir établir sa culpabilité, pour trouver ses complices… Et l’enquête préalable, celle menée dans le plus grand secret (donc des premiers jours d’octobre au 14 de ce même mois), avait été prescrite « pour ne pas déshonorer un officier qui était peut-être innocent ». Où est-il question ici de son sentiment du 17 novembre, jour de publication de l’interview ? Mercier, ce 17 novembre, ne se refuse pas à affirmer sa certitude de la culpabilité, il le fait : j’ai arrêté Dreyfus le 15 octobre parce que j’avais la certitude de sa culpabilité. J’ai mené une enquête avant (l’enquête préalable) pour ne pas déshonorer quelqu’un qui était peut-être innocent et si je l’ai arrêté c’est donc bien parce que j’avais acquis la certitude de sa culpabilité. La correction n’infirme pas, elle confirme. Et que dit-il à la suite ? Qu’une « indiscrétion a tout révélé »… Et alors ? Bel aveu de l’impasse dans laquelle il se trouvait et dont il ne pouvait plus sortir sans s’obstiner…
Maintenant je n’oublie pas que Mercier dit aussi, dans cette fameuse interview, qu’il a arrêté Dreyfus « pour établir sa culpabilité ». Mais il n’y a pas de place laissé au doute ici… D’autres actes ne pouvaient-ils lui être imputés ? Ainsi disant il était bien coupable de l’acte qui avait motivé son arrestation… Affirmation de culpabilité. N’était-il pas le seul ? Ainsi disant il en était un parmi peut-être plusieurs… Affirmation de culpabilité.
Mercier pouvait bien à la suite parler de la présomption d’innocence, du secret de l’instruction et de s’en poser comme le garant, il ne le faisait que pour tenter de se montrer présentable et, tout en le disant, adopter l’attitude contraire. Précisément ce que nous disons en cette fameuse p. 114….
Je continuerai donc à dire, et ce faisant en en apportant une nouvelle preuve, que nos auteurs ne savent pas lire…
Philippe Oriol :
J’ai rédigé la réponse précédente loin de chez moi et revenu parmi mes papiers et ayant relu l’article il me faut absolument ajouter quelques mots…
Nos auteurs citent aussi cette petite phrase de Mercier, à la suite, extraite de l’interview, phrase qui vient encore ajouter à ce que je dis : « je ne sais rien sur le nombre et la nature des pièces qu[e Dreyfus] a pu copier et livrer, en-dehors de celles que nous avons saisies ». Belle certitude en effet. Dreyfus a copié, livré. Et ce n’est pas une impression mais une certitude. Il en a la preuve puisqu’il a saisi des pièces. A cela, nos auteurs expliquent que « lui et Barthélémy concluent leur échange immédiatement après sur la question du chef d’accusation à retenir, et Mercier adopte comme son interlocuteur le conditionnel. La dernière phrase de Mercier, « s’il est condamné ce serait à la déportation dans une enceinte fortifiée » pose implicitement la possibilité d’un acquittement, et, du point de vue formel, combine une proposition conditionnelle et un verbe au conditionnel. Que de certitudes ! » Mais enfin, est-ce sérieux ? Est-ce de la naïveté, un vrai problème de lecture ou de la mauvaise foi ? Après avoir parlé de présomption d’innocence, de respect de la procédure, Mercier pouvait-il tout à coup annoncer une condamnation ? Et plus simplement pouvait-il annoncer une condamnation qui n’était pas de son ressort ? Des juges devaient se réunir pour juger le cas et le ministre n’avait rien à y faire… à moins de reconnaître que le jugement à venir serait une condamnation par ordre. Parler au futur aurait été au pire le plus terrible des aveux, au mieux de la pure voyance. Imagine-t-on le ministre dire, « il sera condamné » ?… Enfin… nous plaisantons, là, je suppose…
Et c’est là où est la « subtilité » de Mercier. Il montre bonne figure, se pose en garant et en défenseur du droit et, entre les lignes, affirme pour l’édification des lecteurs, sa certitude. Celle que Dreyfus était le traître et c’est pour cela qu’il l’a fait arrêter… une certitude qu’il tenait de preuves : les pièces saisies qui étaient de sa main. Tous les conditionnels du monde ne peuvent atténuer de telles affirmations… Mercier ne dit qu’une chose ; Dreyfus sera peut-être acquitté mais moi je sais qu’il est coupable puisque j’en ai les preuves.
Sinon, elle est intéressante cette discussion. Et la réponse qui m’est faite est une synecdoque de la manière de travailler de nos auteurs. Je ne suis pas « généralement hostile à [leurs] thèses ». Je dis juste que pour convaincre les spécialistes du sujet de la validité d’une thèse qui n’est pas inintéressante en soi, il faudra (faudrait ?) d’autres arguments et une autre manière de concevoir ce qu’est la méthode historique… Les textes ne disent jamais que ce qu’ils disent, pas ce qu’on veut y lire…
Pierre Gervais :
La réponse de Philippe Oriol à nos remarques sur l’entretien du général Mercier accordé à H. Barthélémy le 17 novembre appelle à son tour à mes yeux une réponse, d’autant qu’elle réitère les accusations habituelles de mauvaise méthode et de mauvaise lecture. Compte tenu de ce dernier élément, je serai moins diplomate que je l’ai été jusqu’à présent.
Au passage, le lecteur qui veut former sa propre opinion trouvera les articles dont il sera question dans ce billet
ici (Journal daté du 17 novembre), ici (Matin daté du 17 novembre), et ici (Figaro daté du 28 novembre).
Pour commencer l’article du Matin du 17 novembre, utilisé par nous, n’est pas « légèrement différent », il confirme notre thèse et justifie ce que nous avons écrit. Philippe Oriol ne l’inclut toujours pas dans son analyse, ce qui est surprenant, et de plus confirme implicitement par son silence à cet égard que les accusations de départ portées contre nous sur son blog étaient sans fondement. Comme il le dit lui-même: passons.
Sur le fonds du débat actuel, maintenant: le contenu de l’article du Journal du 17 novembre. Au cours de cet entretien, le général Mercier REFUSE de se prononcer sur le fait de savoir si la culpabilité de Dreyfus est prouvée ou non, et conclut par la formule « si [Dreyfus] est condamné ». Il précise bien que Dreyfus « était peut-être innocent » au moment où il avait ordonné l’arrestation. La conclusion du journaliste est également que l’on ne peut rien conclure. Impossible, se récrie Philippe Oriol, une aberration, c’est incohérent, donc Mercier… dit autre chose que ce qu’il dit, ou ne le pense pas vraiment, et donc il n’y a pas à en tenir compte, nous sommes des naïfs de le faire, il s’agit de « subtilité », de « com' », qu’il convient d’ignorer. Là encore, il est certainement plus commode de soutenir une thèse si tout ce qui s’y oppose dans un texte est considéré comme nul et non avenu.
Non content d’écarter de cette manière, par pétition de principe, certains passages de l’article, Philippe Oriol développe de surcroît une argumentation qui repose sur au moins une erreur de lecture, et plusieurs déformations majeures de la lettre du texte.
a) Erreur de lecture: non, le passé évoqué par Mercier ne date pas d’avant l’arrestation, qui a eu lieu un mois plus tôt (et non un mois et demi), et l' »enquête préalable » n’est pas celle menée en septembre-octobre. Mercier dit très explicitement que cette enquête, et le silence qui l’accompagne, motivé entre autres par la possible innocence de Dreyfus, s’est étendue jusqu’à l' »indiscrétion [qui] a tout révélé », c’est-à-dire la fuite de la fin octobre. C’est donc bien de l’enquête préliminaire de Du Paty sur Dreyfus qu’il s’agit. Au passage, la seule enquête pouvant déshonorer Dreyfus était celle portant sur Dreyfus… donc celle qui eut lieu une fois Dreyfus identifié!
En tout état de cause, si le silence s’imposait encore quand l' »indiscrétion » a eu lieu (fin octobre donc), c’est que les raisons de ce silence étaient toujours valides à ce moment-là, et donc que Dreyfus pouvait toujours être innocent. Philippe Oriol interprète d’ailleurs le dernier membre de phrase mentionnant « l’indiscrétion » comme un « aveu de l’impasse dans laquelle [Mercier] se trouvait », formule qui n’a rien à voir avec ce que le texte dit.
b) Déformation du texte: Mercier ne dit pas « j’ai arrêté Dreyfus le 15 octobre parce que j’avais la certitude de sa culpabilité » ni qu’il « eut la certitude que cet officier [l’officier traître] était le capitaine Dreyfus ». Il ne parle absolument pas de « traître », un ajout de Philippe Oriol que rien dans le texte ne justifie; et il n’emploie pas « culpabilité » à cet endroit-là. Mercier dit, mot pour mot: dès que j’ai eu la certitude que l’officier qui avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée était Dreyfus, je l’ai fait arrêter. Ce n’est pas « une affirmation, nette, précise, indiscutable »; c’est au contraire une formule contournée. Dreyfus a communiqué « des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions ». Trahison et espionnage? Imprudence et bavardage? La formule ne le dit pas. A part ses convictions personnelles, rien n’autorise Philippe Oriol à remplacer ce que Mercier dit effectivement par les formules qu’il préfèrerait le voir employer. Si Mercier avait voulu utiliser le mot « traître », ou affirmer explicitement la « culpabilité » de Dreyfus, il l’aurait fait. Il ne l’a pas fait.
c) Deuxième déformation du texte, plus mineure et en post-scriptum: « Dreyfus a copié, livré ». Non. « Dreyfus A PU copier, livrer », et ce n’est pas tout-à-fait pareil: la phrase ne dit même pas clairement que les pièces saisies ont été livrées et/ou copiées par Dreyfus, elle se contente de l’impliquer. Mais l’emploi du potentiel a aussi son importance. Au passage, nous avions nous-même souligné que cette phrase était accusatrice, et remarqué que l’accusation restait cependant implicite. Philippe Oriol n’avait donc nullement besoin de relire quoi que ce soit, contrairement à ce qu’il dit, si ce n’est notre propre texte; tous les éléments s’y trouvaient, y compris ceux qui compliquaient notre thèse.
d) Enfin, également en post-scriptum, Philippe Oriol modifie considérablement le contenu et la portée des déclarations de Mercier, sans mentionner qu’il s’agit d’interprétation et non de citation. Mercier ne dit nulle part qu' »il a la preuve puisqu’il a saisi des pièces », il dit qu’il a saisi des pièces, et ne parle pas de preuve. Si les pièces saisies étaient des preuves, d’ailleurs, il n’y aurait eu nul besoin d' »établir la culpabilité » de Dreyfus, toute établie, et la discussion serait sans objet. Le statut de ces pièces saisies, déjà abordé dans la première phrase accusatrice de manière tout aussi peu concluante, n’autorise aucune certitude sur la culpabilité de Dreyfus.
Il est également abusif d’affirmer que le texte présente « une certitude qu[e Mercier] tenait de preuves: les pièces saisies qui étaient de sa main [celle de Dreyfus] ». Le mot « certitude » est tiré du passage accusateur principal et n’apparaît pas à cet endroit; le mot « preuve » n’apparaît nulle part dans la bouche de Mercier, qui refuse fermement de déclarer que la preuve est faite, justement; les « pièces saisies » viennent d’un autre passage et encore une fois ne sont pas décrites et absolument pas présentées comme des preuves; et « étaient de sa main » est également un ajout, au mieux une interprétation du membre de phrase spécifiant que Dreyfus « a pu » copier, et en tout cas sûrement pas ce que Mercier dit.
Quelle importance, nous répondra-t-on: la version de Philippe Oriol correspond certainement à une interprétation possible des propos de Mercier, et sans doute à celle que ce dernier souhaite que le lecteur adopte? Certes, mais entre interprétation du lecteur (sur laquelle il peut y avoir, et il y a, désaccord entre nous et Philippe Oriol) et affirmation du locuteur, il y a une marge. Philippe Oriol écrit en effet que « tous les conditionnels du monde ne pourront atténuer de telles affirmations ». Ce serait vrai si ces affirmations étaient le fait de Mercier. Mais rendons à César ce qui est à César: les conditionnels sont de Mercier, les affirmations de Philippe Oriol. Ce que dit Mercier implicitement par endroit n’autorise nullement à ignorer tous les autres endroits où Mercier dit autre chose également implicitement, ainsi que tous les conditionnels du texte, très explicites, eux.
Bref, nous ne plaisantons pas quand nous affirmons que Mercier se garde bien d’affirmer, justement, et que cette prudence est remarquable. Il suffit d’ailleurs de comparer cette présentation du 17 novembre aux formules utilisées par le même Mercier le 28 novembre dans Le Figaro, et que Philippe Oriol ne mentionne pas non plus :
« J’ai soumis à M. le président du Conseil et à mes collègues, me disait récemment le général Mercier, les rapports accablants qui m’avaient été communiqués, et, sans aucun retard, l’arrestation du capitaine Dreyfus a été ordonnée. On a écrit, à ce sujet, beaucoup d’inexactitudes ; on a dit, notamment, que le capitaine Dreyfus avait offert des documents secrets au gouvernement italien. C’est une erreur. Il ne m’est pas permis d’en dire davantage puisque l’instruction n’est pas close. Tout ce que l’on peut répéter, c’est que la culpabilité de cet officier est absolument certaine et qu’il a eu des complices civils. »
« rapports accablants » communiqués AVANT l’arrestation de Dreyfus, « culpabilité absolument certaine » AVANT la fin de l’instruction. Voilà un paragraphe autrement plus net, précis, indiscutable, que toutes les formules que nous venons de discuter… De plus, ce paragraphe fait fi de toutes ces bonnes raisons que Philippe Oriol accumule pour expliquer que Mercier ne pense pas ce qu’il a tout l’air de dire. Si toutes ces raisons sont valables le 17 novembre, pourquoi ne le sont-elles plus le 28???
Comparons l’extrait du Figaro du 28 que nous venons de donner avec un extrait de l’article du Journal du 17, incluant l’une des deux phrases sur lesquelles s’appuie Philippe Oriol, et dont il tire toute une série d’affirmations mises ensuite dans la bouche de Mercier:
« – Enfin, monsieur le ministre, tout en nous tenant sur les alentours de cette affaire, pourriez-vous me dire si des documents ont été réellement pris par le capitaine Dreyfus?
– Il ne manque aucune pièce dans les dossiers des bureaux où il a fait son stage.
D’ailleurs, on ne peut en distraire aucune, car chaque colonel chef de bureau a tous ses documents dans un coffre-fort; il les sort quand il doit s’en servir et il les rentre toujours avant de s’absenter.
Les fonctions du capitaine Dreyfus étaient secondaires, puisqu’il ne servait à l’état-major que comme stagiaire. Son rôle était, de même que pour ses collègues, celui d’un expéditionnaire d’un rang plus élevé que le rang ordinaire de cet emploi. Il n’a donc pas possédé de documents réellement précieux. Mais je ne sais rien sur le nombre et la nature des pièces qu’il a pu copier et livrer, en-dehors de celles que nous avons saisies. »
Quand nous disons que l’éventuelle affirmation de la culpabilité de Dreyfus reste au mieux hésitante, et s’accompagne de précautions remarquables, nous pensons respecter au plus près le sens du texte.
Pour conclure: nous ne « concédons » rien du tout. Les accusations portées par Philippe Oriol sur son blog au départ était infondées; il n’en parle plus, si ce n’est pour admettre une « maladresse ». Le texte qu’il invoquait ne justifie pas sa position: il en tord le sens, garde ce qui l’arrange (et que nous avions soigneusement cité) et invalide les passages qu’il ne peut modifier, exclusivement sur la base de sa conviction intime qu’il s’agit de « com' », de pure rhétorique. Le texte du Matin confirme notre position: il l’élide. J’avoue que j’ai de plus en plus de mal à accepter sans broncher des leçons de méthodes de la part de quelqu’un qui ne me semble pas respecter ici les règles élémentaires de la méthode historique, que soit dit en passant j’ai autant de titres que lui à pratiquer. L’invocation rituelle du statut de spécialiste ne suffit pas, ne suffit plus, et la mise en cause répétitive et systématiquement insultante de nos lectures, étayées et respectueuses du contenu du texte, au profit de lectures tantôt erronées, tantôt incomplètes, finit par être lassante.
D’autant que sur le fonds, je ne comprends même pas vraiment sur quoi il y a controverse. Philippe Oriol veut-il vraiment soutenir que les articles citant Mercier le 17 novembre et le 28 novembre ont le même contenu? Et le même sens? Que les formules sont les mêmes? Qu’il n’y a pas de changement notable de ton? Ce serait le comble…
Pierre Gervais
Philippe Oriol :
Pierre Gervais me fait rajeunir et je l’en remercie. Il me ramène quatre ans en arrière à l’époque où nous avions soutenu semblable controverse sur le blog de Pierre Assouline. Une controverse que j’avais abandonnée au bout de quelques semaines ne pouvant discuter avec quelqu’un qui faisait semblant de ne pas comprendre et s’accrochait à quelques détails pour éviter d’aborder le fond. J’ai le sentiment que cette petite histoire va bientôt se répéter… Mais dans l’attente, puisque je suis en avance dans mes corrections de copies et que mon amie est bienveillante, je vais encore y consacrer une partie de la soirée qui commence.
Prenons la réponse de Pierre Gervais paragraphe par paragraphe et répondons-y au fur et à mesure de la lecture.
Paragraphe 3. Les articles du Matin et du Journal. Nous traiterons cette question plus tard ou dans une autre réponse. La bienveillance de mon amie a des limites.
Paragraphes 4 et 5. Pierre Gervais me corrige et revient sur sa « certitude » : « Mercier REFUSE de se prononcer sur le fait de savoir si la culpabilité de Dreyfus est prouvée ou non, et conclut par la formule “si [Dreyfus] est condamné”. Il précise bien, ajoute Pierre Gervais, que Dreyfus “était peut-être bien innocent” au moment où il avait ordonné l’arrestation. » C’est vrai, Mercier le dit. Mais il dit aussi que « dès qu[’ il a] eu la certitude que [l’] officier [“qui avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée”] était le capitaine Dreyfus, [il avait] donné l’ordre de l’arrêter ». Lisant cette phrase, je ne vois pas pourquoi on discute… Mais faisons un effort. Cette phrase existe et on ne peut l’oublier parce que Mercier à la suite parle d’une condamnation au conditionnel, REFUSE de prononcer le mot « coupable », le mot « traître », « espion », etc. Il ne le dit pas mais le laisse entendre. Dreyfus était selon lui, il en a la certitude, celui qui avait communiqué des pièces à une puissance étrangère. En disant cela dit-il autre chose que Dreyfus est selon lui, il en a la certitude, un coupable, un traître, un espion ?
Cela dit il faut répondre à Pierre Gervais qui demande pourquoi Mercier n’est pas plus clair, n’affirme pas plus clairement, REFUSE de se prononcer quand la question lui est posée. Mais il ne le fait pas parce qu’il parle à un journaliste, qu’il sait que ses propos seront publiés, que la France entière les lira et que le droit lui interdit de ne pas respecter l’indépendance du tribunal peut-être amené à se réunir (un conseil de guerre, composé de ses subordonnés), comme il lui interdit de ne pas respecter la présomption d’innocence. Mercier est plus habile que cela, il ne dit rien, il refuse d’être clair sur la question mais l’affirme sans détour à celui qui sait lire entre les lignes. Le tout est de savoir lire entre les lignes… Ce n’est donc pas une question de « commod[ité] » qui me fait expliquer cela, de, comme le dit Pierre Gervais, « soutenir une thèse » en considérant « comme nul et non avenu » « tout ce qui s’y oppose dans un texte ». Je n’écarte pas, par « pétition de principe », certains passages, je leur donne leur vrai sens. Nous sommes face à une interview, pas une lettre ou une note privée. Les propos de Mercier seront répercutés dans un journal à l’important tirage et Mercier ne peut pas y dire tout ce qu’il veut, franchement, clairement. Il peut, en revanche, fidèle à sa manière, montrer un visage de défenseur du droit et subtilement distiller son venin. Ne comptez pas sur moi pour ne pas respecter le droit mais il y a un traître et ce traître je l’ai fait arrêter (je ne cite pas ici, j’explique…)… Mercier ne dit pas autre chose.
Comme Pierre Gervais me pose plus bas cette question (je reformule pour une meilleure compréhension) : Pourquoi cela le 17 novembre quand il deviendra clair le 28 dans l’article du Figaro ? », je vais lui répondre maintenant. En quelques jours les choses avaient changé. La Libre Parole l’attaquait malgré son ralliement (voir notre Histoire) et le 22 lui avait même fait comprendre que « quels qu’aient été ses torts, il s’honorera en les confessant ; tandis qu’en continuant à se taire, il augmente ses responsabilités ». Mercier était acculé et devait parler. Il parla. Il savait ce faisant ce qui se passerait et que, selon nous, il avait voulu éviter le 17. De nombreux journaux s’offusquèrent alors et condamnèrent de telles paroles comme le firent quelques députés. Ainsi le socialiste Viviani déclara : « Il n’a pas le droit de faire connaître son avis aux juges qui composeront le conseil de guerre ». Quand au président du Conseil, il convoqua Mercier qui nia avoir dit ce que le journaliste rapportait…
Posez-vous donc une question Pierre Gervais. Vous savez comme moi que Mercier, et ce dès le début, n’aura de cesse de mentir. Pourquoi pour cet article se serait-il mis, pour la première et sans doute la seule fois, à dire la vérité ? Et élargissant la question posons-nous en une autre : la méthode, qui nous intéresse et nous oppose tous les deux, joue ici. Quelle doit être notre attitude face à un texte ? Tous les textes ont-ils la même valeur ? Que vaut une interview ? Que valent les paroles dites à un journaliste ? Et en allant plus loin que peut nous certifier qu’elles furent bien dites ? Quel rôle joue le journaliste, vecteur de l’information ? Les rapports Guénée, nous nous accorderons sur ce point, sont faux. Nous ne les discutons pas. Et pourquoi l’interview devrait-elle, elle, prise au pied de la lettre ? Vous qualifiiez, autrefois, contre l’avis de tous ceux qui ont travaillé sur l’Affaire, le commentaire Du Paty de faux. Pourquoi aurait-il moins de valeur qu’une interview à un journaliste ? Et d’ailleurs Mercier, nous venons de le rappeler, nia avoir tenu les paroles que Charles Leser lui attribuait dans son article du Figaro. Disait-il la vérité quand il parlait au journaliste ou quand il affirmait à son ministre n’avoir pas parlé ? Alors… Et il demeure une certitude, indiscutable celle-là. Mercier affirme sa « certitude » que Dreyfus était l’officier qui avait « communiqué à une puissance étrangère des renseignements obtenus en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée » tout en refusant de déclarer textuellement Dreyfus coupable. Ne pouvez-vous admettre ce que je propose ? Qu’il ne dise rien de ferme relativement à l’issue du procès parce qu’il ne le pouvait pas, parce qu’il n’en avait pas le droit, mais qu’il dise sans détour sa certitude que celui qui avait « communiqué à une puissance étrangère des renseignements obtenus en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée » était Dreyfus.
Paragraphe 6. Mes erreurs. Avant de répondre une remarque. J’avais parlé du paragraphe au passé pour expliquer que Mercier ne parlait pas dans cette interview de ses sentiments du 17 novembre mais de ceux du mois précédent. A cela Pierre Gervais ne répond pas mais reconnaît implicitement ce que je voulais lui faire comprendre. Voilà déjà quelque chose de gagné.
C’est vrai. J’ai répondu vite et je me suis trompé dans les dates. Mais ça ne change rien. L’enquête préalable est bien celle de Du Paty, entre le 15 octobre et l’indiscrétion des derniers jours du mois. Mercier livre donc ce qu’il voulait qu’on considérât comme ses sentiments de ce moment (« il était peut-être innocent ») et pas ceux du 17 novembre. Qu’il s’agisse du 1er octobre, du 15 ou du 29, il est toujours question de passé. Et là encore nous revenons à ce que nous avons dit précédemment. Mercier prend ici des précautions, montre bonne figure et tout en disant cela parle de sa « certitude ».
