Archives de catégorie : Non classé

2008-2012

Aux origines de le police scientifique. Alphonse Bertillon, précurseur de la science du crime

Dreyfus et Bernard Lazare nouveaux produits du marketing antisémite

Dreyfus et Bernard Lazare nouveaux produits du marketing antisémite (suite)

Félix Faure, Journal à l’Élysée

Georges Joumas, Alfred Dreyfus, Officier en 1914-1918

La résistance juive à l’antisémitisme pendant l’affaire Dreyfus et les événements d’Algérie : de nouveaux documents sur le Comité de défense contre l’antisémitisme

Marie Aynié, Les amis inconnus. Se mobiliser pour Dreyfus

Marion F. Godfroy-Tayart de Borms, Bagnards

Serge Doessant, Le Général André. De l’affaire Dreyfus à l’affaire des fiches

Une thèse sur les transpositions romanesques de l’affaire Dreyfus

Vincent Duclert, L’Affaire Dreyfus. Quand la justice éclaire la République

Dreyfus et la question homophobe I. A propos de l’article de la RHMC

Dreyfus et la question homophobe II. A propos de l’article de L’Histoire.

Dreyfus et la question homophobe III. Dreyfus, le dossier secret et la question homosexuelle… suite

Dreyfus et la question homophobe IV. A propos du livre : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus.

Dreyfus et la question homophobe V. Le livre Le Dossier secret de l’Affaire Dreyfus. Réflexions sur la méthode (version augmentée de la discussion)

Dreyfus et la question homophobe VI. Dreyfus, le dossier secret et la question homosexuelle. Discussion avec Pierre Gervais

Dreyfus et la question homophobe VII. Le commentaire Du Paty. Discussion avec Pierre Gervais

 

 

 

 

Dreyfus et la question homophobe IV. A propos du livre : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus.

Avec gentillesse et élégance, Pierre Gervais vient de me faire parvenir le livre, écrit en collaboration avec Pauline Peretz et Pierre Stutin, que j’annonçais dans le premier post sur le sujet : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus, publié chez Alma éditeur. Dans sa dédicace, dont je le remercie, il « espèr[e] que ce travail [me] plaira plus que le précédent ! ». Je crains d’être décevant mais je dois dire que cet opus n’est pas plus convaincant que les deux articles précédemment publiés. Si la lecture en est agréable, si la documentation, quoi que partielle – partiale ? ; nous en reparlerons –, est sûre et la connaissance du sujet indiscutable dans ses plus grandes lignes – on verra, comme on a pu déjà le voir (cf. par exemple ce qui concerne l’argument tiré de Cuignet dans notre premier article), qu’il n’en est pas de même des détails qui font la complexité de l’Affaire et, seuls, en permettent une juste compréhension –, si la première partie, mise en place (jusqu’à la page 116) sur la Section de statistique et les attachés militaires et leur monde est tout à fait remarquable de précision et de justesse, si la courte synthèse sur la « dépêche Panizzardi » (p. 144-153) l’est tout autant, la thèse qui en est le centre et l’argumentation qui la fonde n’emportent toujours pas la conviction du lecteur connaissant bien le sujet et cela pour une unique question de méthode. Et ce d’autant plus qu’elle est hautement revendiquée et tout à fait abusivement présentée comme étant ici mise en pratique pour la première fois. Il est pour le moins hardi de soutenir que « l’étude de l’affaire Dreyfus […] a jusqu’à présent eu tendance à privilégier la narration » (p. 13). Que sont, entre autres, les travaux de Maurice Baumont, de Marcel Thomas, de Vincent Duclert, les miens aussi ? Mais il ne suffit pas de parler de retour aux sources, de leur approche critique… il faut en effet le faire et le faire jusqu’au bout. Il faut aussi prendre ces sources pour qu’elles sont, pour ce qu’elles disent et non pour ce qu’on veut y voir. Et la moindre des choses pour qui reproche aux autres de ne pas travailler sérieusement est de ne pas tomber grossièrement dans les travers dénoncés. Un exemple personnel et pour cela secondaire mais tout à fait significatif. Page 315, en note 6, les auteurs me donnent la leçon en précisant que :

Philippe Oriol (L’histoire de l’affaire Dreyfus, vol. 1 : L’affaire du capitaine Dreyfus 1894-1897, Stock, 2008, p. 94) affirme que Mercier fait part de sa « certitude » de la culpabilité de Dreyfus dans une autre version de ce même entretien, accordé au Journal. Ni le mot « certitude », ni une quelconque paraphrase de ce terme n’apparaissent cependant dans l’article du Matin, ou dans la version quasi identique (à une phrase près) publiée le lendemain par L’Intransigeant.

Savons-nous lire ? J’ai parlé, p. 118 et non p. 94 (ce qui déjà est inquiétant), d’un article du Journal et les auteurs me reprochent que ce que j’en cite ne se trouve pas dans un autre article publié dans un autre journal (Le Matin) !!!! J’avoue ne pas comprendre. Et cela est dommage car si nos auteurs avaient pris la peine, comme le ferait tout historien sérieux, d’aller voir la collection du Journal (BNF micr d 205) et d’y lire l’article dont je parle signé H. Bathélemy et titré : « Le crime de trahison. Chez le ministre de la guerre », ils auraient pu y trouver l’expression de cette certitude (« […] je ne sais rien sur la nature et le nombre des pièces qu’il [Dreyfus] a pu copier et livrer, en dehors de celles que nous avons saisies ») et le mot lui-même :

Des incidents, sur lesquels je n’ai pas à m’expliquer ; sur lesquels, du reste, vous ne me questionnez pas, ont mis entre mes mains des notes qui émanaient d’un officier et qui prouvaient qu’il avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée.
Dès que j’ai eu la certitude que cet officier était le capitaine Dreyfus, j’ai donné l’ordre de l’arrêter.

Voilà pour le moins de drôles de manière de faire et qui nous interrogent sur la valeur totale d’un travail qui parle de méthode et l’ignore absolument.
Mais cette question de méthode se révèle surtout dans la nécessité des auteurs pour servir leur thèse de forcer le sens des sources qu’ils utilisent. Ainsi, p. 186-187, citent-ils un rapport de Gonse de 1897 :

On voudra peut-être rejeter l’authenticité des documents (correspondance de P…. avec S….) dont il vient d’être question ? Ce serait vraiment bien difficile, attendu que le nombre des documents similaires, obtenus de la même façon, que nous possédons est tellement important et leur nature est si variée que le doute est impossible. Il en existe même qui ont une allure tellement intime et les personnes qu’ils concernaient ont un intérêt tellement évident à leur conserver leur caractère secret, que le seul fait de leur remise au Service prouve surabondamment leur authenticité, et par conséquent celle de tous les documents provenant de la même source parmi lesquels figurent ceux cité dans la présente note.

Quelle interprétation nos auteurs font-ils de ce texte ? Comment répondent-ils à cette question importante qui donne la clé de toute leur « démonstration » ?

Pourquoi Gonse insista-t-il à ce point sur l’« allure tellement intime » d’une partie de la correspondance ? Les conjurés mirent en avant une raison fort peu convaincante : la fonction d’authentification que pouvaient avoir les pièces à connotation sexuelle à l’égard du dossier principal. Cette authentification n’était pourtant nullement nécessaire : le ministère de la Guerre disposait d’une abondante correspondance officielle entre les attachés, dénuée de toute allusion sexuelle, qui aurait tout aussi bien pu contribuer à remplir cette fonction. Or les lettre échangées entre Schwartzkoppen et de Weede ne révèlent rien d’autre que la relation d’adultère qui les unissait. Leur présence prouve donc que les militaires eurent la volonté d’accentuer la dimension sexuelle du dossier.

Voilà qui force pour le moins et le texte et les faits. Que dit Gonse dans l’extrait précédemment cité ? Qu’on ne pouvait mettre en doute l’authenticité du faux Henry (« correspondance de P…. avec S…. ») – ce qui soit dit en passant était déjà un aveu et indiquait bien la part qu’il put y prendre. Pourquoi, selon lui, ce doute n’était-il pas possible ? Parce que les pièces étaient si nombreuses et de nature si variée, révélant même un tel degré d’intimité, qu’il n’aurait pas été possible des les fabriquer. Qui aurait pu écrire de tels propos, qui aurait pu entrer dans de tels secrets, sinon l’attaché militaire lui-même ? Si le dossier venait se grossir de ces pièces intimes ce n’était pas pour en « accentuer la dimension sexuelle » mais indiquer, grâce aux lettres qui en témoignaient, l’authenticité du « faux Henry », pièce trop parfaite pour ne pas faire naître le doute. Que nos auteurs fassent dire à un texte autre chose que ce qu’il dit est un problème. Mais qu’ils en tirent, sans le moindre argument, des conclusions pour expliquer leur thèse sur le cas particulier du dossier de 1894, en est un autre et un autre bien plus grave. Que leur permet, sur la base du témoignage de Gonse, d’écrire que « Mercier et ses successeurs justifièrent l’utilisation des “pièces de comparaison”, expression qui désignait les documents à contenu intime, par la nécessité d’authentifier les autres pièces » (p. 250) ? Nous avons le texte mal lu de Gonse mais rien sur Mercier qui permette une telle affirmation… Et pour cause puisqu’ainsi que le prouve indiscutablement le passage cité de Gonse c’est dans la perspective de l’authentification du « faux Henry » – donc à partir de 1897, quand fut relancée l’Affaire et mise en avant une pièce qui devenait tout à coup bien encombrante – que les « conjurés » eurent recours aux pièces à caractère intime.
Et le mieux – car il y a toujours mieux – est que nos auteurs font de cet extrait cité la justification de l’apport au « dossier de “26 lettres et cartes comprenant la correspondance de Panizz. avec les attachés militaires allemands”, datées de 1890 à 1896, et “45 lettres et cartes de M(me) de W… à Schw…” » (p. 186). Ces deux citations, qui semblent présentées comme émanant d’un même document, sont en fait l’assemblage de deux pièces distinctes : l’extrait de Gonse est d’un rapport du 29 octobre 1897 ; le passage juste cité d’un autre du mois suivant, du 29 novembre. Et encore une fois, Gonse (pour Boisdeffre qui signait) évoquait ces lettres qu’il transmettait pour la première fois dans l’unique but d’authentiquer le « faux Henry ». Il le faisait ici non pas pour dire la culpabilité de Dreyfus mais en principal argument pour faire comprendre à son ministre qu’il ne fallait pas accéder à la demande de Panizzardi d’être relevé de l’immunité diplomatique et ainsi à être admis à témoigner en justice. Panizzardi, auteur de la lettre dans laquelle était mentionné en toutes lettres le nom de Dreyfus (le « faux Henry »), expliquait Gonse, était non seulement « partie trop intéressée dans la question pour que son témoignage puisse être recevable » mais surtout obligerait l’état-major, pour le contrer, à brûler une pièce importante dont la production pourrait un jour devenir nécessaire « soit qu’un ancien ministre soit mis en cause, soit qu’on tente la révision du procès […] » (AN BB19 108). N’est-il pas étonnant de voir comment cette note essentielle, qui prouve la participation de Boisdeffre à une collusion qui avait bien pour but d’empêcher la révision et la mise en jugement de Mercier (l’ancien ministre), peut être réduite, sur une lecture forcée et une présentation tronquée et inexacte, à la secondaire question de la « correspondance intime »…

Une vraie déception, donc, devant des manières de faire pour le moins douteuses mais aussi par le fait qu’arrivé au terme de cet ouvrage on demeure sur sa fin. Quel dommage que ne soient pas tenues les promesses du titre. Nous pouvions espérer trouver dans cette étude une véritable histoire du dossier secret, de sa constitution en 1894 à son dernier inventaire fin 1898 mais il n’en est rien. Rien sur ses différents états (que nous listions dans notre premier post sur le sujet) dont nous avions espéré, puisqu’il n’en existe plus aucune trace, retrouver ici une description précise. Il est question de l’hypothétique premier (celui de 1894), un peu des deux derniers, mais rien n’est dit des cinq états intermédiaires qui ne sont pas même évoqués (pourquoi ?) et qui auraient permis de comprendre comment procédèrent les hommes de la Section de statistique et de l’état-major pour consolider une bien fragile accusation. Les auteurs semblent certes le faire, quand il parlent de dossier « complété »(p. 186) pour introduire les lettres « intimes » mais, comme nous l’avons vu, parlent en fait de tout autre chose : de notes ponctuelles dans lesquelles l’inventaire de pièces n’avaient que pour but d’illustrer le propos du moment…

Et nos auteurs peuvent se réclamer, en une partie pour le moins embrouillée, des médiévistes et de leur travail sur les variantes des manuscrits, ils ne nous prouvent rien. Dans mes précédents posts, comme dans les deux réponses faite à L’Histoire par Vincent Duclert et par moi-même, il était reproché aux trois auteurs de considérer un peu légèrement le brouillon du commentaire de Du Paty en arguant sans le moindre argument de faux un document qui contredit leur thèse. Ils ont, dans leur opus, réglé définitivement le problème en se contentant de l’évoquer sans dire ce qu’il contient, sans dire qu’il décrit précisément le contenu du dossier de 1894 et que bien sûr il ne fait pas la moindre allusion aux pièces « homosexuelles ». Il est pratique de laisser de côté une pièce quand elle dessert ce qu’on veut démontrer… L’histoire ne peut se faire en suivant de tels procédés… Et pourquoi, encore, oublier ce propos de Du Paty qui règle une fois pour toute la question de la numérotation à l’encre rouge ? Du Paty n’avait jamais vu à l’époque du procès Dreyfus « aucun numéro sur les pièces », ainsi qu’il le dira en 1904, « parce que ce numérotage est postérieur au moment du procès de 1894 » (Déposition Du Paty à l’occasion de la seconde révision dans La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1908, t. I, p. 239).

Nous voulons croire que nos trois auteurs sont de bonne foi et, sans apporter de réponse faute d’une réelle et complète connaissance d’un sujet complexe, posent une question qui mérite peut-être de l’être. Mais ils ne peuvent nous convaincre en procédant de cette manière, en trouvant dans les textes ce que les auteurs ne disent pas et qu’ils veulent y voir, en écartant systématiquement tout ce qui contredit leur thèse et en faisant comme si ces documents problématiques à leur point de vue n’avaient jamais existé, en changeant de point de vue à chaque nouvelle version de leur travail et en se contentant, faute de l’appliquer, de parler de méthode. Si la question mérite donc d’être posée, il faudra encore attendre un peu pour en avoir la réponse… Dans cette attente nous nous contenterons, pour décrire le dossier de 1894, de continuer à donner crédit au seul document contemporain, document qui en fait la description et en faisait partie, et qu’on ne peut, pour les raisons que nous avons données dans notre précédent post arguer sérieusement de faux : le commentaire de Du Paty qui mérite d’être donné ici intégralement. Et quant aux évolutions du dossier à travers le temps, nous nous contenterons encore de nous reporter au peu que put en dire Targe en 1904 et regretter que ces inventaires d’octobre 1897, janvier, mars et les deux d’avril 1898 aient disparu des archives.

Source : La Révision du procès de Rennes (15 juin 1906- 12 juillet 1906). Réquisitoire écrit de M. le procureur général Baudouin, Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1907, p. 79 et La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 374-375.

NB. Cette version a été revue et augmentée le 2 octobre 2012 à 16h30….

