Le commentaire Du Paty. Discussion avec Pierre Gervais

J’avais commencé à répondre à un autre topic ouvert par Pierre Gervais. Comme cette nouvelle discussion prend dès l’ouverture le même tour que la précédente, je ne discuterai plus. Je la donne toutefois ici pour tout ce qu’il confirme encore et toujours de ce que nous avons dit. A la suite, nous reproduirons l’étude consacrée au commentaire qu’il vient de publier sur son forum puis nos commentaires à ce sujet.

Dreyfus, le dossier secret et la question homosexuelle. Discussion avec Pierre Gervais

Ce post regroupe et remplace l’ensemble des posts précédents et disséminés en y ajoutant les derniers échanges non signalés ici. J’arrête de faire vivre le forum de Pierre Gervais parce que toute discussion est avec lui vaine et impossible. Développer un propos est systématiquement empêché par des diversions sur un mot, sur une date, qui viennent parasiter la question et tout argument contraire qui repose sur une source qu’il ignore parce qu’elle est inédite ou qu’il n’ pas voulu retenir malgré tout l’intérêt qu’elle peut représenter est écarté au motif que la source qui permet de le développer est sans doute mensongère.

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Archiz. Le site des archives ZOLA

La vie et l’œuvre d’Emile Zola ont généré un nombre considérable d’archives de tous types, dispersées dans différents centres de recherche ou de documentation. Le Centre Zola (Institut des Textes et Manuscrits Modernes,CNRSUniversité de la Sorbonne Nouvelle-Paris 3) a donc pour ambition de réunir ces archives zoliennes en un seul lien : le site archives-zoliennes.fr.

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Hommage à Bernard Lazare

Le 17 octobre, à 11 heures 15, sera dévoilée sur le domicile de Bernard Lazare, 7, rue de Florence, dans le VIIIe arrondissement de Paris, une plaque en mémoire du « premier défenseur d’Alfred Dreyfus »…

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Dreyfus et la question homophobe IV. A propos du livre : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus.

Avec gentillesse et élégance, Pierre Gervais vient de me faire parvenir le livre, écrit en collaboration avec Pauline Peretz et Pierre Stutin, que j’annonçais dans le premier post sur le sujet : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus, publié chez Alma éditeur. Dans sa dédicace, dont je le remercie, il « espèr[e] que ce travail [me] plaira plus que le précédent ! ». Je crains d’être décevant mais je dois dire que cet opus n’est pas plus convaincant que les deux articles précédemment publiés. Si la lecture en est agréable, si la documentation, quoi que partielle – partiale ? ; nous en reparlerons –, est sûre et la connaissance du sujet indiscutable dans ses plus grandes lignes – on verra, comme on a pu déjà le voir (cf. par exemple ce qui concerne l’argument tiré de Cuignet dans notre premier article), qu’il n’en est pas de même des détails qui font la complexité de l’Affaire et, seuls, en permettent une juste compréhension –, si la première partie, mise en place (jusqu’à la page 116) sur la Section de statistique et les attachés militaires et leur monde est tout à fait remarquable de précision et de justesse, si la courte synthèse sur la « dépêche Panizzardi » (p. 144-153) l’est tout autant, la thèse qui en est le centre et l’argumentation qui la fonde n’emportent toujours pas la conviction du lecteur connaissant bien le sujet et cela pour une unique question de méthode. Et ce d’autant plus qu’elle est hautement revendiquée et tout à fait abusivement présentée comme étant ici mise en pratique pour la première fois. Il est pour le moins hardi de soutenir que « l’étude de l’affaire Dreyfus […] a jusqu’à présent eu tendance à privilégier la narration » (p. 13). Que sont, entre autres, les travaux de Maurice Baumont, de Marcel Thomas, de Vincent Duclert, les miens aussi ? Mais il ne suffit pas de parler de retour aux sources, de leur approche critique… il faut en effet le faire et le faire jusqu’au bout. Il faut aussi prendre ces sources pour qu’elles sont, pour ce qu’elles disent et non pour ce qu’on veut y voir. Et la moindre des choses pour qui reproche aux autres de ne pas travailler sérieusement est de ne pas tomber grossièrement dans les travers dénoncés. Un exemple personnel et pour cela secondaire mais tout à fait significatif. Page 315, en note 6, les auteurs me donnent la leçon en précisant que :

Philippe Oriol (L’histoire de l’affaire Dreyfus, vol. 1 : L’affaire du capitaine Dreyfus 1894-1897, Stock, 2008, p. 94) affirme que Mercier fait part de sa « certitude » de la culpabilité de Dreyfus dans une autre version de ce même entretien, accordé au Journal. Ni le mot « certitude », ni une quelconque paraphrase de ce terme n’apparaissent cependant dans l’article du Matin, ou dans la version quasi identique (à une phrase près) publiée le lendemain par L’Intransigeant.

Savons-nous lire ? J’ai parlé, p. 118 et non p. 94 (ce qui déjà est inquiétant), d’un article du Journal et les auteurs me reprochent que ce que j’en cite ne se trouve pas dans un autre article publié dans un autre journal (Le Matin) !!!! J’avoue ne pas comprendre. Et cela est dommage car si nos auteurs avaient pris la peine, comme le ferait tout historien sérieux, d’aller voir la collection du Journal (BNF micr d 205) et d’y lire l’article dont je parle signé H. Bathélemy et titré : « Le crime de trahison. Chez le ministre de la guerre », ils auraient pu y trouver l’expression de cette certitude (« […] je ne sais rien sur la nature et le nombre des pièces qu’il [Dreyfus] a pu copier et livrer, en dehors de celles que nous avons saisies ») et le mot lui-même :

Des incidents, sur lesquels je n’ai pas à m’expliquer ; sur lesquels, du reste, vous ne me questionnez pas, ont mis entre mes mains des notes qui émanaient d’un officier et qui prouvaient qu’il avait communiqué à une puissance étrangère des renseignements dont il avait pris connaissance en raison de ses fonctions à l’état-major de l’armée.
Dès que j’ai eu la certitude que cet officier était le capitaine Dreyfus, j’ai donné l’ordre de l’arrêter.