Voilà quoi qu’il en soit un exemple de la raison pour laquelle j’avais mis brutalement fin à ma discussion de 2008 avec Pierre Gervais. Pour ne pas avoir à discuter la question (passé/présent), il vient me chicaner sur une bricolette qui n’a rien avoir avec le sujet et brouille le débat.
La question du « silence », abordée à la suite est intéressante. Ce n’est pas parce qu’il doutait que Mercier n’avait rien révélé de l’affaire et qu’il fut obligé de le faire quand l’indiscrétion fut commise. C’est parce qu’il avait bien compris que sa précipitation à arrêter Dreyfus était catastrophique et qu’il ne pouvait pas revenir en arrière qu’il se taisait. Et c’est parce qu’il y eut une indiscrétion qu’il fut obligé de parler… la fameuse impasse dont je parlais et que Pierre Gervais signale comme n’ayant aucun rapport avec ce que dit le texte. Mais je n’ai pas dit que le texte disait cela. Il s’agissait d’une parenthèse, une explication…
Paragraphe 7. Déformation 1. Pierre Gervais me reproche de déformer le texte de l’interview. Mercier n’a pas prononcé le mot de « culpabilité », de « traître ». C’est vrai. Ce qu’a dit Mercier « mot pour mot », continue Pierre Gervais, c’est « dès que j’ai eu la certitude que l’officier qui avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison des ses fonctions à l’état-major de l’armée était Dreyfus, je l’ai fait arrêter ». Je veux bien mais à moins d’être d’une indécrottable stupidité, je continue à croire que la phrase dit précisément l’un et l’autre. Que signifie « l’officier qui avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison des ses fonctions à l’état-major de l’armée » sinon « traître » ? Un officier qui profite de sa présence dans les bureaux les mieux gardés et les plus secrets de la défense nationale pour livrer à une puissance étrangère les documents qu’ils conservent n’est-il pas ce que le langage commun appelle un traître ? Dire au sujet d’untel qu’on a la certitude qu’il est ce traître n’est-ce pas affirmer sa culpabilité ? J’avoue que je comprends mal. Les choses ne sont pas uniquement parce que le mot est prononcé. Une image, une comparaison, une métaphore, une périphrase ont aussi quelque valeur… Est-ce donc là ce que je veux y voir ou ce que dit le texte. Bien sûr les mots ne sont pas prononcés mais l’idée est la même et ce qu’elle sous-tend est tout aussi grave.
Maintenant j’ai du mal à suivre Pierre Gervais quand, pour pousser son raisonnement, il me rétorque que la formule de Mercier ne dit rien d’une question de trahison ou d’espionnage, d’imprudence ou de bavardage ? Quoi ? Mercier pouvait-il penser que Dreyfus aurait été l’officier qui aurait livré des documents et qu’il l’aurait fait par imprudence ? Pire qu’il aurait livré ces documents par bavardage ? Je ne dois pas comprendre…
Paragraphe 8. Déformation 2. Pierre Gervais me reproche d’avoir écrit « copié », « livré » quand Mercier n’a dit que : « A PU copier, livré ». C’est vrai encore. Mais encore une fois cela ne change rien et nous noyons là un nouveau poisson. Je reprends la phrase : « Mais je ne sais rien sur le nombre et la nature des pièces qu’il a pu copier et livrer, en dehors de celles que nous avons saisies. » Si le « pu » caractérise l’hypothétique inconnu, l’affirmation qui suit indique sans le moindre doute que les pièces saisies sur lesquelles de ce fait le doute n’est pas possible furent elles livrées ou copiées. Je ne sais pas quelle est la nature de ce qu’il a pu faire sur ce que je ne connais pas mais je le sais pour ce que je connais. Moralité Mercier nous dit bien que Dreyfus a copié et livré des pièces. Et pas livré ou copié… livré ET copié… Et quand il parlait de pièces saisies il faisait bien sûr ici référence aux notes communiquées à une puissance étrangère par Dreyfus, ainsi qu’il l’avait dit précédemment et dont nous avons longuement parlé dans les paragraphes précédents.
Paragraphe 9. Déformation 3. Pierre Gervais, qui aime les mots et continue son système, me reproche cette fois d’avoir dit « preuves » quand Mercier ne parle que de « pièces ». Je veux bien mais que sont des pièces saisies qui prouvent l’entente d’un officier avec une puissance étrangère sinon une preuve de trahison ? Elles n’indiquent pas bien sûr quel est le nom du coupable mais indiscutablement la matérialité de la trahison. Mais bon ma phrase pouvait laisser penser que je parlais de preuves de culpabilité. Je corrigerai donc. Il ne dit pas avoir de preuves, juste une certitude, de ces certitudes dont on fait des intimes convictions…
Paragraphe 10. Pas d’argument ici mais une petite phrase qui appelle un commentaire. Je ne souhaite pas que le lecteur « adopte » un quelconque point de vue qui par hasard serait le mien. Je me borne à faire de l’histoire…
Le Paragraphe 11 ayant déjà fait l’objet d’une réponse passons aux paragraphes 12 à 17. Le Figaro. Pierre Gervais me reproche de ne pas en parler. C’est fait depuis. Mais pourquoi en aurais-je parlé puisque notre sujet portait sur l’interview du Journal. Toutefois je ne peux laisser passer l’invitation sans y répondre. Pierre Gervais en cite l’extrait le plus intéressant que je livre à sa méditation. Mercier y dit, selon Leser qui rapporte une conversation récente, que la « culpabilité de [Dreyfus] est absolument certaine » mais surtout qu’il l’avait fait arrêter dès que lui avaient été soumis les rapports accablants », sous-entendu rapports qui indiquaient sa culpabilité. Je ne reviendrai pas sur les raisons de ce ton tout à coup très affirmatif. J’ai déjà longuement parlé de la question. En revanche je signalerai une petite chose intéressante. Si Mercier avait fait arrêter Dreyfus le 15 octobre après avoir reçu des rapports accablants, sous-entendu qui indiquaient sa culpabilité (sinon que signifie « accablants » ?), c’est donc bien que sa certitude de la culpabilité était antérieure à l’enquête préalable, celle de Du Paty. Mercier contredit donc ici ce que Pierre Gervais voit dans l’interview du 17 quand il nous dit y lire que le ministre « précise bien que Dreyfus “était peut-être innocent” au moment où il avait ordonné l’arrestation ». Alors Mercier ment ici ou mentait le 17 ? Car il ne peut dire un jour qu’il n’était pas sûr en arrêtant le capitaine et soutenir 11 jours plus tard qu’il l’avait arrêter sur la foi de pièces accablantes ? Passons sur le fait que nous avons là la parfaite illustration de ce que peuvent valoir les interviews de Mercier et que nous, historiens, devons peut-être faire preuve d’esprit critique en ne prenant pas pour argent comptant la moindre ligne parce qu’elle est écrite. Et ayant lu cela, ne peut-on soutenir que Mercier en effet ne varie en rien d’un article à l’autre, à cette seule différence près qu’il dit la seconde fois ce qu’il n’ose ou ne peut dire la première. Parce que finalement quelle différence y a-t-il entre « J’ai soumis à M. le président du Conseil et à mes collègues […] les rapports accablants qui m’avaient été communiqués, et, sans aucun retard, l’arrestation du capitaine Dreyfus a été ordonnée » et « dès que j’ai eu la certitude que [l’] officier [“qui avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée”] était le capitaine Dreyfus, j’ai donné l’ordre de l’arrêter » ? Aucune. Et là peut-être peut-on comprendre que les phrases prudentes à la suite sont bien, comme nous le disons et répétons, la juste prudence d’un homme que sa fonction empêche d’aller plus loin…
Paragraphe 17. Conclusion. Nous le passons le temps de nous intéresser au paragraphe suivant, le 18 et dernier. Vais-je soutenir que les interviews des 17 et 28 novembre ont le même contenu ? Le même sens ? Que les formules sont les mêmes ? Qu’il n’y a pas de changements notables de ton ? Mais Pierre Gervais je ne fais que dire que les formules en sont différentes, que le ton n’est pas le même. Je ne fais que soutenir que Mercier a dit clairement le 28 que ce qu’il n’avait fait que dire sans le dire le 17. Parce que je pense en effet que ces deux articles ont le même sens et ont, finalement, le même contenu. Le parallèle avec Le Figaro me semble en être une bonne illustration. Mercier y affirme la culpabilité du traître, la première fois sans oser encore aller jusqu’au bout de l’expression de ce qu’est sa pensée et la seconde, pour répondre aux injonctions de La Libre Parole, comme nous l’avons dit précédemment, franchement, clairement, absolument.
Je reviens donc au paragraphe 18. Je passerai sur la première partie que je ne comprends pas. Puisque nous sommes partis pour discuter quelques temps, pourriez-vous m’expliquer le sens de ces phrases : « Les accusations portées par Philippe Oriol sur son blog au départ étaient infondées ; il n’en parle plus si ce n’est pour admettre une « maladresse ». Je ne vois pas de quoi vous parlez. J’ai reconnu en effet une maladresse d’expression dans mon livre en ne marquant pas assez les différences qui pouvaient exister entre les articles du Matin et du Journal. Mais pas dans le blog. Je ne sais de quoi vous parlez. A propos de cette maladresse, d’ailleurs, il faut dire que j’étais un peu « contenu » chez Stock. 400 pages et pas une de plus. Je suis plus libre aux Belles Lettres et ayez confiance, puisque je reprends le premier volume pour y ajouter quelques passionnants inédits (entre autres les notes de Dreyfus à destination de son avocat à l’occasion du procès de 1894), je pourrai parler de tout ce à quoi j’ai du renoncer pour tenir le format. Les précisions que vous attendez y seront.
Mais ce paragraphe vaut surtout pour sa seconde partie. Je ne peux guère y répondre puisque Pierre Gervais y exprime son sentiment sur sa lassitude devant mon refus obstiné d’être convaincu par ses arguments. Je ne demande qu’à l’être mais il en faudra pour cela d’autres que ceux de son ouvrage ou ceux qu’il développe ici. Cela dit je peux toutefois y apporter un petit commentaire qui sera ma conclusion de ce soir. Je ne dis pas, Pierre Gervais, que vous n’avez pas les titres pour pratiquer la méthode. Vous les avez sans doute plus que moi, simple docteur qui n’a jamais voulu passer l’agrégation, et à vrai dire ces questions de légitimité académique n’ont aucun sens pour moi. Vous pouvez venir discuter sur des points de détail – une date mal calculée (un mois et demi pour un mois), un mot donné comme explication et pris pour citation, etc. – cela ne changera rien. Expliquez-moi plutôt pourquoi au lieu de réagir sur une ligne de mon article (l’interview du Journal), vous ne répondez jamais sur aucun des autres points tellement plus importants ? Pourquoi encore vous n’avez pas répondu aux autres articles qui se trouvent tous sur le même blog et que vous avez lus. Expliquez-moi plutôt, puisque nous parlons là de méthode, pourquoi, après avoir argué de faux sans le moindre argument valable l’essentiel commentaire de Du Paty qui contredit votre thèse des petits numéros rouges, dans votre article de la RHMC, vous n’en parlez plus du tout dans votre livre ? Expliquez-moi plutôt pourquoi vous n’évoquez jamais cette phrase de Du Paty devant la Cour de cassation que votre lecture de la sténographie a dû vous faire rencontrer, cette phrase par laquelle il affirme qu’il n’avait jamais vu aucun numéro sur les pièces du dossier à l’époque du procès Dreyfus « parce que ce numérotage est postérieur au moment du procès de 1894 » ? Du Paty l’a dite, pourtant, cette phrase, et sous serment devant les magistrats de la Cour de cassation, pas à l’occasion d’une conversation avec un journaliste. Répondez donc à ces simples questions, je vous prie, et « bronchez » si vous le désirez. Mais ne noyez pas les poissons les uns après les autres. C’est cela qui est lassant et qui me fera m’obstiner, avec beaucoup d’autres moins opiniâtres que moi (et qui se nomment pour citer les plus fameux Bredin, Thomas, Duclert, Drouin, Joly), à dire que vos travaux ne sont pas convaincants.
Pierre Stutin :
Juste un point que l’on n’a pas abordé jusqu’ici et qui a contribué fortement à différencier dans notre esprit les interviews du 17 novembre et 28 novembre : c’est l’absence quasi totale de réaction à la première interview de Mercier. (Journaux consultés : Le Constitutionnel, La Croix, L’Echo de Paris, Le Figaro, Le Gaulois, L’Intransigeant, La Justice, La Libre Parole, Le Matin, Le Petit Parisien, Le Petit Journal, Le Siècle, Le Temps,L’Univers).
La seule petite réaction dans la presse vient de la Libre Parole qui y exprime son exaspération devant les hésitations du ministre !
Pour les autres journaux commence une période de silence sur l’affaire Dreyfus, faute d’informations. L’interview de Mercier est à peine citée.
Ce qui contraste très fortement avec les très nombreuses et violentes réactions consécutives à l’interview du général Mercier dix jours plus tard. Elle provoqua un véritable tollé avec de nombreux articles exaspérés, des interventions politiques multiples, et donna même lieu à un démenti officiel.
Si comme Philippe Oriol l’affirme, il n’existe pas de différence au fond entre les deux interviews, comment expliquer cette différence d’attitude à la fois de la presse, et du monde politique ?
Comment Philippe Oriol concilie-t-il son affirmation d’une identité de sens entre les deux interviews et cette différence dans les réactions, l’indifférence dans la première et la violence dans la deuxième ?
Vraiment, les contemporains de l’affaire n’auraient pas saisi le véritable sens de la première déclaration de Mercier ? Ou bien a-t-elle, plus vraisemblablement, été interprétée comme une déclaration évasive et embarrassée, ce qu’elle est bien à notre avis.
Il nous apparaît donc évident que le ministre a évolué entre ces deux dates, ce qui constitue un indice, soit de l’apparition du dossier secret entre le 17 et le 28 novembre, soit de la décision ferme et définitive de Mercier d’utiliser celui-ci pendant le procès à venir, soit les deux bien sûr.
Cela nous a éloigné du point initial de ce débat, qui était si on s’en souvient, un reproche assez mineur concernant une note de bas de page dans notre livre, dans laquelle nous mentionnions le fait que l’interview du 17 novembre n’avait pas été relatée de la même manière dans le quotidien Le Journal et dans Le Matin, contrairement à ce que laissait entendre Philippe Oriol dans son propre ouvrage.
Ce qu’il paraît avoir admis en définitive.
PS
Philippe Oriol :
En me connectant, je vois que Pierre Stutin me répond aussi. J’y répondrai plus tard. Dans l’attente la suite promise….
Chose promise, chose due. J’avais remis à plus tard une petite partie, je vais donc m’en occuper maintenant. Pierre Gervais me reproche en effet dans le paragraphe 3 de ne pas parler de l’article du Matin. Allons-y ! comme disait l’autre.
L’article du Matin est en effet « légèrement différent » de celui du Journal. Très légèrement différent pour être exact. Voici pourquoi je les avais groupés dans mon livre et, pour gagner de la place, considéré un peu rapidement comme étant pour ainsi dire le même. On verra plus loin pourquoi je n’avais pas toutefois tort. Le raccourci en était un et cela est fâcheux. Mais bon. Mettons en regard les paragraphes les uns après les autres :
Le Journal :
« Des incidents sur lesquels je n’ai pas à m’expliquer ; sur lesquels, du reste, vous ne me questionnez pas, ont mis entre mes mains des notes qui émanaient d’un officier qui prouvaient qu’il avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée. [j’avais dans mon précédent post, écrit une fois « obtenus » en place de « avait pris connaissance » ; comme on risque de me le reprocher, je prends mes précautions].
« Dès que j’ai eu la certitude que cet officier était le capitaine Dreyfus, j’ai donné l’ordre de l’arrêter. »
Le Matin :
« Des notes que j’ai eues en ma possession m’ont révélé qu’un officier des bureaux de l’état-major avait communiqué à une puissance étrangère des documents dont il avait eu connaissance en vertu de ses fonctions.
« Je l’ai fait immédiatement arrêter ».
Le Journal :
Il était de mon devoir de m’assurer de lui, d’abord pour l’empêcher de faire de nouvelles communications, ensuite pour établir sa culpabilité et rechercher si d’autres actes de même nature ne pouvaient lui être imputés, car nous étions en droit de supposer, ou du moins de craindre, que celui dont nous étions saisi ne fût pas le seul ».
Le Matin :
Mon devoir n’était-il pas de le garder sous la main, tant pour éviter toute révélation ultérieure que pour procéder à une enquête rendue nécessaire par ses dénégations ».
Le Journal :
J’avais prescrit de conduire l’enquête préalable dans le plus grand mystère, tant pour ne pas déshonorer un officier qui était peut-être innocent, que pour découvrir ses complices, s’il était coupable ».
Le Matin :
Cette incarcération provisoire et cette enquête préliminaire ont été tenues rigoureusement secrètes et nul n’en a eu le soupçon pendant deux semaines. Mon devoir n’était-il pas aussi de ne pas déshonorer un officier en l’accusant publiquement d’un crime dont il affirmait être innocent ? »
Et le reste à l’avenant.
On ne discutera pas je pense l’identité. Mais pourquoi ces variantes de formulation ? On sait comment se passaient les interviews d’un personnage important comme pouvait l’être un ministre. Il recevait plusieurs journalistes qui chacun à sa manière rapportait les propos qu’il avait pris en note et qu’il reconstruisait pour ses lecteurs. D’où les nombreux démentis dus à des journalistes qui se laissaient porter par leur enthousiasme et prêtaient à l’interviewé les propos qu’ils auraient aimé entendre sortir de sa bouche. Parfois même, quand l’interview était exclusive, le journaliste qui l’avait obtenue la plaçait dans plusieurs journaux en l’écrivant différemment par respect pour ses différents employeurs. On ne sait dans quel cas nous sommes ici (le second semble plus probable) mais il est clair que ce ne peut être qu’un des deux. Et cette remarque pourra peut-être permettre à Pierre Gervais de comprendre qu’on ne peut prendre ces textes au mot près et que la plume du journaliste et tout autant sinon plus en jeu ici que la parole de l’interviewé.
Cela dit la version du Matin vient encore nous apporter quelques renseignements passionnants. Certes on nous rapporte que Mercier aurait dit (car c’est ainsi qu’il faut présenter une interview) qu’il ne voulait pas déshonorer un innocent, qu’il fallait compléter l’enquête, mais il redit bien ici aussi sa « certitude » et vient même y ajouter. En effet, un peu plus loin, à propos du silence qu’il se doit de garder, il affirme :
« sur la nature des documents communiqués par le capitaine Dreyfus à une puissance étrangère, vous comprendrez que je garde le plus complet silence ». Y a-t-il un doute ici ? « les documents communiqués par le capitaine Dreyfus » est bien affirmatif. S’il avait douté n’aurait-il pas plutôt écrit : « les documents qu’aurait communiqués le capitaine Dreyfus » ?
Il poursuit : « Cet officier en était-il à son coup d’essai ». N’est-ce pas affirmatif ? S’il avait douté n’aurait-il pas plutôt écrit : « Si cet officier est bien le traître, en était-il à son coup d’essai » ?
Et encore à la suite : « Avait-il déjà livré d’autres pièces ? » N’est-ce pas affirmatif ? S’il avait douté n’aurait-il pas plutôt écrit : « Si cet officier est bien le traître, avait-il déjà livré d’autres pièces » ?
Et quand il ajoute encore : « C’est à l’instruction de faire le jour ». Parle-t-il d’établir sa culpabilité ? Aucunement. Il illustre ses phrases précédentes. C’est à l’instruction de déterminer s’il en était à son coup d’essai, s’il avait livré d’autres pièces.
Voilà qui confirme non seulement la quasi-identité entre les deux textes mais qu’une nouvelle fois si Mercier y reste prudent quant à l’issue du procès, il n’hésite pas, et plus encore que dans l’article du Journal à dire sa « certitude ».
Philippe Oriol :
Répondons à Pierre Stutin. Pierre Gervais va croire que je lui en veux personnellement et cette pensée me contrarie. Je l’assure que je n’ai rien contre lui et ce d’autant plus que je ne le connais pas. Mais je dois avouer que je préfère les réponses de Pierre Stutin qui replacent le sujet, lui redonnent ses justes proportions et qui surtout développent des arguments qui n’éludent pas les questions en s’attardant sur des points de détail sans rapport avec ce qui nous intéress.
Je lui réponds donc. Il est vrai que les articles du 17 sont passés absolument inaperçus et que celui du 28, je le rappelais dans un précédent post, a provoqué un véritable tollé. Et je comprends que ce silence pose question. Mais peut-on pour autant en déduire que cette absence de réaction soit signe qu’il n’y avait pas matière à ce qu’elles furent ?
Je concilie donc mon affirmation d’une identité (et qu’on lise bien mon post : dans le fond, pas dans la forme ; et telle sera l’objet de ma rectification dans la réédition de mon livre) entre le sens des interviews du 17 avec celle du 28 et les différences de réactions par la prudence, comme je ne le cesse de le répéter, qui contraignait encore le ministre le 17 et qui ne le préoccupait plus le 28.
Le 17, il affirmait sa certitude mais voulait se montrer bon républicain et bon ministre, en refusant de se prononcer sur l’issue du procès à venir. C’est précisément ce que je dis p. 118 de mon livre : « Si, dans cette même interview, il refusait de répondre à la question de savoir si la preuve de la culpabilité était faite, au motif qu’alors “nous sortirions du secret de l’instruction et je dois être le premier à le respecter”, il affirmait parallèlement, contre toute justice, sa “certitude” de la culpabilité du capitaine Dreyfus. À la suite, il se donnait le beau rôle, précisant que s’il avait gardé le secret jusqu’à la question posée par La Libre Parole qui avait tout révélé, c’était pour “ne pas déshonorer un officier qui était peut-être innocent” ». Tel est ce que je crois et que m’indiquent les textes. Car enfin, comment soutenir par les textes mêmes que Mercier n’y affirme pas implicitement la culpabilité tout en refusant de le dire textuellement ?
Si l’analyse interne ne laisse à mon avis pas place à la discussion, qu’en est-il de l’analyse externe ? Poser cette question revient à se demander si Mercier pouvait croire à la mi-novembre à l’innocence de Dreyfus ou tout au moins à ne pas être encore tout à fait fixé relativement à sa culpabilité. Pour cela je me contenterai de donner quelques faits qui indiquent bien que Mercier, et ce dès le début, était tout à fait convaincu.
Prenons quelques faits dans l’ordre.
Pourquoi, après la conférence ministérielle du 11 octobre, quand son collègue Hanotaux lui déclara avec fermeté que s’il n’avait « pas d’autres preuves que cette lettre-missive et une ressemblance d’écriture, [il s’]oppos[erait] à toute poursuite judiciaire et même à toute enquête », Mercier décida de passer outre et de n’en pas tenir compte si ce n’était que parce qu’il croyait – réellement ou par intérêt personnel – à cette culpabilité ? La phrase qu’il rétorqua à Hanotaux n’est-elle pas la preuve de cette certitude : « […] je ne veux pas qu’on m’accuse d’avoir pactisé avec la trahison!…. » (voir mon Histoire, p. 25-26) ?
Pourquoi, s’il ne croyait pas à cette culpabilité jusqu’au 17 novembre, avait-il écrit, puis finalement biffé, sur les « recommandations spéciales » qu’il avait transmises à Forzinetti la veille de l’arrestation de Dreyfus, le 14 octobre, qu’il faudrait observer « la discrétion la plus absolue » sur l’affaire « jusqu’à mardi soir 16 octobre inclus » si ce n’était parce qu’il était sûr, la veille de l’arrestation que le traître passerait aux aveux à l’occasion de la dictée (voir mon Histoire, p. 69) ?
Pourquoi, s’il doutait de cette culpabilité, Mercier demanda-t-il à Du Paty, le 30, de dire à Dreyfus qu’il était « prêt à [le] recevoir s[’il] voul[ait] entrer dans la voie des aveux » (voir mon Histoire, p. 72) ?
Ces faits ne sont-ils pas plus probants que cette histoire d’interview dont nous savons devoir nous méfier du fait de sa nature même ?