Dreyfus et la question homophobe I. A propos de l’article de la RHMC

Nous ouvrons une discussion sur la question, bientôt tout aussi lassante que celle du canon de 75, à l’occasion de la prochaine actualité que constitue la publication, annoncée pour octobre, d’un nouvel article sur le dossier secret et la question homosexuelle, dans L’Histoire, de Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin (qui remplace Romain Huret) et celle d’un prochain ouvrage des mêmes intitulé : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus (voir à ce sujet notre précédent post : « Dreyfus et la question homosexuelle« ).
Nous commenterons ces deux nouveautés à leur parution. Mais pour préparer la discussion, ouvrons un post sur le premier article, celui publiée en 2008 dans la Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine (55-1, janvier-mars 2008) sous le titre : « Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l’affaire Dreyfus (téléchargeable ici : Cairn).

Nous donnerons ici deux textes. Celui de Marcel Thomas, tout d’abord, écrit dès 2008 pour une publication qui ne put se faire et qui prendra place, comme le suivant, dans le Cahier de la SIHAD à paraitre. A la suite, nous donnerons un complément par l’auteur de ces lignes et qui proposera une discussion sur les arguments présentés par notre trio.
Po

À propos d’Une relecture du « Dossier secret »…

Découverte ou mirage ?

Plus d’un siècle après le dernier épisode judiciaire de l’affaire Dreyfus, ni en France, ni à l’étranger, on n’a fini d’« en parler ». Nombre de chercheurs et d’historiens, professionnels ou amateurs, restent à juste titre persuadés qu’il subsiste à propos de ce drame national et de son contexte, des études sociopolitiques à entreprendre, des motivations individuelles ou collectives à analyser et quelques zones à scruter où toute l’ombre n’est pas encore dissipée en dépit des efforts déployés depuis plus d’un siècle pour faire enfin sortir du puits une vérité trop longtemps dissimulée.

Il s’en faut notamment de beaucoup que nous connaissions dans tous leurs détails les activités – et les machinations – des services tant français qu’étrangers dont chacun, à la Belle Époque comme aujourd’hui, avait mission de voler les secrets des autres et de protéger les siens. De tout temps, dans tous les pays du monde, la manipulation, l’intoxication, la corruption, le vol, le chantage, le faux, ont constitué entre leurs mains ces armes dont l’intérêt national justifie l’usage, mais exige le mystère.
Certes chacun sait aujourd’hui, et cela depuis longtemps, que « l’Affaire » est née d’un banal épisode de la guerre secrète qui opposait à la fin du XIXe siècle la « Section de Statistique » en France et le « Nachrichtenbüro » de l’autre côté du Rhin et que la monstrueuse erreur judiciaire qui enverrait au bagne un officier innocent naîtrait de la communication illégale à ses juges d’un « dossier secret », composé, sur ordre supérieur, de pièces fournies par notre service d’espionnage. Personne n’ignore non plus que c’est à ce même service qu’allait parvenir plus tard (dans des conditions d’ailleurs encore incomplètement éclaircies) le document révélant le nom du vrai coupable et que ce serait son nouveau chef qui, le premier, acquerrait, pièces en main, la conviction de l’innocence de Dreyfus, tandis qu’à son insu l’un de ses subordonnés, pour empêcher la vérité de voir le jour, trufferait de plusieurs faux un dossier nourri de documents recueillis par l’un de nos agents dans les locaux de l’ambassade d’Allemagne.
On ignore en revanche à peu près tout ce qui concerne les activités des agents à notre solde qui livraient aux attachés militaires allemands de « vrais-faux » documents officiels, fabriqués dans les bureaux de l’État-Major français dont l’existence a été reconnue par le Gal. Mercier à Rennes et par le Cdt. Targe au cours de la deuxième révision1.
C’est assez dire que pour connaître et surtout pour comprendre dans tous ses détails le fonctionnement des rouages occultes qui, de 1894 à 1899, provoquèrent d’abord la condamnation puis à long terme la réhabilitation du capitaine Dreyfus, les archives de notre « Section de Statistique », rapprochées de celles du « Nachrichtenbüro » auraient constitué une source documentaire d’une valeur considérable.
Du côté allemand, ces archives (en supposant qu’elles aient été conservées jusqu’en 1940) ont probablement disparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans les décombres du IIIe Reich. Du côté français, il semble bien, hélas, que celles de la défunte « Section de Statistique » aient été détruites par ordre supérieur lorsque notre service de renseignements fut réorganisé après 1906 et qu’il n’en subsiste plus que le vénéneux « petit dossier » constitué en 1894 pour obtenir la condamnation du Capitaine Dreyfus, noyau initial de celui que vint grossir par la suite tout ce qui dans le « produit » recueilli à l’ambassade d’Allemagne pouvait contribuer à empêcher par tous les moyens la révision du procès.
Ce deuxième « dossier secret » incluant le premier fut intégralement communiqué aux magistrats de la Cour de Cassation au cours des deux révisions, mais il resta longtemps inaccessible aux chercheurs. Le bruit, heureusement infondé, de sa disparition en 1940 dans l’incendie d’un camion militaire se répandit même durant quelque temps. Enfin « retrouvé » à Vincennes, vers 1950 dans le dépôt de nos archives militaires, sa consultation vient d’être fort à propos facilitée par le catalogue d’une exemplaire précision qu’en ont dressé les archivistes du Service historique des Armées de terre (S.H.A.T.).
C’est à lui qu’après l’avoir soumis à un minutieux examen MM. Pierre Gervais, Romain Huret et Mme Pauline Peretz ont consacré en 2008 dans la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine 2 un important article dont les conclusions très neuves sont clairement résumées dans le compte-rendu suivant publié en français et en anglais à la fin du même numéro :

 « Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l’affaire Dreyfus ».

L’affaire Dreyfus est en partie née de l’utilisation en 1894 d’un dossier secret communiqué de manière illégale au jury qui fit condamner le capitaine. Certaines des pièces de ce dossier dont le contenu exact n’est pas encore précisément connu aujourd’hui, étaient tirées d’une correspondance homosexuelle entre deux attachés militaires étrangers à Paris, l’Allemand Maximilien Von Schwartzkoppen et l’Italien Alessandro Panizzardi. L’article démontre que la dimension homosexuelle de ces pièces a été délibérément mise en valeur dans le dossier de 1894, dont une nouvelle reconstitution est proposée. Il fait l’hypothèse que cette dimension a incité les officiers membres du jury à condamner Dreyfus malgré le fait que ce dernier n’était nullement homosexuel, parce qu’homophobie et antisémitisme étaient souvent reliés dans le contexte politico-culturel de l’époque. L’article conclut en analysant les raisons pour lesquelles cet aspect de l’Affaire a été négligé jusqu’à présent.
Dès le début de leur article les auteurs, on le voit, précisent sans ambiguïté que ce n’est pas sur la découverte de documents jusque-là inconnus qu’ils entendent fonder leurs conclusions, mais seulement sur la composition du dossier illégalement communiqué en 1894 aux juges militaires de Dreyfus. En affirmant qu’il comprenait quelques pièces « de dimension homosexuelle » toutes depuis longtemps connues mais dont personne n’avait jusqu’à présent décelé la présence dans le «petit dossier » de 94, ils entendent démontrer qu’en les y faisant inclure Mercier et ses subordonnés comptaient exacerber l’homophobie latente prêtée aux membres du Conseil de Guerre et rendre ainsi quasi certaine une condamnation jugée indispensable.
Comme je viens de le dire les pièces du dossier en question ont ultérieurement fait partie du grand « dossier secret » réuni par Henry qui, pour empêcher la révision, y inséra aussi ses propres faux lorsqu’il il eût remplacé à la tête de son service Picquart disgracié en 1896. Échantillons d’une « correspondance à caractère homosexuel’ échangées entre les attachés militaires allemand et italien », elles provenaient, comme le “bordereau” attribué à Dreyfus, de la corbeille à papiers de l’attaché allemand où les recueillait chaque jour Mme Bastian, une femme de ménage à notre solde, discrètement appelée « la voie ordinaire ».

C’est donc à la vérification scrupuleuse de leur hypothèse de base selon laquelle le caractère homosexuel des pièces en question aurait joué un rôle important, voire majeur, dans la première condamnation de Dreyfus, que se sont consacrés les auteurs de cette « relecture » d’un dossier depuis longtemps connu. Certes le nombre impressionnant de références et de citations qu’ils ont rassemblées prouve avec quelle minutieuse attention ils ont examiné à la loupe chaque document faisant partie du dossier et longuement pesé chaque témoignage contemporain relatif à son contenu et à son usage. L’on n’en est pas moins forcé de constater qu’une large part de leurs conclusions repose essentiellement sur quelques postulats présentés comme des faits acquis, alors que leur démonstration reste souvent à faire.
Nous sommes en effet invités à admettre d’entrée de jeu que la révélation de l’homosexualité non de Dreyfus, certes, mais des attachés militaires au profit desquels il était censé trahir, devait ou pouvait amener les juges du Conseil de Guerre à accepter plus facilement la culpabilité de l’accusé. En leur faisant communiquer des documents prouvant les rapports de celui-ci avec deux « sodomites » étrangers, le général Mercier aurait misé à la fois sur un antisémitisme et une homophobie largement répandus à l’époque dans la société française et en particulier dans l’armée. Prédestiné à la trahison par son appartenance à la race déicide, mis en mauvaise posture par les « démonstrations » alambiquées de Bertillon relatives à un prétendu maquillage de sa propre écriture, Dreyfus ne fournissait-il pas une preuve supplémentaire de son ignominie en s’étant acoquiné avec des pervers sexuels qui d’ailleurs le méprisaient au point de parler de lui entre eux comme de « cette canaille de D… » ?
En l’absence de tout écrit ou tout témoignage contemporain susceptible de l’étayer, on est en droit d’estimer pour le moins téméraire cette reconstitution des pensées secrètes du général Mercier et des considérations machiavéliques lui ayant inspiré les ingrédients de sa trop fameuse « forfaiture ». Certes ses auteurs s’appuient sur une importante documentation faisant état d’une forte poussée (parallèle à celle de l’antisémitisme) des préjugés homophobes dans la France de la Belle Époque, mais est ce là un argument suffisant, même si l’on admet volontiers que la croyance patriotique qui faisait alors de l’homosexualité « le vice allemand » par excellence ait pu se trouver renforcée après la défaite subie par la France en 1870 ?
Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette question certes intéressante, mais à propos de laquelle nous n’avons aucune compétence. Tout au plus, souhaiterions nous rappeler que dans le dossier secret de 1894 – tel du moins que nous pensions le connaître après l’examen qu’en avait fait la Cour de Cassation au cours des deux révisions – ne figuraient en tout et pour tout que deux spécimens (relativement anodins) de la « correspondance à caractère homosexuel » des attachés militaires. C’est d’ailleurs ce qu’affirmèrent aussi tous les témoins qui, à un titre ou à un autre, eurent connaissance de ce dossier et même participèrent à sa composition.
Le premier de ces deux document « révélateurs » est le fameux billet dit « Canaille de D… » adressé par Schwartzkoppen à Panizzardi3. Il avait été choisi par le colonel Sandherr, qui dirigeait alors la « Section de Statistique » parce que l’initiale « D » pouvait, pensait-il, désigner Dreyfus. L’évidente absurdité que représentait l’attribution à un officier aussi fortuné de la livraison de plans tarifés à raison de quelques francs l’unité n’avait arrêté personne.