Voilà pour le moins de drôles de manière de faire et qui nous interrogent sur la valeur totale d’un travail qui parle de méthode et l’ignore absolument.
Mais cette question de méthode se révèle surtout dans la nécessité des auteurs pour servir leur thèse de forcer le sens des sources qu’ils utilisent. Ainsi, p. 186-187, citent-ils un rapport de Gonse de 1897 :

On voudra peut-être rejeter l’authenticité des documents (correspondance de P…. avec S….) dont il vient d’être question ? Ce serait vraiment bien difficile, attendu que le nombre des documents similaires, obtenus de la même façon, que nous possédons est tellement important et leur nature est si variée que le doute est impossible. Il en existe même qui ont une allure tellement intime et les personnes qu’ils concernaient ont un intérêt tellement évident à leur conserver leur caractère secret, que le seul fait de leur remise au Service prouve surabondamment leur authenticité, et par conséquent celle de tous les documents provenant de la même source parmi lesquels figurent ceux cité dans la présente note.

Quelle interprétation nos auteurs font-ils de ce texte ? Comment répondent-ils à cette question importante qui donne la clé de toute leur « démonstration » ?

Pourquoi Gonse insista-t-il à ce point sur l’« allure tellement intime » d’une partie de la correspondance ? Les conjurés mirent en avant une raison fort peu convaincante : la fonction d’authentification que pouvaient avoir les pièces à connotation sexuelle à l’égard du dossier principal. Cette authentification n’était pourtant nullement nécessaire : le ministère de la Guerre disposait d’une abondante correspondance officielle entre les attachés, dénuée de toute allusion sexuelle, qui aurait tout aussi bien pu contribuer à remplir cette fonction. Or les lettre échangées entre Schwartzkoppen et de Weede ne révèlent rien d’autre que la relation d’adultère qui les unissait. Leur présence prouve donc que les militaires eurent la volonté d’accentuer la dimension sexuelle du dossier.

Voilà qui force pour le moins et le texte et les faits. Que dit Gonse dans l’extrait précédemment cité ? Qu’on ne pouvait mettre en doute l’authenticité du faux Henry (« correspondance de P…. avec S…. ») – ce qui soit dit en passant était déjà un aveu et indiquait bien la part qu’il put y prendre. Pourquoi, selon lui, ce doute n’était-il pas possible ? Parce que les pièces étaient si nombreuses et de nature si variée, révélant même un tel degré d’intimité, qu’il n’aurait pas été possible des les fabriquer. Qui aurait pu écrire de tels propos, qui aurait pu entrer dans de tels secrets, sinon l’attaché militaire lui-même ? Si le dossier venait se grossir de ces pièces intimes ce n’était pas pour en « accentuer la dimension sexuelle » mais indiquer, grâce aux lettres qui en témoignaient, l’authenticité du « faux Henry », pièce trop parfaite pour ne pas faire naître le doute. Que nos auteurs fassent dire à un texte autre chose que ce qu’il dit est un problème. Mais qu’ils en tirent, sans le moindre argument, des conclusions pour expliquer leur thèse sur le cas particulier du dossier de 1894, en est un autre et un autre bien plus grave. Que leur permet, sur la base du témoignage de Gonse, d’écrire que « Mercier et ses successeurs justifièrent l’utilisation des “pièces de comparaison”, expression qui désignait les documents à contenu intime, par la nécessité d’authentifier les autres pièces » (p. 250) ? Nous avons le texte mal lu de Gonse mais rien sur Mercier qui permette une telle affirmation… Et pour cause puisqu’ainsi que le prouve indiscutablement le passage cité de Gonse c’est dans la perspective de l’authentification du « faux Henry » – donc à partir de 1897, quand fut relancée l’Affaire et mise en avant une pièce qui devenait tout à coup bien encombrante – que les « conjurés » eurent recours aux pièces à caractère intime.
Et le mieux – car il y a toujours mieux – est que nos auteurs font de cet extrait cité la justification de l’apport au « dossier de “26 lettres et cartes comprenant la correspondance de Panizz. avec les attachés militaires allemands”, datées de 1890 à 1896, et “45 lettres et cartes de M(me) de W… à Schw…” » (p. 186). Ces deux citations, qui semblent présentées comme émanant d’un même document, sont en fait l’assemblage de deux pièces distinctes : l’extrait de Gonse est d’un rapport du 29 octobre 1897 ; le passage juste cité d’un autre du mois suivant, du 29 novembre. Et encore une fois, Gonse (pour Boisdeffre qui signait) évoquait ces lettres qu’il transmettait pour la première fois dans l’unique but d’authentiquer le « faux Henry ». Il le faisait ici non pas pour dire la culpabilité de Dreyfus mais en principal argument pour faire comprendre à son ministre qu’il ne fallait pas accéder à la demande de Panizzardi d’être relevé de l’immunité diplomatique et ainsi à être admis à témoigner en justice. Panizzardi, auteur de la lettre dans laquelle était mentionné en toutes lettres le nom de Dreyfus (le « faux Henry »), expliquait Gonse, était non seulement « partie trop intéressée dans la question pour que son témoignage puisse être recevable » mais surtout obligerait l’état-major, pour le contrer, à brûler une pièce importante dont la production pourrait un jour devenir nécessaire « soit qu’un ancien ministre soit mis en cause, soit qu’on tente la révision du procès […] » (AN BB19 108). N’est-il pas étonnant de voir comment cette note essentielle, qui prouve la participation de Boisdeffre à une collusion qui avait bien pour but d’empêcher la révision et la mise en jugement de Mercier (l’ancien ministre), peut être réduite, sur une lecture forcée et une présentation tronquée et inexacte, à la secondaire question de la « correspondance intime »…