Maintenant, pour éviter quelques développements à suivre, il est clair que quand je parle ici de certitude en la culpabilité, je veux dire que Mercier sut très vite, s’il put douter quelques jours, que Dreyfus était innocent mais qu’il s’obstina à proclamer une culpabilité qui lui était nécessaire pour ne pas perdre la face et servir ses ambitions personnelles… On ne sait jamais…
Pierre Gervais :
Rebonsoir à tous,
Une remarque préliminaire: nous ne sommes pas en train de nous demander si Mercier croyait à l’innocence de Dreyfus. Nous sommes en train d’essayer de déterminer quelle position Mercier présente au public dans les articles du 17 novembre. Il ne s’agit pas de ce que Mercier pense, mais de « la position du Ministre » (notre point de départ), de ce qu’il dit, affirme, publiquement, ce qui n’est pas du tout pareil. Je pensais que cela allait sans dire, mais certaines formules employées par Philippe Oriol m’inquiètent à cet égard, donc je répète notre formulation initiale (cf. haut de cette page), qui était la suivante et à laquelle je le prie de bien vouloir s’en tenir, c’est notre position et il n’y en a pas d’autre:
Le 17 novembre, Mercier « affirme sa certitude que Dreyfus est à l’origine d’une fuite, implique qu’il est coupable d’espionnage, mais refuse fermement d’employer le terme, et au contraire précise dans les phrases suivantes que la culpabilité n’était pas établie ». AFFIRME. Pas pense.
Que Mercier croie à la culpabilité de Dreyfus n’est pas la question, et ne l’a jamais été à ma connaissance: la question est de savoir quelle est la position de Mercier telle qu’il la présente aux lecteurs de la presse quotidienne. Et non, ce qu’il présente n’est nullement une affirmation nette de la culpabilité de Dreyfus, quoi qu’en dise Philippe Oriol. Notre métier est fait de précision et de prudence, que je m’étonne de voir réduire à du pinaillage.
Commençons par l’article du Matin, où non, le reste n’est pas « à l’avenant » non plus. Voici ce qui me paraît l’essentiel de ce reste:
« Toutes ces difficultés se compliquent encore par les dénégations persistantes de l’officier, qui maintient son innocence. Aussi a-t-on dû faire procéder à des expertises, et il n’y a pas eu moins de cinq experts en écritures consultés sur les notes que le capitaine Dreyfus affirme n’avoir pas rédigées.
Dans ces conditions, je ne serais pas surpris que l’instruction judiciaire durât encore une huitaine de jours.
En attendant des conclusions qui, d’ailleurs, n’apparaîtront guère que sous forme d’une ordonnance de non-lieu ou d’un ordre de mise en jugement, l’opinion publique ne saura rien que par les hypothèses des journaux. »
Et il ajoute plus loin, après un paragraphe en incise, « c’est à l’instruction judiciaire qu’incombe le soin d’établir la vérité » (et non « de faire le jour »; j’insiste pour cette précision dans les termes, de même que j’insiste sur les précisions de date. Je ne considère ni l’une, ni les autres comme des bricoles, mais comme le cœur de notre métier, je le répète).
Dreyfus nie; il dit n’avoir pas rédigé les notes qui lui sont attribuées; des expertises sont en cours QUI PEUVENT CONDUIRE A UNE ORDONNANCE DE NON-LIEU. […] L’INSTRUCTION DECIDERA.
Voilà, c’est dit. Et dit fort explicitement, beaucoup plus encore que dans l’article du Journal, qui contient déjà pourtant la même idée implicitement. Les deux articles vont dans le même sens, mais celui du Matin dit explicitement que Dreyfus peut être innocent. Non pas qu’il l’est; non pas que le Ministre croit qu’il l’est (ce serait un comble…); mais qu’il peut l’être. La fin de l’article précise que même SI il est coupable, il n’a communiqué que des documents d’ordre secondaire. Mais la grosse différence réside dans la référence explicite à un non-lieu, chiffon rouge évidemment pour la Libre Parole, comme le rappelle Pierre Stutin.
Notre formulation, que je rappelle pour éviter tout glissement de sujet:
(Mercier « affirme sa certitude que Dreyfus est à l’origine d’une fuite, implique qu’il est coupable d’espionnage, mais refuse fermement d’employer le terme, et au contraire précise dans les phrases suivantes que la culpabilité n’était pas établie »)
décrit très exactement ce que Mercier dit le 17 novembre. Elle ne convient absolument pas à ce que Mercier dit le 28 novembre.
Nous ne discutons pas de la conviction intime de Mercier. Nous ne connaissons pas cette dernière à ce stade de l’Affaire. Il croyait certainement Dreyfus coupable à la mi-octobre, puisqu’il a ordonné son arrestation; le fait permet de prouver l’état d’esprit du Ministre, qui est confirmé effectivement par d’autres éléments. La demande à Du Paty est moins probante, puisqu’elle fait part d’une espérance et non d’une certitude, et qu’elle est rapportée uniquement par des témoins suspects, et non par des témoins fiables comme Hanoteaux ou Forzinetti (j’ai déjà dit plusieurs fois que je ne suis pas d’accord avec cette façon de mettre sur le même plan le témoignage des uns et des autres: Hanoteaux est fiable en première analyse, Du Paty ne l’est absolument pas!). Mais rien de tout cela ne nous dit ce que Mercier pense le 17 novembre (faut-il rappeler que la Dépêche Panizzardi est passée par là), ce qui prouve une fois de plus qu’il convient de faire très attention aux dates. Je pense pour ma part qu’il continue à penser Dreyfus coupable, du fait du ton général de ses communications et de ses actions ultérieures, mais je ne suis pas dans sa tête, et nous n’avons que des présomptions, pas des preuves.
Car les deux articles ne disent pas ce que Mercier pense, ou croit, au fond de lui-même: ils donnent une narration publique de la position du Ministre le 17 novembre, ce n’est pas du tout pareil.
Voici ce que Mercier dit le 17 novembre. Je ne sais pas ce qu’il croit, mais je sais que c’est ce que le lecteur de la presse va lire, parce que c’est ce que je lis (je rappelle entre crochets quelles lectures me semblent possibles, ou au contraire abusives au sens où elles vont au-delà de ce que le texte dit ou même implique)
1) lorsque Mercier arrête Dreyfus, il a, lui Mercier, la certitude que celui-ci a communiqué des informations à une(des?) puissance(s?) étrangère(s?)
[la trahison n’est pas établie, il n’y a pas de preuves de culpabilités. Les documents communiqués étaient sans importance, c’est dit dans le texte. Nous ne savons rien des circonstances de cette communication, et du degré auquel elle incrimine Dreyfus, ni du degré auquel elle a été faite volontairement — je me hâte d’ajouter DANS LE TEXTE, avant d’être traité d’imbécile. NOUS savons que Mercier et ses hommes étaient persuadés que Dreyfus avait trahi. Le lecteur NE LE SAIT PAS: c’est la première communication officielle détaillée du Ministère sur Dreyfus. Nous ne sommes pas en droit, nous historiens, d’utiliser nos connaissances a posteriori pour évaluer la réception d’un texte chez des lecteurs qui ne disposaient pas de cette connaissance. Nous devons nous remettre dans la position du lecteur DE L’EPOQUE pour évaluer l’impact de ce texte. Cela fait partie intégrante de ce que l’on appelle habituellement une analyse interne; c’est la position que je prends, et que Philippe Oriol me dit ne pas comprendre — et je ne comprends pas qu’il ne la comprenne pas. Je sais, moi, que Mercier ne pense pas que Dreyfus a agi par imprudence, mais le lecteur ne le sait pas.
Et surtout Mercier sait que le lecteur ne le sait pas: il s’adresse à un auditoire dont on peut déterminer certaines caractéristiques, et s’il ne proclame pas que Dreyfus est coupable de haute trahison alors que cet auditoire n’en est pas sûr (c’est même le motif de l’entretien!), c’est qu’il a ses raisons, que nous devons déterminer en essayant de recapturer la structure interne du texte et les directions dans lesquels il incite le lecteur DE L’EPOQUE à aller.
Et c’est pour la même raison de respect du sens apparent du texte, de souci de méthode visant à éviter toute surinterprétation, qu’il nous est également totalement interdit d’insérer des mots dans un texte où ils ne se trouvent pas et d’où leur absence est significative, ou d’imposer un « vrai » sens à un texte si celui-ci ne le justifie pas. Or aucune des formulations plus fortes que Philippe Oriol propose n’est utilisée par Mercier, et rien dans le reste du texte, l’ensemble des deux textes à vrai dire, ne les autorise, au contraire comme on va le voir]
2) cette certitude de Mercier provient de notes qu’il a eues en main
[Là je crois que tout le monde est d’accord. Enfin j’espère.]
3) ces notes n’étaient pas des preuves, et la culpabilité de Dreyfus n’était pas établie à la date de son arrestation
[comme précédemment, non seulement Mercier se garde de parler de preuve, mais il implique à plusieurs reprises et de plusieurs façons que la trahison n’est pas établie au moment de l’arrestation. Il est donc exclu de faire de ces notes des preuves, c’est même contraire à la lettre de certains passages du texte sur la culpabilité à établir, ou les expertises nécessaires. Et ce que nous en savons par ailleurs entre d’autant moins en ligne de compte qu’effectivement, ce n’était pas des preuves]
3) ces notes sont de la main de Dreyfus
[c’est la seule formulation motivant l’accusation contre Dreyfus. Mercier dit dans les deux articles que des données ont été communiquées, et qu’il sait que Dreyfus est l’auteur de ces fuites parce qu’un élément intermédiaire est de son écriture. Si nous en restions là, Philippe Oriol aurait raison — mais au passage, la formulation serait étrangement indirecte : pourquoi ne pas dire que Dreyfus a communiqué des notes à l’étranger? Elle est d’ailleurs peu claire du point de vue du lecteur, qui ne connaît évidemment pas la « voie ordinaire »: si des pièces ont été saisies, comment ont-elles pu être livrées par Dreyfus? Des notes prouvaient des communications mais notes et communications ne faisaient-elles qu’un? Je pense que l’interprétation la plus probable pour un lecteur non averti est qu’une note de la main de Dreyfus faisait référence à des notes copiées et livrées par Dreyfus — ce qui, au passage, est une description assez exacte de la situation. Mais la formulation est peu directe, une fois encore]
4) Dreyfus nie avoir rédigé ces notes
5) une enquête est en cours, qui aurait dû rester secrète
[Ce sont les deux éléments clés, ceux qui ont disparu le 28. MERCIER NE DIT A AUCUN MOMENT QUE L’ENQUETE A CONCLU A LA CULPABILITE DE DREYFUS; IL DIT TOUT LE CONTRAIRE!!!! L’article présente donc en tout et pour tout la certitude initiale du Ministre et la protestation d’innocence de Dreyfus, et l’alternative n’est PAS tranchée dans le texte, tout au contraire. Et il est parfaitement inutile d’ironiser sur l’évidence de ce que Mercier pense, ou la supériorité de la position du Ministre; le fait que Mercier pense que Dreyfus est coupable et que c’est lui qui a raison — encore heureux, étant donné qu’il maintient Dreyfus en prison — n’est pas l’axe principal du texte, qui s’articule au contraire autour de la nécessité d’une enquête, et interdit donc de penser cette certitude du Ministre comme concluante. C’est ainsi, et il nous faut en tenir compte dans l’analyse.].
6) l’enquête aurait dû rester secrète d’abord pour des raisons de contre-espionnage, complices éventuels, autres actes délictueux peut-être commis par Dreyfus
[Là encore, pas de problème entre nous je suppose]
7) l’enquête aurait dû rester secrète ensuite pour protéger l’honneur d’un officier peut-être innocent
[C’EST LOGIQUE DU FAIT DE CE QUI PRECEDE. Ca ne l’est pas si l’on suppose que Mercier déclare Dreyfus coupable, et il faut alors supposer aussi que Mercier dit ici quelque chose que non seulement il ne pense pas, mais surtout dont il espère que son lecteur ne tiendra pas compte! Rien ne force à faire cette supposition si l’on se contente de suivre le sens du texte et si l’on accepte que Mercier dit ce qu’il dit. En revanche, rien n’autorise à créer une explication ad hoc de cette nécessité du secret, sans aucune base dans le texte lui-même, et uniquement au nom de ce que Mercier doit penser par ailleurs. Je ne suis pas devin, j’ai un texte sous les yeux, j’essaie d’en saisir la cohérence, et me refuse à lui ajouter des éléments qui ne s’y trouvent pas, encore une fois pour me mettre dans la position du récepteur, autant que possible, et essayer de reconstruire celle du locuteur, autant que possible. L’enquête devait rester secrète, DANS LE TEXTE, pour les deux raisons que je viens d’exposer, et non parce que le général Mercier se trouvait dans une impasse politique qui n’est absolument pas évoquée ici, et pour cause.]
8 ) l’enquête est focalisée sur des expertises d’écritures qui sont en cours
[Confirmation sans équivoque, indiscutable, que la question n’est ni tranchée, ni prouvée. Autrement ces expertises ne se justifieraient pas, et la question serait réglée. La référence à des expertises en cours confirme qu’elle ne l’est pas, y compris le 17 novembre. Au passage, là encore le texte du Matin est beaucoup plus net que celui du Journal; mais les deux entretiens impliquent la même chose à cet égard]
9) le résultat de cette enquête n’est pas encore connu
[Mercier le dit et le répète; nous sommes toujours dans le même axe d’argumentation. L’une des indications qui permettent de penser que nous sommes parvenus à saisir la cohérence d’un texte, c’est justement lorsque tous les éléments du texte trouvent leur place dans la lecture, sans avoir besoin de supposer que cette cohérence n’existe pas ou qu’un élément y échappe pour une raison X ou Y extérieure au texte]
10) ce résultat de l’enquête ne sera connu que lorsque Dreyfus sera innocenté ou traduit en conseil de guerre
[Conclusion logique avec ce qui précède, non avec une affirmation de culpabilité. Et totalement différente de celle que l’on peut tirer de l’article du 28 novembre]
La conclusion de tout ceci est que, de manière remarquable, aucune de ces déclarations n’est mensongère dans son principe. Mercier croyait évidemment Dreyfus coupable quand il l’a fait arrêter; il le croyait sur la base d’une ressemblance d’écritures dans une note indiquant une livraison de documents à une puissance étrangère; mais Dreyfus nie; l’affaire doit être tranchée par expertise. Il ne s’agit pas de la vérité toute entière, elle est arrangée ici et là (plusieurs pièces au lieu d’une note, par exemple; saisie de pièces au lieu d’une liste de pièces; etc.), et Mercier a plutôt tendance à affirmer lorsqu’il accuse Dreyfus, et à mettre des conditionnels lorsqu’il évoque une possible innocence, directement ou indirectement (c’est l’un des éléments qui me conduit à penser qu’il continue à croire Dreyfus coupable — mais ce n’et évidemment pas probant à soi seul). Mais de toute manière les deux options, culpabilité ou innocence, sont clairement, nettement envisagées.
Je suis le premier à penser que Mercier ment tout le temps au cours de l’Affaire. mais ce n’est pas une raison pour changer ce qu’il dit quand ce qu’il dit correspond à ce que nous savons par ailleurs. Ce qu’il dit le 17 novembre correspond, quasiment point par point, à l’état réel de l’enquête tel que nous pouvons le reconstruire à partir de témoignages postérieurs plus fiables. C’est bizarre, mais c’est ainsi.
Passons au 28 novembre. l’exégèse sera rapide!
1) des rapports accablants contre Dreyfus m’ont été communiqués
2) il a été immédiatement arrêté
3) ce qu’il a fait ne concerne pas les Italiens
4) sa culpabilité est absolument certaine
5) il a eu des complices civils
Il n’y a aucun besoin de commentaires. La culpabilité est prouvée, le crime important (puisque le rapport est « accablant », il ne peut s’agir d’une imprudence). Rien n’est implicite, il n’y a aucun raisonnement à tenir, tout est très clair, et en particulier que Mercier ment comme un arracheur de dents. Ouf, nous voilà revenus (ou arrivés?) dans le monde normal. de l’Affaire Dreyfus. Mais cela ne fait bien sûr que renforcer le contraste avec l’entretien de la semaine précédence, dont l’analyse interne prouve de manière concluante que son fond est très différent. Ou alors, comme Philippe Oriol en évoque brièvement la possibilité, Charles Leser ment et Mercier n’a rien dit de tel le 28. Ce serait une interprétation nouvelle, à laquelle je ne crois guère pour toute une série de raisons. Nous en discuterons s’il le souhaite.
D’où l’on conclut que Mercier, qui disait plus ou moins la vérité le 17 novembre, ou du moins s’en tenait à des quarts de mensonges, ment sans complexes le 28, et, oui, se contredit (ce n’est pas la dernière fois, d’ailleurs). Et si, il peut « dire un jour qu’il n’était pas sûr en arrêtant le capitaine et soutenir 11 jours plus tard qu’il l’avait arrêter sur la foi de pièces accablantes », pour citer Philippe Oriol. C’est même exactement ce qu’il fait…
Pourquoi? Nous n’en savons rien. Philippe Oriol invoque la campagne de la Libre Parole. Mais celle-ci est nettement moins intense du 19 au 26 qu’à n’importe quel autre moment depuis début novembre, et surtout le journal de Drumont est très isolé; nous avons dépouillé Le Constitutionnel, L’Echo de Paris, Le Figaro, Le Gaulois, L’Intransigeant, Le Matin, et Le Siècle, et dans tous ces journaux la semaine du 19 au 26 le nombre d’articles sur Dreyfus varie de 0 à 2, et encore presque toujours des entrefilets. Même la Libre Parole, également dépouillée, ne consacre aucune place à l’affaire le 21 et le 25, et moins de 50 lignes tous les autres jours de cette semaine sauf deux, c’est une première pour cet organe (je n’ose employer le mot de journal) depuis le 1er novembre. L’hypothèse avancée par Philippe Oriol ne correspond donc pas au rythme réel de la campagne contre Dreyfus dans les journaux, ce qui rend difficile de comprendre pourquoi Mercier, insensible ou tout au moins résistant à cette campagne encore intense le 17, ne l’est plus alors qu’elle s’est considérablement ralentie le 28.
Je sors ici de la discussion initiale, et qu’il soit bien entendu qu’il ne s’agit que d’hypothèse: nous avons évoqué la possibilité que le dossier secret (à notre sens) ait été utilisé entre le 17 et le 28 pour convaincre Mercier. C’est possible, mais rien ne le prouve non plus.
Pour conclure sur la discussion d’origine: nous pouvons avoir des évaluations différentes du degré auquel Mercier affirme la culpabilité de Dreyfus le 17 novembre, ou de l’importance des différences entre les deux entretiens publiés le même jour. Mais il est impossible de nier que l’attitude de Mercier est très différente dans les deux entretiens du 17 de ce qu’elle est le 28, et que cette évolution mérite examen. Philippe Oriol admet « que les formules en sont différentes, que le ton n’est pas le même »; mais il faut aller plus loin, le fond a significativement changé — même s’il n’a évidemment jamais été question de voir Mercier proclamer l’innocence de Dreyfus.
Je crois avoir épuisé le sujet. Quelques réponses à deux questions spécifiques.
La première est un peu embarrassante: j’essaie en général de ne pas être trop méchant, et je n’allais pas rappeler à Philippe Oriol ce qu’il écrivait dans son blog, et qui a motivé notre premier billet. Il insiste, je serai donc précis mais bref: il nous accusait, en termes fort vifs (le lien est dans notre premier billet) d’avoir dit que le mot « certitude » ne se trouvait pas dans l’article du Journal, et d’avoir de surcroît confondu le Journal et le Matin, tout cela preuve pour lui que nous ne savions pas lire (sic). Il s’agissait d’une erreur de lecture de sa part: c’est lui qui nous avait mal lus. Je constate que ces accusations ont disparu des réponses qu’il a fournies, qui, sans être toujours très polies, redeviennent plus proche du ton normal qui sied à un échange entre chercheurs spécialistes (et au passage je tiens à préciser que dans ce cadre les CV des uns et des autres ne m’intéressent pas).
Deuxième demande, le commentaire de Du Paty. Il apparaît ici et là dans notre livre, pp. 158, 171, 198, 201, 202, surtout 207, et 211 enfin. Il a également été discuté dans notre article d’origine. La demande de Philippe Oriol m’étonne un peu car je croyais le sujet clos, mais soit, je vais ouvrir un sujet là-dessus. Il peut cependant déjà noter que
a) dans sa matérialité, le commentaire fourni par Du Paty en 1904 est, de manière démontrable absolument et sans contestation possible, pour une fois, un faux produit après 1896;
b) dans son contenu, le commentaire ajoute exactement zéro information à ce que Picquart avait rendu public en 1898 et 1899, si ce n’est une tentative de faux témoignage qui permet justement d’identifier le faux matériel.
Voilà, je laisse Pierre Stutin répondre sur la différence de réactions, mais je dois signaler que sur ce point je n’ai pas compris du tout la réponse de Philippe Oriol, qui me semble tautologique; la question est bien de savoir pourquoi Mercier est prudent le 17 et ne l’est plus le 28?
Pierre Gervais
Philippe Oriol :
Encore une fois…
Comme nous avons glissé et que nous tenons maintenant une discussion qui n’a plus rien à voir avec ce qui nous préoccupe (mon dernier post en est une belle illustration, je ne le nierai pas), je vais donc revenir à la source avant de faire deux ou trois remarques.
Cette discussion est née d’une remarque que je faisais dans mon compte rendu du livre de nos auteurs, remarque tout autant introductive qu’accessoire, et qui n’avait que pour but d’illustrer une manière de faire l’histoire que je trouve curieuse. L’essentiel n’était pas là, il était à la suite, et c’est sur ce point à vrai dire tout à fait dérisoire que l’attention a été portée. Peu importe puisqu’il semble maintenant que nous soyons en chemin pour aborder l’essentiel.
Que disais-je donc. Je m’étonnais (ou un peu plus que ça) de la note suivante :
Philippe Oriol (L’histoire de l’affaire Dreyfus, vol. 1 : L’affaire du capitaine Dreyfus 1894-1897, Stock, 2008, p. 94) affirme que Mercier fait part de sa « certitude » de la culpabilité de Dreyfus dans une autre version de ce même entretien, accordé au Journal. Ni le mot « certitude », ni une quelconque paraphrase de ce terme n’apparaissent cependant dans l’article du Matin, ou dans la version quasi identique (à une phrase près) publiée le lendemain par L’Intransigeant.
Je remarquais juste la curieuse logique du propos. Je parlais du Journal et la note me reproche que le mot que je citais ne se trouve pas dans Le Matin. Peut-être avais-je été maladroit dans ma formulation en parlant d’une « interview qu’il donnera au Journal et au Matin » sans expliquer qu’il s’agissait d’une même interview retranscrite différemment par les deux journaux. Sans doute aurais-je dû le faire… mais il n’en demeure pas moins que je citais le seul texte du Journal comme en témoigne la note infrapaginale qui ne mentionne que lui. Et les auteurs m’avaient bien compris puisqu’ils parlent d’une « autre version de ce même entretien » (pas une reprise, une autre version). Je trouvais donc – et continue à trouver – curieux de me reprocher de ne pas trouver dans Le Matin un mot que je dis se trouver et qui se trouve en effet dans Le Journal. C’est tout… Et c’était à vrai dire, au regard du reste, bien peu de choses… Mais cela dit, quand je lis cela, je ne peut que m’exaspérer et me poser des questions sur la manière de procéder et le sens réel de cette note.