Le second est la lettre dite « des appels » ou « lettre Davignon »4 relative aux rapports professionnels que Schwartzkoppen et Panizzardi entretenaient en tout bien tout honneur avec le colonel Davignon, alors chargé à l’État-Major des relations avec les attachés militaires étrangers.
Certes ces deux documents contenaient, l’un comme l’autre, des indices probants de l’homosexualité de leurs auteurs. Il aurait même fallu être bien naïf pour ne pas lever les sourcils en constatant que les deux amis avaient coutume de féminiser leurs signatures, Maximilien et Alessandro devenant ainsi « Maximilienne » et « Alexandrine », et de s’appeler affectueusement « Mon cher Bourreur » ou « Mon bon petit chien » en se recommandant à l’occasion de « ne bourrer pas trop ! ».
La « voie ordinaire » avait déjà fourni à des dates diverses un nombre assez important de pièces de même style, voire plus significatives encore, mais qui, pensons-nous, faisaient sourire leurs lecteurs appartenant à la Section de Statistique plus qu’elles ne les révoltaient. L’on a donc quelque peine à admettre qu’à elles seules les signatures de ces deux billets aient pu faire sur les juges militaires plus d’impression que leur contenu de nature strictement professionnelle, et surtout que la malencontreuse initiale « D » d’apparence si accusatrice. On est même en droit de douter que ces officiers momentanément changés en juges, mais ayant longtemps servi dans des corps de troupe aient été assez naïfs pour que leur indignation de voir un capitaine juif soupçonné de trahir sa patrie au bénéfice de sujets de la Triplice ait pu se trouver renforcée par la découverte chez ces officiers étrangers de telles tendances. Ils ne pouvaient ignorer qu’en France aussi elles étaient partagées par certains de leurs camarades sans que leur démission eût été exigée pour autant, ou qu’on les eût mît en quarantaine dans leurs garnisons.
N’oublions pas à ce propos que le Lt. colonel Georges Picquart avait pu à la fois se faire attribuer le surnom de « Georgette » (si du moins l’on en croit un ragot de Gonse aussi malveillant que mal fondé) et néanmoins faire à l’État-Major une carrière exceptionnellement brillante jusqu’au jour où ses efforts pour démontrer l’innocence de Dreyfus lui vaudraient de la part de ses chefs non seulement la disgrâce, mais les pires persécutions.
Il n’est donc pas interdit de supposer qu’ayant pris conscience de la relative faiblesse de tels arguments, leurs auteurs se trouvèrent logiquement amenés à présenter comme une quasi-certitude que le « dossier secret » ayant constitué en 94 la « forfaiture » de Mercier avait en réalité été tout autrement composé que ne l’avaient cru les juges de la deuxième révision lorsqu’il avait pu alors être impartialement reconstitué.
À l’appui de ce que Le Monde allait présenter en 2008 comme un véritable « scoop », ils établirent donc une nouvelle liste des pièces qu’ils estimaient avoir été communiqués aux juges de 94.
Dans cette liste ils firent figurer plusieurs billets sélectionnés par eux parmi les multiples pièces du même genre contenues dans l’épais dossier rassemblé à partir de la fin de 1897 par Gonse et Henry5 pour en faire un arsenal d’arguments antirévisionnistes.
Si ingénieuse que paraisse cette reconstitution, on n’en est pas moins en droit de s’étonner qu’aucun des témoins qui furent invités, au cours des deux révisions, à décrire le contenu du « petit dossier » qu’ils avaient, à un titre ou à un autre, eu entre les mains, soit en 1894, soit entre 1896 et 1897 n’ait gardé le moindre souvenir de pièces à ce point significatives. Par ailleurs comme tous les témoignages contemporains attestent que le « petit dossier » ne contenait qu’un très petit nombre de pièces, le fait d’affirmer un siècle plus tard qu’il en contenait d’un caractère homosexuel plus accentué encore que « Canaille de D… » et « la lettre Davignon » les obligeait logiquement à éliminer au moins la seconde des deux pour éviter un « trop-plein » dans le dossier reconstitué, même s’il fallait pour cela récuser les témoignages, sur ce point concordants de Picquart, Mercier, et Du Paty6.
Cette élimination ne nous paraît pas fondée sur des arguments irréfutables, mais c’est là un détail relativement peu important que nous nous abstiendrons pour l’instant de discuter. Il nous semble en revanche impossible d’accepter sans une argumentation approfondie que soit présenté comme un faux tardivement fabriqué par son auteur et par suite aussitôt écarté un autre document d’une importance capitale quant à la composition du « dossier secret » de 94.
Il s’agit là, nos lecteurs l’auront déjà compris, du « commentaire » rédigé conjointement en 1894 par du Paty et Sandherr sur l’ordre de Mercier, avant la réunion du Conseil de Guerre.
Ce document assez fumeux connu sous le nom de « commentaire Du Paty » s’efforçait de relier les unes aux autres les pièces du premier dossier secret en expliquant tant bien que mal qu’elles constituaient autant de démonstrations de la trahison de Dreyfus. Conscient du danger que représentait pour lui cette preuve indiscutable de son « crime d’État », Mercier, avant de quitter le ministère de la Guerre en 1895, se le fit remettre par Sandherr sous les yeux duquel il le détruisit lui-même. De surcroît, il lui donna l’ordre de faire disparaitre la matérialité du « petit dossier » en réintégrant à la place qu’elle occupait auparavant dans les archives du service chacune des pièces qui l’avaient momentanément constitué.
Fut-ce un tardif remords, ou la crainte d’avoir peut-être à rendre des comptes à un successeur de Mercier, qui poussa Sandherr à transgresser sur ces deux points les ordres de son ministre ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que les pièces mises en 94 sous les yeux des membres du Conseil de Guerre restèrent groupées dans le « petit dossier » que Picquart se fit apporter par Gribelin en 96. Il y trouva joint un exemplaire du « commentaire » rédigé deux ans plus tôt par Sandherr et par Du Paty qui avaient travaillé de concert à cette clé de voute du dossier.
Ce document était potentiellement si dangereux pour Mercier, que lorsqu’il en apprit la survie en 97, après la disgrâce de Picquart, il obtint de Boisdeffre, toujours chef d’État-major, qu’on le lui restituât, sous le fallacieux prétexte qu’il l’avait fait préparer « à son usage personnel ». Gonse lui apporta la pièce à domicile et Mercier la jeta au feu en sa présence7.
Hélas ! Pareille à la tache de sang sur la main de Lady Macbeth, cette trace de son crime allait une fois encore réapparaître lors de la révision du procès de Rennes. Pour sa propre défense et pour minimiser son rôle en 94 dans l’affaire du « dossier secret », Du Paty s’était trouvé contraint de remettre en 1904 aux juges de la Cour de Cassation un brouillon de son commentaire qu’il avait depuis longtemps placé en lieu sûr à l’étranger. Il n’accepta d’ailleurs de s’en dessaisir qu’après avoir obtenu de Mercier un feu vert qui ne pouvait décemment plus lui être refusé. Picquart, et Mercier lui-même, déclarèrent alors tous deux sans hésiter que ce premier état du commentaire était dans le fond et, à quelques détails de rédaction près dans la forme, identique à la pièce jointe au « petit dossier » de 94.
Une telle unanimité entre un Du Paty qui en 94 avait écrit de sa main le « commentaire », un Picquart qui en avait retrouvé un double en 96, et un Mercier qui, après l’avoir commandé et approuvé, avait par deux fois tenté de faire à jamais disparaître cette preuve de sa « forfaiture », constitue à l’évidence la meilleure des garanties de véracité de témoignages pour une fois concordants émanant d’adversaires depuis longtemps déclarés ! À notre connaissance personne jusqu’à présent ne les avait jamais mis en doute sur ce point.
Il serait par ailleurs contraire à la plus élémentaire logique d’admettre que Du Paty qui n’avait aucun intérêt personnel à couvrir Mercier, ni d’ailleurs aucune intention de le faire, ait pu décider, des années après la première condamnation de Dreyfus, de fabriquer une nouvelle version de son commentaire, d’y analyser des pièces qui n’ auraient pas été incluses dans le dossier secret de 94, et de passer sous silence plusieurs autres pièces (y compris une lettre « intime » n’ayant aucun rapport avec les actes reprochés à Dreyfus)8 dont la présence y est aujourd’hui affirmée, pour la première fois depuis un siècle. On doit donc s’étonner qu’un postulat en appelant un autre, il nous soit affirmé, sans la moindre citation ou discussion de son contenu, que le « Commentaire Du Paty » tel qu’il fut enfin versé non sans peine en 1904 aux débats de la Cour de Cassation était « un faux », au seul prétexte qu’il faisait référence aux « faux rapports Guénée » lesquels sont du même coup présentés (à notre avis contre toute vraisemblance) comme forgés en 1897-18989.
Cette manière trop hâtive d’écarter une pièce aussi importante que le « Commentaire » rend d’autant moins crédible la reconstitution arbitraire du dossier de 1894 sur laquelle les auteurs de l’article ont bâti tout l’édifice de leurs hypothèses.
Pour en revenir une fois encore à l’homophobie et à son rôle dans « l’Affaire», ces deux thèmes essentiels de la « relecture » qui nous est proposée, il n’est pas inutile de rappeler qu’au cours de « l’Affaire » le général Gonse, sous chef d’État-Major général envisagea bel et bien d’utiliser comme moyen de chantage la révélation de certains détails relatifs à la vie intime tant de Picquart que de Schwartzkoppen. En ce qui concernait Picquart, on se contenta « d’agir sur le mari » de sa maîtresse – vilenie dont le seul résultat fut de provoquer un divorce. Quant aux attachés militaires ce ne fut pas de la fameuse « correspondance à caractère homosexuel » que Gonse pensa un moment se servir pour imposer en cas de besoin silence à Schwartzkoppen, mais d’une série de lettres intimes émanant d’une maitresse de l’attaché allemand à qui elles avaient été, on ne sait trop comment, volées10. Elles attestaient chez son discret amant une propension manifeste à ce que Roger Peyrefitte appelait volontiers « le bimétallisme ». Le fait que le général Gonse ait un instant songé (à la grande indignation de Du Paty) à les utiliser pour manipuler Schwartzkoppen semble bien démontrer le peu d’importance accordée par l’État-Major à l’autre facette de ses mœurs intimes.
Que reste-t-il donc, en fin de compte de cette ingénieuse construction, fondée sur une série d’hypothèses certes aussi neuves qu’intéressantes, mais dont aucune ne saurait résister à une confrontation sérieuse avec un ensemble de faits aujourd’hui bien établis et de témoignages devenus indiscutables ? Peu de choses, hélas, et l’on doit d’autant plus regretter que tant d’efforts et de recherches aient été consacrés à cette « relecture » d’un dossier déjà connu dans tous ses détails depuis un bon siècle, alors qu’il reste encore quelques petits mystères à percer dans les épisodes de « guerre secrète » d’où est née l’Affaire.
Pour mettre un point final à cette trop longue discussion (contrairement à ce que laisseraient croire quelques propos diffusés par la voie d’internet elle ne doit rien à une inconsciente homophobie !) nous pardonnera-t-on d’évoquer sans méchanceté à propos d’une thèse plus ingénieuse que crédible, les célèbres bâtons flottants dont parlait La Fontaine et de répéter après lui : “De loin c’est quelque chose, et de près ce n’est rien…” ?

1. – Cf. Rennes, I, 75 et suiv. Mercier. II eme Rev. I, 459-60, Targe.
2. – Pierre Gervais, Romain Huret, Pauline Peretz, Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l’Affaire Dreyfus, ds. Revue d’histoire moderne et contemporaine, t.55-1 (2008), p.125- 160.
3. – Si connue que soit cette pièce, peut-être n’est-il pas inutile de la reproduire une fois de plus ici : « Je regrette bien de ne pas vous avoir vu avant mon départ. Du reste, je serais [sic] de retour dans 8 jours. Ci-joint 12 plans directeurs de Nice que ce canaille de D… m’a donné [sic] pour vous. Je lui ai dit que vous n’avez [sic]pas l’intention de reprendre les relations. Il prétend qu’il y a eu un malentendu et qu’il ferait tout son possible pour vous satisfaire. Il dit qu’il s’était entêté et que vous ne lui en voulez [sic] pas. Je lui ai dit qu’il était fou et que je ne croyais pas que vous voudriez [sic] reprendre les relations. Faites ce que vous voulez [sic]. Au revoir, je suis très pressé. ALEXANDRINE. Ne bourrez [sic] pas trop ! ».
Cette funeste pièce porte le numéro 25 dans le récent inventaire du “dossier secret” dressé par le S.H.A.T.Le Cdt. Cordier, adjoint en 1894 du Lt. Col. Sandherr, affirma au cours du procès de Rennes avoir déclaré à son chef à propos de la pièce « Canaille de D… », tandis qu’ils préparaient ensenble le “petit dossier” : « Tout cela n’a pas l’air de signifier grand-chose, mais enfin il y a une initiale, on peut l’envoyer. Et pour moi c’était à l’instruction que cela devait être porté ». (Rennes, II, 513).
4. – N° 40 de l’inventaire du S.H.A.T.
5. – C’est ce dossier dont, en mai 1898, au cours d’une période de réserve le substitut Wattinne, gendre du Gal. Billot alors ministre de la Guerre dressa l’inventaire en l’accompagnant d’un rapport établi avec le Gal. Gonse et daté du 1er juin. Le 15 août de la même année, le capitaine Cuignet, attaché au cabinet de Godefroy Cavaignac qui avait remplacé Billot à la tête du Ministère de la Guerre y découvrit le célèbre document où Dreyfus était nommé en toutes lettres maladroitement fabriqué fin octobre 1896 par le Cdt. Henry pour discréditer les efforts de Picquart qui tentait alors de persuader ses chefs de l’erreur commise en 1894.
6. – On voudra bien me pardonner de ne pas reproduire ici les nombreuses références relatives à la composition du premier “dossier secret”.0n les trouvera soit dans l’article de la R.H.M.C., soit dans le répertoire toujours tendancieux, mais bibliographiquement toujours utile de H. Dutrait-Crozon, Précis de l’Affaire Dreyfus… Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1909.
7. – Cette destruction qui constituait moralement une nouvelle “forfaiture” fut reconnue par Mercier lui-même au cours de la première révision par la Cour de Cassation, dans une lettre transmise le 26 avril 1899 au Premier Président Mazeau. Gonse confirma le 30 le récit de Mercier, en précisant avoir agi en la circonstance sur l’ordre formel de Boisdeffre.
8. – Cf. R.H.M.C., Op.cit, pp.134-135.
9. – Les auteurs de l’article cité plus haut (n.1) considèrent comme certainement “fausses” et reconstituées après le verdict de 94 les précisions sur le contenu du dossier secret de 94 contenues dans le “brouillon du ‘commentaire Du Paty’ produit tardivement en 1904 par son coauteur. Une telle accusation, qui fait de Du Paty (sans lui prêter le moindre mobile !) un faussaire plus habile qu’Henry est fondé sur la référence aux rapports de ‘l’agent Guénée’ contenu dans le document. Le truquage des originaux de ces rapports de police rassemblés avant le procès Dreyfus est indiscutable. En revanche il nous parait impossible d’accepter l’affirmation selon laquelle cette falsification aurait eu lieu bien après le procès. cf., R.H.M.C., Op.cit., p.130, et ibid.. n.23..Pour éviter une digression, inutile ici, à propos du policier Guénée et de ses divers rapports, vrais ou truqués, on voudra bien nous pardonner de renvoyer le lecteur à ce que nous en avons dit pour la première fois en 1961.Cf. L’Affaire sans Dreyfus (Paris, Fayard, 1961), p.164 et suiv.
10. – Il s’agit de Mme. De Weede, épouse d’un conseiller à l’ambassade des Pays-Bas à Paris. Il est difficile de croire qu’un paquet d’une bonne vingtaine de ses lettres ne laissant aucun doute sur la nature de ses relations avec Schwartzkoppen ait été apporté à la Section de Statistique par ‘la voie ordinaire’ ce qui impliquerait que leur destinataire les aient jetées intactes dans sa corbeille à papiers. À la suite d’une rupture non démontrée ? Ce serait aussi à prouver. Elles furent à notre avis plus probablement volées au domicile de son amant. Quoi qu’il en soit, il semble certain que leur utilisation par notre service aurait été aussi odieuse certes, mais probablement plus efficace comme moyen de chantage sur leur destinataire que la révélation par des échos de presse de son homosexualité. Même plus discret le scandale mondain et les complications, voire le duel qu’aurait pu provoquer une fois rendue publique la liaison de deux personnalités du monde diplomatique appartenant aux ambassades parisiennes de deux nations différentes aurait certainement attiré plus d’ennuis à Schwartzkoppen que son appartenance à une certaine ‘camarilla’ proche de Guillaume II, encore très puissante alors.

Marcel Thomas

Le dossier secret de 1894.

question de méthode

Nous voulons bien discuter sur tout et mieux encore être convaincus par tout. Mais pour cela il ne suffit pas de parler de retour aux sources premières, d’archives et de méthode. Il faut le faire et il faut le montrer. Or, qu’avons-nous là ? Une série de postulats qui sont autant de certitudes… « […] il est certain qu’une partie des pièces d’origine étaient tirées d’une correspondance homosexuelle etc. » (p. 125-126 de l’article de la RHMC). Et qui ne suit pas cette piste, ainsi balisée d’affirmations péremptoires, se trompe : « L’antisémitisme reste au cœur de l’Affaire : Dreyfus a bien été attaqué et condamné comme juif. Mais, sans prendre en compte l’homophobie, soulignée d’abord puis occultée, il est impossible de saisir le mécanisme conduisant de l’interception de la correspondance entre les deux attachés militaires à la condamnation du capitaine, sauf à supposer que les responsables du contre-espionnage comme leurs supérieurs manquèrent délibérément à tous leurs devoirs. » (p. 147)
Soit. Mais sur quoi est fondée cette « hypothèse » (p. 126) « certain[e] » (p. 124) ? Avant de la prouver, nos auteurs réfutent ce qui aujourd’hui est admis comme une certitude et qui contredit leur thèse, à savoir que le dossier était composé de quatre ou cinq pièces. Cela nous le savons grâce à Picquart, dont nos auteurs citent les paroles suivantes :

Ce dossier tel qu’il avait été enfermé dans l’armoire d’Henry fin décembre 1894, et tel que je l’ai reçu de Gribelin [l’archiviste de la Section de statistiques] fin août 1896, était divisé en deux parties. La première qui fut communiquée aux juges en chambre du conseil se composait de quatre pièces accompagnées d’un commentaire explicatif rédigé, à ce que m’a assuré le colonel Sandherr, par Du Paty de Clam. [La deuxième partie] était de peu de valeur. Elle comprenait 7 ou 8 pièces en tout, quelques photographies de la pièce « ce canaille de D. », quelques pièces sans importance se rattachant plus ou moins à celles de la première partie. (p. 127)

Que dit cette citation  – qui ne se trouve pas à la place indiquée en note (« Débats, 1899, p. 40-41) mais est extraite de la deuxième lettre de Picquart à Sarrien du 14 septembre 1898 et se trouve citée p. 110 dans le précédent volume de débats (La Révision du procès Dreyfus à la Cour de cassation. Compte rendu sténographique « in extenso ». (27, 28, 29 octobre 1898), Paris, P.-V. Stock, 1898) ? Elle dit que le dossier secret, tel que Picquart l’avait vu près de deux ans plus tard, comprenait deux parties. Que la première, celle de 4 pièces, fut communiquée aux juges et que la seconde, composée de 7 ou 8 pièces, comprenait quelques photographies de « Ce canaille de D » et quelques pièces « sans importance ». Elle est donc utile à la thèse du dossier d’une dizaine de pièces, thèse de nos auteurs, mais pose le problème qui est de considérer que la seule première partie fut communiquée. Picquart le « suppose », nous disent-ils (p. 129). Non, Picquart ne le suppose pas, il l’affirme ! Si nous nous reportons en effet à ses autres déclarations, nous apprenons bien plus de choses sur la question de la communication en chambre du Conseil. Entendu par la Cour de cassation, deux mois après cette lettre, Picquart reviendra sur cette seconde partie et déclarera nettement que les pièces la composant « ne formaient que le rebut du dossier et n’avaient pas été communiquées aux juges » (La Révision du procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, Paris, Stock, 1899, t. I : Instruction de la chambre criminelle, p. 139). De même si nous lisons la lettre de Picquart à Sarrien du 6 septembre (et non du 4, comme le disent nos auteurs : p. 127), peut-être en « réfection » et « pas consultable » (p. 127, note 9) au moment de la rédaction de l’article mais alors consultable en ligne sur l’excellent site des AN (http://www.dreyfus.culture.fr/fr/mediatheque/zoom.php?id=283&langue=0&page=1&txt=6+septembre ; reproduite à la fin de l’article), nous y pouvons lire :

La portion du dossier secret non communiquée aux juges comprenait 7 ou 8 pièces ; les unes étaient des photographies de la lettre : « ce canaille de D… » les autres des document sans importance.