Une vraie déception, donc, devant des manières de faire pour le moins douteuses mais aussi par le fait qu’arrivé au terme de cet ouvrage on demeure sur sa fin. Quel dommage que ne soient pas tenues les promesses du titre. Nous pouvions espérer trouver dans cette étude une véritable histoire du dossier secret, de sa constitution en 1894 à son dernier inventaire fin 1898 mais il n’en est rien. Rien sur ses différents états (que nous listions dans notre premier post sur le sujet) dont nous avions espéré, puisqu’il n’en existe plus aucune trace, retrouver ici une description précise. Il est question de l’hypothétique premier (celui de 1894), un peu des deux derniers, mais rien n’est dit des cinq états intermédiaires qui ne sont pas même évoqués (pourquoi ?) et qui auraient permis de comprendre comment procédèrent les hommes de la Section de statistique et de l’état-major pour consolider une bien fragile accusation. Les auteurs semblent certes le faire, quand il parlent de dossier « complété »(p. 186) pour introduire les lettres « intimes » mais, comme nous l’avons vu, parlent en fait de tout autre chose : de notes ponctuelles dans lesquelles l’inventaire de pièces n’avaient que pour but d’illustrer le propos du moment…

Et nos auteurs peuvent se réclamer, en une partie pour le moins embrouillée, des médiévistes et de leur travail sur les variantes des manuscrits, ils ne nous prouvent rien. Dans mes précédents posts, comme dans les deux réponses faite à L’Histoire par Vincent Duclert et par moi-même, il était reproché aux trois auteurs de considérer un peu légèrement le brouillon du commentaire de Du Paty en arguant sans le moindre argument de faux un document qui contredit leur thèse. Ils ont, dans leur opus, réglé définitivement le problème en se contentant de l’évoquer sans dire ce qu’il contient, sans dire qu’il décrit précisément le contenu du dossier de 1894 et que bien sûr il ne fait pas la moindre allusion aux pièces « homosexuelles ». Il est pratique de laisser de côté une pièce quand elle dessert ce qu’on veut démontrer… L’histoire ne peut se faire en suivant de tels procédés… Et pourquoi, encore, oublier ce propos de Du Paty qui règle une fois pour toute la question de la numérotation à l’encre rouge ? Du Paty n’avait jamais vu à l’époque du procès Dreyfus « aucun numéro sur les pièces », ainsi qu’il le dira en 1904, « parce que ce numérotage est postérieur au moment du procès de 1894 » (Déposition Du Paty à l’occasion de la seconde révision dans La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1908, t. I, p. 239).

Nous voulons croire que nos trois auteurs sont de bonne foi et, sans apporter de réponse faute d’une réelle et complète connaissance d’un sujet complexe, posent une question qui mérite peut-être de l’être. Mais ils ne peuvent nous convaincre en procédant de cette manière, en trouvant dans les textes ce que les auteurs ne disent pas et qu’ils veulent y voir, en écartant systématiquement tout ce qui contredit leur thèse et en faisant comme si ces documents problématiques à leur point de vue n’avaient jamais existé, en changeant de point de vue à chaque nouvelle version de leur travail et en se contentant, faute de l’appliquer, de parler de méthode. Si la question mérite donc d’être posée, il faudra encore attendre un peu pour en avoir la réponse… Dans cette attente nous nous contenterons, pour décrire le dossier de 1894, de continuer à donner crédit au seul document contemporain, document qui en fait la description et en faisait partie, et qu’on ne peut, pour les raisons que nous avons données dans notre précédent post arguer sérieusement de faux : le commentaire de Du Paty qui mérite d’être donné ici intégralement. Et quant aux évolutions du dossier à travers le temps, nous nous contenterons encore de nous reporter au peu que put en dire Targe en 1904 et regretter que ces inventaires d’octobre 1897, janvier, mars et les deux d’avril 1898 aient disparu des archives.

Source : La Révision du procès de Rennes (15 juin 1906- 12 juillet 1906). Réquisitoire écrit de M. le procureur général Baudouin, Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1907, p. 79 et La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 374-375.

NB. Cette version a été revue et augmentée le 2 octobre 2012 à 16h30….

Dreyfus, le dossier secret et la question homosexuelle… nouvelle suite… et fin.

Avec gentillesse et élégance, Pierre Gervais vient de me faire parvenir le livre, écrit en collaboration avec Pauline Peretz et Pierre Stutin, que j’annonçais dans le premier post sur le sujet : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus, publié chez Alma éditeur. Dans sa dédicace, dont je le remercie, il « espèr[e] que ce travail [me] plaira plus que le précédent ! ». Je crains d’être décevant mais je dois dire que cet opus n’est pas plus convaincant que les deux articles précédemment publiés.