Enfin je n’ai jamais dit que les deux textes, Journal/Matin et Figaro n’étaient pas les mêmes. Je dis que Mercier y proclame deux fois et dans chacun sa « certitude », la première fois entre les lignes et prudemment et la seconde clairement et fermement. Pourquoi dis-je cela ? Tout d’abord parce que les textes me l’indiquent. Laissons Le Figaro de côté puisque nous sommes d’accord. Mais en ce qui concerne les deux autres, je ne peux pas admettre, et ce parce que le texte le dit et juste parce que le texte le dit, que Mercier n’y fait pas comprendre pas qu’il croit Dreyfus coupable. Certes il ne le dit pas textuellement, certes il dit même qu’il ne peut prévoir ce que sera le résultat de l’instruction et que le procès, s’il procès il y a, aboutira dans un sens ou dans l’autre. C’est ce que je soutiens depuis le début et dans mon livre même (voir l’extrait cité dans un précédent post). Mais ce que je dis c’est que quand il affirme qu’il a fait arrêter l’officier qui « avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée », donc un traître, il fait comprendre dans le même mouvement sa croyance en la culpabilité. Ce que je dis c’est que s’il a la prudence de dire que s’il l’a fait arrêter c’était « pour établir sa culpabilité », il ne laisse planer aucun doute sur sa certitude quand il ajoute, dans le même mouvement, d’une manière péremptoire, qu’il voulait aussi et ainsi « l’empêcher de faire de nouvelles communications,[…] et rechercher si d’autres actes de même nature ne pouvaient lui être imputés, car nous étions en droit de supposer, ou du moins de craindre, que celui dont nous étions saisi ne fût pas le seul ». L’absence ici de conditionnel ne l’indique-t-il pas ? S’il dit qu’il voulait « l’empêcher de faire de nouvelles communication », c’est donc qu’il estimait qu’il en avait fait auparavant. S’il dit qu’il était possible que « celui dont nous étions saisi ne fût pas le seul », c’est qu’il estimait que Dreyfus était celui qui avait fait des communications ». C’est tout encore…
Et ce que je dis sur cette base, qui ne repose que sur la lecture du texte, c’est que tout en jouant ce jeu, de manière insidieuse, Mercier a encore la prudence de ne pas outrepasser ses droits et refuse de se prononcer sur l’issue du procès à venir. Justement parce qu’il doit montrer qu’il n’en sait rien (alors qu’il sait qu’il aura sa condamnation puisque la décision de commettre une illégalité au procès est déjà arrêtée) et que son statut de ministre ne peut lui permettre de ne pas respecter le droit. D’où ses sorties sur le possible innocent qu’il ne faut pas déshonorer, les expertises demandées (et pas une : cinq !), etc. C’est vrai que cela ne fut pas relevé – et que j’aurais pu en parler – mais cela ne peut suffire pour annuler les phrases et leur sens.
Cette prudence initiale, je l’explique par le fait que Mercier était en péril et qu’on lui reprochait soit de ne rien faire, soit de s’être emballé, soit encore de protéger son coupable. Parlant ainsi, il restait dans son rôle tout en montrant qu’il était actif et quel était le fond de sa pensée relativement à celui que la presse avait déjà condamné avant tout procès. C’est bien sûr une interprétation mais qui me semble coïncider avec les textes. Il contentait par la même L’Intransigeant et La Libre Parole dont l’influence était grande (voir comment Saussier refusera plus tard le ministère de la Guerre à cause de la seule peur des attaques du journal de Dumont) et avec lesquels il semble (comme je l’explique dans mon livre en reprenant l’interprétation d’Eric Cahm) qu’il avait trouvé un arrangement quelques jours avant les fameuses interviews pour faire cesser leurs injurieuses attaques. On ne sait ce que furent ces arrangements, s’ils furent, mais ils purent être du même ordre et nature que celui passé avec Judet, que je raconte aussi sur la base de ses souvenirs, quand Mercier vint personnellement au début de l’affaire le convaincre de la culpabilité du traître. Mais cela ne pouvait suffire et les deux journaux voulaient plus. Telle est l’hypothèse que je soutiens dans mon livre. C’est pour cela, proposé-je encore, que comprenant qu’il ne pourrait s’en sortir sans le soutien des deux feuilles, qui s’exaspéraient d’autant plus qu’elles trouvaient l’instruction bien longue, Mercier décida de franchir le pas et de montrer à tous quel homme il était et que si étaient en jeu les intérêts supérieurs de la France (la condamnation d’un traître), le droit devait plier. Et c’est ainsi qu’il se confia à Charles Leser. Ce fut une bourde qui exaspéra les ambassades, ses collègues, une partie de la presse même acharnée mais lui permit de rallier définitivement Drumont et Rochefort, de reporter la responsabilité des lenteurs sur Saussier et de poser le terrible « Mercier ou Dreyfus » qui confortait son image de sauveur de la patrie.
Voilà ce que j’ai dit. Cela et rien d’autre…
Pour finir. Je note que Pierre Gervais répond à deux de mes questions et je veux bien commencer à discuter maintenant du « faux Du Paty ». En passant, je dois noter que sa réponse à ma question sur la mise à l’écart du commentaire Du Paty ne peut satisfaire qui que ce soit qui l’a lu. Le commentaire est bien évoqué aux pages 158, 171, etc. de son livre, je ne dis pas le contraire. Mais ma question était autre. Pourquoi n’est-il présenté que par incidente ou pour dire autre chose, pourquoi n’est-il pas dit quel témoignage il peut constituer pour connaître ce que contenait le dossier secret ? C’est pour cela que je m’agace souvent. Je réponds à tout. Je n’élude jamais et reconnais si je me trompe ou si je me suis mal exprimé. Pierre Gervais ici fait semblant de me répondre mais détourne en fait la question. Je ne lui dis pas qu’il n’a pas parlé du commentaire, je lui demande pourquoi il n’en parle pas pour ce qu’il est : un document qui ne peut être écarté, puisqu’il en est le descriptif, quand on cherche à savoir ce que contenait le dossier secret en 1894. Et en dehors du passage Valcarlos et uniquement pour illustrer celui de Picquart, rien n’est dit de ce qu’il contient et qu’en effet les lettres « érotiques » n’y figurent pas.
Maintenant Pierre Gervais a oublié une de mes questions, la plus importante. Je me permettrai donc de la lui reposer. Expliquez-moi pourquoi vous n’évoquez jamais cette phrase de Du Paty devant la Cour de cassation que votre lecture de la sténographie a dû vous faire rencontrer, cette phrase par laquelle il affirme qu’il n’avait jamais vu aucun numéro sur les pièces du dossier à l’époque du procès Dreyfus « parce que ce numérotage est postérieur au moment du procès de 1894 » ? Du Paty l’a dite, pourtant, cette phrase, et sous serment devant les magistrats de la Cour de cassation, pas à l’occasion d’une conversation avec un journaliste.
Pierre Gervais :
D’abord, à nouveau un glissement:
« certes il dit même qu’il ne peut prévoir ce que sera le résultat de l’instruction et que le procès, s’il procès il y a, aboutira dans un sens ou dans l’autre. »
« Mercier[ …] refuse de se prononcer sur l’issue du procès à venir. Justement parce qu’il doit montrer qu’il n’en sait rien (alors qu’il sait qu’il aura sa condamnation puisque la décision de commettre une illégalité au procès est déjà arrêtée) »
Non. Mercier ne parle absolument pas de procès, mais parle de l’issue de l’INSTRUCTION. Il y a plus qu’une nuance: il envisage un non-lieu SANS mise en jugement. Il n’est pas question de procès, jamais, nulle part. Il est question de l’instruction, qui est sous son autorité. Il ne se retranche pas derrière un jury. Invoquer le procès est une invention pure et simple. je suis désolé de devenir insistant, mais il est impossible de discuter si à chaque fois des éléments imaginaires sont introduits dans la discussion. Donc j’insiste: il n’y a pas de référence au procès. L’instruction est en cours, elle aboutira à un non-lieu ou à une mise en jugement.
Ensuite, à nouveau des amplifications injustifiées. Non, « donc un traître » n’est pas acceptable. « Supposer » et « craindre » sont des verbes qui jouent la même fonction qu’un conditionnel, et une phrase qui les contient ne peut être totalement affirmative. Et plus loin, « il est possible » n’est pas « il est certain ».
Enfin, une série d’affirmations dont je ne comprends pas la source:
– d’où sort cette certitude que la décision de commettre une illégalité au procès est déjà arrêtée le 17 novembre? J’aimerais bien voir la source! Ce serait certainement intéressant pour nous: nous avons passé au peigne fin les données sur les mois d’octobre à décembre 1894, et n’avons rien vu de tel. La constitution du dossier secret n’est jamais datée précisément, pas plus par Cordier que par d’autres.
– Si je comprends bien, les expertises, ou la déclaration sur la possible innocence, n’ont aucune importance parce que d’autres éléments disent le contraire. Pourquoi cette hiérarchisation? Rien ne la justifie.
– Mercier contente l’Intransigeant et la Libre Parole dans son entretien du 17 novembre? D’une part, je pense que Rochefort et Drumont doivent rougir de plaisir rétrospectivement en se voyant attribuer pareille influence dans ce qui est tout de même une République, d’autre part je ne comprends pas bien, si l’accord est signé le 17, ce qui amène Mercier à donner l’entretien du 28. Les deux journaux en voulaient plus? Pourquoi, s’il y avait accord (et préalable, en plus!)? Et où sont les sources pour tout ceci?
Bref. Pour nous, Mercier affirme sa croyance A LUI dans la culpabilité de Dreyfus le 17 novembre, mais introduit des réserves si importantes dans sa déclaration qu’elles la qualifient: Philippe Oriol nie qu’il y ait une différence entre la façon dont cette affirmation est présentée le 17 novembre et celle dont elle l’est le 28 novembre, et estime qu’il y a affirmation le 17 que Dreyfus est coupable, sans ambiguïté. C’est après tout son droit. Passons à autre chose….
Sur le témoignage de Du Paty sur la numérotation, une question qui devient importante semble-t-il (je ne me souviens pas de l’avoir rencontrée au départ sur le blog de Philippe Oriol): Du Paty sait que les pièces du dossier secret n’ont pas été numérotées, et le jure. C’est ennuyeux, parce que Du Paty ne sait pas par ailleurs quelles sont les pièces glissées dans le dossier secret distribué aux juges, ne les a pas vues, ne les a plus vues plus précisément après avoir donné son commentaire, et ne peux jurer de rien sur le contenu final du dossier — et le jure également. Il n’était PAS partie prenante de la version finale du commentaire et du dossier, il le répète sur tous les tons à chacun de ses témoignages, et donc peut difficilement savoir si elles étaient numérotées ou non, et quand. Outre le fait qu’il se parjure allègrement dans les différentes enquêtes, je ne pensais pas que ses déclarations, explicitement contradictoires, seraient prises au sérieux par quiconque, mais je me trompais. Bon, je vais ouvrir un autre sujet sur le forum quand j’aurais le temps — mais là, honnêtement, il n’y a pas urgence; décortiquer les déclarations de Du Paty, c’est une activité de week-end!
Enfin, un postscriptum sur cette histoire de note: notre note ne « reproche » rien du tout. Elle constatait, et c’est un fait, que le mot certitude apparaît dans le Journal, pas dans le Matin, donc qu’à nos yeux il y avait deux versions de l’entretien. Il ne s’agissait donc nullement d’une erreur de lecture de notre part, ni même d’un reproche (au départ du moins). Et encore maintenant je ne comprends pas bien ce qu’il y a de curieux dans notre logique, ni en quoi notre manière de procéder est exaspérante; un élément nouveau nous est apparu, nous le signalons, et signalons qu’il semble être nouveau par rapport à ce que disent les chercheurs qui nous ont précédés. C’est l’usage, du moins dans les champs d’étude que je fréquente — et c’est la première fois que je me trouve confronté à une réaction de ce genre. D’habitude, on dit: ah oui, merci, je n’avais pas vu, c’est intéressant.
Pour le commentaire. J’ai préparé un texte dont on me dit qu’il est trop long pour ce forum, et que je vais publier sur le blog en plusieurs parties. Par pitié, Philippe Oriol, lisez jusqu’au bout avant de vous lancer dans de nouveaux développements — je vous préviens, il y aura au moins trois chapitres. Je vous révèle la fin tout de suite: le commentaire Du Paty n’est pas un témoignage, c’est un faux. Ca n’est pas bien grave en plus pour votre thèse (absence de pièces érotiques), qui est beaucoup plus facilement soutenue à partir des déclarations de Picquart, dont le « commentaire » de Du Paty n’est au mieux qu’un décalque. Ce sont ces déclarations, et elles seules, qui constituent un descriptif du Dossier secret en 1896 — et pas en 1894, car pour 1894 nous n’en savons rien, cf. notre livre. Pas de pièces érotiques donc pour Picquart, vous devriez vous en tenir là. Mais enfin moi, ce que j’en dis…
Pierre Gervais
Philippe Oriol :
C’est vrai, j’ai glissé. Mercier ne parle pas de procès. J’extrapolais pour aller dans votre sens et je n’aurais pas dû. Je me fouetterai donc de ne pas retourner systématiquement à la source dans cette discussion qui n’est pas un ouvrage et qui est hébergée sur un forum. Et je surveillerai mes mots puisque je crée moi-même, en répondant trop vite, l’occasion de vous permettre de détourner l’attention. Et puisque le fond du propos est de discuter le sérieux de mon travail, je renverrai à mes ouvrages qui témoignent je crois du respect que l’ai pour notre chère méthode.
Dans le même ordre. Les éléments imaginaires que j’introduis. Là je commence à perdre patience. Nous sommes dans le plus pur grotesque. Vous rigolez, je suppose ? Vous dites : « « Supposer » et « craindre » sont des verbes qui jouent la même fonction qu’un conditionnel, et une phrase qui les contient ne peut être totalement affirmative ». Sur quoi portent « supposer » et « craindre » ? Je vous mets la phrase sous les yeux et je vous prie de vous concentrer. « Il était de mon devoir de […] rechercher si d’autres actes de même nature ne pouvaient lui être imputés, car nous étions en droit de supposer, ou du moins de craindre, que celui dont nous étions saisis ne fût pas le seul. » « Supposer » et « craindre » portent sur le second segment : la possibilité que Dreyfus eut des complices. Pas sur le premier. Et quand quelqu’un dit « Il était de mon devoir de […] rechercher si d’autres actes de même nature ne pouvaient lui être imputés », il affirme qu’un acte au moins lui est imputé. D’autres actes de même nature que quoi ? De la nature de celui qui lui a valu d’être arrêté et donc qu’il a commis. Et si cet acte est d’avoir livré des documents à l’étranger c’est donc qu’il est un traître. Mieux encore, et restez concentré, quand Mercier dit (selon l’interviewer) la phrase suivante : « Il était de mon devoir de m’assurer de lui, d’abord pour l’empêcher de faire de nouvelles communications », ne dit-il pas textuellement que Dreyfus a fait des communications puisqu’il craint qu’il n’en fît de nouvelles ? « L’empêcher de faire de nouvelles communications »… NOUVELLES… c’est donc qu’il en a déjà faites (des communications). Et si ces communications sont des notes (ou je ne sais quoi) livrées à une puissance étrangère, et des notes qui concernent la défense nationale, comment se nomme celui qui les a livrées ? Dans la langue que je pratique : un espion et, s’il n’est pas un agent double, un traître. C’est fabuleux, ça quand même… Et quand il dit qu’il « eu la certitude que cet officier était le capitaine Dreyfus » (l’officier qui a livré etc.) que dit-il sinon qu’il le considère comme coupable ? MERCIER NE DIT DONC PAS AUTRE CHOSE QUE JE LE CROIS COUPABLE MAIS JE NE PEUX EN DIRE PLUS ET JE N’EN DIRAI PAS PLUS PARCE QUE JE NE VEUX PAS INTERFERER DANS UNE QUESTION DE JUSTICE QUI N’EST PAS DE MON RESSORT. Et c’est ce paradoxe qui m’intéresse. C’est TEXTUELLEMENT ce que je dis dans mon livre : « Face à tous les mensonges colportés par la presse, Mercier, ainsi que nous le disions dans le premier chapitre, plutôt que de se taire ou de trouver d’impossibles arrangements, aurait dû démentir et garantir le droit en préservant les intérêts de l’accusé, présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Il ne le fit pas et aura l’audace de dire, dans une interview qu’il donnera au Journal et au Matin du 17 novembre, qu’il ne pouvait « empêcher les journaux de relater ce qu’ils croient être la vérité », que « tous les jours » il lui faudrait démentir et qu’il n’en voyait pas l’utilité dans la mesure où les commentaires étaient si « invraisemblables que leur inexactitude apparaît d’elle-même ». Voilà qui était pratique. Mais il ne se contenta pas de cette échappatoire. Si, dans cette même interview, il refusait de répondre à la question de savoir si la preuve de la culpabilité était faite, au motif qu’alors « nous sortirions du secret de l’instruction et je dois être le premier à le respecter », il affirmait parallèlement, contre toute justice, sa « certitude » de la culpabilité du capitaine Dreyfus. À la suite, il se donnait le beau rôle, précisant que s’il avait gardé le secret jusqu’à la question posée par La Libre Parole qui avait tout révélé, c’était pour « ne pas déshonorer un officier qui était peut-être innocent ».
Je veux bien que vous soyez historien et non littéraire Pierre Gervais, mais franchement, là… Et je comprends du coup la question du reproche… qui n’en est pas un… et qui est à l’origine de tout. Je donne une citation, je mets en note sa source (Le Journal) et vous me reprochez de ne pas la trouver dans Le Matin. Et il n’y a pas de problème pour vous. Et vous vous étonnez que je trouve ça « curieux » (parce que je suis poli). Je comprends bien votre logique et les lecteurs que ce forum aura peut-être un jour aussi. Il a dit que l’interview avait été publiée dans Le Journal et dans Le Matin et donc si elle n’est pas dans Le Matin alors qu’il ne cite que le Journal c’est qu’il y a erreur. Il cite Le Journal mais je n’irai pas voir puisqu’elle n’est pas dans Le Matin (ou variante que je ne peux imaginer : je sais qu’elle est dans Le Journal et je ne le dirai pas). Je trouve ce procédé « curieux ». Et je vous aurais répondu : « ah oui, merci, je n’avais pas vu, c’est intéressant » si vous aviez fait votre note comme on pouvait l’attendre en disant que je m’étais trompé en laissant penser par ma formulation que les deux interviews étaient les mêmes et que j’aurais dû écrire qu’elles disaient la même chose mais de deux manières différentes. C’est ce que j’aurais fait… ou pas non seulement parce la chose est dérisoire mais surtout parce que j’aurais compris le propos en constatant que le seul Journal était donné en note et pas Le Matin.
Le reste en quelques mots.
Cette certitude que la décision de commettre une illégalité au procès est déjà arrêtée le 17 novembre « sort » non pas du chapeau auquel vous semblez penser mais des témoignages qui corroborent que la décision de constituer le dossier secret a été prise antérieurement au 17. Un dossier secret est secret. Il ne sera donc pas montré qu’à ceux qui peuvent le voir et qui pourront en avoir besoin. Peut-être à l’instructeur qui sera désigné (s’il la décision de constituer le dossier est antérieure au 3 novembre) ou a été désigné (si elle est postérieure), et puisqu’il y aura procès (comme il devait y avoir instruction) – parce que Mercier a, je le crois, besoin de son procès -, aux juges du procès à venir.
Expertises et déclarations d’innocence, ensuite. Elles ont certes de l’importance mais à mon sens ne sont présente dans cette interview que parce que Mercier ne peut faire autrement qu’en parler. Elles ne sont à mon sens qu’une réponse à la tactique Demange qui en parlait à tous et en tout premier lieu à son ami Cassagnac qui le 15 en avait fait le centre de son leader.
L’influence de Rochefort et Demange encore. Eh oui elle était grande. Petits tirages certes mais feuilles à la grande influence. Ce n’est pas uniquement parce que Dreyfus était juif qu’on s’adressa à La Libre Parole pour tout révéler, c’est aussi, et entre autres, dans ses colonnes que fut publié le « dixi », c’est chez Rochefort que vint Pauffin, etc. Par hasard ??? Et je rappelle à nouveau l’épisode de Saussier possible ministre… J’en ai parlé, je ne recommence pas (voir les souvenirs de Louis Le Gall).
Du Paty et les numéros. Oui il n’a pas vu l’état dernier du dossier. Mais il ne dit pas qu’il n’a pas vu les numéros, il dit une phrase qui laisse entendre que ce n’était pas encore dans les usages. Mais sans doute ment-il…
Et sinon pas d’inquiétude. Je vous lis jusqu’au bout… même si je n’ai pas de thèse qui est un peu celle de tout le monde…
Une importante collection de caricatures sur l’Affaire
Un impressionnant ensemble. Voir ici
NB. A la fin de la page, de nombreux autres liens vers d’autres pages sur le sujet…
L’Antisémitisme en Algérie à l’époque de l’Affaire. Album de photographies
Un album de clichés conservé au MAHJ et consultable ici
Un inédit : les rapports des experts de 1897 et 1898 (instruction et procès Esterhazy)
Images en grand format : clic droit et « ouvrir dans un nouvel onglet »
Source : AN BB19 124.
Compte rendu du J’Accuse de Polanski
« Il me faut des défis, sinon je me fais chier », déclarait Polanski en 2013 aux Inrockuptibles. Ce J’accuse est un de ces défis et sans doute un des plus grands. Et le réalisateur l’a, cinématographiquement parlant, parfaitement relevé en livrant une œuvre remarquablement interprétée (avec tout particulièrement un Grégory Gadebois impressionnant dans le rôle d’Henry), superbement réalisée, d’une réelle beauté formelle et que distingue une reconstitution du Paris de 1894-1899 époustouflante et quelques moments d’une incroyable tension dramatique. Ce J’accuse est au final une parfaite adaptation cinématographique d’An Officer and a Spy de Robert Harris, publié en français sous le titre de D. Comme lui, il repose sur un parti pris original, celui de ne pas voir l’Affaire sous son aspect politique – à l’exception toutefois de ces scènes de déferlement antisémite après la publication du « J’Accuse…! » qui pourraient donner l’impression que la France eut en 1898 sa « nuit de cristal » – mais de s’en tenir, à travers la vision quasi-subjective de Picquart, à la manière dont l’ancien chef de la Section de statistique découvrit le crime contre Dreyfus et comment, ainsi que le dit l’argument, « au péril de sa carrière puis de sa vie, il n’aura de cesse d’identifier les vrais coupables et de réhabiliter Alfred Dreyfus ». Ainsi s’explique, et se justifie pleinement, la disparition de pratiquement tous les acteurs de l’Affaire et une quasi-unité de lieu focalisée sur les bureaux de l’État-major et les (principales) instructions et procès au cours desquels Picquart fut entendu.
Sortie en salle le 4 décembre 2019. (27/09/2018)
Selon Le Parisien (voir ici), le tournage débutera le 26 novembre prochain pour finir en mars et le film est annoncé pour sortir le 4 décembre…
Pierre Loti dreyfusard ? Une note critique
De Vincent Duclert, la note suivante :
Zola en photographies
Sur Archiz, le site des archives Zola dont nous avons déjà parlé, des portraits de Zola, des images de son exil anglais, des photos du procès de Rennes (de la BNF mais dans une meilleure copie que celles que nous avons déjà données) et de la panthéonisation.
Dreyfus et la question homophobe VII. Le commentaire Du Paty. Discussion avec Pierre Gervais
J’avais commencé à répondre à un autre topic ouvert par Pierre Gervais. Comme cette nouvelle discussion prend dès l’ouverture le même tour que la précédente, je ne discuterai plus. Je la donne toutefois ici pour tout ce qu’il confirme encore et toujours de ce que nous avons dit. A la suite, nous reproduirons l’étude consacrée au commentaire qu’il vient de publier sur son forum puis nos commentaires à ce sujet.
Pierre Gervais :
Bonsoir à tous,
Petit post d’introduction: il s’agira ici de discuter du statut du commentaire fourni à la Cour de Cassation par Du Paty, l’un des persécuteurs de Dreyfus en 1894. Ce commentaire était censé avoir accompagné les pièces secrètes communiquées aux juges du Conseil de guerre de 1894. Le fil est ouvert à la demande de Philippe Oriol, qui, pour des raisons qui m’échappent, accorde une grande valeur à cette pièce tardive et plus que suspecte; il me revient maintenant que Vincent Duclert avait également mentionné cette pièce dans une conversation récente, et qu’il convient donc de la discuter.