Un témoignage « capital », reconnaissent nos auteurs, mais « insuffisant pour reconstituer le dossier de 1894 » (p. 128). Nous comprenons bien qu’il s’offre l’avantage de « grossir » le dossier, il pose l’épineux problème de cette affirmation de la non-communication des pièces de « rebut » que par le choix de leur citation et par l’oubli des autres nos auteurs affirment tout de go qu’il permet de « réinsérer dans la discussion les “pièces de rebut” » (p. 130). Il ne réinsère pas. Il en parle pour les exclure. Mais ce témoignage pose un autre problème : celui d’y affirmer comme une certitude la présence de la lettre « Davignon ». Or le statut de cette lettre est pour nos auteurs « douteux » (p. 128). La lettre elle-même est « douteuse » (p. 134). Pourquoi ? Parce que toute la démonstration repose sur la présence de petits numéros à l’encre rouge sur les pièces en question et que la pièce « Davignon » en est vierge. Pourquoi est-elle donc douteuse ? A cela deux ordres d’arguments ou plus exactement deux témoignages. Le premier est dû à Targe qui affirma que « cette lettre n’était pas mentionnée dans un premier rapport sur le dossier secret, à l’automne 1897 » (p. 128). La chose est exacte mais n’explique rien. Rien ne nous dit que ce document d’octobre 1897 avait pour ambition l’exhaustivité et son titre nous indiquerait bien au contraire que ce qui semble poser problème pourrait en fait  bien être une réponse qui serait aussi la confirmation des déclarations de Picquart. En effet, ce « Bordereau des pièces secrètes établissant la culpabilité de Dreyfus en dehors de la procédure suivie devant le premier Conseil de Guerre du Gouvernement militaire de Paris » écartait toutes les pièces de 1894. Il n’était peut-être certes pas malin de reconnaître ainsi l’existence du dossier secret, puisque la lettre « Davignon » ne fit jamais partie de la procédure mais ce document à usage interne n’avait pas pour vocation d’être livré à la publicité et ne le sera en effet pas avant que Targe, en 1904, le découvrît (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), 3 vol., Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1908, t. I. p. 79). Mais il y a sans doute une tout autre raison à cette absence. Depuis quelques temps, depuis octobre 1897 que Gonse et Henry avaient entrepris de tirer, de classer et d’enrichir le dossier secret, les hommes de la Section de statistique étaient plutôt enclins à laisser de côté une lettre dont l’interprétation avait été pour le moins forcée en 1894. Pour comprendre, rappelons-en le texte :

Mon cher Bourreur,
Je vous envoie ce que vous savez. Dès que vous êtes parti j’ai étudié la question des appels et j’ai vu que certaines questions de domicile etc. sont toutes subordonnées à celle principale dont voilà la direction.
Pour un appel partiel, [c’est-à]-dire limité seulement [dans quel]ques régions, les manifestes [sont-ils] publiés seulement dans les régions intéressées ou dans tout l’état ?
J’ai écrit encore au colonel Davignon et c’est pour ce que je vous prie. Si vous avez occasion [de v]ous occuper de cette [que]stion avec votre ami de le faire particulièrement en façon que Davignon ne vient [sic] pas à le savoir. Du reste il répondrai [sic] pas, car il faut jamais faire savoir qu’un attaché s’occupe de l’autre.
Adieu, mon bon petit chien [illisible]

En 1894, la lecture suivante en avait été faite : l’« ami » était bien sûr Dreyfus qui devait agir à l’insu de Davignon auprès duquel il travaillait… Cette lecture était d’une rare stupidité et ne pourrait souffrir la discussion. Peut-on sérieusement imaginer Panizzardi conseiller à Schwartzkoppen que si son « ami » – son espion – venait à se renseigner sur la question de l’appel des réservistes, il devait le faire sans que son supérieur le sût ? Était-il nécessaire de recommander à un attaché militaire la discrétion dans une affaire d’espionnage ? Une telle interprétation était tout à fait impossible, risible même, et on peut se demander comment on put faire de Dreyfus un « ami » quand il était dans la première pièce du dossier secret un « canaille » et dans la deuxième, datant de la même époque, le sujet des « doutes » de Schwartzkoppen. Pourtant, malgré sa langue improbable, cette troisième pièce était d’une absolue clarté et n’avait en soi rien de compromettant, raison pour laquelle elle avait été classée simplement à son arrivée. Panizzardi entretenait des relations avec le lieutenant-colonel Davignon, second du général Le Loup de Sancy au 2e bureau de l’État-major. Il faisait juste savoir à Schwartzkoppen que s’il était amené à discuter de la question de l’appel des réservistes avec son propre contact à l’état-major, son « ami » depuis 1880, il ne devait pas oublier de le faire en particulier (« particulièrement »), loin de la présence de Davignon. Devant son second, Sancy ne répondrait de toute façon pas et il ne fallait pas faire savoir à Davignon que sur une question pour laquelle il était en relation avec Panizzardi, Schwartzkoppen l’était avec de Sancy : « il faut jamais faire savoir qu’un attaché s’occupe de l’autre »… Relativement à la prise de conscience de la faiblesse de cette pièce, que nous évoquions, nous en avons une trace dans un rapport postérieur de quelques mois – 26 mai 1898 – dans lequel Gribelin semblait revenu à la raison :

La pièce portant le n° 40 (lettre de Panizzardi à Schwartzkoppen) fait allusion à des renseignements que Panizzardi aurait demandés directement au lieutenant-colonel Davignon, sous-chef du 2e Bureau de l’État-major de l’Armée, alors de Schwartzkoppen serait disposé à demander ces mêmes renseignements à la même source, par un autre intermédiaire.
Dans une pensée de méfiance, Panizzardi recommande à Schwartzkoppen de ne plus s’occuper de cette affaire, afin que le lieutenant-colonel Davignon ne sache pas que les attachés militaires, italien et allemand, travaillent ensemble les mêmes questions. (« Dossier secret Dreyfus », AN BB19 118 et MAHJ, 97.17.61.1. Il en existe aussi une copie dans les papiers Esterhazy conservées à la BNF (n.a.fr. 16464).)

Le second argument de nos auteurs ne tient pas plus. S’en remettant à Cuignet, ils expliquent que c’est lui, ainsi qu’il l’avait affirmé dans une note du 10 septembre 1898, qui « l’avait […] introduite dans le dossier à l’été 1898 » (p. 128). Nous avons là un parfait exemple de toute la limite des « traces d’archives » mises en avant par les auteurs. Il n’est pas possible de considérer un texte en lui-même sans lui redonner sa place dans le contexte dans lequel il s’inscrit. Cuignet mentait ici et la présence sur la pièce de la mention de l’inventaire Gonse/Wattinne (N°53), de quelques mois précédant celui de Cuignet, aurait dû les en alerter. Cuignet mentait donc et le faisait pour une bonne raison. Jusqu’à la révélation du « faux Henry », Picquart, docile, s’était toujours tu relativement au dossier secret. Dans sa lettre évoquée à Sarrien, lettre du 6 septembre 1898, il en avait pour la première fois parlé et en avait même, comme on peut le voir dans la reproduction donnée à la fin de l’article, précisé qu’il contenait 4 pièces. Il n’avait pas donné plus de précision mais il n’était pas douteux que Sarrien voudrait en savoir plus. Et de cela il ne pouvait être question. A la fin du conseil des ministres du 6 septembre, Sarrien avait transmit à Zurlinden la lettre qu’il venait de recevoir de Picquart (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 106). Dès le lendemain, Zurlinden avait pu envoyer ses impressions à son collègue, expliquant que si Picquart disait la vérité relativement « au rôle qu’il s’attribu[ait] » dans l’affaire – à savoir l’avoir suivie dès le début –, il ne fallait pas tenir compte de ce qu’il avait dit des aveux que de nombreuses pièces « réduis[ai]ent à néant » (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 105 et 106). Il ne parlait que des aveux et se gardait bien de toute allusion au dossier secret dont la révélation, au moment d’une révision de plus en plus certaine, serait une véritable catastrophe. Pour parer le coup, Cuignet, le 10, avait transmis à son ministre la note qu’évoquent en preuve nos auteurs, note qui expliquait « Comment sont nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus ». Habilement, Cuignet y affirmait que la « lettre Davignon » n’avait pas été « retenue comme une charge contre Dreyfus, lors du procès de 1894 », avait été « complètement perdue de vue par la suite » et que c’est lui qui avait mis en lumière « son importance et sa gravité » (Cuignet, « Comment son nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus », note du 10 septembre 1898, pièce 42 du dossier secret, publié dans « Dossier secret Dreyfus », AN BB19 118 et MAHJ, 97.17.61.1). Voilà qui permettrait de disqualifier le bavard si Sarrien répondait à sa demande. Il serait un menteur, celui qui donnerait comme faisant partie du dossier une pièce qui avait été négligée en 1894 et oubliée dans quelque dossier… Et s’il mentait, n’était-ce pas parce que ce fameux dossier secret n’avait jamais existé que dans l’imagination des dreyfusards… et de leur instrument Picquart ? Voici l’histoire d’une preuve qui n’en est pas une et nous pouvons regretter que nos auteurs, qui renvoient en note à la déposition de Cuignet de 1904, n’aient pas retenu que Cuignet y reconnait finalement qu’affirmer que la pièce « Davignon » n’avait pas été présentée en 1894 était « parfaitement » « inexact » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. II. p. 487).

Autre disqualification, celle du commentaire de Du Paty, attesté par Picquart, et dont la version que nous connaissons, exhumée en 1904 à l’occasion de la seconde révision, est qualifiée par nos auteurs de « faux ». (p. 130) Il est vrai que ce brouillon d’un document détruit précise le contenu du dossier secret et, en tous points concordant avec les souvenirs de Picquart, contredit donc la thèse de nos auteurs. Nous voulons bien admettre que ce document soit un faux mais les preuves manquent cruellement pour étayer pareille affirmation. Tout, au contraire, prouve qu’il était bien sinon identique tout au moins très proche du document qui accompagnait le dossier secret en 1894. Pendant longtemps, il n’avait pas été possible de parler, pire même de rendre public, un commentaire qui prouvait l’existence d’une illégalité que tous niaient farouchement. Dans ses souvenirs, en grande partie inédits, Du Paty racontera qu’au moment du procès Zola il s’était ouvert à Gonse de doutes de plus en plus forts, enjoignant son supérieur à faire la révision, « vous savez en révélant quoi ». Gonse lui aurait répondu, offusqué, qu’il ne comprenait pas que « pareille idée ait pu venir à un gentilhomme » : « Le général Mercier seul peut vous délier de votre serment… », aurait-il ajouté (Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961, p. 183). En 1899, appelé à déposer devant la Cour de cassation, Du Paty avait à nouveau demandé à Mercier de le libérer. Dans le brouillon – inédit – de sa déposition, il écrira ainsi : « j’ai demandé par écrit au ministre de la Guerre en fonctions en 1894 de me délier de ma parole, il n’a pas cru devoir le faire, je me tais. / J’attends, car un officier ne peut pas violer l’engagement l’honneur qu’il a pris. » (Du Paty, « Projet de déposition devant les Chambre réunies », BNF n.a.fr., inventaire en cours). De même, lors de la seconde révision, par « devoir vis-à-vis du général Mercier » et pour ne pas lui « manquer », Du Paty renoncera à montrer certaines pièces qu’il avait conservées. Et encore, en avril 1899, en réponse aux attaques du général Roget qui tentait de lui faire endosser la responsabilité de tout, Du Paty avait à nouveau écrit à Mercier pour qu’il l’autorisât à produire sa défense et pour cela, soit « de me délier de ma parole en me permettant de produire les preuves, soit tout simplement de m’adresser quelques lignes pour me dire “qu’il est à votre connaissance que j’ai obéi à des considérations d’ordre supérieur, patriotique et impersonnel, ignorées de mes accusateurs”, rien de plus » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 260. Voir aussi les pages 240-241 et 244). Mercier refusera encore et ce ne sera qu’après Rennes, il où ne put que reconnaître la matérialité de l’illégalité à laquelle il avait présidée, qu’il acceptera enfin. A l’occasion de la seconde révision, après avoir été pressé par des magistrats qui surent lui faire comprendre qu’il ne pouvait soustraire une pièce de la procédure à leur connaissance, Du Paty retournera voir Mercier, le 24 mars 1904, et, rentré chez lui, nota dans son Journal inédit : « Il ne voit pas d’inconvénient à ce que je donne le commentaire. Il s’exclame : “Pourquoi n’a-t-on pas exécuté mes ordres, Picquart n’aurait pas vu le commentaire !” ». Une phrase lourde de sens qui nous indique bien l’importance du commentaire et la concordance du brouillon de 1904 avec l’original. Pourquoi sans cela Mercier aurait-il authentiqué ce « faux » ? Pour protéger la correspondance « amoureuse » des attachés militaires ? Mais elle était révélée par « Ce canaille de D » et par la lettre « Davignon »… pourquoi dans ce cas ne pas les avoir sorties aussi… Et s’il s’agissait en effet d’un faux, quelle drôle d’idée assurément de s’arranger pour le faire coller avec les témoignages connus de Picquart. Quel intérêt Mercier et son complice Du Paty auraient-il eu à donner raison à leur accusateur. Non, comme le dit Marcel Thomas dans l’article qui précède : « Une telle unanimité entre un Du Paty qui en 94 avait écrit de sa main le « commentaire », un Picquart qui en avait retrouvé un double en 96, et un Mercier qui, après l’avoir commandé et approuvé, avait par deux fois tenté de faire à jamais disparaître cette preuve de sa « forfaiture », constitue à l’évidence la meilleure des garanties de véracité de témoignages pour une fois concordants émanant d’adversaires depuis longtemps déclarés ! »

Mais cela dit, si cette argumentation ne tient guère, demeure la question de cette numérotation à l’encre rouge, centre de la thèse de nos auteurs. La lettre « Davignon » n’en fait donc pas partie, le n°1 manque, ainsi que les n° 7 et 8 pour lesquels nous est proposée une explication pour le moins conditionnelle : les n° 7 et 8 seraient devenus après un reclassement les 3bis et 3ter, ce dernier corrigeant un « 8 » que l’image reproduite ci-dessous rend pour le moins hypothétique.