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Dreyfus et la question homophobe II. A propos de l’article de L’Histoire.

Comme nous l’annoncions en août, Pauline Peretz, Pierre Gervais et Pierre Stutin viennent de publier dans L’Histoire (n° 380, octobre 2012, p. 94-101) un nouvel article sur leur thèse relative à la composition du dossier secret de 1894. Dans ce nouvel article, moins complet et moins précis que le précédent (voir ici), et ce assurément du fait de la nature de la revue qui les héberge, les trois auteurs ont pour le moins adouci leur propos. La prudence qui manquait cruellement dans leur précédent est ici de mise : « la numérotation à la plume rouge pourrait être… », « elle a pu être réalisée… » (p. 98) et, moins affirmatif aujourd’hui sur la présence dès 1894 des pièces « homosexuelles » dans le dossier  (« ces pièces ont probablement été utilisées… », « un doute subsiste donc » (p. 101), ils concèdent qu’ « en tout cas [elle] date certainement d’avant l’automne 1896 » (p. 98). Nous progressons. L’argument qu’ils donnent pour cette rectification ne tient toutefois guère plus que les précédents et nous offre de plus une information que nous ne négligerons pas. Les auteurs expliquent en effet que la fameuse numérotation ne peut dater d’avant 1896 puisqu’« aucune des pièces de 1896 ou postérieures à cette date certainement présentes dans le dossier ne porte de tels numéros ». L’argument ne tient en effet pas puisqu’il repose sur un postulat qui lui-même ne repose sur rien. Il équivaut à considérer que cette numérotation ne pouvait avoir été faite que dans l’optique d’un inventaire complet ou dans le cadre de la constitution du dossier en 1894… Mais que nous dit que cette numérotation n’est justement pas l’illustration de ce qu’ils citaient de Cordier dans leur précédent article, à savoir que « les correspondances sortant du service [étai]nt numérotées lorsqu’elle [étaie]nt livrées à d’autres service ». Admettons qu’en 1897, 1898, ou 1899, un Gonse quelconque ait décidé de soumettre à quelque nouveau ministre un aperçu du dossier secret et de la gravité des pièces qui le composaient. Il est évident qu’il aurait très bien pu pour se faire sélectionner des pièces de 1893-1895… Ainsi quand Gonse, justement, soumit au début de juillet 1898 à Cavaignac, pour son discours du 7, un certain nombre de pièces, il en sélectionna quelques -unes de 1894 et 1896. Que nous dit donc que cette numérotation à l’encre rouge ne fut pas, par exemple, celle de la sélection qui fut faite en ce même mois de juillet 1898 quand il fut question d’édifier le nouveau président du Conseil, Brisson ? Ou encore celle de la sélection faite par Cuignet, quelques mois plus tard, pour édifier Zurlinden ? Mais revenons un instant sur le propos de nos auteurs selon lequel la numérotation rouge ne pourrait dater d’avant 1896 puisqu’ « aucune des pièces de 1896 ou postérieures à cette date certainement présentes dans le dossier ne porte de tels numéros ». Il y a donc des pièces de 1895 qui portent cette numérotation ? (n’ayant qu’une copie du dossier en noir et blanc nous ne pouvons vérifier… attendons que la SHD mette en ligne des reproductions couleurs comme il l’annonce…) Si cela est, une question se pose. Si la numérotation rouge était bien celle du dossier de 1894, pourquoi aurait-elle continuée en 1895, après la condamnation du capitaine ? Et comment cela aurait-il été fait puisque le dossier avait été archivé et sous clefs et ne réapparaîtra au jour que quand Picquart le demandera en 1896 ?
Ce nouvel article marque un autre repentir. La pièce « Davignon » n’est plus « douteuse » et nos auteurs veulent maintenant bien reconnaître qu’elle fit partie du dossier de 1894 !!! Les quelques arguments avancés pour le soutenir dans le précédent article – les déclarations de Targe et de Cuignet – que nos auteurs, malgré la faiblesse que nous avons mis en évidence dans la critique que nous en avons faite, considéraient le premier comme « solide » le second comme « fiable » n’ont-ils donc plus de valeur ?  La pièce « Davignon » fit donc partie du dossier secret de 1894. Mais si cela est, comment expliquer qu’elle ne porte pas le petit numéro rouge ? La réponse en est simple : « endommagée, elle a pu la perdre »(p. 28). Ce nouvel argument est faible et il est manifeste en regardant le document (reproduit p. 99 de leur article) et la manière dont sont placées les bandes de papiers collants utilisées pour sa reconstitution que les manques étaient d’origine…