Je pense pouvoir fournir un premier point sur la question plus tard ce soir, ou demain au plus tard. Mais je dois souligner en introduction qu’en règle générale un témoignage de Du Paty, de mon point de vue, vaut très exactement zéro en l’absence d’éléments corroborants -et ce jugement vaut pour la plupart des témoins militaires acteurs de la forfaiture de 1894, en tout cas les généraux Gonse, Mercier, De Boisdeffre, et tous les membres de la Section de statistique (à l’exception de son ancien chef Picquart, bien sûr, et peut-être de l’archiviste Gribelin en 1904). Tous ces hommes se sont parjurés sous serment à un moment ou à un autre sans la moindre hésitation, et il est donc parfaitement vain de se reposer sur leur seul témoignage. Ce témoignage n’est pas sans valeur (même un menteur dit parfois, souvent même, la vérité), mais doit être impérativement corroboré: seul, il ne prouve rien!
Pierre Gervais
Philippe Oriol :
Bonne nouvelle et je m’en réjouis. En attendant de vous lire, je me permets d’introduire et de vous donner quelque matière supplémentaire. A vrai dire je ne suis pas le seul à accorder de l’importance au commentaire et tous nos prédécesseurs qui ont travaillé sur 1894 l’ont considéré comme une pièce probante… Ils l’ont fait sans penser même une seconde qu’il pût être un faux et à vrai dire sans se poser de question. Je ne demande qu’à être convaincu partant aussi, sans y avoir plus réfléchi que cela avant que vous ne le remettiez en question, qu’il était l’authentique brouillon du commentaire détruit. Sans y avoir réfléchi plus que cela mais conforté toutefois par quelques faits qui me semblent l’authentiquer. Je vous expose en vrac ces quelques pensées, dont vous connaissez je pense l’essentiel (voir un de mes post sur le blog de la SIHAD).
La première chose, qui n’est pas un fait mais une simple réflexion, et que je ne vois pas quel aurait pu être l’intérêt de Du Paty de produire un faux. Mais je pense que vous aurez une idée sur la question (croyez bien qu’il n’y a pas d’ironie ici… jouons le jeu et cela continuera).
Ensuite Du Paty lui-même. Il a menti, bien sûr, comme tous les témoins militaires qui avaient un crime à protéger. Pourtant il a dit de très nombreuses vérités et surtout à partir de fin 1898 quand il fut lâché par ses amis et que tous tentèrent de lui faire assumer à lui seul le crime collectif. C’est à lui que nous devons par exemple une des relations les plus fiables de la « conjuration » (à partir du 16 octobre 1897).
Encore, il existe des documents que vous ne connaissez pas (sauf si vous avez lu le post évoqué) puisqu’il s’agit d’inédits. Brouillons des ses dépositions, journal intime, souvenirs, ce sont des documents écrits pour soi seul et non destinés à être un jour révélés et qui donc ne représentaient a priori aucun intérêt à être le support des possibles mensonges de leur auteur. Pour comprendre ces papiers, il me faut raconter un peu l’histoire en reprenant et en adaptant ce que je disais dans le post précité.
A lire ces papiers (les brouillons de dépositions (Cassation, Rennes, Cassation) on s’aperçoit, par les passages biffés que Du Paty tenta à chaque fois de parler de son commentaire mais y renonça. IL n’était en effet pas possible de parler, pire même de rendre public, ce commentaire qui prouvait l’existence d’une illégalité que tous niaient farouchement. Et surtout, DU Paty, bon soldat et qui se piquait d’être un gentilhomme ne pouvait, même quand il se décida à en dire plus quand tous l’avaient lâché, d’agir sans l’accord de Mercier auquel il était lié. Dans ses souvenirs, Du Paty raconte ainsi qu’au moment du procès Zola il s’était ouvert à Gonse de doutes de plus en plus forts, enjoignant son supérieur à faire la révision, « vous savez en révélant quoi ». Gonse lui aurait répondu, offusqué, qu’il ne comprenait pas que « pareille idée ait pu venir à un gentilhomme » : « Le général Mercier seul peut vous délier de votre serment… », aurait-il ajouté (Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961, p. 183). En 1899, appelé à déposer devant la Cour de cassation, Du Paty avait à nouveau demandé à Mercier de le libérer. Dans le brouillon de sa déposition, il écrira ainsi : « j’ai demandé par écrit au ministre de la Guerre en fonctions en 1894 de me délier de ma parole, il n’a pas cru devoir le faire, je me tais. / J’attends, car un officier ne peut pas violer l’engagement l’honneur qu’il a pris. » (Du Paty, « Projet de déposition devant les Chambre réunies », BNF n.a.fr., inventaire en cours). Il préféra finalement ne pas aborder ce sujet qui lui aurait valu quelques bien embarrassantes questions. De même, lors de la seconde révision, par « devoir vis-à-vis du général Mercier » et pour ne pas lui « manquer », Du Paty renoncera à montrer certaines pièces qu’il avait conservées. Et encore, en avril 1899, revenons un peu en arrière, en réponse aux attaques du général Roget qui tentait de lui faire endosser la responsabilité de tout, Du Paty avait à nouveau écrit à Mercier pour qu’il l’autorisât à produire sa défense et pour cela, soit « de me délier de ma parole en me permettant de produire les preuves, soit tout simplement de m’adresser quelques lignes pour me dire “qu’il est à votre connaissance que j’ai obéi à des considérations d’ordre supérieur, patriotique et impersonnel, ignorées de mes accusateurs”, rien de plus » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 260. Voir aussi les pages 240-241 et 244). Mercier refusera encore et ce ne sera qu’après Rennes, il où ne pourra que reconnaître la matérialité de l’illégalité à laquelle il avait présidée, qu’il acceptera enfin. A l’occasion de la seconde révision, après avoir été pressé par les magistrats qui surent lui faire comprendre qu’il ne pouvait soustraire une pièce de la procédure à leur connaissance, Du Paty retournera voir Mercier, le 24 mars 1904, et, rentré chez lui, nota dans son Journal : « Il ne voit pas d’inconvénient à ce que je donne le commentaire. Il s’exclame : “Pourquoi n’a-t-on pas exécuté mes ordres, Picquart n’aurait pas vu le commentaire !” ». Une phrase lourde de sens qui nous indique bien l’importance du commentaire et la concordance du brouillon de 1904 avec l’original. Pourquoi sans cela Mercier aurait-il authentiqué ce « faux » ? Et je doute qu’on puisse dire ici que Du Paty mentait à son journal intime qui n’aurait pas dû sortir si je ne l’avais pas trouvé par le plus pur des hasards dans un endroit dont il n’aurait jamais dû sortir.
Enfin, s’il s’agissait en effet d’un faux, quelle drôle d’idée assurément de s’arranger pour le faire coller avec les témoignages connus de Picquart. Quel intérêt Mercier et son complice Du Paty auraient-il eu à donner raison à leur accusateur. Non, comme le dit Marcel Thomas dans l’article qu’il a consacré à votre article de la RHLM : « Une telle unanimité entre un Du Paty qui en 94 avait écrit de sa main le « commentaire », un Picquart qui en avait retrouvé un double en 96, et un Mercier qui, après l’avoir commandé et approuvé, avait par deux fois tenté de faire à jamais disparaître cette preuve de sa « forfaiture », constitue à l’évidence la meilleure des garanties de véracité de témoignages pour une fois concordants émanant d’adversaires depuis longtemps déclarés ! »
Je vous laisse le clavier…
Pierre Gervais :
Bonsoir,
pour des raisons techniques, ça va être posté en plusieurs fois -apparemment le blog a ses contraintes. Désolé.
Sur le raisonnement ci-dessus, je serai bref: pas une seule des citations de Du Paty, ou des raisonnements élaborés par rapport à elles, n’a de sens par rapport au commentaire effectivement publié.
– La communication du Dossier secret est connue, et reconnue en justice depuis la décision de la Cour de cassation en 1899. En 1904, c’est une affaire réglée, d’autant plus que la loi d’amnistie en protège les acteurs. La preuve est faite, et depuis longtemps: cinq ans, pour être exact!!! La communication du commentaire ne prouve absolument rien de nouveau. Je ne comprends pas comment cet élément peut rentrer le moins du monde en ligne de compte en 1904.
– Rien non plus dans le contenu du commentaire ne constitue une révélation en quoi que ce soit.Tout a déjà été exposé, en détail, par Picquart en 1898. Il y a UN ajout: le témoignage Valcarlos. C’est tout…
– Et ni Mercier, ni Du Paty ne sont en position de démentir Picquart. Après 6 années de mensonges, personne ne les croirait. La version de Picquart sera tenue pour exacte quoi que racontent les deux complices, et heureusement!
Quant aux papiers de Du Paty; il conviendrait déjà de faire un premier tri entre brouillons de déclarations publiques et journal intime -en vérifiant que ce dernier est vraiment intime. Ce ne sont pas des témoignages du même ordre, pour des raisons évidentes. Ensuite, il faudrait essayer d’interpréter ce qui est dit — et ce n’est pas évident non plus. La citation tirée du Journal intime rapportée ici, par exemple, n’a pas de sens par rapport au commentaire produit. La seule explication possible de l’exclamation de Mercier que cette citation inclut est en effet que le commentaire révélait l’inanité de l’accusation, et que sans le commentaire cette accusation était plus convaincante. Or c’est factuellement inexact: l’accusation est inane avec ou sans commentaire. Et cela ne correspond pas à l’attitude de Mercier et Du Paty, qui reprenne cette même accusation comme si elle n’était pas inane!
Mais tout ceci est périphérique par rapport à la discussion principale. J’y retourne!
Pierre Gervais :
L’étude des commentaires (il y en a plusieurs) est en ligne. Au passage, je précise que ce travail est de Pierre Stutin et moi, et non de moi seul — certaines de mes expressions pourraient faire croire le contraire, et ce serait tout-à-fait incorrect.
On trouvera les 4 parties ici
[suivent les liens]
Mes excuses pour la publication en plusieurs morceaux, mais il apparaît que la netiquette impose de faire des billets de blog pas trop longs… Pas commode pour les historiens, ça!
PG
Philippe Oriol :
La discussion ne va pas être simple et sans doute n’y aura-t-il pas de discussion.
Allons. Comment ce que je dis n’aurait-il pas de rapport avec le commentaire. Je vais vous l’expliquer. Du Paty souhaitait parler du dossier secret et de la participation qui y fut la sienne, à savoir la rédaction de son commentaire. Mais il n’était pas question avant Rennes de le laisser faire puisque le fait était nié. Parler du dossier secret c’était de l’illégalité et pour Du Paty, en parler c’était parler du commentaire. Le rapport en est étroit. Quant à la phrase du journal, je vais vous l’expliquez puisque vous ne la comprenez pas. Elle indique deux choses. Que, probablement, si Picquart avait vu en prenant le dossier secret que Dreyfus était innocent, il s’en serait tenu, sans le commentaire, à croire à une simple erreur judiciaire peut-être due à la précipitation et à l’ignorance. Avec le commentaire, il pouvait prendre conscience qu’il ne s’agissait pas d’une erreur mais d’un parfait « montage » pour perdre un homme qu’on savait innocent.
Quant au journal intime (pas vraiment intime) je suis sans voix. Nous pouvons et nous devons certes peser l’authenticité de chaque pièce et de chaque document mais enfin, un journal, un diaire, tenu au jour le jour… Est-ce à dire que Du Paty l’aurait truqué pour le cas où, 98 ans plus tard, un jour, quelqu’un comme moi tomberait par hasard dessus ? La recherche n’est plus possible si tout est a priori suspect. Je suis sur la piste du journal de Monod et je crois que je vais la laisser tomber… Et puis pourquoi écarter a priori, sans savoir de quoi il s’agit, ce document quand, sans le restituer dans son contexte vous tirez argument d’une citation de Cuignet, comme je vous l’expliquais dans un post précédent du blog de la SIHAD (voir en ps où je reproduit le passage). Cuignet, le pire, le plus acharné, le plus délirant, aveuglé par son antisémite… Faire de l’histoire serait donc écarter tout document qui pourrait contredire la thèse défendue et prendre sans le moindre recul et sans chercher à en comprendre le contexte la moindre citation qui pourrait la servir ?
Pourquoi le commentaire entre-t-il en ligne de compte en 1904 ? Il entre en ligne de compte non pas parce qu’il affirme quelque chose de nouveau mais parce qu’il précise ce que l’on sait déjà. Les magistrats de la Cour cherchaient à établir ce que fut l’Affaire, l’enquête de 94 qui permettait de comprendre Rennes et ils se sont acharnés à récupérer tout ce qui pouvait le permettre. Il suffit de voir au terme de quelle joute ils obligèrent Du Paty à verser aux débats le brouillon de la fameuse pièce. Et on comprend ses réticences. Le commentaire ne révélait certes pas que la culpabilité de Dreyfus avait été proclamée suite à une illégalité et sans la moindre preuve, on le savait, mais il révélait ce qu’y avait été précisément la part de Du Paty et comment, en bon soldat il avait détourné de leur sens réel les pièces du dossier. Et surtout, il permettait de savoir – et c’est ici ce qui nous intéresse – ce que contenait précisément le fameux dossier. Les magistrats possédaient certes le témoignage de Picquart mais il s’agissait d’un témoignage tardif d’un dossier vu un an et demi après sa composition et son utilisation. Le commentaire seul pouvait permettre de savoir ce que contenait réellement le dossier en 94 tout en confirmant le témoignage de Picquart. Les magistrats agissaient ici en parfaits historiens…
Ni Mercier ni Du Paty ne sont en position de démentir Picquart après 6 années de mensonges, personne ne les croirait. Personne ? Qui est ce Personne ? Les magistrats de la CC ? En effet, ils ne les croiraient pas. Et avoir le commentaire permettrait justement de confirmer ce que dit Picquart. Mais le public ? Les magistrats de la CC ne travaillaient pas que pour la justice, ils travaillaient aussi pour l’histoire. Car pour les antidreyfusards, qui constituaient encore en 1904 la majorité, pour le gros du public, Picquart était un menteur, un faussaire qui avait échappé à la justice grâce à ses amis du « ministère de trahison ». Il suffit de voir ce que seront, même après la vérité proclamée, les campagnes de l’AF pour s’en convaincre…
Encore, l’accusation avec ou sans commentaire. Certes. Mais il n’est pas « factuellement inexact » que « sans le commentaire [l’]accusation était plus convaincante ». Et simplement parce que tel n’est pas le sujet. L’accusation était inane en soit mais comme le commentaire ne concerne pas tant l’accusation que la manière dont elle fut obtenue… Et pour Picquart, en 96, c’est bien le commentaire qui permit de lui faire comprendre, lisant comment Du Paty avait tordu les textes, qu’il s’agissait bien d’une erreur judiciaire.
Je crains que nous ayons du mal à continuer notre discussion. Je suis désolé, Pierre Gervais, mais chacun de vos posts vient confirmer ce que je dis depuis 2008 que nous discutons.
Le second argument de nos auteurs ne tient pas plus. S’en remettant à Cuignet, ils expliquent que c’est lui, ainsi qu’il l’avait affirmé dans une note du 10 septembre 1898, qui « l’avait […] introduite dans le dossier à l’été 1898 » (p. 128). Nous avons là un parfait exemple de toute la limite des « traces d’archives » mises en avant par les auteurs. Il n’est pas possible de considérer un texte en lui-même sans lui redonner sa place dans le contexte dans lequel il s’inscrit. Cuignet mentait ici et la présence sur la pièce de la mention de l’inventaire Gonse/Wattinne (N°53), de quelques mois précédant celui de Cuignet, aurait dû les en alerter. Cuignet mentait donc et le faisait pour une bonne raison. Jusqu’à la révélation du « faux Henry », Picquart, docile, s’était toujours tu relativement au dossier secret. Dans sa lettre évoquée à Sarrien, lettre du 6 septembre 1898, il en avait pour la première fois parlé et en avait même, comme on peut le voir dans la reproduction donnée à la fin de l’article, précisé qu’il contenait 4 pièces. Il n’avait pas donné plus de précision mais il n’était pas douteux que Sarrien voudrait en savoir plus. Et de cela il ne pouvait être question. A la fin du conseil des ministres du 6 septembre, Sarrien avait transmit à Zurlinden la lettre qu’il venait de recevoir de Picquart (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 106). Dès le lendemain, Zurlinden avait pu envoyer ses impressions à son collègue, expliquant que si Picquart disait la vérité relativement « au rôle qu’il s’attribu[ait] » dans l’affaire – à savoir l’avoir suivie dès le début –, il ne fallait pas tenir compte de ce qu’il avait dit des aveux que de nombreuses pièces « réduis[ai]ent à néant » (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 105 et 106). Il ne parlait que des aveux et se gardait bien de toute allusion au dossier secret dont la révélation, au moment d’une révision de plus en plus certaine, serait une véritable catastrophe. Pour parer le coup, Cuignet, le 10, avait transmis à son ministre la note qu’évoquent en preuve nos auteurs, note qui expliquait « Comment sont nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus ». Habilement, Cuignet y affirmait que la « lettre Davignon » n’avait pas été « retenue comme une charge contre Dreyfus, lors du procès de 1894 », avait été « complètement perdue de vue par la suite » et que c’est lui qui avait mis en lumière « son importance et sa gravité » (Cuignet, « Comment son nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus », note du 10 septembre 1898, pièce 42 du dossier secret, publié dans « Dossier secret Dreyfus », AN BB19 118 et MAHJ, 97.17.61.1). Voilà qui permettrait de disqualifier le bavard si Sarrien répondait à sa demande. Il serait un menteur, celui qui donnerait comme faisant partie du dossier une pièce qui avait été négligée en 1894 et oubliée dans quelque dossier… Et s’il mentait, n’était-ce pas parce que ce fameux dossier secret n’avait jamais existé que dans l’imagination des dreyfusards… et de leur instrument Picquart ? Voici l’histoire d’une preuve qui n’en est pas une et nous pouvons regretter que nos auteurs, qui renvoient en note à la déposition de Cuignet de 1904, n’aient pas retenu que Cuignet y reconnait finalement qu’affirmer que la pièce « Davignon » n’avait pas été présentée en 1894 était « parfaitement » « inexact » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. II. p. 487).
Pierre Gervais :
Bonsoir,
vous serait-il possible d’éditer le dernier paragraphe, qui n’a absolument rien à voir avec le commentaire, et de le mettre dans le fil que je viens de créer? j’aime bien l’ordre, comme vous le savez.
Par ailleurs, je vous avais engagé à lire entièrement ce que nous venons de mettre en ligne sur le blog avant de vous lancer dans une réponse. Vous ne l’avez pas fait, c’est assez évident. Je vous engage à nouveau à le faire. Il me paraît en effet inutile de répondre à une réponse pour l’instant plus que partielle.
Pierre Gervais
Maintenant l’étude que j’introduirai rapidement.
Pierre Gervais et Pierre Stutin viennent de publier l’étude que nous attendions et qui aurait dû, à notre sens, prendre place dans leur livre. Nous croyons en effet que pour aller jusqu’au bout de ce qu’implique la méthode, l’historien se doit de considérer tous les documents, même les plus problématiques, surtout les plus problématiques, et les discuter ne serait-ce que, par prolepse, pour couper court aux possibles critiques. Nous comprenons bien maintenant la logique qui présida à leurs yeux à la mise à l’écart du commentaire de Du Paty dans leur ouvrage : il est un faux et à ce titre il n’était pas nécessaire d’en parler. Nous le comprenons mais nous le regrettons. Cela nous aurait évité de nous demander comment il était possible qu’ils aient laissé de côté une pièce aussi importante du dossier et sur la base de laquelle tous les historiens de l’Affaire ont jusqu’alors fondé leur connaissance du dossier secret de 94. Et comme ce commentaire contredit en tout la thèse de nos auteurs sa mise à l’écart ne pouvait que faire naître le soupçon.
Comme je ne veux plus « échanger et débattre » sur le forum de Pierre Gervais qui y invite dans son intitulé mais où il n’est possible de le faire qu’à la condition de partager ses vues, nous publierons ici nos commentaires sur l’étude en question. Nous la donnerons donc tout d’abord et, à la suite, ferons part de nos remarques sur l’argumentation qu’il l’articule et le soutient.
Pourquoi le « commentaire » des pièces secrètes connu depuis 1904 est un faux tardif ?
Nous lançons un nouveau débat avec la question du commentaire dit de Du Paty de Clam. Introduit dans le dossier secret destiné à emporter la conviction des juges d’Alfred Dreyfus en décembre 1894, ce document a une histoire et nous nous pensons fondés à le critiquer méthodiquement.
Ce travail d’étude critique sera posté en quatre partie dans les jours prochains. En voici la première partie.1 – Les sources du document
L’existence d’un commentaire accompagnant des pièces secrètes communiquées illégalement par le Ministre de la Guerre au jury du Conseil de guerre de 1894 fut révélée officiellement par le Colonel Marie-Georges Picquart, ex-chef de la Section de statistique (le service de renseignements français), limogé pour avoir découvert l’innocence de Dreyfus, dans deux lettres au Garde des sceaux des 14 et 15 septembre 1898. Il en fit ensuite état de manière détaillée lors de la première révision du procès de 1894 ayant condamné Dreyfus (Cass 1898 I p. 135-139) lorsqu’il donna une description du Dossier secret tel qu’il l’avait vu pour le première fois à l’été 1896.
Pendant cette même enquête de 1898 de la Cour de cassation, les militaires de l’État-major (Mercier, ministre de la Guerre en 1894, de Boisdeffre, chef d’État-major, Gonse, sous-chef d’État-major supervisant la Section de statistique, Du Paty, responsable de l’enquête de 1894 ayant conduit à la condamnation de Dreyfus) conservèrent un mutisme obstiné à ce sujet, au nom du secret professionnel ; Du Paty se contenta d’admettre l’existence de la pièce, sans donner de détail (Cass 1898 I p. 442, II p. 36), et Gonse affirma que l’original avait été détruit dès le début 1895, et la copie vue par Picquart également détruite en 1897 (Cass 1898 I p. 571), ce qui fut confirmé par Mercier (lettre de Mercier à Freycinet du 24 avril 1899, dans Cass 1898 II p. 339).
Aucun des trois militaires n’accepta de donner la moindre indication sur le contenu du commentaire, et dans un premier temps la version de Picquart resta donc la seule disponible. Mais une fois la décision inique de 1894 cassée par la Cour de cassation, le document fut discuté contradictoirement lors du procès de Rennes en 1899 par Picquart, Mercier, Gonse, et Martin Freystätter, un ancien juge de 1894 devenu dreyfusard (Rennes I p. 98-99 Mercier, 162-163 Mercier, 400-410 Picquart, II p. 221 Mercier, 403 Freystätter, III p. 533 Mercier). Du Paty, incarcéré puis malade, n’était pas présent à ce procès. Il déposa sur commission rogatoire, déposition recueillie par le capitaine Tavernier (Rennes III p. 511-512.)
Le sujet fut une nouvelle fois discuté par les principaux acteurs militaires, Picquart, Gonse, De Boisdeffre et Mercier, pendant la seconde enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en 1904 (Cass 1904 I p. 338-339 Gonse, 416-418 Mercier, 729-731 De Boisdeffre, II p. 256-261 Picquart). Mais cette fois, Du Paty était aussi présent, et, interrogé également, affirma qu’il avait conservé un brouillon du commentaire qu’il avait rédigé dix ans plus tôt, brouillon qu’il fut aussitôt sommé de remettre à la Cour (Cass 1904 I p. 238-244, 296-297).
Cette version du commentaire, fournie par Du Paty avec d’infinies tergiversations, et expliquée par lui de mauvaise grâce et de manière assez confuse (Cass 1904 I p. 366-369, II p. 675-686), fut publiée intégralement dans le compte-rendu de l’enquête de 1904, et reprise dans le Réquisitoire Baudouin (Cass 1904 I p. 374-375; Baudouin p. 79 et s.). C’est la seule version qui subsiste aujourd’hui.
Nous poursuivons notre étude de cet important document en analysant les différentes versions possibles du commentaire ayant accompagné le dossier secret remis aux juges d’Alfred Dreyfus lors de son premier procès.Combien de versions successives du commentaire ?
L’historiographie fait rarement état de l’existence de différents commentaires, comme si il était évident qu’il n’y en eût qu’un seul. L’étude précise des sources indique le contraire. Tous les témoignages décrivant le commentaire, sauf ceux de Picquart et de Freystätter, sont le fait de membres de l’État-major ayant participé aux différents complots contre Dreyfus, et sont donc sujets à caution. Il est cependant certain qu’au moins trois versions du commentaire sont apparues pendant les diverses étapes de la procédure judiciaire.a) Le commentaire originel de Du Paty.