Il est indiscutable que cette numérotation indique un ensemble. Mais que prouve qu’il s’agisse de celui de 1894 ? Les « traces d’archives » évoquées par nos auteurs n’emportent guère plus l’adhésion que les précédentes. Cuignet, qui n’avait pas vu le dossier avant 1898, expliqua qu’il « y avait des numéros bis, ter » et Cordier, qui y travailla à la constitution, que « les correspondances sortant du service [étai]nt numérotées lorsqu’elle [étaie]nt livrées à d’autres service ». Et nos auteurs de rappeler, suivant lé témoignage du même Cordier, « que Sandherr avait “refait trois ou quatre fois le paquet” » du dossier secret en 1894 (p. 134). Soit. Mais que cela prouve-t-il ? En quoi, sans forcer le sens des mots, pouvons-nous en déduire que les documents de 1894 portaient des « bis » et des « ter » puisque Sandherr avait refait le paquet et que la numérotation fut faite parce que les documents sortaient de la Section de statistique ? C’est un drôle d’exercice que celui qui consiste à superposer des bouts de citations et de leur faire dire ce que l’on veut prouver. Cuignet ne parle que du dossier qu’il a eu entre les mains (mentant au passage quand il dit ne pas avoir vu le rapport Wattinne) à partir de mai 1898… En aucun cas son information ne sous-entend un « de tous temps ». En revanche, Du Paty affirmera à l’occasion de la seconde révision qu’il n’avait jamais vu « aucun numéro sur les pièces, parce que ce numérotage est postérieur au moment du procès de 1894 » (Déposition Du Paty à l’occasion de la seconde révision dans La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 239). L’affaire est entendue et on regrettera que nos auteurs n’aient pas cru bon retenir cette déclaration claire, nette et précise.

Passons. Que prouve donc, disions-nous, que cette numérotation soit celle 1894, si toutefois il y en eut une ? Ne pourrait-elle être celle d’octobre 1897 – qui nous l’avons vu ignorait la lettre « Davignon » ? Celle de janvier 1898 ? Celle de mars ? Ou des deux d’avril ?… autant de rapports que retrouva Targe et qui ont aujourd’hui disparu (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 79-80) ? Mais en fait la question doit se poser autrement. Combien y eut-il de classements (sélection et/ou ordonnancement) du dossier ? 1° le premier, celui de 1894 qui fut transmis aux juges ; 2° celui d’octobre 1897 ; 3° celui de janvier 1898 ; 4° celui de mars de la même année ; 5° le premier d’avril ; 6° le second d’avril ; 7° le rapport Gonse/Wattinne de mai ; 8° celui de l’été 1898 constitué par Cuignet ; 9° celui de l’automne 1898 constitué à la demande de Freycinet par le même Cuignet dans l’optique d’une prochaine présentation devant la Cour de cassation. Combien y eut-il de numérotations ? 6 au total mais qui ne se retrouvent pas sur chacune des pièces (en prenant en considération les dates). Chaque pièce porte donc entre 1 et 4 numérotations dont deux seulement nous sont connues : celle en rouge paraphée par Gonse et qui correspond au 7e classement et celle au crayon bleu du classement Cuignet, le 8e. Que sont les 4 autres : celle, sur quelques rares pièces donc, dont nos auteurs font l’axe de leur thèse ; celle, plus fréquente, d’une autre encre, sous la même forme (n° X) et souvent biffée et corrigée ; celle, fréquente aussi, simple numéro souligné d’un trait ou d’un arc de cercle ; et la dernière, rarissime, numéros entre parenthèses. Voilà qui nous indique que chaque inventaire ne fut pas numéroté. Pourquoi donc celui de 1894 l’aurait été ? Et puis que nous indique que ces numérotations, hormis les deux identifiées, soient en rapport avec l’affaire Dreyfus quand nous savons que ce n’est qu’à partir de mai 1898 (à l’occasion du rapport Wattinne) qu’il fut décidé de rassembler les pièces éparses, classées ailleurs en divers dossiers et pouvant de près ou de loin s’y rapporter. Que nous indique encore que la présence ou non du « n° », que l’utilisation d’une même encre soient le signe d’une appartenance à un ensemble ? Et si la numérotation à l’encre rouge était bien par hasard celle de 1894, pourquoi les accusateurs de Dreyfus auraient-ils laissé de côté d’autres pièces plus claires encore sur la question homosexuelle comme celle, pour ne citer qu’un exemple, datée de 1893 (n°51 de l’inventaire Gonse/Wattinne, n° 287 du dernier classement Cuignet) et qu’évoquent nos auteurs, lettre dans laquelle Maximilienne, avec un sens consommé de la métaphore, informait son « grand chat » que « son petit frère n’a cessé de pleurer » et qu’il fallait qu’il « le soign[ât] ».

Concluons. Nous ne voyons pas quel est ce « chaînon manquant dans les récits de l’Affaire » qu’évoquent les auteurs de l’article (p. 144). Mais s’il existe, il nous en faudra plus, et de plus précis, pour nous convaincre que la correspondance « amoureuse » des deux attachés permette de le « reconstituer ». Et si l’homophobie fut – et demeure – une réalité, nous ne parvenons pas à voir en quoi c’est le « lien entre judaïsme et homosexualité qui permet le mieux d’expliquer pourquoi le Conseil de guerre se vit confier, de manière illégale, un dossier vide, sur la base duquel Dreyfus fut jugé coupable ». S’il y eut un dossier secret ce n’est que parce que le dossier judiciaire était vide. Et peu importait ce qu’il pouvait alors contenir. Il ne valait que parce qu’il existait et qu’il était transmis par le ministre. En 1896, quand l’ami de Demange, Salles, rencontra chez des amis communs un des juges de 1894 qui lui parla de l’illégalité, du dossier secret et de sa transmission, l’avocat s’offusqua de qu’il considérait comme un « crime de lèse-justice ». Le juge lui répondit : « Comment un crime de lèse-justice ? C’est le ministre de la Guerre lui-même qui nous a apporté ce document. » (« Me Demange [interview] », Le Matin, 7 février 1898) Voilà ce que fut ce dossier. Un ordre de condamner et pas autre chose…

Philippe Oriol

La lettre du 6 septembre 1898 de Picquart à Sarrien :

Adrien Abauzit… Rectification des faits énoncés dans son interview sur Patriote info

2

La SIHAD s’est donnée, à sa création en 1995, une mission de vigilance à l’égard de la vérité historique. Elle la remplit donc en répondant point par point à la dernière tentative antidreyfusarde très récemment publiée.

On trouvera à la suite (en complément à la critique du livre : ici), les commentaires – globalement débarrassés des trop nombreuses coquilles et fautes – laissés sur YouTube à cette vidéo. Chacun donne le moment précis où commence à être développé le propos qui se devait d’être rectifié.

 

4’ 06 : Adrien Abauzit n’a pas tout lu contrairement à ce qu’il affirme avec une fierté un peu puérile : l’affaire Dreyfus ce n’est pas 7 000 pages de débats judiciaires et 9 ou 10 volumes comme on le voit mais 20 volumes et près de 14 000 pages…  À cela il faudrait ajouter les procédures non publiées et conservées dans divers centres d’archives qu’Adrien Abauzit n’a pas plus lues : instruction Pellieux, instruction Ravary, les deux instructions Tavernier, l’instruction contre de Pellieux ; et encore les procès connexes qu’il n’a toujours pas lus ; le procès Henry-Reinach, le procès Rochefort Valcarlos, le procès des ligues, le procès en Haute-Cour, le procès Grégori.

4’40 et 5’04. S’appuyer « sur tout ce qui est disponible » et « assimiler les pièces du dossier intégralement, les pour et les contre », comme l’affirme Adrien Abauzit, c’est, en librairie et en bibliothèques, près de deux mille ouvrages, autant d’articles, et des centaines de milliers de pages inédites conservées dans les centres d’archives. A en lire ses notes en bas de page, si Adrien Abauzit a lu 10 livres, c’est le bout du monde…

14’54. « un frère de Dreyfus va choisir l’Allemagne. Donc la famille Dreyfus est une famille franco-allemande ». Les choses ne sont pas aussi simples que cela… Ayant des intérêts en Alsace, la famille avait décidé qu’un de ses membres, pour ne pas perdre les dits-intérêts, demeurerait en Alsace. Et Jacques fut choisi parce qu’ayant déjà servi dans l’armée française, il était le seul qui ne pourrait pas, ainsi que l’avait concédé Bismarck, porter l’uniforme allemand. Les Dreyfus firent ici un choix douloureux qui fut fait dans de nombreuses familles, juives comme chrétiennes qui ne pouvaient se résoudre à tout perdre.

15’28. « C’est un officier qui a eu des bonnes notes, donc il n’a pas été brimé, soit dit en passant »…  À l’École de guerre, parmi les notes, une « cote d’amour », note subjective d’appréciation d’aptitude au service d’état-major, était donnée. Dreyfus, qui avait brillamment réussi ses examens, s’était vu attribuer un 5 par le général Bonnefond. Un des condisciples de Dreyfus, le lieutenant Picard, juif aussi, avait eu droit à la même note. Deux notes injustifiées qui leur faisaient perdre des places, fermèrent la porte de l’Etat-major à Picard (pouvaient y entrer les 10 premiers) mais pas à Dreyfus qui, mauvais calcul, passait de la 5e à la 9e place.

20’18. Si la relation de Dreyfus avec Bodson est avérée, il ne fut jamais prouvé qu’elle ait été une espionne. Interviewée pour Le Journal du 6 novembre 1894, elle raconta qu’elle, qui recevait beaucoup de militaires, considérait le capitaine comme « le plus patriote », « le plus chauvin » d’entre tous et qu’ils s’étaient brouillés quand Dreyfus avait appris qu’elle fréquentait un officier allemand qu’il refusait de risquer d’être amené à le croiser un jour. Affirmer qu’elle poussa Dreyfus « à se livrer à ce qu’on appelle de l’amorçage » est une affirmation sans preuve et que rien ne peut établir. Il faudrait déjà pouvoir établir qu’elle fût une espionne ce que même Dutrait-Crozon ou l’acte d’accusation de 1894 contre Dreyfus n’osent faire…

23’41. Le télégramme allemand disant qu’il n’a « aucun signe [de l’]État-major » nous dit donc que le traître n’y est pas… et donc comment le faire coller à Dreyfus qui y était ? Quant à la réponse, elle ne dit aucunement que Schwartzkoppen est en négociations avec un officier de l’État-major : « Bureau des renseignements – Aucune relation… Corps de troupe – Importance seulement… Sortant du Ministère… »… autrement dit : je n’ai aucune relation avec le bureau des renseignements et seuls importent les documents sortant du ministère… Quant à la mention « corps de troupe », veut-elle dire que si l’attaché militaire n’a aucune relation avec le bureau des renseignements, il en a avec un officier de corps de troupe ? On peut le comprendre mais rien n’est sûr. Quoi qu’il en soit, il n’est aucunement dit ici que Schwartzkoppen est en négociations avec un officier du ministère. Où si on l’y voie, c’est qu’on force violemment le texte…

24’12. La lettre Davignon qui dit que Schwartzkoppen a un « ami » au 2e bureau de l’État-major où est Dreyfus à ce moment (« J’ai écrit encore au colonel Davignon et c’est pour ce que je vous prie. Si vous avez occasion [de v]ous occuper de cette [que]stion avec votre ami de le faire particulièrement en façon que Davignon ne vient [sic] pas à le savoir. Du reste il répondrai [sic] pas, car il faut jamais [sic] faire savoir qu’un attaché s’occupe de l’autre ». C’est entendu mais l’ami n’est pas Dreyfus mais Davignon. C’est ce que dira d’ailleurs dans un rapport un homme de la Section de statistique, Gribelin : La pièce portant le n° 40 (lettre de Panizzardi à Schwartzkoppen) fait allusion à des renseignements que Panizzardi aurait demandés directement au lieutenant-colonel Davignon, sous-chef du 2e Bureau de l’État-major de l’armée, alors que Schwartzkoppen serait disposé à demander ces mêmes renseignements à la même source, par un autre intermédiaire. Dans une pensée de méfiance, Panizzardi recommande à Schwartzkoppen de ne plus s’occuper de cette affaire, afin que le lieutenant-colonel Davignon ne sache pas que les attachés militaires, italien et allemand, travaillent ensemble les mêmes questions. Un fait se dégage de cette lettre : Panizzardi tient à ce que tout le monde ignore, au ministère de la Guerre français, que les attachés militaires italien et allemand s’unissent dans leurs travaux. (références dans l’article dont un précédent post donne le lien). Il est intéressant de constater qu’Adrien Abauzit qui a « tout lu » ne cite pas l’extrait donné de Gribelin…

25’. « Ce canaille de D. ». « D » comme Dreyfus. Il est clair que les espions avaient des noms de code et que jamais l’attaché militaire n’aurait employé l’initiale du vrai nom de son espion. Le commandant Cuignet, un des principaux accusateurs de Dreyfus, l’expliquera : « Il est plus vraisemblable que l’individu dont il est question dans la lettre de B…, tout en étant un agent d’espionnage, n’est pas désigné sous son véritable nom ; conformément à l’usage constant de B…, usage dont nous avons plusieurs preuves ». Ce qui au final lui fera dire : « Quant à la pièce “ce canaille de D…” (n° 25), rien ne prouve qu’elle désigne Dreyfus, et je serais plutôt de l’avis de M. Picquart, qui estime qu’elle ne peut s’appliquer à lui, étant donné le sans-gêne avec lequel l’auteur de la lettre traite ce D… » Il est intéressant de constater qu’Adrien Abauzit qui a « tout lu » ne cite pas ces deux extraits qui se trouvent dans un des livres posés devant lui.

25’36. Valcarlos informateur. Le rapport qui en parle est un faux fait bien après la condamnation de Dreyfus… Impossible d’en parler ici : la démonstration tient en 5 pages. On la trouve dans L’Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours.

26’29. « Le fameux bor-de-reau ». Adrien Abauzit truque encore et toujours. Le bordereau n’est pas l’énumération de 5 notes comme le soutient Adrien Abauzit : mais de 4 notes et d’un document : le manuel d’artillerie : « Sans nouvelles m’indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, Monsieur, quelques renseignements intéressants / 1° une note… 2° une note… 3° une note… 4° une note… 5° Le projet de manuel de tir de l’artillerie de campagne (14 mars 1894). » La chose est essentielle parce qu’elle prouve que si Dreyfus était le traître, il avait le manuel au moment de la rédaction du bordereau, ce que contredisent les quelques témoignages des collègues de Dreyfus qui disent qu’il le lui avait demandé le mois suivant (et donc qu’il ne l’avait pas au moment de la rédaction du bordereau). C’est sur cette question qu’Adrien Abauzit développe ses « preuves » dans son livre qui ne tiennent qu’à condition de faire ce petit tour de passe-passe… mais sans doute faudra-t-il y revenir…

27’51. « Des secrets qui ne sont pas minces ». Du premier, le frein hydraulique du 120, canon et frein anciens adoptés depuis plusieurs années, l’Allemagne savait tout depuis 1889 grâce aux aimables Boutonnet et Greiner. Ce canon avait même été présenté aux attachés militaires étrangers en 1891, présentation dont avait rendu compte la presse allemande, et fait l’objet de nombreuses publications dont une description complète qui était à la disposition de tous depuis le 7 avril 1894. Les deuxième et quatrième documents, relatifs aux troupes de couverture et à Madagascar, étaient si peu secrets que plusieurs journaux en avaient largement parlé : le Journal des sciences militaires avait consacré en mai 1894 un article au premier sujet et le Mémorial de l’artillerie de la marine, La France militaire et Le Yacht quelques séries au second, en juin, août et septembre 1894. Le troisième document était lui aussi peu secret, qui avait fait l’objet d’articles dans La France militaire et, mieux même, d’une publication annuelle émanant du ministère de la Guerre. Sujet d’actualité, il avait été aussi au centre de nombreux débats à la Chambre, débats publiés au Journal officiel. Quant au cinquième document, le manuel de tir, si « difficile à se procurer » selon l’auteur du borde­reau, il était à la disposition des officiers dans tous les régiments et avait fait l’objet d’une édition autographiée par une société d’officiers de réserve, la Société de tir au canon. À Rennes, le sous-lieutenant Bruyerre racontera même se l’être procuré contre vingt centimes à la presse régimentaire.