Mais si les trois auteurs se rendent à la raison en redonnant à la pièce « Davignon » la place qui n’aurait jamais dû cesser d’être la sienne dans le dossier secret de 1894, il demeurent fermes relativement au commentaire de Du Paty, d’ « une fabrication tardive et suspecte ». Pourquoi « tardive et suspecte » ? Parce qu’il y est fait allusion à la version dernière des rapports Guénée qui selon eux, furent fabriqués bien après p. 96-97. Nous pensons, en désaccord en cela avec Marcel Thomas (voir son article ici), que les auteurs ont ici raison quand ils parlent d’une fabrication tardive des rapports Guénée tels que nous les connaissons (voir l’annexe à mon Histoire de l’affaire Dreyfus, Paris, Stock, 2008). Mais là où ils se trompent, pensons-nous, c’est quand ils en déduisent sans trop se poser de questions que cette mention des déclarations de Valcarlos ne puisse que faire référence aux rapports Guénée. Le policier n’est pas mentionné dans le commentaire, il n’est absolument pas question de rapports mais juste d’une « note ». Lisons le texte du commentaire : « Son ami [il est fait allusion à la lettre “Davignon”] ne peut-être que l’officier dénoncé par V… qui, au mois de mars 1894, a avisé secrètement notre service des renseignements que ses collègues allemands et italiens (V… étant attaché espagnol) ont un officier à leur dévotion au 2e bureau de l’état-major de l’armée. Il tient ce renseignement de (se reporter à l’original). Il a confirmé son dire devant témoin tout récemment (Note jointe D.) » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), 3 vol., Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1908, t. I, p. 374). Nous pensons qu’il s’agissait plutôt d’une note d’Henry faisant allusion à des déclarations (imaginaires) de Valcarlos, déclarations qui seront reprises pour les faux rapports Guénée fabriqués ultérieurement et auxquelles finalement Sandherr et Henry renonceront avant le procès pour les remplacer par une simple déclaration orale, la fameuse et célèbre sortie sur « la personne honorable » (voir encore notre Histoire de l’affaire Dreyfus). D’ailleurs, dans ses souvenirs inédits, Freystätter ne fera sur la question aucune allusion à des pièces écrites, se souvenant juste que la mention des propos de Valcarlos, la « personne honorable », fut faite oralement par le président du conseil de guerre (« Il raconta aussi comment un attaché militaire étranger, ami de la France, avait signalé le traître » : « Séance à huis clos », BNF n.a.fr. 24698, f. 342. Souvenirs datés du 4 août 1900).

Il y aurait encore à dire, par exemple sur la question de la présence dans le dossier secret de 1894 d’ « au moins une pièce portant sur la réaction de Panizzardi à l’arrestation de Dreyfus ». Mais la question étant secondaire, attendons pour la discuter, la sortie de leur ouvrage à paraître ces jours-ci. Et attendons-le d’autant plus que l’impatience est grande de les voir enfin proposer ce « tableau des grandes lignes de l’accusation, fondés sur les pièces communes aux versions les plus fiables » et cela selon les pratiques des « médiévistes » dont ils revendiquent la méthode et qu’à vrai dire ils ne nous semblent pas jusqu’à ce jour (du précédent article à ce nouveau) avoir encore mise en pratique. La méthode historique est une chose sérieuse et la seule garantie de la valeur d’un travail. Et on ne peut que s’étonner et s’interroger de les voir, comme pour La pièce « Davignon », affirmer un jour quelque chose en le soutenant avec des preuves que nous avons vues irrecevables et pourtant décrétées solides et fiables sans le moindre recul pour les abandonner le lendemain quand il devient nécessaire d’affirmer la thèse contraire. Dire une chose et son contraire d’un article à l’autre, avoir des arguments un jour et les oublier le lendemain quand ils deviennent gênants pour le nouveau point de vue défendu est en tout contraire à la méthode hautement revendiquée et ne peut nous faire que nous interroger sur la totalité et la validité d’une démonstration qui reste encore à faire.

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Dreyfus, le dossier secret et la question homosexuelle… nouvelle suite

Comme nous l’annoncions en août, Pauline Peretz, Pierre Gervais et Pierre Stutin viennent de publier dans L’Histoire (n° 380, octobre 2012, p. 94-101) un nouvel article sur leur thèse relative à la composition du dossier secret de 1894. Dans ce nouvel article, moins complet et moins précis que le précédent (voir ici), et ce assurément du fait de la nature de la revue qui les héberge, les trois auteurs ont pour le moins adouci leur propos.

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Dreyfus et la question homophobe I. A propos de l’article de la RHMC

Nous ouvrons une discussion sur la question, bientôt tout aussi lassante que celle du canon de 75, à l’occasion de la prochaine actualité que constitue la publication, annoncée pour octobre, d’un nouvel article sur le dossier secret et la question homosexuelle, dans L’Histoire, de Pierre Gervais, Pauline Peretz et Pierre Stutin (qui remplace Romain Huret) et celle d’un prochain ouvrage des mêmes intitulé : Le Dossier secret de l’affaire Dreyfus (voir à ce sujet notre précédent post : « Dreyfus et la question homosexuelle« ).
Nous commenterons ces deux nouveautés à leur parution. Mais pour préparer la discussion, ouvrons un post sur le premier article, celui publiée en 2008 dans la Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine (55-1, janvier-mars 2008) sous le titre : « Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l’affaire Dreyfus (téléchargeable ici : Cairn).

Nous donnerons ici deux textes. Celui de Marcel Thomas, tout d’abord, écrit dès 2008 pour une publication qui ne put se faire et qui prendra place, comme le suivant, dans le Cahier de la SIHAD à paraitre. A la suite, nous donnerons un complément par l’auteur de ces lignes et qui proposera une discussion sur les arguments présentés par notre trio.
Po

À propos d’Une relecture du « Dossier secret »…

Découverte ou mirage ?

Plus d’un siècle après le dernier épisode judiciaire de l’affaire Dreyfus, ni en France, ni à l’étranger, on n’a fini d’« en parler ». Nombre de chercheurs et d’historiens, professionnels ou amateurs, restent à juste titre persuadés qu’il subsiste à propos de ce drame national et de son contexte, des études sociopolitiques à entreprendre, des motivations individuelles ou collectives à analyser et quelques zones à scruter où toute l’ombre n’est pas encore dissipée en dépit des efforts déployés depuis plus d’un siècle pour faire enfin sortir du puits une vérité trop longtemps dissimulée.