Dans ses différents témoignages, Du Paty a expliqué qu’il avait rédigé un commentaire à la demande de Mercier, sous la dictée du colonel Sandherr, le chef du Service de statistique en 1894. Ce commentaire était destiné à relier entre elles tout ou partie des pièces proposées à l’étude des magistrats, et aurait donc uniquement inclus une discussion de ces pièces ; il serait de l’écriture de Du Paty.
Un commentaire de Du Paty a certainement été soumis à de Boisdeffre et Gonse, qui admettent tous deux en 1904 avoir eu sous les yeux une note de ce genre. Gribelin, archiviste du Service de statistiques, témoigne également, mais sans pouvoir l’affirmer sous la foi du serment, qu’il y avait, dans le dossier secret conservé par Henry, adjoint de Sandherr, puis de Picquart, une note écrite de la main de Du Paty (Cass 1898 I p. 433)
Il est communément admis que ce commentaire d’origine, conservé avec les autres pièces du dossier secret à la Section de statistique, est celui que Picquart découvrit à l’été 1896. Picquart trouva certainement dans le dossier un commentaire de la main de Du Paty, dont il connaissait l’écriture, et il est donc logique de supposer que ce commentaire de 1896 correspondait au commentaire originel, ou tout au moins à la version du commentaire originel que Sandherr décida de conserver, à supposer qu’il y ait eu plusieurs versions — Du Paty pour sa part n’a jamais évoqué autre chose qu’une seule et unique version de sa main, faite d’abord au brouillon puis au propre.
Quoi qu’il en soit, Mercier affirme à plusieurs reprises qu’il aurait détruit l’original du commentaire reçu de Du Paty, en présence de de Boisdeffre et Sandherr, immédiatement après le procès qui a condamné Alfred Dreyfus au bagne, puis demandé et obtenu qu’on lui livre la copie du commentaire de Du Paty trouvé par Picquart et récupérée ensuite par Gonse, copie qu’il aurait également détruite dès réception à un moment non précisé de la fin de l’année 1897.
b) Le commentaire « final » remis aux juges de 1894 : une version Mercier-Sandherr?
Dans son témoignage de 1904, Du Paty affirma que le commentaire découvert par Picquart en 1896 était bien celui transmis aux juges, mais n’était pas de lui, Du Paty. La forme de ce commentaire « final » était différente, et il n’aurait rien su du fond. Il développera à deux reprises cette idée (Cass 1904 I p. 239-242, II p. 686). Cette affirmation tardive de Du Paty est contredite par Mercier pour qui il n’y avait toujours eu qu’une seule version du commentaire, en deux exemplaires, l’un remis aux juges par lui puis récupéré et détruit après le procès, l’autre gardé par Sandherr, retrouvé par Picquart en 1896, repris par Gonse et livré à Mercier qui l’aurait détruit en 1897.
Du Paty lui-même, en remettant la pièce à la Cour, se rapprocha de la position de Mercier et affirma qu’il n’existait que quelques différences de forme entre son commentaire de départ et le commentaire final (intégration du texte des pièces commentées, par exemple), une affirmation impliquant qu’il aurait lu la pièce en question ; mais il se contredit ensuite, en insistant à nouveau sur l’idée qu’il ne connaissait pas le contenu de cette pièce de 1896-97, qui pouvait donc être différente de celle qu’il avait rédigée au départ (Cass 1904 I p. 369, II p. 686).
L’affirmation de Du Paty, en soi, n’aurait guère de valeur (Du Paty comme Mercier mentirent à de nombreuses reprises), si elle n’était pas en partie corroborée par le seul témoignage a priori recevable sur le sujet, celui de l’ancien juge Martin Freystätter.
D’après ce qu’il affirma tant à Rennes que dans un témoignage écrit envoyé à l’historien de l’Affaire Joseph Reinach et conservé à la BNF (BNF N.a. fr. 24896 2/XXII, F° 337-347, 382-383), le commentaire qui lui fut soumis au Conseil de guerre de 1894 n’était pas celui vu par Picquart en 1896, ni celui décrit par Du Paty à partir de 1899.
En particulier, Freystätter affirma toujours que le commentaire soumis au juge comportait une notice biographique accusant Dreyfus d’actes de trahison lors de sa formation initiale comme officier. Il affirma aussi dans sa communication à Reinach en avoir discuté avec Picquart, et avoir acquis la certitude que le commentaire que Picquart avait vu n’était pas celui qui lui avait été fourni en 1894. De fait, aucune notice biographique n’est évoquée par Picquart dans sa description de ce qu’il découvrit en 1896, et Du Paty insiste lui aussi sur le fait que le travail qu’il avait fourni ne comportait aucune notice biographique.
Tout ceci conduit à penser que le commentaire final fourni aux juges a pu différer significativement du commentaire originel de Du Paty, et que sur ce point précis ce dernier n’a pas forcément menti.
Reinach indique que cette version finale aurait été rédigée par Henry à la Section de statistiques, sans pour autant donner sa source (Reinach I p. 358-359). Freystätter précise dans sa lettre à Reinach que ce commentaire était rédigé d’une belle écriture calligraphique, et s’étendait sur deux pages et demi (BNF, N.a. fr. 24896 2/XXII, F° 342).
Ce commentaire final a-t-il été présenté à Gonse et à de Boisdeffre ? Il n’est pas possible de le savoir. Il est parfaitement possible que ce commentaire ait été réalisé sans recours ni au chef d’état-major de l’armée, ni au sous-chef d’état-major. Toutefois, Mercier affirma que le pli avait été scellé en présence de de Boisdeffre, ce qui laisse ouverte la possibilité que ce dernier ait pu lire le commentaire. De même, Gonse était le supérieur hiérarchique de Sandherr, et pouvait donc aussi avoir été mis dans le secret.
Quel que soit le contenu de ce commentaire final, il fut détruit par Mercier, en présence de De Boisdeffre et Sandherr, immédiatement après le procès qui se termina par la condamnation d’Alfred Dreyfus au bagne, et le commentaire originel de Du Paty fut seul conservé dans le dossier jusqu’à ce que Picquart le retrouve en 1896. Il ne reste plus aucune trace connue d’un commentaire avec notice biographique, en-dehors du témoignage de Freystätter, et des quelques allusions confuses de Du Paty.c) Le commentaire remis par Du Paty en 1904 : un faux
Dans une communication écrite, Du Paty décrivit ainsi en 1899 le commentaire qu’il aurait rédigé en 1894 (Rennes III p. 512) :
« Commentaire secret. — Ainsi que je l’ai dit devant la Cour de cassation j’ai été chargé d’établir au mois de décembre 1894, en présence du colonel Sandherr et avec sa collaboration, un commentaire sur certaines pièces secrètes que le colonel Sandherr a mises sous mes yeux. Ces pièces étaient les suivantes :
la pièce « Doute Preuve », cette pièce était accompagnée d’une traduction du colonel Sandherr qui savait l’allemand mieux que moi.
2° la lettre dite Davignon;
3° la pièce « Ce canaille de D. » Le colonel Sandherr nous dit que c’était une lettre de l’agent B à l’agent A. Je n’avais ni qualité ni moyens pour contrôler l’opinion du colonel Sandherr, opinion qui fut d’ailleurs partagée jusqu’à l’année dernière. par ceux qui connaissaient la lettre; il paraît que cette lettre est de l’agent A, à l’agent B. ;
4° une déclaration du colonel Henry dont je ne me rappelle plus les termes relativement aux propos que lui aurait tenus une personne honorable ;
5° des pièces dont je ne me rappelle plus la teneur ni l’objet, mais qui se rapportaient toutes à des faits contemporains du séjour du capitaine Dreyfus à l’Etat-Major de l’armée. […]
Quant au commentaire que j’ai établi sous la direction du colonel Sandherr il avait pour but d’établir la corrélation entre les pièces énumérées sous les paragraphes 1 à 5, ci-dessus ; de montrer qu’il y avait un traître à l’Etat-major de l’armée, que ce traître était un officier, qu’il appartenait ou qu’il avait appartenu au 2e bureau, et que ce pouvait être le capitaine Dreyfus. »
En 1904, présent cette fois à l’audience et pressé par la Cour de cassation et son procureur général, Baudouin, Du Paty fut sommé de remettre un brouillon de commentaire qu’il avait avoué avoir conservé. L’opération fut théâtralisée. Du Paty refusa, puis demanda l’accord de Mercier, puis accepta en remettant une copie du brouillon, puis finit par remettre l’original du brouillon. Cette valse-hésitation ressemble fort à une mise en scène destinée à accréditer le fait que ce brouillon était une pièce importante, et à lever tout doute sur le fait qu’elle contenait ce qui avait été lu au Conseil de guerre de 1894.
A l’examen précis de son contenu, il apparaît que le commentaire est un faux, un document apocryphe. Il fait référence en effet à un élément dont les deux témoins fiables, Picquart et Freystätter, affirmèrent unanimement qu’il n’était pas présent dans le dossier en 1894 et 1896.
Du Paty précisa dès 1899 que le commentaire contenait une déclaration de Henry « relativement aux propos que lui avaient tenus une personne honorable », et la version qu’il donna en 1904 fait allusion à deux reprises à ce témoignage, sous une forme d’ailleurs déjà peu cohérente (Cass 1904 I p. 374) :
[L’ami de l’attaché militaire allemand à l’état-major] ne peut être autre que l’officier dénoncé par V… qui, au mois de mars 1894, a avisé secrètement notre service des renseignements que ses collègues allemands et italiens (V… étant attaché espagnol) ont un officier à leur dévotion au 2e bureau de l’état-major de l’armée. Il tient le renseignement de (se reporter à l’original). II a confirmé son dire devant témoin tout récemment. (Note jointe D).
Le passage implique en effet deux pièces, un « original » contenant un rapport sur une conversation avec l’agent « V. », et une « note » portant semble-t-il à la fois sur cette première conversation et sur une deuxième — mais le texte n’est pas clair.
Simple ou double, le témoignage en question est celui de l’ex-attaché militaire espagnol Valcarlos ; il est certainement apocryphe, puisque non seulement Valcarlos a toujours nié l’avoir donné, mais de plus Picquart a toujours affirmé qu’il n’y en avait aucune trace dans le dossier en 1896. Il est absolument exclu que Picquart ait oublié un élément (et même plusieurs, si un original et une note étaient tous deux joints au dossier) qui, s’il avait été effectivement présent sous une forme ou une autre, aurait été l’unique début de preuve un peu probante permettant de soutenir l’accusation contre Dreyfus. Freystätter confirma également qu’aucune trace écrite du témoignage Valcarlos n’avait été communiquée aux juges en 1894, et n’évoqua, dans sa lettre à Reinach, qu’une éventuelle allusion orale faite par le président du Conseil de guerre, Maurel. Il est donc extrêmement improbable que le témoignage Valcarlos ait été inclus dans le dossier en 1894, et impossible qu’il y ait été inclus en 1896.
Le commentaire de 1904 n’est donc PAS un brouillon du commentaire vu par Picquart en 1896, puisqu’il manque à ce dernier l’un des éléments essentiels du premier. Du même coup, ce document de 1904 ne pourrait être un document authentique de 1894, comme l’affirme Du Paty, et l’accusation de 1894 ne pourrait contenir des pièces utilisant les « déclarations » de Valcarlos, qu’à condition de supposer que ce témoignage de Valcarlos aurait été introduit dans un premier commentaire de Du Paty, sur la base d’une note de Henry et peut-être d’un rapport communiqué à la Section, puis retiré d’un second commentaire de Du Paty (celui trouvé par Picquart) ainsi que de l’éventuel commentaire final de Sandherr (fourni à Freystätter), tandis que la note de Henry et l’éventuel rapport ou les rapports l’accompagnant étaient également retirés du dossier, si bien qu’il ne resterait plus de trace écrite du témoignage Valcarlos entre le jugement de 1894 et la réouverture du dossier par Picquart en 1896.
Ledit témoignage aurait enfin été réintroduit après le départ de Picquart dans le dossier, puisqu’il s’y trouve encore aujourd’hui sous deux formes ; d’une part sous la forme de deux rapports de l’ex-policier et agent du Service de statistique Guénée, rapports datés de 1894 et effectivement présents sous une forme différente dans le dossier en 1896 d’après le témoignage Picquart, mais réécrits pour y inclure les affirmation de Valcarlos (les « rapports Guénée » actuels, qui sont donc des faux, SHD 4J118 33 et 34) ; d’autre part par l’intermédiaire d’une note dont le contenu est attribué à Henry, et qui inclut des indications sur Valcarlos supposées dater de 1894 et pouvant correspondre à celles données dans la note à laquelle Du Paty avait fait allusion (SHD 4J118 35).
Aucune déclaration d’un quelconque des protagonistes de l’Affaire ne permet de supposer que pareil jeu de bonneteau ait eu lieu avec le témoignage Valcarlos, de supposer l’existence de deux commentaires successifs et profondément différents de la main de Du Paty, et enfin de comprendre pourquoi Sandherr, puis Henry auraient décidé de tromper Picquart en retirant du dossier un de ses éléments essentiels après le jugement de 1894 ; Picquart avait la confiance entière de Sandherr, et était le supérieur direct de Henry. Le témoignage Valcarlos, les rapports Guénée modifiés et la note de Henry sur le témoignage Valcarlos sont donc très probablement des inventions de 1896-97, faisant partie de la vague de faux générée par Henry et Gonse pour contrer Picquart.
Auquel cas le commentaire de Du Paty fourni en 1904 date forcément lui aussi d’après 1896-97 et est apocryphe, peut-être même rédigé peu avant la comparution de Du Paty devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Au passage, le commentaire de 1904 ne correspond même pas à la description que Du Paty lui-même donnait de son travail en 1899, puisqu’il ne contient aucune allusions au 5° point développé en 1899 (« des pièces dont je ne me rappelle plus la teneur ni l’objet, mais qui se rapportaient toutes à des faits contemporains du séjour du capitaine Dreyfus à l’Etat-Major de l’armée »). Et Du Paty a menti sur la nature, la date de rédaction et le contenu de ce document, mensonge concocté avec la complicité active de Mercier, et corroboré par Gonse et De Boisdeffre.
Pour conclure, le commentaire fourni en 1904 est donc au mieux une pièce éminemment suspecte, qui ne peut en aucun cas servir à déterminer le contenu de l’accusation de 1894, et n’en est même pas une trace comme Du Paty le prétend ; pour ce travail, les seules bases solides restent, par ordre chronologique de lecture du dossier par les protagonistes, les déclarations de Freystätter, entièrement incompatibles avec la version donnée par Du Paty, et celles de Picquart, que le commentaire de 1904 reprend intégralement, n’y ajoutant que le faux Valcarlos. Le commentaire de 1904 n’ajoute donc rien à ce que nous savons du dossier, si ce n’est une nouvelle tentative de faux.2 – Quel statut pour le commentaire de 1896 ?
Curieusement, Picquart ne paraît pas avoir pris la mesure du problème que posait l’apparition du témoignage Valcarlos dans le commentaire de 1904. Tous ses témoignages de 1898, 1899 et 1904, comme le long article récapitulatif qu’il publia en plusieurs épisodes dans la Gazette de Lausanne en 1903, montrent qu’il a toujours cru à l’existence d’une seule et unique version. Il aurait pourtant dû être évident à ses yeux que puisqu’un élément essentiel du commentaire présenté par Du Paty en 1904 était absent du commentaire que lui-même découvrit en 1896, le commentaire de 1904 était en réalité une nouvelle version. Mais le faux de Du Paty ne semble s’être écarté de son modèle d’origine que sur un seul point, le témoignage Valcarlos, et Picquart se contenta de valider cette ressemblance d’ensemble.
Surtout, Picquart se refusa toujours à envisager que le commentaire de Du Paty qu’il avait vu en 1896 ait été très différent du commentaire fourni aux juges. Il aborda brièvement le problème dans sa série d’articles de la Gazette de Lausanne (article du 1er août 1903), et justifia sa position avec les trois arguments suivants :
– Il a reconnu l’écriture de Du Paty
– Boisdeffre et Gonse n’ont pas objecté à propos du commentaire lorsque Picquart leur a présenté en 1896.
– Mercier a exigé de brûler le commentaire découvert par Picquart en 1896.
Le premier point est l’élément qui permet de tenir pour certain que Picquart a vu au moins une version du commentaire originel, rédigée par Du Paty en 1894 ; si éventuel commentaire final de Mercier et Sandherr il y eut, il n’était pas de l’écriture de Du Paty. Il est par conséquent normal que Picquart n’ait pas été surpris par la révélation du « brouillon du commentaire » que du Paty a livré en 1904, et que son auteur avait évidemment veillé à faire coïncider grosso modo, Valcarlos excepté, avec ce que Picquart avait déjà expliqué publiquement avoir vu en 1896 — mais il n’en reste pas moins que le commentaire donné aux juges pouvait être différent de celui qu’il avait découvert, écriture de Du Paty ou pas.
Le second point tendrait à confirmer la version de de Boisdeffre et Gonse, qui affirment avoir eu connaissance uniquement du commentaire originel de Du Paty. Ils n’avaient donc pas de raisons non plus d’être surpris de voir ce qui pour eux pouvait être le seul commentaire. Mais là encore, l’absence de surprise de Boisdeffre et de Gonse n’est certainement pas une preuve de l’identité des deux commentaires, l’originel réapparu en 1896 et celui fourni aux juges en 1894. D’autant que ce dernier, s’il était différent, avait été détruit par Mercier et que Gonse comme De Boisdeffre le savaient certainement ; dans ces conditions, il devenait compliqué d’expliquer à Picquart qu’une pièce essentielle lui manquait.
Le dernier point s’appuie sur le système Mercier, puisqu’au moment de la destruction du commentaire originel découvert par Picquart, fin 1896, l’ancien ministre d’après ce qu’il affirma plus tard, ne voulait laisser aucune trace de son forfait. Mais la destruction du commentaire réapparu en 1896, là encore, ne prouve rien quant à l’existence et au contenu du commentaire final de 1894 que Freystätter affirme avoir vu. Que Mercier aie voulu détruire toutes les traces de la forfaiture de 1894 n’implique nullement que ces traces étaient toutes les mêmes.
Comme dans le reste de notre travail, nous sommes donc renvoyés aux deux témoignages contradictoires de Picquart et de Freystätter, sans pouvoir véritablement trancher entre les deux.Du commentaire de 1904 aux commentaires de 1894, conclusion provisoire
Le commentaire de 1904 représente presque certainement un dernier effort pour glisser un nouveau faux dans le dossier Dreyfus — son authenticité réclamerait de supposer trop d’acrobaties de la part des militaires entre 1894 et 1897 pour qu’elle soit plausible. Effort concerté de surcroît, car il faut souligner qu’outre Du Paty et Mercier, à l’origine du faux, Gonse et De Boisdeffre se gardèrent bien d’attirer l’attention sur le caractère suspect de la version de 1904 et sur le problème du témoignage Valcarlos, au contraire même puisque De Boisdeffre fit directement allusion à cet élément. Cette attitude tendrait à indiquer qu’ils étaient des complices actifs de Mercier et Du Paty.
Une telle tentative de la onzième heure n’aurait qu’une importance relative, puisqu’elle ne change rien à la description de l’accusation donnée par Picquart sur la base de ce qu’il avait vu en 1896, si elle ne nous laissait pas désarmés (et pour ceux qui ont lu notre livre, disons-le, désarmés une fois de plus) devant la contradiction entre les témoignages de Picquart et de Freystätter. Le commentaire de 1904, pièce postérieure aux déclarations de Picquart, ne peut pas servir à confirmer que ce que celui-ci a lu en 1896 était bien un compte-rendu fidèle de l’accusation de 1894, et à infirmer les souvenirs de l’ex-juge. Si Du Paty n’avait pas menti, si le commentaire de 1904 n’avait pas contenu de faux, il aurait pu constituer au moins une présomption à cet égard; mais l’utilisation du témoignage Valcarlos interdit d’en faire autre chose qu’une illustration de la duplicité des adversaires de Dreyfus, et du degré de corruption auquel en étaient arrivées les plus hautes sphères de l’État-major.
Et du même coup, il est impossible d’être certain du contenu de l’accusation de 1894 à partir du seul témoignage de Picquart. Certes, il a vu le commentaire originel de Du Paty, selon toute probabilité. Mais la conservation dans le dossier de la Section de ce commentaire originel ne prouve nullement que le commentaire final soumis aux juges avait le même contenu. Mercier affirma avoir exigé que ce commentaire final soit détruit et qu’il n’en reste pas de trace, et son ordre a pu être donné et suivi. Le même Mercier se répandit également plus tard en lamentations à propos de la conservation du commentaire de Du Paty à son insu par Sandherr, accréditant ainsi l’idée que les deux commentaires n’en faisaient qu’un, mais son témoignage, toujours suspect, peut fort bien avoir eu pour but de brouiller les pistes ; si Sandherr a gardé le commentaire originel de Du Paty, n’est-ce pas justement par ce qu’un écart important existait entre cette version originelle obsolète et le véritable commentaire?Pour conclure, il se peut que Picquart ait cru à tort avoir vu le commentaire de 1894, alors qu’il pouvait s’agir seulement d’une pièce dont le contenu a certainement été repris en totalité ou en partie dans le commentaire soumis aux juges, mais qui ne permet pas de reconstituer de manière certaine ce commentaire final, dont on n’a plus aucune trace. Dans ce cas, toute la dramatisation faite autour du commentaire vu par Picquart, y compris la destruction du commentaire Du Paty en 1897, serait une mystification, destinée à accréditer la version d’un DS relativement banal et peu accusateur, sinon honnête, en tout cas assez prudent.
On est dès lors fondé à penser le contraire : mais rien ne permet non plus de faire plus que des hypothèses sur ce que ce commentaire final pouvait comporter d’éléments supplémentaires par rapport à la version Picquart, ni de reconstituer avec un minimum de solidité une version compatible avec ce que Freystätter dit avoit vu. Et à tous ces égards, le commentaire de 1904 est d’une inutilité complète, et n’ajoute pas un iota d’information à celles que nous avons héritées de l’ex-chef des services secrets et de l’ex-juge. Il serait donc plus que temps de lui retirer le statut de source importante qu’il a conservé dans l’historiographie jusqu’à nos jours.PG & PS
Annexe 1 : Description du dossier secret par Picquart au Garde des sceaux (CARAN BB19 105, Liasse 1, « Dossier de procédure »)« Confidentiel Paris, le 14 Septembre 1898
Monsieur le Garde des Sceaux,
[…]
II. Dossier secret
Lorsqu’on s’est aperçu qu’il n’y avait d’autres charges contre Dreyfus que le bordereau, on a cherché dans les pièces déjà anciennes du service des renseignements celles qui pouvaient s’appliquer à lui; et on en a formé un dossier secret que je vais étudier en détail.
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Ce dossier tel qu’il avait été renfermé dans l’armoire de Henry fin décembre 1894, et tel que je l’ai reçu des mains de Gribelin fin août 1896, était divisé en deux parties.
La première qui fut communiquée aux juges en chambre du conseil se composait de 4 pièces accompagnées d’un commentaire explicatif rédigé, à ce que m’a assuré le colonel Sandherr, par du Paty de Clam.
La deuxième partie du dossier était de peu de valeur; elle comprenait 7 à 8 pièces en tout, savoir quelques photographies de la pièce: « ce canaille de D. » et quelques pièces sans importance se rattachant plus ou moins à celles de la prmière partie.
Je vais examiner successivement les pièces de la première partie en indiquant autant que mes souvenirs me le permettent, les termes du commentaire y relatif – Je tiens à affirmer, d’ailleurs, que ces souvenirs sont restés très vifs en raison de la profonde impression que m’a causé la vue de ce dossier.