28’55. « Il fallait être passé par tous les bureaux ». Non ! puisqu’il s’agit de notes, c’est-à-dire de mémos, qu’il était possible de faire sur la base des articles évoqués dans le post précédent.

29’35. Le canon de 120, sujet très technique dont seul aurait pu parler un artilleur. Non et pour les mêmes raisons que vus dans les post précédents. De plus le vocabulaire employé dans le bordereau n’est pas celui d’un artilleur. Un artilleur, en effet, n’aurait jamais parlé de « corps » mais de « régiment », du « 120 » mais du « 120 court de campagne », de « conduite » de la pièce mais de « comportement », de « frein hydraulique » mais de « frein hydropneumatique », de « manuel de tir de l’artillerie de campagne » mais de « manuel de tir d’artillerie de campagne ».

29’35. Dreyfus était « le seul à être passé à l’école de Pyrotechnie au moment où était fabriqué le canon de 120 ». Dreyfus fut certes à l’école de Pyrotechnie de Bourges de septembre 1889 à avril 1890 mais tout cela est sans intérêt. Le bordereau n’a jamais parlé du canon de 120 court en soi mais du « frein hydraulique du 120 et [de] la manière dont s’est conduite cette pièce ». Et à vrai dire, non pas du frein hydraulique qui n’était pas le sujet mais du frein hydropneumatique (confusion qu’un artilleur ne pouvait faire ; voir post précédent). Un frein qui n’a été fabriqué que bien plus tard et dont, dira le commandant Baquet, « les premiers dessins exacts et complets […] ne sont sortis de la fonderie que le 29 mai 1894, où ils ont été envoyé au Ministère pour l’établissement des tables de construction du canon court. » Quant à la première décision de faire des essais – la seule qui compte pour dire comment s’était comporté le frein –, elle datait du 13 février 1894, avait été confirmée le 16 mai 1894, et les essais prescrits avaient eu lieu pendant les écoles à feu. Des écoles à feu (5 au 9 août) auxquelles n’assista pas Dreyfus mais auxquelles assista Esterhazy… tiens donc… Il faudrait donc éviter de dire n’importe quoi…

30’31. « Le 11 octobre, un conseil restreint des ministres, décide donc de l’arrestation de Dreyfus ». Non. La décision fut du seul Mercier et pas celle du gouvernement. Mercier avait promis à ce conseil de ne pas donner suite si d’autres preuves n’étaient pas trouvées. « [J]’obtins de lui, racontera Hanotaux, l’engagement que s’il ne trouvait pas d’autres preuves contre l’officier dont il s’agissait et dont nous ignorions le nom, la poursuite n’aurait pas lieu. » Mais Mercier avait pris sa décision. « […] je ne veux pas qu’on m’accuse d’avoir pactisé avec la trahison !… », déclara-t-il, « inébranlable », à Hanotaux, « préoccupé », qui était passé le voir dans la soirée pour une nouvelle fois lui demander de « renoncer à une procédure qui pouvait [les] entraîner vers les plus graves difficultés internationales ».

30’41. La preuve de la culpabilité pendant la dictée et le changement de disposition des mots quand Dreyfus reconnaît qu’il s’agit du bordereau. J’invite à aller voir sur le lien donné sur le premier post la reproduction de la dictée (ici)… On n’y verra aucunement le changement affirmé qui n’est qu’un pur fantasme. C’est drôle comme on peut voir ce qu’on veut voir… Quant à Dreyfus qui aurait reconnu avoir modifié son écriture sous prétexte qu’il avait froid aux doigts, là encore Adrien Abauzit se livre à son bricolage habituel. Voici ce que dit Dreyfus : « Quand le commandant du Paty de Clam m’a fait la dictée, au bout d’un certain nombre de mots, il m’a demandé : “Qu’avez-vous ? Vous tremblez ?” Je ne tremblais pas du tout. L’interpellation m’a paru tout à fait insolite. Faites une interpellation pareille à quelqu’un qui est en train d’écrire, et vous verrez.  L’interpellation m’a donc paru insolite. J’ai cherché dans mon esprit pourquoi cette interpellation. Je me suis dit “Il est probable que c’est parce que j’écris lentement, et en effet, j’avais les doigts raidis. Il faisait froid dehors ; c’était le 15 octobre, et il faisait si froid qu’il y avait, il faut bien vous le rappeler, un très grand feu allumé dans le cabinet du chef d’État-major. Je pensais que l’interpellation provenait de ce que j’avais écrit lentement, et c’est précisément parce que j’avais les doigts raidis. C’est pour cela que j’ai répondu “J’ai froid aux doigts”, mais l’interpellation me paraissait tout à fait insolite. » Dreyfus ne reconnaît aucunement avoir changé son écriture. Enfin, relativement à la température, il faisait ce matin-là 9° ce qui est froid surtout dans les grands appartements de la rue Saint-Dominique et qui justifiait justement le grand feu dont parle Dreyfus et que personne ne contredira.

34’54. « Dreyfus avait attiré l’attention de nombre de ses camarades »… curiosité, etc. Que valent des témoignages de subordonnés recueillis par des supérieurs au sujet d’un homme présenté comme un traître ? Après la réhabilitation, un de ces « camarades » écrira à Dreyfus pour expliquer son attitude de 1894 : « Quand, en 1894, le sous-chef d’état-major nous réunit pour nous dire que tu étais coupable et qu’on en avait les preuves certaines, nous en acceptâmes la certitude sans discussion puisqu’elle nous était donnée par un chef. Dès lors nous oubliâmes toutes tes qualités, les relations d’amitié que nous avions eues avec toi pour ne plus rechercher dans nos souvenirs que ce qui pouvait corroborer la certitude qu’on venait de nous inculquer. Tout y fut matière. »

35’31. Les espionnes. Nous avons déjà parlé de madame Bodson qui jamais ne fut espionne contrairement à ce que dit Adrien Abauzit. Notons d’ailleurs qu’il la fréquentait en 1886 ou 1887 à l’époque où il était lieutenant au 31e d’artillerie et ne risquait pas là d’avoir accès à grand-chose. Quant à ce que dira Dreyfus à Rennes à ce sujet, ce n’est pas encore ce que nous dit Adrien Abauzit : « Mon colonel, vous comprenez bien par quel sentiment de discrétion je ne parlerai ici ni de M. ni de Mme Bodson ; je n’ai pas à parler des relations anciennes que j’ai eues avec une personne et vous comprendrez très facilement toute ma discrétion à cet égard. Les relations que j’ai eues avec Mme Bodson ont cessé vers 1886 ou 1887 ; à partir de cette époque, je n’ai revu ni M. ni Mme Bodson. »

36’18. « L’estocade fatale » : le manuel de tir et les témoignages de Jeannel, Brault et Sibille. Si Jeannel avait prêté à Dreyfus le manuel en juillet, comme il le dira dans ses dépositions et qu’e Dreyfus le lui avait « rendu 48 heures peut-être ou trois jours après », comme l’ajoutait Jeannel, pourquoi se renseigner auprès d’autres le mois suivant ? Pour savoir si le manuel était à jour, comme le dit Adrien Abauzit (38’30) ? Si Dreyfus avait eu le manuel entre les mains et même s’il n’avait jamais su avant qu’il en existait un, il avait dû comprendre, au millésime présent sur la couverture (voir photo reproduite dans le compte rendu correspondant au lien donné dans le premier post ; ici), que le manuel sortait tous les ans. Le prochain, édition de 1895, sortirait donc en toute probabilité l’été suivant. De plus, si Dreyfus est le traître, et s’il a envoyé à Schwartzkoppen non une note sur le manuel mais le manuel lui-même comme nous l’avons expliqué précédemment (le bordereau liste : 1° une note… 2° une note… 3° une note… 4° une note… 5° Le projet de manuel de tir de l’artillerie de campagne ; ce qui écroule donc la « démonstration » d’Adrien Abauzit), il l’a donc fait en juillet comme le dit Jeannel. Il n’a donc aucune raison de se renseigner auprès de Sibille et de Brault… L’accusation comprit d’ailleurs tellement bien la faiblesse du témoignage de Jeannel et son incompatibilité avec ceux de Brault et de Sibille, que Jeannel ne sera pas cité à comparaître en 1894 et ce malgré les demandes réitérées de Dreyfus lui-même. Jeannel, à Rennes, racontera que d’Ormescheville lui avait dit : « Nous avons d’autres preuves de culpabilité suffisantes pour obtenir la condamnation, nous ne retiendrons pas la question du manuel de tir. » Surprenant pour une « estocade fatale ». Dommage qu’Adrien Abauzit, ici comme dans son livre, passe ce fait passionnant et si significatif sous silence. Quant à Dreyfus, il affirmera en effet avoir tout ignoré du manuel de tir français mais avoir demandé à Jeannel pour un travail qu’il avait à faire celui de l’artillerie allemande…
Mais le plus beau n’est pas là. À son habitude, Adrien Abauzit a lu de travers. Les témoignages de Jeannel et de Brault et Sibille ne sont pas liés : Jeannel parlait du manuel d’artillerie ; Brault et Sibille de celui de l’infanterie !!!

42’57. Le dossier secret et la manière dont les dreyfusards en furent au courant. L’affaire de la voyante Léonie est vraie ou tout au moins il est vrai que Mathieu consulta une voyante… Le fait indique bien le désespoir du frère. Mais dire que c’est ainsi que Mathieu Dreyfus fut au courant de la violation du droit commis au procès de 1894 est une farce absolue qui est une nouvelle indication des méthodes abauzitiennes… Mathieu fit en effet ces expériences au cours desquelles Léonie lui parla des pièces secrètes soumises aux juges et, dans ses mémoires, explique qu’il « n’insist[a] pas » (p. 51), n’ayant sans doute pas compris… Ce sont les témoignages de Gibert, Develle, Reitlinger, Salles, etc. qui lui apprirent l’illégalité. Dans le bricolage narratif qu’il livre ici, Adrien Abauzit passe bien sûr cette réalité sous silence ; une réalité présente dans les mémoires de Mathieu (p. 68-69 de l’édition de 1978) qu’il a consultées et qu’il oublie consciencieusement pour ne conserver que cette histoire de voyante en faisant dire à Mathieu des choses qu’il n’a jamais dites ou qui, sorties de leur contexte et de la chronologie, lui permettent de nous faire cette petite blague qui le réjouit tant… Et le pire, c’est que la malhonnêteté éclate plus fracassante encore quand on voit la page en effet consultable sur Gallica où juste après la citation donnée (p. 51), Mathieu raconte la visite que lui avait faite Gibert après avoir reçu les confidences du président de la République et la révélation de l’illégalité. C’est ainsi que Mathieu comprit, ainsi qu’il le raconte, les paroles de Léonie. Jamais, dans ses mémoires, il ne dit autre chose et certainement pas ce qu’Adrien Abauzit nous rapporte…

47’. La dégradation. Adrien Abauzit nous dit que Dreyfus a déclaré : « c’est vrai que j’ai livré des documents mais je l’ai fait pour en obtenir d’autres ». Adrien Abauzit demeure dans son registre en bricolant les citations. La phrase exacte rapportée par Lebrun Renaud est : « Le ministre sait que je suis innocent, il me l’a fait dire par le Comdt du Paty de Clam, dans ma prison, il y a quelques jours, et il sait que si j’ai livré des documents, ce sont des documents sans importance et que c’était pour en obtenir de plus sérieux des allemands. » Pas de « c’est vrai », et une proclamation d’innocence en parallèle qui est pour le moins curieuse pour quelqu’un qui ferait des aveux… De plus, d’Attel n’a pas entendu ces mêmes propos, comme le soutient encore Adrien Abauzit mais : « « Pour ce que j’ai livré, cela n’en valait pas la peine. Si on m’avait laissé faire, j’aurais eu davantage en échange ». Comment deux témoins ont-ils pu, au même moment, entendre des propos si différents ? Que nous dit donc qu’ils aient bien entendu ? Que nous dit que Dreyfus ait dit « sait » et non « pense » ou « croit » ou « dit »… ce qui changerait de tout au tout le sens de la phrase ? Pour un avocat, Adrien Abauzit à une curieuse conception de la preuve…

49’22. Reinach. Il est, nous dit Adrien Abauzit, « le fils d’un banquier israélite allemand ». C’est faux ! Hermann-Joseph Reinach, né en 1814 à Francfort n’est pas allemand mais d’origine allemande. Il fut naturalisé en 1838 et donc était français depuis 18 ans à la naissance de Joseph.

53’10. « Esterhazy était au final un sale type ». Première vérité en presqu’une heure. J’avais raison de ne pas désespérer.

53’26. Picquart. Ma joie fut de courte durée… Quelques secondes… Adrien Abauzit nous dit que Picquart va succéder à Sandherr, à la Section de statistique, grâce aux réseaux gambettistes et grâce à Galliffet. Eh bien non ! Il va lui succéder grâce au général Millet et surtout grâce au général de Boisdeffre…

54’03. Picquart découvre Esterhazy. Passons sur la date fausse (février pour mars) et l’avancement anticipé de Lauth (capitaine qui ne sera commandant qu’en septembre 1897)… C’est dans l’ordre des choses quand on ne connaît pas son dossier… Donc le petit bleu est un faux parce qu’il n’est pas de l’écriture de Schwartzkoppen, qu’il n’est pas signé et qu’il n’est pas timbré. L’écriture : il arrive que parfois des hommes tels que des attachés militaires utilisent les service d’un secrétaire qu’ils paient pour cela… Signature : il ne me semble pas extraordinaire qu’un employeur écrive à son espion… pas extraordinaire à une seule condition qui est de ne pas signer… Pas timbré : comment le petit bleu aurait-il pu l’être s’il a été trouvé par la Bastian dans la corbeille à papier ? S’il l’avait été, la chose aurait paru curieuse… Donc : Schwartzkoppen n’aurait-il pu faire écrire son secrétaire à son espion puis se raviser et jeter la lettre à laquelle il avait renoncé à la poubelle ?

58’40. Picquart a introduit le petit bleu dans le paquet apporté par la voie ordinaire. Admettons cela. Mais si cela était, il faut convenir que Picquart était un âne. N’eût-il pas été plus simple, dès le départ, si le grand complot avait existé, de faire un document intact, sans déchirure, de profiter de l’occasion pour faire imiter l’écriture de Schwartzkoppen, de le signer de son nom, de ne pas oublier l’oblitération, de ne surtout pas le mettre dans les cornets de la Bastian et de faire croire qu’il avait été saisi à la poste ou mieux même, puisqu’Esterhazy était complice, de le lui envoyer ? Et puisqu’il s’agissait de sauver Dreyfus, n’aurait-il pas été aisé et surtout judicieux de ne pas oublier d’y mettre une phrase d’une grande clarté sur son innocence ?