Il s’en faut notamment de beaucoup que nous connaissions dans tous leurs détails les activités – et les machinations – des services tant français qu’étrangers dont chacun, à la Belle Époque comme aujourd’hui, avait mission de voler les secrets des autres et de protéger les siens. De tout temps, dans tous les pays du monde, la manipulation, l’intoxication, la corruption, le vol, le chantage, le faux, ont constitué entre leurs mains ces armes dont l’intérêt national justifie l’usage, mais exige le mystère.
Certes chacun sait aujourd’hui, et cela depuis longtemps, que « l’Affaire » est née d’un banal épisode de la guerre secrète qui opposait à la fin du XIXe siècle la « Section de Statistique » en France et le « Nachrichtenbüro » de l’autre côté du Rhin et que la monstrueuse erreur judiciaire qui enverrait au bagne un officier innocent naîtrait de la communication illégale à ses juges d’un « dossier secret », composé, sur ordre supérieur, de pièces fournies par notre service d’espionnage. Personne n’ignore non plus que c’est à ce même service qu’allait parvenir plus tard (dans des conditions d’ailleurs encore incomplètement éclaircies) le document révélant le nom du vrai coupable et que ce serait son nouveau chef qui, le premier, acquerrait, pièces en main, la conviction de l’innocence de Dreyfus, tandis qu’à son insu l’un de ses subordonnés, pour empêcher la vérité de voir le jour, trufferait de plusieurs faux un dossier nourri de documents recueillis par l’un de nos agents dans les locaux de l’ambassade d’Allemagne.
On ignore en revanche à peu près tout ce qui concerne les activités des agents à notre solde qui livraient aux attachés militaires allemands de « vrais-faux » documents officiels, fabriqués dans les bureaux de l’État-Major français dont l’existence a été reconnue par le Gal. Mercier à Rennes et par le Cdt. Targe au cours de la deuxième révision1.
C’est assez dire que pour connaître et surtout pour comprendre dans tous ses détails le fonctionnement des rouages occultes qui, de 1894 à 1899, provoquèrent d’abord la condamnation puis à long terme la réhabilitation du capitaine Dreyfus, les archives de notre « Section de Statistique », rapprochées de celles du « Nachrichtenbüro » auraient constitué une source documentaire d’une valeur considérable.
Du côté allemand, ces archives (en supposant qu’elles aient été conservées jusqu’en 1940) ont probablement disparu à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans les décombres du IIIe Reich. Du côté français, il semble bien, hélas, que celles de la défunte « Section de Statistique » aient été détruites par ordre supérieur lorsque notre service de renseignements fut réorganisé après 1906 et qu’il n’en subsiste plus que le vénéneux « petit dossier » constitué en 1894 pour obtenir la condamnation du Capitaine Dreyfus, noyau initial de celui que vint grossir par la suite tout ce qui dans le « produit » recueilli à l’ambassade d’Allemagne pouvait contribuer à empêcher par tous les moyens la révision du procès.
Ce deuxième « dossier secret » incluant le premier fut intégralement communiqué aux magistrats de la Cour de Cassation au cours des deux révisions, mais il resta longtemps inaccessible aux chercheurs. Le bruit, heureusement infondé, de sa disparition en 1940 dans l’incendie d’un camion militaire se répandit même durant quelque temps. Enfin « retrouvé » à Vincennes, vers 1950 dans le dépôt de nos archives militaires, sa consultation vient d’être fort à propos facilitée par le catalogue d’une exemplaire précision qu’en ont dressé les archivistes du Service historique des Armées de terre (S.H.A.T.).
C’est à lui qu’après l’avoir soumis à un minutieux examen MM. Pierre Gervais, Romain Huret et Mme Pauline Peretz ont consacré en 2008 dans la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine 2 un important article dont les conclusions très neuves sont clairement résumées dans le compte-rendu suivant publié en français et en anglais à la fin du même numéro :

 « Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l’affaire Dreyfus ».

L’affaire Dreyfus est en partie née de l’utilisation en 1894 d’un dossier secret communiqué de manière illégale au jury qui fit condamner le capitaine. Certaines des pièces de ce dossier dont le contenu exact n’est pas encore précisément connu aujourd’hui, étaient tirées d’une correspondance homosexuelle entre deux attachés militaires étrangers à Paris, l’Allemand Maximilien Von Schwartzkoppen et l’Italien Alessandro Panizzardi. L’article démontre que la dimension homosexuelle de ces pièces a été délibérément mise en valeur dans le dossier de 1894, dont une nouvelle reconstitution est proposée. Il fait l’hypothèse que cette dimension a incité les officiers membres du jury à condamner Dreyfus malgré le fait que ce dernier n’était nullement homosexuel, parce qu’homophobie et antisémitisme étaient souvent reliés dans le contexte politico-culturel de l’époque. L’article conclut en analysant les raisons pour lesquelles cet aspect de l’Affaire a été négligé jusqu’à présent.
Dès le début de leur article les auteurs, on le voit, précisent sans ambiguïté que ce n’est pas sur la découverte de documents jusque-là inconnus qu’ils entendent fonder leurs conclusions, mais seulement sur la composition du dossier illégalement communiqué en 1894 aux juges militaires de Dreyfus. En affirmant qu’il comprenait quelques pièces « de dimension homosexuelle » toutes depuis longtemps connues mais dont personne n’avait jusqu’à présent décelé la présence dans le «petit dossier » de 94, ils entendent démontrer qu’en les y faisant inclure Mercier et ses subordonnés comptaient exacerber l’homophobie latente prêtée aux membres du Conseil de Guerre et rendre ainsi quasi certaine une condamnation jugée indispensable.
Comme je viens de le dire les pièces du dossier en question ont ultérieurement fait partie du grand « dossier secret » réuni par Henry qui, pour empêcher la révision, y inséra aussi ses propres faux lorsqu’il il eût remplacé à la tête de son service Picquart disgracié en 1896. Échantillons d’une « correspondance à caractère homosexuel’ échangées entre les attachés militaires allemand et italien », elles provenaient, comme le “bordereau” attribué à Dreyfus, de la corbeille à papiers de l’attaché allemand où les recueillait chaque jour Mme Bastian, une femme de ménage à notre solde, discrètement appelée « la voie ordinaire ».