1° pièce. C’est le canevas, déchiré en morceaux et reconstitué, d’une lettre ou d’une note écrite par Schwarzkoppen probablement à ses supérieurs. Schwarzkoppen avait l’habitude de faire ainsi des canevas qu’il jetait ensuite au panier. Cette pièce écrite en allemand est de fin 1893 ou du commencement de 1894. Je la crois authentique. Elle était ainsi conçue (ou à peu près): « Doutes… que faire… qu’il montre
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son brevet d’officier… il y a à craindre… que peut-il fournir?… il n’y a pas d’intérêt à avoir des relations avec un officier de troupe »
Le simple bon sens indique que l’auteur de ce canevas vit reçu des propositions d’un individu se disant officier, qu’il avait des doutes sur l’opportunité qu’il y avait à entrer en relations avec lui, et qu’en tout casil s’agissait de quelqu’un qui était dans la troupe.
Le texte allemand est fidèlement traduit dans le commentaire de du Paty, mais du Paty en tire une conclusion bien inattendue: « A [au-dessus: Schwarzkoppen] trouve, dit du Paty, qu’il n’y a pas d’intérêt à avoir des relations avec un officier de troupe; aussi choisit-il un officier d’état-major et le prend-il au Ministère »
Ce commentaire permet de se rendre compte de l’esprit perfide dans lequel du Paty a agi. Il éclaire pleinement sur ses intentions, son but et les moyens qu’il a employés pour y parvenir.
2° pièce. C’est une lettre authentique de B… [en-dessous Panizzardi] à A… [en-dessus: Schwarzkoppen]. Elle date du commencement de 1894. Elle a été déchirée, puis reconstituée. Elle est à peu près ainsi conçue: « Je voudrais bien avoir tel renseignement sur une question de recrutement (1) [en note en bas de page: (1) La question n’était absolument pas confidentielle] je vais le demander à Davignon (alors sous chef du 2e bureau), mais il
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me dira rien; demandez-le donc à votre ami, mais il ne faut pas que Davignon [au-dessus: le sache] parce qu’il ne faut pas que l’on sache que nous travaillons ensemble »
Pour l’intelligence de la chose il faut dire que les attachés militaires [au-dessus: étrangers] allaient environ une fois par semaine au 2e Bureau où du temps du Colonel Leloup de Sancy, alors chef de ce bureau, on les renseignait très libéralement sur tout ce qui n’était pas confidentiel; les officiers du 2e bureau se plaignaient même de travailler plus pour les attachés étrangers que pour l’Etat-Major.
Le commentateur dit: « A l’époque où B… [au-dessus: Panizzardi] écrit à A… [au-dessus: Schwarzkoppen], Dreyfus était au 2e Bureau. C’est évidemment lui que B… [au-dessus: Panizzardi] désigne comme l’ami de A… [au-dessus: Schwarzkoppen]»
Ce commentaire est absurde. D’abord rien n’a jamais permis d’établir que A… [au-dessus: Schwarzkoppen] eût eu des relations avec Dreyfus, sauf si l’on admet que le bordereau est de ce dernier. Rien n’indique en tout cas que cet ami soit Dreyfus ni que ce soit quelqu’un qui fournissait à A… [au-dessus: Schwartzkoppen] les documents secrets. B Panizzardi en parle trop légèrement pour cela surtout quand il dit qu’il ne faut pas que Davignon le sache. Cet ami peut être soit le Colonel de Sancy, soit du Paty lui-même qui était lié avec Schwarzkoppen, soit le chef de la section allemande à ce moment-là (j’ai oublié son nom); tous ces officiers étaient
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en excellents termes avec Schwartzkoppen, et n’auraient pas hésité à lui donner, pour lui être agréable, un renseignement banal comme celui dont parle Panizzardi.
3° pièce. C’est une lettre authentique de Panizzardi à Schwarzkoppen du commencement de 1894; elle a été déchirée et reconstituée. Panizzardi dit à peu près: « J’ai vu ce canaille de D… il m’a donné pour vous 12 plans directeurs de Nice, etc… »
Le commentateur dit que quand on a reçu cette lettre au service des renseignements on a vérifié si les plans directeurs déposés à la Direction du Génie et au service géographique étaient à leur place; ils y étaient. On n’a pas vérifié si ceux du 1° bureau y étaient aussi, d’où il est permis de croire que D…, c’est-à-dire Dreyfus avait pris ceux du 1° bureau et les avait prêtés momentanément à Panizzardi pour les remettre à Schwarzkoppen. En effet Dreyfus avait été au 1° Bureau en 1893 il avait travaillé dans la pièce où étaient déposés ces plans, et on n’avait pas changé les mots des serrures.
Cette accusation est monstrueuse pour qui connaît le fonctionnement des bureaux de l’Etat-Major. D’abord 12 plans directeurs forment un paquet considérable et à la section des places fortes du 1° bureau on se fût aperçu immédiatement de leur disparition. Comment admettre que
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Dreyfus qui depuis un an n’appartenait plus au 1° bureau aurait pu y pénétrer, s’emparer d’un paquet semblable, acte d’autant plus dangereux que l’exemplaire du 1° bureau est unique et que la place de Nice est une de celles dont on a le plus souvent à s’occuper; comment admettre que toujours sans être vu il ait pu rapporter ce paquet, alors qu’il avait sous la main [au-dessus: au 2° bureau] une quantité d’autres documents autrement intéressants pour Schwarzkoppen?
Il y a lieu de remarquer que rien dans la lettre de Panizzardi ne dit qu’il faille rendre les documents, et c’est pourquoi j’incline à croire qu’ils ont dû être pris au service géographique où on les imprime, et d’où il serait possible d’en distraire sans trop de difficultés et sans qu’on s’en aperçoive, alors qu’au 1° bureau la chose est purement impossible.
Quant à l’initiale D. elle ne signifie rien. L’Italie ne garde pas pour ses espions l’initale réelle. J’ai connu un espion qui s’appelait réellement C., il s’est présenté aux italiens sous le nom de L. et ils l’ont baptisé M. Je citerai les noms complets, s’il le faut.
Enfin le ton général de la lettre de Panizzardi ne saurait s’appliquer à un homme qui aurait eu, au point de vue de l’espionnage, l’importance de Dreyfus.
4° pièce. C’est un rapport d’où il ressort, si je m’en souviens bien, que l’attaché militaire espagnol était parti en 1894 en mission en Suisse sans que sa
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situation fût régulière. Les attachés allemands l’ont su et s’en sont plaints au 2e bureau.
Or, dit le commentateur, le 2e bureau a su le départ de l’attaché espagnol dès qu’il s’est produit; Dreyfus a donc pu le savoir et il n’y a que lui qui ait pu en avertir si vite les allemands.
Ce raisonnement vaut les précédents; comment Dreyfus, petit stagiaire, était-il si bien au courant de ce qu’apprenait le chef du 2e Bureau? Comment s’il avait averti les allemands ceux-ci seraient-ils venus compromettre leur informateur en se montrant si bien informés? Il faut remarquer d’ailleurs que l’attaché espagnol et les attachés allemands étaient très liés et que ceux-ci ont pu savoir le départ de l’espagnol par toutes sortes de voies.
Toutes les objections que je viens d’énumérer, je les ai faites à mes chefs et au commandant Henry, et ils n’ont pu nier leur valeur. Elles ont été pour beaucoup, je crois, dans la naissance du faux Henry où Dreyfus est nommé en toutes lettres.
Je n’ai pu parler ici que d’après mes souvenirs; s’il y avait des points restés obscurs, je prie instamment que l’on me remettte les pièces sous les yeux et me présente les objections qui pourraient surgir; j’ai étudié toutes ces pièces à fond il y a deux ans en pleine connaissance de cause, et je ne suis arrivé à la conviction absolue
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que j’ai de leur inanité, au point de vue de la culpabilité de Dreyfus, qu’après avoir envisagé la question sous toutes ses faces.
Si l’on s’étonnait que ces pièces aient pu décider l’opinion incertaine des juges du conseil de guerre de 1894, il faut se dire qu’ils sortaient d’un débat de 4 jours dont ils étaient profondément troublés, qu’ils cherchaient une idée claire et nette à laquelle ils puissent se rattacher après les discussions confuses des experts, et qu’ils l’ont trouvée dans le commentaire du dossier secret, commentaire dont ils connaissaient l’origine et dans lequel ils aveint par suite une confiance entière. Hors d’état ne fût-ce que comme question de temps, de se rendre compte par eux-mêmes de la valeur de pièces absolument nouvelles pour eux, ils ont accepté l’explication qu’on leur en donnait, sans se douter du piège que leur loyauté foncière les empêchait d’apercevoir »
Annexe 2 : Description du dossier secret par Picquart (Cass 1898 I, p. 135-139)
« Ces pièces (et je cite de mémoire) étaient au nombre de quatre; la quatrième était peut-être double. Elles étaient accompagnées d’un commentaire, qui aurait été rédigé par du Paty, d’après ce que m’a dit le colonel Sandherr. »a) memento
« La première pièce était un brouillon, ou canevas, déchiré en morceaux et reconstitué; il y avait quelques lacunes; ce canevas, en langue étrangère, était à peu près ainsi conçu: « Doute. Que faut-il faire? Que faut-il fournir? Qu’il montre son brevet d’officier… (il y a ensuite une phrase où il parle de danger possible) et enfin ces mots « Il n’y a pas d’avantages à avoir des relations avec un officier de troupes. [suit une discussion sur le texte exact] Mon impression extrêmement nette, lorsque j’ai lu cette pièce, en août 1896, et que j’ai tenue entre mes mains, était que l’auteur exprimait des doutes au sujet de relations possibles avec un officier de troupes et non avec un officier d’Etat-major, comme le fait ressortir le commentaire. J’ai porté la pièce, dès le lendemain, au général de Boisdeffre, et je l’ai prié de remarquer qu’il ne pouvait s’agir que de relations avec la troupe. J’ai exprimé la même opinion auprès du général Gonse, le 3 septembre. Et ils ne m’ont pas donné de raisons qui aient été de nature à me faire changer d’opinion. Le commentaire, lui, était très net et disait: « il n’y a pas d’avantages à avoir des relations avec un officier de troupes. Il entre en relations avec un officier d’Etat-major et le prend au Ministère. » Je crois cette pièce authentique. »b) Davignon
« La deuxième pièce est une lettre de B… à A… relative à une question banale. J’avais dans la tête que c’était une question de recrutement; en réalité j’ai vu dans le compte rendu des débats qu’il s’agit d’une question de réserviste. B… dit (autant que ma mémoire me permet de me rappeler): « Je demanderai ce renseignement à Davignon, mais il ne me dira rien, demandez-le à votre ami. Mais il ne faut pas que Davignon le sache. Il ne faut pas qu’on sache que deux attachés travaillent ensemble. » Le commentaire en concluait que A… avait un ami au 2e bureau. La chose est fort possible: les agents étrangers venaient régulièrement au 2e bureau, où ils étaient fort bien accueillis et où on leur donnait tous les renseignements non confidentiels dont ils pouvaient avoir besoin. Les termes dans lesquels B… parle de l’ami de A… excluent l’idée d’un informateur secret ».c) Ce canaille de D…
Je passe à la troisième pièce, celle dite « Ce canaille de D… » J’avais toujours cru qu’elle était de B… à A… mais en réfléchissant à la nature des renseignements fournis, il semble plus naturel qu’elle soit de A… à B… Voici à peu près ce que j’ai retenu de cette lettre assez longue (je cite de mémoire): « J’ai vu ce canaille de D.. qui m’a remis pour vous 12 plans directeurs de H… » Il y a aussi ces mots: « Je lui ai dit qu’il était fou » et ceci a son importance à cause de certains raisonnements que faisait Du Paty en rattachant ce texte au bordereau.
Sur le commentaire relatif à cette pièce, je m’en rapporte entièrement à ce que j’ai dit dans ma lettre au Garde des sceaux.
[suit une longue discussion sur le fait que la lettre ne pouvait pas désigner Dreyfus; rien pour nous là-dedans.]
D. je vous donne connaissance du document en question dans la mesure dans laquelle je puis le déchiffrer. Il y a, au bas, un nom qui paraît être « Alexandrine ». La connaissance de ce document vous rappelle-t-elle quelque chose d’utile à dire?
R. « Alexandrine » était une signature connue au bureau. Il me serait impossible de vous dire actuellement si c’est celle de A… ou de B… Le commandant Lauth pourrait certainement vous fixer à cet égard. Cependant je dois dire qu’il serait bon de contrôler d’une façon très sévère les indications qui étaient courantes au bureau des renseignements: je crains bien que, trop souvent, nous nous soyons laissé aller à accueillir trop facilement les indications et les assertions qui nous étaient fournies par les agents subalternes au sujet de l’origine des documents. Et une fois une légende admise, il était impossible, pour ainsi dire, de la détruire.
D. A quelle date cette pièce est-elle arrivée au bureau? R. D’après ce qu’on m’a dit, ce devait être en 1893 ou 1894.d) Rapports Guénée
Le quatrième document est celui auquel j’ai les souvenirs les plus confus comme forme extérieure. Je vous ai dit tout à l’heure que je croyais qu’il était double: c’est un souvenir qui m’est revenu à l’instant, mais il n’est pas précis. Par contre, je crois bien me souvenir de l’objet de ce document: c’est un rapport indiquant que l’attaché militaire E… se serait rendu sans autorisation spéciale en Suisse. A… l’aurait su et s’en serait plaint au 2e bureau. Comme on avait su le départ de E… au 2e bureau par le service des renseignements, celui-ci en a induit que A… avait été averti par son ami du 2e bureau. Je crois bien que le renseignement avait été donné à notre service des renseignements par la personne honorable dont il a été parlé dans le témoignage de Henry, et transmis par l’agent Guénée; ce serait un fait à vérifier. En tout cas, je suis presque certain que Guénée a fait un rapport à ce sujet. J’estime que A… a pu être averti d’une façon bien plus simple, les agents étrangers ayant entre eux des relations assez suivies pour qu’un départ soit immédiatement connu. Je crois d’ailleurs me souvenir que E… était particulièrement lié avec A…, ce qui rendrait l’information rapide de A… absolument naturelle. Si c’eût été un agent secret du 2e bureau qui eût averti A…, il paraîtrait extraordinaire que A… fût venu montrer immédiatement au 2e bureau qu’il avait ce renseignement.
Notre commentaire :
Il y aurait donc eu plusieurs commentaires. Tel est le point de départ. Et il est vrai que nous ne nous sommes jusqu’à présent peu posé de questions sur la possibilité de plusieurs versions. Mais cela dit ce ne peut être qu’une hypothèse. Car le problème de nos auteurs, si enclins à trouver des faux partout, c’est qu’ils ont toujours tendance à prendre pour argent comptant les déclarations des différents témoins qui sont susceptibles de servir d’appui à leurs diverses thèses censées nous dire enfin l’Affaire. Ils négligent juste, dans leur théorie des différentes versions du commentaire, deux faits qui valent plus généralement. Le premier c’est que des versions peuvent différer parce que les témoins mentent et ont un intérêt personnel à ne pas tout dire ou à brouiller les pistes ; le second c’est que leur mémoire pourrait être bien imprécise voire même, phénomène naturel, procéder à une reconstruction de souvenirs.
Ainsi, illustration du premier fait, concernant le commentaire qu’il avait rédigé, Du Paty affirma successivement – je ne donne que quelques exemples et les premiers – qu’il l’avait rédigé en « présence du colonel Sandherr et avec sa collaboration » ou « sous son ordre » et « sous sa direction », ce qui n’a pour le moins pas le même sens. On comprend bien ce que peuvent valoir ces déclarations et la logique qui y présidait. Du Paty cherchera vite à se décharger, expliquer qu’il n’avait été là qu’en exécutant, et que s’il devait y avoir faute elle ne pouvait qu’incomber qu’à celui qui l’avait dirigé. D’autre part, on comprend bien aussi que ce commentaire, scandaleux dans son principe et dans son contenu, devait être bien compliqué à assumer. Du Paty avait tout à fait intérêt à se dégager et à expliquer que les chefs y avaient apporté la dernière main. Sans prendre en considération ces éléments, on ne peut comprendre ses contradictions qui rendent donc son témoignage inutilisable.
Le second fait, nettement plus important pour la question qui nous occupe, est celui de l’imprécision, voire de la reconstruction bien naturelle, qu’un témoin peut avoir, peut faire, de ses souvenirs et qu’illustre parfaitement le témoignage Freystätter. Freystätter n’a connu le dossier, pendant le procès de 1894, qu’un court moment, pendant les délibérations. Il en parlera la première fois précisément à l’été 1899, soit 4 ans et demi plus tard. Un tel laps de temps peut suffire, croyons-nous pour voir ses souvenirs se brouiller. On pourrait se dire toutefois que l’importance de la chose aurait pu la graver à tout jamais en sa mémoire. Ce serait juste si ce n’était que la transmission du dossier secret ne fut pas pour lui une surprise et fut même un épisode banal et sans importance. Il raconte en effet dans ses souvenirs à Reinach, dont parlent nos auteurs, que les juges avaient été prévenus avant le procès de l’existence du dossier et que la question de l’illégalité avait été vidée avant toute possible opposition par Maurel (je renvoie pour le détail aux p. 155 et 163-164 de mon Histoire de l’affaire Dreyfus). Mais voyons ce qu’il en est car si en effet notre remarque sur les imprécisions de mémoire bouscule une évidence, elle ne vaut rien en elle seule. Voyons donc ce témoignage d’une capitale importance puisque c’est sur lui que repose toute l’argumentation de nos auteurs. Pour une meilleure compréhension, je la rappelle : il y eut plusieurs commentaires puisque la description qu’en fait Freystëtter est différente de celle de Du Paty et de celle de Picquart et donc Du Paty ne mentait pas quand il disait, pour faire simple, que la version soumise aux juges ne fut pas la sienne mais une autre qu’avec nos auteurs on pourrait, s’il y eut bien une version finale, attribuer à Mercier et Sandherr.
Freystätter en effet parle dans son témoignage d’une notice biographique dont Du Paty ne parle pas et que Picquart ne vit pas. Reproduisons sa déclaration de Rennes :
Cet extrait donné, avant d’en entreprendre l’analyse, j’en reviens à la question de méthode. Ce qui m’oppose et m’opposera toujours à Pierre Gervais et alii est leur façon de travailler dont je parlais plus haut à propos de l’accusation de faux, et sur laquelle je ne cesse d’insister dans mes posts du présent blog, dans la « conversation » que j’eus avec le premier d’entre eux sur leur forum et dont nous avons ici une nouvelle illustration. Ce que je reproche à Pierre Gervais et alli est de systématiquement décontextualiser les textes, de n’y prendre que ce qui les arrange et de laisser tout aussi systématiquement de côté ce qui les embarrasse. L’historien ici, ayant trouvé cette déclaration ne peut se satisfaire d’y noter cette différence capitale (qui peut en effet indiquer l’existence de plusieurs commentaires). Il SE DOIT de soumettre l’ensemble du texte à la critique et chercher à en peser la fiabilité. Faisons-le donc puisque nos auteurs ne l’ont pas fait dans leur étude. Freystätter a vu une notice biographique et il est le seul à l’avoir vue. Soit. Mais que dit-elle cette notice ? Elle parlera des « trahisons commises par Dreyfus à l’École de Bourges [et] à l’école de guerre ». Invité un peu plus tard par Mercier à préciser ce que disait la notice relativement à la trahison de Bourges, Freystätter précisera qu’elle « concernait un obus ». Mercier accusera Freystätter de mensonge : il ne pouvait s’agir que de l’obus Robin ou de l’obus à Mélinite qui ne furent d’actualité qu’après 1894… Mercier ne mentait pas. Ce ne fut qu’en 1896 que fut découverte la transmission de l’obus Robin aux Allemands (qui fut toutefois par la suite une charge supplémentaire contre Dreyfus) et la question du chargement des obus en mélinite ne fut attribuée à Dreyfus que « postérieurement au procès de 1894 », selon une note – en tous points fiable – de Cuignet du 8 juillet 1898 (pièce 67 du dernier inventaire dossier secret). Pourquoi nos auteurs n’évoquent-ils pas ce fait. Pourquoi, puisqu’ils mentionnent le commentaire n’en donnent-ils pas le texte dans la longue annexe à leur étude ?
Mais ce n’est pas tout. Il y est aussi question de la « dépêche Panizzardi » sur laquelle nous nous accordons tous aujourd’hui à dire qu’elle ne fut pas dans le dossier secret de 1894. Tous et mêmes nos auteurs qui ne la donnent pas dans leur inventaire de ce qu’ils affirment être le dossier transmis au procès. Ne peut-on donc relativiser ce témoignage donné dans l’étude commentée « comme le seul témoignage a priori recevable sur le sujet » et, si on pense pouvoir le soutenir, le faire en n’omettant rien de ce qu’il dit ? Et nos auteurs le savent bien que ces souvenirs sont problématiques. Je cite la page 212 de leur ouvrage :
Si le témoignage de Freystätter est extrêmement précieux car il est le seul à émaner d’un ancien juge du conseil de guerre de 1894, il n’est peut-être pas recevable dans le détail, ce qui est naturel pour une reconstitution proposée plusieurs années après les faits.
Pourquoi ne serait-il pas « recevable dans le détail » quand il s’agit de la « dépêche Panizzardi » et le deviendrait-il quand il s’agit de la composition du dossier ? Pourquoi nos auteurs ne donnent-ils pas le passage du témoignage en entier comme ils le font dans leur livre ? Pourquoi ne s’interrogent-ils plus sur sa fiabilité ? Pourquoi, pour ce faire, ne reprennent-ils pas leur développement sur la « dépêche Panizzardi »?
Voyons la suite de la démonstration.
Et pour cela citons nos auteurs :
Simple ou double, le témoignage en question est celui de l’ex-attaché militaire espagnol Valcarlos ; il est certainement apocryphe, puisque non seulement Valcarlos a toujours nié l’avoir donné, mais de plus Picquart a toujours affirmé qu’il n’y en avait aucune trace dans le dossier en 1896. […] Freystätter confirma également qu’aucune trace écrite du témoignage Valcarlos n’avait été communiquée aux juges en 1894, et n’évoqua, dans sa lettre à Reinach, qu’une éventuelle allusion orale faite par le président du Conseil de guerre, Maurel. Il est donc extrêmement improbable que le témoignage Valcarlos ait été inclus dans le dossier en 1894, et impossible qu’il y ait été inclus en 1896.
Trois sources ici. Puisque nous pouvons nous accorder maintenant sur la nécessité d’écarter le témoignage de Freystätter, il nous reste Valcarlos et Picquart. Valcarlos, tout d’abord. Il l’a en effet dit mais une telle déclaration n’indique pas grand-chose et Valcarlos n’avait pas à intérêt non seulement à dire qu’il avait pu participer à l’injustice qui frappa Dreyfus mais surtout à reconnaître qu’il se livrait, lui de la meilleure noblesse espagnole, attaché militaire à l’ambassade, à l’espionnage et de surcroît au bénéfice des Français. On comprend bien l’impasse dans laquelle il était quand interrogé par la Cour il déclara que ce qui se passait au ministère de la Guerre ne le « regard[ait] pas ; je suis étranger, je vis en France avec le respect des lois […] (t. 2, p. 379). Un témoignage qu’il faudrait donc considérer comme a priori douteux et qui nous fait nous étonner encore que nos auteurs ne se montrent pas à son égard plus prudents. Demeure Picquart. Picquart parle bien de la présence du commentaire dans le dossier qu’il a consulté en 1896 mais pas de ce qu’en dit Du Paty. Du Paty parle d’une « déclaration », Picquart dit avoir vu des rapports sur la déclaration, rapports dus à Guénée. Il ne s’agit donc pas du même document et il y a bien ici en effet un problème. Pour nos auteurs l’affaire est entendue et sur la base de ses trois sources dont une est à écarter, l’autre suspecte et la troisième en effet troublante, ils affirment sans le moindre doute, sans plus de précautions, que le brouillon transmis en 1904 ne peut-être qu’un faux réalisé après 96 (le moment où Picquart a eu le dossier) voire avant son dépôt à la Cour en 1904 et les réticences qui auraient été celles de Du Paty à ce moment pour le livrer aux magistrats n’auraient été que théâtre. Nos auteurs ne veulent pas prendre en considération l’extrait du journal intime de Du Paty que je leur mets sous les yeux depuis longtemps et je m’étonne qu’encore une fois plutôt que de discuter une pièce, ils l’écartent. Mais nous savons pour avoir lu Pierre Gervais il y a peu que ce journal intime n’est peut-être « pas très intime ». Pierre Gervais n’a pas vu la pièce, il ne connaît pas son histoire mais il le pense. Soit. Mercier et Du Paty se seraient donc entendus, Du Paty aurait joué son rôle devant les magistrats pour donner du poids au brouillon qu’il fallait transmettre et aurait truqué un journal intime tenu depuis des années au cas où un jour un historien tomberait dessus… C’est difficile à soutenir…
Mais revenons à Picquart. Qu’il ait vu une autre pièce concernant Valcarlos que celle que décrit Du Paty est troublant, disions-nous et ne peut que nous interroger. Mais cela ne prouve aucunement que Du Paty ait menti. Ce mensonge ne peut-être qu’une hypothèse et il aurait fallu le présenter comme tel. Car il y en aurait une autre, que j’ai exposée dans mon livre avec toutes les précautions d’usage, et à laquelle nos auteurs semblent penser dans un de leur développement. J’en recopie ici le passage en enlevant les notes peu compatibles avec ce genre de publication et qu’on pourra trouver dans mon livre :
Quand nous avons évoqué le dossier secret, nous évoquions, on s’en souvient, le fameux rapport Guénée, en deux parties datées des 28 mars et 6 avril 1894, relatant les confidences de l’attaché militaire espagnol en second, le marquis de Valcarlos. Un rapport double qui confiait que « les attachés allemands ont dans les bureaux de l’état-major de l’armée un officier qui les renseigne admirablement », « un ou plusieurs loups dans votre bergerie ». Nous avons dit que ce rapport, ainsi que l’a prouvé Marcel Thomas, était un faux, une reprise d’un autre rapport en deux parties datées des 28 et 30 mars 1894, semblable en grande partie mais dans lequel ne figurait pas la moindre mention d’un traître à l’État-major. C’est sur la base de cette découverte qu’on a pu affirmer depuis qu’un faux avait été commis dès le début de l’affaire pour perdre Dreyfus. Si ce faux est une réalité, nous avons proposé toutefois une hypothèse différente. Il n’aurait été commis que bien plus tard et s’il fut bien question d’un faux au procès, ce ne fut que d’un faux témoignage que le rapport des 28 mars et 6 avril 1894 viendra par la suite renforcer. Voyons cela.