59’19. Les truquages de Picquart. Impossible de montrer ici les erreurs et les errances d’Adrien Abauzit. Ce serait trop long. Je renvoie une nouvelle fois à L’Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours. Mais toutefois, une remarque… Si Picquart a demandé à Gribelin de faire timbrer le petit bleu, ce ne pouvait être sur les photos demandées à Lauth mais inévitablement sur l’original. Un timbre sur une photo aurait été pour le moins surprenant… Du coup pourquoi avoir fait faire des photos pour faire disparaître les déchirures ? Simplement parce que Picquart ne voulait pas, quand il montrerait les photos, qu’on sache la provenance du petit bleu et certes pas pour faire croire ce qui n’était pas. Et s’il avait demandé de faire timbrer l’original pour faire croire ce qui n’était pas, il est vraiment un âne… On ne pouvait faire timbrer que le document reconstitué : donc les timbre aurait été sur les bandes de reconstitution !!!! Allons allons Adrien, il faut réfléchir… Pourquoi le timbre alors ? Toujours pour qu’on ne sache la provenance du petit bleu. Mais pourquoi cela ? Parce que l’arrivée du bordereau avait été si mal gérée en 1894 que Picquart voulait éviter la même catastrophe. Il arrive, Adrien Abauzit, que les choses soient simples…

1’00’31. Les témoins Iunck et Valdant. Que ces deux-là témoignent avec Lauth contre Picquart qui était devenu l’ennemi aurait tendance à relativiser leur témoignage… ni parents, ni alliés…..

1’02’27. Cuers et la « collusion germano-dreyfusarde ». Trop long toujours pour réduire à néant autant d’arguments qui n’en sont toujours pas et ne sont que des affirmations que ne soutient pas la moindre preuve. Toutefois… si Cuers était la preuve de cette « collusion germano-dreyfusarde », pourquoi donner une description du traître qui pouvait concerner une cinquantaine de personne et ne pas simplement dire que le traître était Esterhazy ? De même, Cuers, à Bâle, vit Henry et Lauth. Pourquoi si tout était prévu, Picquart, qui était le chef, ne fut-il pas du voyage ? Car en effet, ces deux-là avaient intérêt à empêcher Cuers de parler et en tout cas, comme ils le feront dans leur rapport, de ne rien dire au sujet de la question de l’innocence de Dreyfus à laquelle, au passage, Picquart ne porta pas la moindre attention. Mais pourquoi Henry et Lauth avaient-ils intérêt à empêcher Cuers de parler ? Parce que revenir sur le procès Dreyfus était ouvrir le procès de l’État-major et de la Section de statistique : Henry avait fait un faux témoignage au procès de 1894, le dit-procès était illégal et tous le savaient et il fallait protéger Mercier, initiateur de cette illégalité, qui au début de 1895 avait fait promettre à tous le silence. Pour le détail de ces faits, voir une nouvelle fois L’Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours qui ne se contente pas d’affirmer…

1’07’26. « Mathieu Dreyfus va payer extrêmement cher un journaliste anglais pour qu’il publie dans son journal la rumeur selon laquelle Dreyfus se serait évadé ». D’où sort cette information que Mathieu a « payé extrêmement cher » ? Mathieu dans ses mémoires (qu’Adrien Abauzit a lus) n’a jamais parlé de cela et personne d’autre que lui n’aurait pu le dire preuves en main… Mathieu ne parle que de l’offre de concours que Clifford Millage, convaincu de l’innocence de son frère, lui avait faite…

1’07’57. L’article de L’Éclair. Le premier article ne demandait pas quelles étaient les preuves sur lesquelles Dreyfus avait été condamné comme l’avance avec assurance Adrien Abauzit mais promettait au contraire de les donner si la campagne qui commençait ne s’arrêtait pas (articles qui parlaient de doute et avaient paru dans Le Jour nationaliste et dans L’Autorité bonapartiste et antisémite qu’on ne peut pas soupçonner de faire partie du syndicat). La promesse fut tenue puisqu’en effet quelques jours plus tard était publié l’information de l’illégalité de 1894 qui bien évidemment n’était pas donnée comme telle. Adrien Abauzit se garde bien de le dire, bien qu’il ait dû le lire puisque l’information est dans un des volumes qui est devant lui. On sut plus tard qu’avant d’être retouché par l’antidreyfusard Georges Montorgueil l’article avait été porté à L’Éclair par Lissajoux, journaliste au Petit Journal, et tout autant antidreyfusard que le précédent, à partir des informations, affirmait-il assurément pour protéger sa source, obtenues par plusieurs personnes ». Pourquoi Adrien Abauzit ne dit-il pas cela qu’il a du lire ? Du coup, qui est donc la source ? Il est probable que ce fût bien un homme du ministère. Le premier article de L’Éclair ne dissimulait d’ailleurs pas sa source qui en avait promis un second, de l’avis « du monde militaire », si devait s’accentuer la campagne visant à insinuer le doute. Un homme du ministère, si ce n’était l’ancien ministre de la Guerre, Mercier, lui-même, qui, plus que quiconque, avait tout intérêt à mettre fin aux rumeurs en parant par avance la possible découverte de l’illégalité. Mercier n’avait d’ailleurs pas hésité, aux premiers jours de l’affaire, à aller voir Judet, directeur du Petit Journal, pour l’inviter à « soutenir » son action… Ce n’est qu’une hypothèse dont la démonstration, trop longue à reproduire ici peut se lire dans L’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours déjà citée.

1’09’40. La mission de Picquart en Tunisie. Là nous frisons la blague… Adrien Abauzit nous dit que ses amis ne savent pas qu’il est parti parce que sa mission est top secrète et que donc qu’ils continuent à lui écrire au ministère. Et en décembre, nous dit Adrien Abauzit un peu plus d’une minute plus tard (1’11’09), il aurait reçu cette lettre qui lui disait : « votre malheureux départ à tout dérangé ». Mais puisqu’ils l’ignoraient ? Vraiment… On imagine donc que le sachant parti, les complices de Picquart ne lui auraient pas écrit où il était ? Et admettons qu’ils n’aient pas son adresse tunisienne, lui auraient écrit une lettre qui prouvait sa culpabilité non chez lui mais au ministère ? Enfin… ce n’est pas sérieux… Picquart n’a sans doute pas tort d’arguer de faux une telle missive… Et comment Adrien Abauzit peut-il se contredire ainsi et aussi souvent ?

1’11’55. Scheurer-Kestner. Adrien Abauzit nous dit que SK avait demandé à Billot de rouvrir le dossier Dreyfus dès « le printemps 1896 ». Billot, en effet, dira à Rennes que « M. Scheurer-Kestner, vice-président de la Haute Assemblée, est venu à mon banc me demander confidentiellement si je ne voudrais pas m’occuper de l’affaire Dreyfus. » Scheurer-Kestner, dans ses mémoires qu’Adrien Abauzit aurait dû lire, à une tout autre version, ne donne pas cette date et en donne deux autres. SK explique tout d’abord, qu’après avoir reçu en février 1895 la visite de Mathieu qui lui demandait son aide, il refusa mais avait été troublé. Il s’était donc adressé à Billot pour en savoir plus et Billot l’avait dissuadé de s’intéresser à cette affaire. Ensuite, SK explique qu’en juillet 1897 (mais la date semble plutôt fin 1896), il avait demandé à Billot de lui « donner quelques preuves inédites, c’est-à-dire convaincantes, de la culpabilité de Dreyfus ». C’est tout.
Parole contre parole… Il est dommage qu’Adrien Abauzit, avocat, refuse systématiquement de connaître, et d’évoquer quand il la connaît, la parole de la défense et n’écoute que celle de l’accusation.

1’12’44’. Faux Henry. Adrien Abauzit affirme que les antidreyfusards ne firent qu’un faux quand les dreyfusards en firent « des légions » [sic] dont le plus frappant est le petit bleu. Non. Les antidreyfusards ou plus exactement la Section de statistique en firent de nombreux. Nous en avons ainsi retrouvé un nouveau, récemment, indiscutable, preuves à l’appui : une lettre de Gonse à Boisdeffre au sujet des aveux qu’il serait trop long d’expliquer ici mais dont on pourra retrouver l’explication dans L’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours déjà citée. À cela on pourrait ajouter la pièce des chemins de fer dont Adrien Abauzit parle longuement dans son livre et n’évoque pas ici (le faux y consiste en un changement de date), les rapports Guénée et quelques autres. Quant aux faux « dreyfusards », encore faudrait-il les prouver avec d’autres arguments que ceux avancés pour le petit bleu dont on a vu la faiblesse. Pour qu’un chose soit, il ne suffit pas de dire qu’elle est, il faut le prouver. Et le prouver avec de vrais arguments, non des déductions qui reposent sur de simples affirmations ou des « développements » qui font le tri dans les faits. Quant à la « blague Macron », elle ne démontre pas grand-chose si ce n’est qu’Adrien Abauzit a un sens de l’humour assez pauvre.

1’16’02. Picquart n’a pas fait venir à la Section de statistique Leblois en septembre-octobre 1896 pour lui communiquer des dossiers secrets. Il a été prouvé qu’à ces dates Leblois n’était pas à Paris et en dehors des témoignages non concordants et évolutifs d’Henry et de Gribelin, rien ne put jamais prouver qu’il lui avait communiqué le dossier secret. Si Adrien Abauzit avait réalisé un réel travail d’historien, il aurait pris les différents témoignages des deux sur cette question et aurait pu observer de quelle manière ils furent préparés et évoluèrent au gré des besoins. Peut-être aurait-il pu ainsi comprendre que dans une affaire judiciaire, les témoignages d’une même partie doivent être évalués et qu’ils peuvent parfois n’être pas la vérité, rien que la vérité et toute la vérité.

1’16’38. La « jonction » Leblois-SK. Adrien Abauzit nous la dit « complètement bidon » et qu’elle devait être bien antérieure à ce que les deux intéressés en dire. « Devait » ? Il faudrait quelques preuves qu’Adrien Abauzit ne donnera jamais. Si elle ne repose que sur le témoignage Billot vu précédemment, ce ne peut suffire. Parole contre parole. Nous avons aujourd’hui tous les originaux de la correspondance Leblois-SK qui indique bien ce que fut leur relation. Pourquoi Adrien Abauzit n’est-il pas allé la voir ?

1’17’07. Les événements d’octobre-novembre 1897. Dommage qu’Adrien Abauzit n’ait pas préparé son dossier. Il aurait pu découvrir les souvenirs de Du Paty de Clam et un certain nombre de documents dont les autres lettres d’Esterhazy à Billot, lettres dont il ignore tout, et qui détruisent sa narration. Pour le détail réel de ces événements, nous renvoyons encore à L’Affaire Dreyfus de 1894 à nos jours.

1’24’47. LE MEILLEUR. On a là un parfait échantillon de la méthode abauzitienne, pour ainsi dire une synecdoque. « Sans [s]e vanter », Adrien Abauzit nous révèle un scoop extraordinaire, « une analyse et une conclusion nouvelles » qui prouve tout. Souffrain, agent du Comité de défense contre l’antisémitisme, est l’auteur des faux télégrammes adressés à Picquart. Pour commencer la chose n’est pas nouvelle, ni comme exposition, ni comme analyse, ni comme conclusion, et se trouve tout entière en mieux écrite dans le Dutrait-Crozon, bible antidreyfusarde publiée en 1924, p. 98. Adrien Abauzit ou l’art de faire du vieux avec du vieux. Adrien Abauzit découvre donc du connu et emprunte à ses aînés sans le dire ce qui leur appartient et auquel ils attachaient d’ailleurs si peu d’importance qu’ils ne l’exploitèrent pas. Mais peu importe. Ce qui compte ici, comme toujours avec Adrien Abauzit, c’est ce qu’il ne dit pas. Pourquoi, puisque la chose se trouve dans un des volumes présents devant lui, n’explique-t-il pas comment il est possible que si Esterhazy est un agent du syndicat, c’est lui, qui dès l’instruction de Pellieux, le 24 novembre 1897, parle à l’enquêteur du rôle de Souffrain et de ses liens avec le « Syndicat » ? Voici ce qu’il dit, évoquant la fameuse et fantasmatique dame voilée qui l’aurait renseignée : « Au cours d’une de ses conversations, elle est entrée dans de très grands détails sur l’organisation de ce qu’elle appelait « la bande », et elle m’a dit notamment qu’un M. Isaïe Levaillant avec l’ancien agent Souffrain s’occupaient très activement de l’affaire ; et que, notamment, M. Isaïe Levaillant avait eu pouvoir du colonel Picquart de se faire remettre sa correspondance au domicile qu’il avait conservé à Paris ». Quel intérêt pour le syndicat de jouer cette partition ? Mais il y a encore mieux… Pourquoi le 19 novembre, donc quelques jours plus tôt, le même Esterhazy avait lui-même publiquement accusé Souffrain et Levaillant en déclarant à Charles Roger de l’Intransigeant qui s’était empressé de l’imprimer que : « L’affaire est machinée de toutes pièces par trois [sic] personnes : M. Isaïe Levaillant, ancien haut fonctionnaire de la police ; l’ex-agent Souffrain, qui a échangé récemment des télégrammes avec ce dernier ; l’avocat L…, et le colonel Picquart » ? Pourquoi encore le 17 novembre, Esterhazy avait-il, sous son pseudonyme de « Dixi », rendu la chose pour la première fois publique en publiant dans La Libre Parole : « À Monsieur Scheurer-Kestner. M. Scheurer-Kestner n’a pas répondu à nos questions concernant la parenté entre : 1° Le juriste M. L. qui a fouillé dans les dossiers du service des informations du ministère de la guerre et son juriste conseil. 2° Le capitaine Lebrun-Renault, qui a reçu les aveux de Dreyfus. 3° L’ex-agent Souffrain qui, avec Isaïe Levaillant, mène la campagne policière pour Dreyfus. Si M. Scheurer-Kestner veut des renseignements complémentaires, nous lui dirons ceci : Dès que Souffrain sut qu’il s’était montré comme un novice en apprenant qu’on faisait une petite enquête sur des télégrammes imprudents et affolés, il a essayé de se rattraper en prévenant son compère et ami par l’intermédiaire d’un Juif de Tunis. Le compère va protester qu’il n’a jamais connu Souffrain. Nous chargeons Mlle S… de le démentir. » Quel intérêt pour le complice Esterhazy d’impliquer ainsi SK, Leblois, Picquart, de révéler les télégrammes et l’identité de Souffrain et de Levaillant avec lesquels il est censé travailler, et, dans le dernier, de parler des aveux…. Adrien Abauzit, il faut nous expliquer, sans vous vanter, quelle est cette stratégie….