C’est donc à la vérification scrupuleuse de leur hypothèse de base selon laquelle le caractère homosexuel des pièces en question aurait joué un rôle important, voire majeur, dans la première condamnation de Dreyfus, que se sont consacrés les auteurs de cette « relecture » d’un dossier depuis longtemps connu. Certes le nombre impressionnant de références et de citations qu’ils ont rassemblées prouve avec quelle minutieuse attention ils ont examiné à la loupe chaque document faisant partie du dossier et longuement pesé chaque témoignage contemporain relatif à son contenu et à son usage. L’on n’en est pas moins forcé de constater qu’une large part de leurs conclusions repose essentiellement sur quelques postulats présentés comme des faits acquis, alors que leur démonstration reste souvent à faire.
Nous sommes en effet invités à admettre d’entrée de jeu que la révélation de l’homosexualité non de Dreyfus, certes, mais des attachés militaires au profit desquels il était censé trahir, devait ou pouvait amener les juges du Conseil de Guerre à accepter plus facilement la culpabilité de l’accusé. En leur faisant communiquer des documents prouvant les rapports de celui-ci avec deux « sodomites » étrangers, le général Mercier aurait misé à la fois sur un antisémitisme et une homophobie largement répandus à l’époque dans la société française et en particulier dans l’armée. Prédestiné à la trahison par son appartenance à la race déicide, mis en mauvaise posture par les « démonstrations » alambiquées de Bertillon relatives à un prétendu maquillage de sa propre écriture, Dreyfus ne fournissait-il pas une preuve supplémentaire de son ignominie en s’étant acoquiné avec des pervers sexuels qui d’ailleurs le méprisaient au point de parler de lui entre eux comme de « cette canaille de D… » ?
En l’absence de tout écrit ou tout témoignage contemporain susceptible de l’étayer, on est en droit d’estimer pour le moins téméraire cette reconstitution des pensées secrètes du général Mercier et des considérations machiavéliques lui ayant inspiré les ingrédients de sa trop fameuse « forfaiture ». Certes ses auteurs s’appuient sur une importante documentation faisant état d’une forte poussée (parallèle à celle de l’antisémitisme) des préjugés homophobes dans la France de la Belle Époque, mais est ce là un argument suffisant, même si l’on admet volontiers que la croyance patriotique qui faisait alors de l’homosexualité « le vice allemand » par excellence ait pu se trouver renforcée après la défaite subie par la France en 1870 ?
Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette question certes intéressante, mais à propos de laquelle nous n’avons aucune compétence. Tout au plus, souhaiterions nous rappeler que dans le dossier secret de 1894 – tel du moins que nous pensions le connaître après l’examen qu’en avait fait la Cour de Cassation au cours des deux révisions – ne figuraient en tout et pour tout que deux spécimens (relativement anodins) de la « correspondance à caractère homosexuel » des attachés militaires. C’est d’ailleurs ce qu’affirmèrent aussi tous les témoins qui, à un titre ou à un autre, eurent connaissance de ce dossier et même participèrent à sa composition.
Le premier de ces deux document « révélateurs » est le fameux billet dit « Canaille de D… » adressé par Schwartzkoppen à Panizzardi3. Il avait été choisi par le colonel Sandherr, qui dirigeait alors la « Section de Statistique » parce que l’initiale « D » pouvait, pensait-il, désigner Dreyfus. L’évidente absurdité que représentait l’attribution à un officier aussi fortuné de la livraison de plans tarifés à raison de quelques francs l’unité n’avait arrêté personne.