Il n’existe que quatre témoignages sur ce que contenait le dossier secret à la veille du procès du capitaine : celui de de Boisdeffre – qui avait vu le commentaire du dossier avant le procès –, celui de Picquart – qui en découvrira le contenu quand, à la tête de la Section de statistique, il se le fera communiquer à la toute fin de l’année 1896 –, celui de Du Paty – qui en fit le commentaire – et celui de Freystätter – qui en avait eu les pièces entre les mains comme membre du conseil de guerre en 1894. Quatre témoignages qui ne se recoupent que très partiellement. Il n’est question des rapports que dans les deux premières sources, la troisième parle d’une « déclaration d’Henry » et la quatrième les ignore. De plus, de Boisdeffre n’en parle qu’à travers le commentaire, quand Picquart dit l’avoir vu… en 1896… Qu’en fut-il donc ?
Les témoignages de Picquart et de de Boisdeffre s’accordent, qui tous deux évoquent une quatrième pièce « double » due à Guénée, pièce qui pourrait a priori faire penser aux deux rapports falsifiés. Mais les deux rapports en question, dans les souvenirs de Picquart, ne faisaient nullement mention de la présence d’un traître au 2e bureau, d’un quelconque « loup » dans une quelconque « bergerie ». En affirmant qu’il n’était pas, dans ces rapports, explicitement question du traître du 2e bureau, et que le propos tout entier était relatif « à cette histoire singulière du voyage en Suisse », à « l’affaire Mendigoria [sic] », Picquart nous indique l’original, rapport double des 28 et 30 mars 1894. Pourtant, Picquart se souvenait que ces rapports faisaient aussi allusion à une visite qu’aurait faite Schwartzkoppen au 2e bureau pour protester contre l’accusation de Valcarlos selon laquelle son supérieur, le colonel Mendigorria, avait entrepris un voyage en Suisse pour le compte des Allemands afin de les renseigner sur les ouvrages de défense à la frontière, entre Toul et Pontarlier… une allusion qui n’est ni dans les rapports originaux, ni dans les rapports falsifiés… Une troisième version ? On serait tenté de le croire, et d’autant plus que l’histoire intéressante qu’elle rapportait suffisait en elle-même pour renforcer le système d’accusation visant à indiquer qu’il existait un traître à l’État-major et tout particulièrement au 2e bureau… Comment Schwartzkoppen aurait-il pu être au courant de ce qu’avait dit Valcarlos, sans cela ? Voilà qui pouvait expliquer le commentaire de Du Paty et la question de l’officier du 2e bureau à la dévotion des Allemands et des Italiens… Il est clair que cette visite – si elle exista – fut une des visites de courtoisie que Schwartzkoppen rendait régulièrement à son ami de Sancy et sur laquelle Guénée broda agréablement pour donner un peu de valeur à ses peu passionnants rapports. Peut-on sérieusement imaginer, en effet, que l’attaché militaire serait venu se plaindre d’une information confidentielle et ainsi révéler qu’il avait un informateur dans les murs ? Pourtant, cette version, qui a bien existé puisque Picquart l’a vue, est infirmée par Freystätter qui ne se souvient pas de quelconques rapports et par Du Paty qui ne parle que d’une déclaration d’Henry. Existerait-il alors une quatrième version, antérieure encore, constituée d’une note d’Henry qui aurait fait allusion à des propos de Valcarlos ?
Il semblerait donc – telle est notre hypothèse – que quand fut constitué le dossier secret, Henry, sur la base des rapports de Guénée des 28 et 30 mars 1894, fit une déclaration dont le contenu demeure incertain mais qui devait être similaire à ce qu’il affirmera au procès. Cette déclaration, écrite et signée, sera toutefois retirée du dossier au dernier moment. Nous avons en effet un témoignage de ce que fut le dossier au moment où il sera étudié dans la salle des délibérations. Ce témoignage de 1900, dû à Freystätter, est à utiliser avec précaution dans la mesure où nous savons aujourd’hui que son auteur y est victime, comme le dira Mercier, d’une « superposition de mémoire ». Il y parle en effet de quelques documents et de quelques accusations dont la presse parla beaucoup en 1898-1899 et qui ne furent révélés que bien après le procès de 1894. Relativement aux rapports Guénée, il semble qu’on puisse pourtant lui faire confiance : il n’aurait pu les oublier du fait de la déposition d’Henry qui avait tant joué, nous l’avons vu, dans sa conviction. Freystätter ne fera aucune allusion à des pièces écrites, se souvenant juste que la mention des propos de Valcarlos, la « personne honorable », fut faite oralement par le président du conseil de guerre. Fait que confirmera finalement Picquart, quand il déclarera, à l’occasion de la seconde révision, qu’il ne croyait pas « qu’il y ait eu une communication matérielle de ces rapports. Cette communication était d’ailleurs inutile, ajoutera-t-il, étant donné le témoignage d’Henry qui a fait assez de sensation pour qu’il ne fût pas nécessaire de le corroborer au moyen de la production d’une pièce écrite ».
Résumons-nous. Le commandant Henry avait joué dès le début, on a pu le voir, un rôle déterminant comme auxiliaire d’une accusation qui peinait en aidant à aller dans le sens indiqué par les grands chefs. Parfaite incarnation de l’esprit de corps comme de la mentalité militaire, antisémite convaincu, obsédé par cette volonté de satisfaire à tout prix ses chefs, il put, sans remords, truquer sciemment un dossier. Mais il ne nous semble pas – et pour ces raisons mêmes – que, contrairement à ce qui a toujours été dit, Henry ait eu recours, dès les premiers temps de l’affaire, à la destruction et à la falsification. S’il manipula le dossier, dissimula des pièces, interpréta avec une mauvaise foi délibérée, mentit, nous ne croyons pas qu’il osât alors franchir le pas de la totale illégalité en fabriquant les preuves qui manquaient. Henry n’était qu’un auxiliaire, à ce moment-là. Il faudra attendre que les choses se précipitent et que le formidable mensonge risque de paraître au grand jour et de ternir la réputation des grands chefs, de la Section de statistique, de l’État-major, de l’armée, pour qu’Henry franchisse le pas qui allait faire de lui un faussaire et, emporté par son élan, de la Section de statistique une « usine à faux ». Outre ses mensonges, il se contenta alors, pensons-nous, de dissimuler les pièces qui pouvaient être problématiques parce que trop favorables ou contredisant les intérêts de l’accusation. La tentation avait été grande pourtant et il est donc fort probable qu’un premier faux, la déclaration imaginaire qui faisait parler Valcarlos, fut bien fabriqué et finalement détruit. Un premier faux timide encore, pourrait-on dire, en ce qu’il n’engageait que sa parole et n’entraînait pas la responsabilité de tous. Et, animé de cet esprit, sans doute, il décida finalement – seul, à la demande ou avec l’accord de ses supérieurs – de ne pas laisser de trace d’un document dont l’origine et l’authenticité étaient douteuses. Une communication orale, qui dirait qu’une « personne honorable » lui avait, affirmé qu’existait un traître à l’État-major, présentait moins de risque et aurait sans doute plus d’impact si elle était faite avec toute la conviction nécessaire. Henry s’en chargerait et le ferait avec talent. Il en avait été de même des autres rapports Guénée, ceux relatifs au jeu. Contrairement à ce qui a toujours été dit, Henry, qui réceptionna le rapport de Lépine indiquant que Dreyfus était inconnu dans les cercles de jeu, ne le détruisit pas. Il le remit assurément et l’accusation décida de ne pas en tenir compte et de demander à Guénée, ainsi que nous l’avons vu, de compléter son enquête. Le rapport Lépine fut en effet ignoré de l’acte d’accusation mais fut bien présenté durant les audiences, comme en témoigna Demange qui, répondant en février 1898 à une interview, racontera de quelle manière, au procès, il avait pu combattre les rapports Guénée « avec un rapport émané du préfet de police lui-même qui les détruisait ».
Mais revenons aux premiers rapports. Henry fit donc une déclaration écrite qu’il joignit au dossier puis la détruisit pour se contenter d’une déclaration orale qui aurait plus d’impact. Mais, en 1896, Picquart découvrira l’identité d’Esterhazy et bientôt l’innocence de Dreyfus. Il était évident que, nouveau chef de la Section de statistique, il demanderait à voir le dossier secret. Il fallait absolument que le témoignage de Valcarlos qui en avait disparu revînt d’une manière ou d’une autre pour protéger Henry et donner quelque poids à sa déclaration au procès qui aurait sans cela paru ce qu’elle était : un faux témoignage. Henry, sans doute aidé de Guénée, fabriquera donc le rapport double faisant allusion à la visite de Schwartzkoppen. Picquart, alors chef de la Section de statistique, sachant qui était Valcarlos et que, malgré la mensualité qu’il recevait, n’avait jamais rien livré, commençait à trouver pour le moins suspectes et la personne honorable et ses informations. Pour ne pas confirmer les soupçons de Picquart, Henry, croyons-nous, préféra ne pas dépasser l’allusion relativement à la présence d’un traître au 2e bureau tout en brouillant les pistes pour retarder son chef dans son enquête qui risquait d’innocenter Dreyfus et, par contrecoup, mettre en évidence les responsabilités qui furent celles de la Section de statistique de 1894. Et le but fut atteint puisque, découvrant ces rapports, Picquart n’y comprit « rien du tout » et demandera à Henry et Gribelin comment avait pu être communiquée « une chose pareille ». Plus tard, quand l’Affaire sera relancée, le double rapport, trop allusif, sera à son tour détruit par Henry pour être remplacé par les deux rapports plus affirmatifs – confectionnés toujours avec l’aide de Guénée – évoquant un loup dans la bergerie.
Henry avait bien essayé d’obtenir un « vrai » témoignage une fois portée, sous la foi du serment, une main sur le cœur et l’autre vers le Christ, son accusation au procès. Lors de la première révision, le complice Guénée s’obstinera à affirmer que Valcarlos lui avait bien tenu les propos ajoutés dans les deux derniers rapports falsifiés qui seront versés au dossier secret, propos que Valcarlos démentira formellement à l’occasion de la seconde révision. L’attaché militaire espagnol racontera alors comment Guénée, « six ou sept mois après la première condamnation », lui avait demandé de lui rendre « un grand service » : « affirmer que celui qui donn[ait] des renseignements aux attachés militaires [était] un officier du ministère de la Guerre » !
Une hypothèse, rien de plus, présentée comme telle et qui n’est pas tout à fait aberrante.
Nos auteurs vont bien sûr trouver une telle hypothèse « acrobatique ». Mais une telle acrobatie n’aurait pas été la dernière et l’argument selon lequel cela n’aurait pas été possible parce que « Picquart avait la confiance de Sandherr, et était le supérieur dict de Henry » n’est pas recevable. Henry n’avait jamais voulu de Picquart qui lui prenait la place qu’il avait espéré obtenir et à partir du moment où il fut connu que le nouveau chef menait une enquête sur Esterhazy qui pourrait aboutir à Dreyfus, il n’eut de cesse de le déconsidérer aux yeux de ses subalternes en parlant, comme le rapportera plus tard Gribelin de sa « marotte » et, comme Picquart s’en souviendra, en « poussant à la roue » dans les conciliabules qu’il avait journellement avec Lauth, Gribelin et Iunck au sujet du petit bleu ».
J’ai fini et je ne pourrais conclure que d’une manière. Il nous reste donc beaucoup à savoir, les hypothèses différentes demeurent possibles sur de nombreux points de l’Affaire et il n’est pourra jamais être recevable d’en imposer une sans envisager les autres. Et quand bien même le ferait-on, ce ne pourrait être qu’à la seule condition de ne pas opérer de sélection dans les sources et de ne pas oublier de soumettre à la critique un document central pour la démonstration surtout quand on a soi-même par ailleurs dit avec quelle prudence –une prudence oubliée –il fallait le considérer.
poriol a écrit:Dernière visite. Il n’est pas possible de ne pas répondre à votreétude sur le commentaire…
Voici donc :
Il y aurait donc eu plusieurs commentaires. Tel est le point de départ. Et il est vrai que nous ne nous sommes jusqu’à présent peu posé de questions sur la possibilité de plusieurs versions. Mais cela dit ce ne peut être qu’une hypothèse. Car le problème de nos auteurs, si enclins à trouver des faux partout, c’est qu’ils ont toujours tendance à prendre pour argent comptant les déclarations des différents témoins qui sont susceptibles de servir d’appui à leurs diverses thèses censées nous dire enfin l’Affaire. Ils négligent juste, dans leur théorie des différentes versions du commentaire, deux faits qui valent plus généralement. Le premier c’est que des versions peuvent différer parce que les témoins mentent et ont un intérêt personnel à ne pas tout dire ou à brouiller les pistes ; le second c’est que leur mémoire pourrait être bien imprécise voire même, phénomène naturel, procéder à une reconstruction de souvenirs.
Je souhaite juste rebondir sur le premier paragraphe de votre long texte.
La question n’est pas de savoir s’il a existé trois commentaires. Il ont existé. C’est un fait matériel indiscutable, sauf si on conteste totalement l’ensemble des témoignages :
1 – Le commentaire livré dans le dossier secret et détruit pas mercier en décembre 1894 ou janvier 1895.
2 – Le commentaire découvert par Picquart dans le vestige du dossier secret et détruit par Mercier en 1896
3 – Le commentaire fourni à la Cour de cassation par Du Paty de Clam en 1904.
La question est donc de savoir non pas s’il a existé trois commentaires, mais bien si ces trois commentaires furent identiques ou bien alors s’ils contenaient des différences, des différences substantielles.
Par hypothèse, l’historiographie a répondu en considérant qu’il s’agissait trois fois du même commentaire à quelques variations de style prêt.
Notre analyse aboutit à des conclusions contraires, par l’analyse critique des sources à notre disposition et la proposition d’une nouvelle hypothèse. Avec des arguments tout aussi valables que l’hypothèse courante.
Pierre Stutin
Le scenario en question a quelques trous. On se demande d’où sort le 2e commentaire de Du Paty, ne contenant pas de référence à Valcarlos et vu par Picquart (car Picquart a vu un commentaire de la main de Du Paty, avec son contenu…), et qu’apparemment Du Paty lui-même aurait oublié, dans cette optique — ou omet de mentionner. On se demande aussi pourquoi Henry insère des rapports Guénée sur un voyage en Suisse. On se demande pourquoi Sandherr autorise Henry à faire un faux témoignage sur Valcarlos, puis à le retirer du dossier, et confie ensuite ledit dossier à Picquart, sans l’avertir qu’il est édulcoré (car si l’on peut concevoir à la rigueur Henry prenant des risques aussi gros pour contrer Picquart en 1896, — mais nous n’avons que des sources indirectes et postérieures à cet égard —, Sandherr, lui, n’a aucune raison de mentir à Picquart, et Philippe Oriol ne répond rien là-dessus).
Mais ce n’est pas dans le détail que cette hypothèse est inacceptable. C’est dans son principe. Nous disposons de déclarations concordantes des deux témoins directs du dossier secret en 1894-1896; c’est leur concordance qui est intéressante. Freystätter, seul, vaut ce qu’il vaut, pas plus — mais même seul, rien n’autorise à le mettre de côté. Nous ne mettons jamais un témoin fiable de côté, même et surtout s’il nous embarrasse, et Freystätter est des plus embarrassant, pour tout le monde. Nous ne nous appuyons jamais non plus sur un témoignage suspect, même s’il nous arrange, à moins que ce témoignage soit corroboré. Nous CROISONS les témoignages, en les contextualisant, nous les hiérarchisons, et nous voyons où cela nous conduit.
Philippe Oriol, lui, fait précisément ce qu’il nous reproche de faire. Les témoignages de Freystätter, Picquart et Du Paty ne sont pas croisés; ils sont évalués séparément, et rejetés s’ils ne correspondent pas à la thèse choisie. Le témoignage de Freystätter est évacué sans autre justification que la difficulté de le réconcilier avec les positions préconçues de notre auteur. Celui de Picquart est inévacuable, un scenario complexe est donc élaboré pour le rendre inopérant sur ce point précis, et donc sur d’autres, d’ailleurs. Car si Picquart a vu un dossier truqué par Henry en 1896, en quoi son témoignage est-il le moins du monde concluant sur ce qui s’est passé en 1894? La réponse est qu’il ne l’est plus, et que l’unique témoignage utilisable est celui de Du Paty. Et même alors, Philippe Oriol opère un triage à sa convenance. Le témoignage de Du Paty ne vaut rien non plus quant à la multiplicité des commentaires, parce que cette partie de ce témoignage n’arrange pas la thèse de l’unicité du contenu du commentaire. En revanche il est concluant pour ce qui est du commentaire de 1904, parce que… parce que.
Reste le Journal de Du Paty, qui au passage n’est pas un objet neutre en 1904 — il a des origines, une chronologie, un motif, une structure, un auditoire potentiel, fût-il imaginaire, et j’aimerais être sûr que tout cela a été pris en compte, c’est sur cela que je voulais attirer l’attention de Philippe Oriol, qui a réagi avec son affabilité et sa capacité d’écoute coutumières. Philippe Oriol en tire une phrase, de ce journal, qui ne prouve nullement que le commentaire de 1904 est authentique, contrairement à ce qu’il s’acharne à affirmer, mais seulement que Du Paty et Mercier le trouvent important, et ils ne disent pas pourquoi. Et il en conclut ce qu’il veut en conclure, après voir délibérément rejeté les témoignages dont nous disposons. Il est vrai que si Freystätter ne se souvient de rien, et si Picquart a été trompé par un Henry hors de contrôle, alors absolument tout est possible, et chacun peut raconter ce qu’il veut!Philippe Oriol ne voit donc que ce qu’il veut bien voir, aussi bien dans nos travaux que dans les sources d’ailleurs, comme l’illustre très bien la citation suivante
proiol a écrit:Mais revenons à Picquart. Qu’il ait vu une autre pièce concernant Valcarlos que celle que décrit Du Paty est troublant, disions-nous et ne peut que nous interroger. Mais cela ne prouve aucunement que Du Paty ait menti
Si notre romancier amateur était moins préoccupé de maintenir contre vents et marées sa version des faits, et faisait plus attention à vraiment comprendre ce que nous écrivons, il réaliserait que nous soulignons que Picquart N’A JAMAIS VU AUCUNE PIECE CONCERNANT VALCARLOS. C’est cela notre argument central, qui amène d’ailleurs Philippe Oriol à proposer tout son scenario, lorsqu’il réalise qu’à cet égard il y a un problème dans son raisonnement.
Je concluerai sur un appel, sans doute futile, à la raison. Le témoignage de Freystätter appuie celui de Picquart, il n’est pas notre seule source; les deux témoignages ensemble sont aussi concluants qu’on peut l’espérer dans un tel contexte; et le rasoir d’Occam, à lui seul, ferait penser que c’est plutôt Du Paty qui a menti, l’autre branche de l’alternative menant logiquement à un scenario que oui, cher collègue, nous qualifierons (évidemment) d’acrobatique, et c’est peu dire. Affirmer l’authenticité du commentaire fourni par Du Paty en 1904 impose en effet de disqualifier entièrement le témoignage de Freystätter et sa notice biographique, de rendre celui de Picquart quasiment inopérant puisqu’il ne voit pas la même chose, et d’inventer tout un scenario complexe permettant d’aboutir au résultat voulu, sans même pouvoir attribuer à Du Paty un statut de témoin fiable, compte tenu de ses palinodies. Mais adoptons, pour les besoins de la cause, votre point de vue. Dans votre version aussi, le commentaire de 1894/1904 n’est pas fourni aux juges, c’est un autre qui leur est donné, puisqu’autrement il faudrait supposer que Freystätter et Picquart mentent carrément, ce qui est exclu. Le résultat final de cette opération est d’aboutir à la conclusion que NOUS NE SAVONS PAS VRAIMENT CE QUI A ETE DONNE AUX JUGES EN 1894, ce qui est aussi notre conclusion. Vous aboutissez à ce résultat par d’autres chemins, en vous livrant à un tri entre les témoignages qui me semble relever exactement du genre de travers que vous voyez partout dans nos travaux, et en laissant caracoler votre imagination au-delà du raisonnable pour un historien. Mais votre résultat est le même que le nôtre: un gigantesque point d’interrogation. Rien ne vous force à adopter nos hypothèses sur ce qui y répond. Mais vous ne croyez pas qu’il serait temps de reconnaître que ce point d’interrogation existe?
Pierre Gervais

En particulier la phrase du Journal de Du Paty qui paraît si concluante à Philippe Oriol est la suivante:
poriol a écrit:A l’occasion de la seconde révision, après avoir été pressé par les magistrats qui surent lui faire comprendre qu’il ne pouvait soustraire une pièce de la procédure à leur connaissance, Du Paty retournera voir Mercier, le 24 mars 1904, et, rentré chez lui, nota dans son Journal : « Il ne voit pas d’inconvénient à ce que je donne le commentaire. Il s’exclame : “Pourquoi n’a-t-on pas exécuté mes ordres, Picquart n’aurait pas vu le commentaire !” »
A mes yeux, cette phrase ne prouve rien quant à l’authenticité du document fourni. Personne n’écrirait « Il ne voit pas d’inconvénient à ce que je donne la version truquée du commentaire que nous venons d’élaborer ensemble », pas plus dans un journal intime qu’ailleurs…
Pierre Gervais
Je croise comme l’indique le passage de mon livre que je cite et je constate que les sources se rencontrent avec difficulté. Freyst introduit la notice et la dépêche Panizzardi que les deux autres n’ont pas vues, DPC ne parle pas des rapports Guenée mais (si ma mémoire est bonne ; je réponds de mémoire) une « déclaration d’Henry » et Picquart parle des rapports mais en fait un résumé qui ne correspond aucunement aux deux versions (la première et le faux) que Marcel Thomas a révélées.
Je ne sais si le témoignage de P est inévacuable. Mais comme je ne remets pas tout en question (et si je m’interroge pour Freyst vous verrez que je le fais en partie : excluant la dépêche qui n’était pas au dossier et qu’il a pourtant vu et proposant l’introduction de la notice bio au dernier moment… et avec tous les