1’31’22. Esterhazy auteur des télégrammes. Adrien Abauzit réfléchit pour une fois à l’endroit mais le problème c’est qu’il en arrive tout de même à une conclusion qui n’est pas la bonne. Une conclusion qui n’est pas la bonne et en induit une autre qui est la nôtre, à nous « historiens de la vulgate ». Comment Esterhazy a-t-il pu, martèle-t-il, parler des télégrammes envoyés à Picquart, s’il ne les a pas écrits ? Il joue donc la partition du « Syndicat ». C’est vrai qu’Esterhazy en parle et que s’il peut en parler, c’est qu’il les a écrits ou tout au moins qu’il en connaît l’existence. Mais ne pouvait-il justement le savoir parce que, protégé par l’État-major, comme le dit plus tôt Adrien Abauzit, les gens de l’État-major lui en avaient parlé et que s’ils lui en avaient parlé, c’est parce qu’ils en étaient à l’origine ? Ils lui en avaient parlé ou les lui avait fait écrire ? C’est ce que dira d’ailleurs Esterhazy dans ses mémoires inédites qu’une nouvelle fois Adrien Abauzit s’est bien gardé d’aller voir. Parce que si Esterhazy est complice de Picquart, il faut vraiment, comme nous le disions dans le dernier post, qu’Adrien Abauzit nous explique pourquoi Esterhazy pouvait dans les articles de La Libre Parole y dénoncer ses complices : Picquart, Leblois, Souffrain, Levaillant et même rappeler à tous ceux qui n’y pensaient plus que Dreyfus avait fait des aveux. Et puisque nous en sommes à demander des explications, il faudrait aussi qu’Adrien Abauzit explique pourquoi il évoque ces articles sans jamais dire qu’Esterhazy y livre au public le nom de ses complices… Et c’est d’autant plus amusant qu’à la suite, Adrien Abauzit vient attaquer Marcel Thomas qui fut un grand historien et lui reprochant de passer des faits sous silence. La poutre dans l’œil d’Adrien Abauzit et si épaisse et si bien enfoncée qu’ainsi doivent s’expliquer ses constantes erreurs de lectures…

1’32’03. Les contradictions de Marcel Thomas. Oui, Marcel Thomas s’est contredit d’un livre à l’autre sur un point de détail qui n’intéresse personne et surtout pas la justice de l’époque qui fut saisie et n’inquiéta jamais Souffrain. Cela prouve juste que Marcel Thomas travaillait et qu’il était un vrai historien, c’est-à-dire quelqu’un qui qui sait que l’histoire est une matière vivante et que toute hypothèse, toute thèse peut-être à tout moment remise en question par la découverte d’une nouvelle source… et même quand cette thèse est celle qu’on a soi même défendue. Ce qui est d’ailleurs amusant, c’est que Souffrain fut découvert avant l’instruction Ravary (contre Esterhazy) et que le commandant Ravary refusa de l’entendre… Celui qui déposa plainte le 4 janvier 1899 contre Souffrain était… Picquart… et qu’il n’y fut pas donné suite… Pourquoi Picquart déposa-t-il plainte contre celui censé être son complice… Cela fait partie du grrrrrand complot ? Mais dans ce cas pourquoi un homme de l’État-major refusa-t-il d’entendre dans le cadre d’une procédure judiciaire un suspect qui était présenté comme la cheville ouvrière du Syndicat ?

1’34’43. Esterhazy n’était pas en mesure de livrer les documents énumérés au bordereau. Carvallo l’a dit à Rennes, à partir du 7 avril 1894, les officiers d’artillerie avaient eu à leur déposition « une description complète du frein hydropneumatique ». S’étant rendu à Châlons, comme nous le savons, il n’aurait pas été d’une extrême difficulté à Esterhazy de se la procurer. De même de la question des troupes de couverture dans laquelle le 6e corps d’armée jouait un rôle essentiel, 6e corps d’armée basé à Châlons… et si Esterhazy n’avait pu là obtenir les renseignements dont il avait besoin il lui aurait suffi de lire et de résumer le Journal des sciences militaires qui s’était intéressé à la question dans son numéro de mai 1894. Relativement aux modifications apportées aux formations de l’artillerie, nous savons qu’elles avaient été mises en application, toujours à Châlons, et au moment même où Esterhazy s’y trouvait. Concernant Madagascar, on pourrait rappeler les différentes publications qui livrèrent sur le sujet des informations ou, rappeler que le colonel de Torcy, chargé de préparer l’expédition, était alors affecté à Châlons où Esterhazy aurait très bien pu recueillir quelques informations. Le manuel de tir était, nous en avons parlé dans un précédent post, à la disposition de tous et avait même fait l’objet d’une édition autographiée. Il n’était donc pas difficile de se le procurer, contrairement à ce qu’en dit Esterhazy dans le bordereau pour lui donner de la valeur. Et faut-il rappeler que la phrase du bordereau : « le ministère de la Guerre […] a envoyé un nombre fixe dans les corps et ces corps en sont responsables. Chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres » ne peut indiquer qu’une chose : que son auteur ne pouvait être qu’un officier d’un corps, comme l’était Esterhazy et non un officier d’État-major qui n’avait aucune raison de parler de ce qui se passait dans les corps. Demeurent les manœuvres. Marcel Thomas, lui-même… Adrien Abauzit, a prouvé qu’Esterhazy avait assisté « à des manœuvres de garnison » à la fin d’août 1894. Cela pourrait suffire dans le cas où nous ne voudrions pas considérer, ce qui nous semble pourtant probable, qu’il ne s’agissait là encore que d’un mensonge visant à rendre intéressante sa « collaboration ». Même écriture, même papier, possibilité de fournir les documents, relation établie avec Schwartzkoppen… il n’en faut souvent pas autant pour convaincre le plus retors des policiers…

1’35’14. Zola « couillon », Jaurès « raclure », soit. Mais ce n’est pas le général de Boisdeffre qui parle au procès Zola de la pièce qu’on découvrira être un faux mais le général de Pellieux…

1’39’14. La saisie de la commission de révision. Elle vota contre dit Adrien Abauzit. C’est faux. Elle n’a pas pu se départager, à 3 voix contre 3, égalité qui laissait donc la question ouverte… La source vient de Dardenne qui raconte, comme souvent, n’importe quoi. Il faut aller voir les sources primaires, Adrien Abauzit, et ne pas se contenter des livres des autres même (surtout ?) quand ce sont des amis politiques…

1’41’10. Les « experts en graphologie [sic] ». La graphologie n’étant pas une science et graphologue n’étant pas un métier, mieux vaut avoir en face de soi des chartistes et des philologues pour analyser une écriture et tenter de proposer une attribution… Qu’il y eut donc un seul graphologue parmi les experts dreyfusards est rassurant. Adrien Abauzit devrait comprendre la différence entre un graphologue et un expert en écritures. Quant à se gausser du fait qu’un d’eux pût être dentiste… on voit bien des avocats spécialistes du droit du travail se lancer dans l’histoire…

1’44’00. Le vote de la commission de révision (bis). Comme, nous dit Adrien Abauzit, la commission de révision s’étant opposé à la révision, il fallut trouver une solution, une solution que donna Esterhazy. Avant d’en parler, une petite parenthèse. Pour ne pas être désobligeant, je n’avais pas jusqu’à présent relevé les approximations de vocabulaire fréquentes d’Adrien Abauzit. Je ne peux pas laisser passer celle-ci dans la mesure où elle est presque un lapsus : voulant parler d’enchaînement, de succession, peut-être d’imbrication, sûrement de synchronisation, Adrien Abauzit, pour « faire bien », mais toujours « sans se vanter », parle de la synchronicité des événements. Synchronicité : Apparition simultanée d’événements qui semblent être étroitement liés mais qui n’ont aucun lien de causalité visible »… Aïe ! Revenons à Esterhazy. La révision aurait été possible uniquement parce que juste après la décision de la commission de révision, Esterhazy aurait dans la presse avoué avoir écrit le bordereau, influant ainsi sur le gouvernement pour démentir juste après quand aucun retour en arrière n’était possible, la révision ayant été décidé. « On se fout de nous ! », s’exclame Adrien Abauzit. C’est Adrien Abauzit qui se fout de nous. Cette « démonstration », en partie empruntée d’ailleurs à Dutrait-Crozon, repose, nous l’avons dit dans un post précédent, sur une énième erreur qui écroule encore une fois le fragile édifice : la commission de révision n’a pas voté contre mais n’a pas pu se départager, à 3 voix contre 3, laissant la question ouverte… Mais cela dit, Esterhazy avouera bien avoir écrit le bordereau sur ordre de Sandherr et démentira en effet. Mais il ne démentira pas avoir écrit le bordereau dont il rééditera à plusieurs reprises l’aveu. Le 26, le jour même où la nouvelle des déclarations d’Esterhazy était publiée par la presse française, le conseil des ministres, tôt le matin, décidait la révision. Tout cela est vrai. Mais que permet de dire que les aveux d’Esterhazy jouèrent dans la décision ? Rien… Adrien Abauzit se perd encore en ces affirmations péremptoires qu’il est si prompt à reprocher aux historiens qu’il tient à qualifier de « dreyfusards ». En fait, et c’est une évidence, la révision était dans les tuyaux depuis la mort d’Henry et c’est pour ne pas la voter que Cavaignac, Zurlinden puis Tillaye avaient démissionné. Il avait été question d’enfin en finir, après tant d’atermoiements, dès le conseil du samedi 24 septembre mais la discussion avait dû être repoussée au 26 du fait de l’absence de deux ministres. Le Journal des Débats notait ainsi dans son édition du 24 : « On s’attendait à apprendre d’un moment à l’autre que le Conseil des ministres avait autorisé M. Sarrien à saisir la Cour de cassation de la révision du procès Dreyfus (et à un moment, donc, où l’information des aveux d’Henry n’avaient pas passé le Channel). Et si le 26, elle fut donc votée, ce ne fut pas sans difficulté. Un Sarrien, par exemple, ministre de la Justice, qui jusqu’à présent s’était plutôt déclaré pour, avait résisté longtemps avant d’être convaincu par les arguments de Bourgeois. L’idée du gouvernement n’était donc pas ici d’obéir au fantasmatique syndicat – et à quel titre ? – mais de « faire rentrer l’affaire dans le domaine judiciaire », autrement dit d’en finir, ce qui peut expliquer qu’un Chanoine, ministre de la Guerre, bien qu’antidreyfusard, s’abstint. Les aveux d’Esterhazy n’ont rien à y voir et il est significatif qu’aucun antidreyfusard de l’époque n’en fît d’ailleurs un argument.

1’46’23. La cassation du procès de 1894. « Absolument scandaleux » nous dit Adrien Abauzit parce que l’arrêt repose essentiellement sur les trois « experts bidons » du procès Zola. « Bidons », Meyer, Giry et Molinier ? Soit. Encore une fois Adrien Abauzit ne dit qu’une partie des faits et ne conserve ce qui l’arrange. Il faut donc donner le texte :

La Cour,
Ouï M. le président Ballot-Beaupré dans son rapport, M. le procureur général Manau dans ses réquisitions, et Me Mornard, avocat de la dame Dreyfus, ès qualités, intervenante, en ses conclusions,
[…] Sur le moyen TIRÉ de ce que la PIÈCE SECRÈTE, « CE CANAILLE DE D… », AURAIT ÉTÉ COMMUNIQUÉE AU CONSEIL DE GUERRE :
Attendu que cette communication est prouvée, à la fois, par la déposition du président Casimir-Perier et par celles des généraux Mercier et de Boisdeffre eux-mêmes ;
Que, d’une part, le président Casimir-Perier a déclaré tenir du général Mercier que l’on avait mis sous les yeux du conseil de guerre la pièce contenant les mots : « Ce canaille de D… », regardée alors comme désignant Dreyfus ;
Que, d’autre part, les généraux Mercier et de Boisdeffre, invités à dire s’ils savaient que la communication avait eu lieu, ont refusé de répondre, et qu’ils l’ont ainsi reconnu implicitement ;
Attendu que la révélation, postérieure au jugement, de la communication aux juges d’un document qui a pu produire sur leur esprit une impression décisive et qui est aujourd’hui considéré comme inapplicable au condamné, constitue un fait nouveau de nature à établir l’innocence de celui-ci ;
Sur le moyen concernant le bordereau :
Attendu que le crime reproché à Dreyfus consistait dans le fait d’avoir livré à une puissance étrangère ou à ses agents des documents intéressant la défense nationale, confidentiels ou secrets, dont l’envoi avait été accompagné d’une lettre missive ou bordereau, non datée, non signée, et écrite sur un papier pelure « filigrané au canevas après fabrication de rayures au quadrillage de quatre millimètres en chaque sens » ;
Attendu que cette lettre, base de l’accusation dirigée contre lui, avait été successivement soumise à cinq experts chargés d’en comparer l’écriture avec la sienne, et que trois d’entre eux, Charavay, Teyssonnières et Bertillon la lui avaient attribuée ;
Que l’on n’avait, d’ailleurs, ni découvert en sa possession, ni prouvé qu’il eût employé aucun papier de cette espèce et que les recherches faites pour en trouver du pareil chez un certain nombre de marchands au détail avaient été infructueuses ; que, cependant un échantillon semblable, quoique de format différent, avait été fourni par la maison Marion, marchand en gros, cité Bergère, où l’on avait déclaré que « le modèle n’était plus courant dans le commerce » ;
Attendu qu’en novembre 1898 l’enquête a révélé l’existence et amené la saisie de deux lettres sur papier pelure quadrillé, dont l’authenticité n’est pas douteuse, datées l’une du 17 avril 1892, l’autre du 17 août 1894, celle-ci contemporaine de l’envoi du bordereau, toutes deux émanées d’un autre officier qui, en décembre 1897, avait expressément nié s’être jamais servi de papier calque ;
Attendu, d’une part, que trois experts commis par la Chambre criminelle, les professeurs de l’École des chartes, Meyer, Giry et Molinier, ont été d’accord pour affirmer que le bordereau était écrit de la même main que les deux lettres susvisées, et qu’à leurs conclusions Charavay s’est associé, après examen de cette écriture qu’en 1894 il ne connaissait pas ;
Attendu, d’autre part, que trois experts également commis : Putois, Choquet, président honoraire de la Chambre syndicale du papier et des industries qui le transforment, et Marion, marchand en gros, ont constaté que, comme mesures extérieures et mesures de quadrillage, comme nuance, épaisseur, transparence, poids et collage, comme matières premières employées à la fabrication, « le papier du bordereau présentait les caractères de la plus grande similitude » avec celui de la lettre du 17 août 1894 ;
Attendu que ces faits, inconnus du Conseil de guerre qui a prononcé la condamnation, tendent à démontrer que le bordereau n’aurait pas été écrit par Dreyfus ;
Qu’ils sont, par suite, de nature, aussi, à établir l’innocence du condamné ;
Qu’ils rentrent, dès lors, dans le cas prévu dans le paragraphe 4 de l’article 443 ;
Et qu’on ne peut les écarter en invoquant des faits également postérieurs au jugement, comme les propos tenus le 5 janvier, par Dreyfus, devant le capitaine Lebrun-Renaud [sic] ;
Qu’on ne saurait, en effet, voir dans ces propos un aveu de culpabilité, puisque non seulement ils débutent par une protestation d’innocence, mais qu’il n’est pas possible d’en fixer le texte exact et complet par suite des différences existant entre les déclarations successives du capitaine Lebrun-Renaud [sic] et celles des autres témoins ;
Et qu’il n’y a pas lieu de s’arrêter davantage à la déposition de Depert, contredite par celle du directeur du Dépôt qui, le 5 janvier 1895, était près de lui ;
Et attendu que, par application de l’article 445, il doit être procédé à de nouveaux débats oraux ;
Par ces motifs, et sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens, etc.

J’ai fini. Qu’est-ce qu’Adrien Abauzit ? Quelqu’un qui a une thèse à défendre, qui a lu juste une toute partie du dossier et encore pas complètement. Sur cette base, et tout en mettant en avant un travail présenté comme titanesque censé faire taire ses contradicteurs, il va à la pêche dans le dossier – quand il y va et ne se contente pas de simplement, ce qu’il fait le plus souvent,  reprendre les arguments de ses prédécesseurs –, sélectionne les éléments qui soutiennent sa thèse et passe sous silence les autres… « Quand un élément du dossier est trop gênant, autant faire comme s’il n’existait pas, puisqu’aucun trouble-fête, a priori, ne viendra le relever », écrit-il à propos de Bredin (p. 229-230 de son livre)… et dans ces éléments sélectionnés, il lit vite ou lit de travers et comprend ce qu’il veut y voir. Ce qui est étonnant avec les modernes antidreyfusards, c’est qu’ils se détruisent eux-mêmes… Mais comme aujourd’hui personne n’est au courant, il faut apporter un peu d’aide. C’est ce que j’ai fait aujourd’hui et je prie le lecteur de m’excuser d’avoir occupé tant d’espace sur cette chaîne. Mais j’y reviendrai… au prochain livre d’Adrien Abauzit. Maintenant, amis patriotes, ne croyez-vous pas qu’il serait temps de vous trouver urgemment un autre champion ?