Le second est la lettre dite « des appels » ou « lettre Davignon »4 relative aux rapports professionnels que Schwartzkoppen et Panizzardi entretenaient en tout bien tout honneur avec le colonel Davignon, alors chargé à l’État-Major des relations avec les attachés militaires étrangers.
Certes ces deux documents contenaient, l’un comme l’autre, des indices probants de l’homosexualité de leurs auteurs. Il aurait même fallu être bien naïf pour ne pas lever les sourcils en constatant que les deux amis avaient coutume de féminiser leurs signatures, Maximilien et Alessandro devenant ainsi « Maximilienne » et « Alexandrine », et de s’appeler affectueusement « Mon cher Bourreur » ou « Mon bon petit chien » en se recommandant à l’occasion de « ne bourrer pas trop ! ».
La « voie ordinaire » avait déjà fourni à des dates diverses un nombre assez important de pièces de même style, voire plus significatives encore, mais qui, pensons-nous, faisaient sourire leurs lecteurs appartenant à la Section de Statistique plus qu’elles ne les révoltaient. L’on a donc quelque peine à admettre qu’à elles seules les signatures de ces deux billets aient pu faire sur les juges militaires plus d’impression que leur contenu de nature strictement professionnelle, et surtout que la malencontreuse initiale « D » d’apparence si accusatrice. On est même en droit de douter que ces officiers momentanément changés en juges, mais ayant longtemps servi dans des corps de troupe aient été assez naïfs pour que leur indignation de voir un capitaine juif soupçonné de trahir sa patrie au bénéfice de sujets de la Triplice ait pu se trouver renforcée par la découverte chez ces officiers étrangers de telles tendances. Ils ne pouvaient ignorer qu’en France aussi elles étaient partagées par certains de leurs camarades sans que leur démission eût été exigée pour autant, ou qu’on les eût mît en quarantaine dans leurs garnisons.
N’oublions pas à ce propos que le Lt. colonel Georges Picquart avait pu à la fois se faire attribuer le surnom de « Georgette » (si du moins l’on en croit un ragot de Gonse aussi malveillant que mal fondé) et néanmoins faire à l’État-Major une carrière exceptionnellement brillante jusqu’au jour où ses efforts pour démontrer l’innocence de Dreyfus lui vaudraient de la part de ses chefs non seulement la disgrâce, mais les pires persécutions.
Il n’est donc pas interdit de supposer qu’ayant pris conscience de la relative faiblesse de tels arguments, leurs auteurs se trouvèrent logiquement amenés à présenter comme une quasi-certitude que le « dossier secret » ayant constitué en 94 la « forfaiture » de Mercier avait en réalité été tout autrement composé que ne l’avaient cru les juges de la deuxième révision lorsqu’il avait pu alors être impartialement reconstitué.
À l’appui de ce que Le Monde allait présenter en 2008 comme un véritable « scoop », ils établirent donc une nouvelle liste des pièces qu’ils estimaient avoir été communiqués aux juges de 94.
Dans cette liste ils firent figurer plusieurs billets sélectionnés par eux parmi les multiples pièces du même genre contenues dans l’épais dossier rassemblé à partir de la fin de 1897 par Gonse et Henry5 pour en faire un arsenal d’arguments antirévisionnistes.
Si ingénieuse que paraisse cette reconstitution, on n’en est pas moins en droit de s’étonner qu’aucun des témoins qui furent invités, au cours des deux révisions, à décrire le contenu du « petit dossier » qu’ils avaient, à un titre ou à un autre, eu entre les mains, soit en 1894, soit entre 1896 et 1897 n’ait gardé le moindre souvenir de pièces à ce point significatives. Par ailleurs comme tous les témoignages contemporains attestent que le « petit dossier » ne contenait qu’un très petit nombre de pièces, le fait d’affirmer un siècle plus tard qu’il en contenait d’un caractère homosexuel plus accentué encore que « Canaille de D… » et « la lettre Davignon » les obligeait logiquement à éliminer au moins la seconde des deux pour éviter un « trop-plein » dans le dossier reconstitué, même s’il fallait pour cela récuser les témoignages, sur ce point concordants de Picquart, Mercier, et Du Paty6.
Cette élimination ne nous paraît pas fondée sur des arguments irréfutables, mais c’est là un détail relativement peu important que nous nous abstiendrons pour l’instant de discuter. Il nous semble en revanche impossible d’accepter sans une argumentation approfondie que soit présenté comme un faux tardivement fabriqué par son auteur et par suite aussitôt écarté un autre document d’une importance capitale quant à la composition du « dossier secret » de 94.
Il s’agit là, nos lecteurs l’auront déjà compris, du « commentaire » rédigé conjointement en 1894 par du Paty et Sandherr sur l’ordre de Mercier, avant la réunion du Conseil de Guerre.
Ce document assez fumeux connu sous le nom de « commentaire Du Paty » s’efforçait de relier les unes aux autres les pièces du premier dossier secret en expliquant tant bien que mal qu’elles constituaient autant de démonstrations de la trahison de Dreyfus. Conscient du danger que représentait pour lui cette preuve indiscutable de son « crime d’État », Mercier, avant de quitter le ministère de la Guerre en 1895, se le fit remettre par Sandherr sous les yeux duquel il le détruisit lui-même. De surcroît, il lui donna l’ordre de faire disparaitre la matérialité du « petit dossier » en réintégrant à la place qu’elle occupait auparavant dans les archives du service chacune des pièces qui l’avaient momentanément constitué.
Fut-ce un tardif remords, ou la crainte d’avoir peut-être à rendre des comptes à un successeur de Mercier, qui poussa Sandherr à transgresser sur ces deux points les ordres de son ministre ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que les pièces mises en 94 sous les yeux des membres du Conseil de Guerre restèrent groupées dans le « petit dossier » que Picquart se fit apporter par Gribelin en 96. Il y trouva joint un exemplaire du « commentaire » rédigé deux ans plus tôt par Sandherr et par Du Paty qui avaient travaillé de concert à cette clé de voute du dossier.
Ce document était potentiellement si dangereux pour Mercier, que lorsqu’il en apprit la survie en 97, après la disgrâce de Picquart, il obtint de Boisdeffre, toujours chef d’État-major, qu’on le lui restituât, sous le fallacieux prétexte qu’il l’avait fait préparer « à son usage personnel ». Gonse lui apporta la pièce à domicile et Mercier la jeta au feu en sa présence7.
Hélas ! Pareille à la tache de sang sur la main de Lady Macbeth, cette trace de son crime allait une fois encore réapparaître lors de la révision du procès de Rennes. Pour sa propre défense et pour minimiser son rôle en 94 dans l’affaire du « dossier secret », Du Paty s’était trouvé contraint de remettre en 1904 aux juges de la Cour de Cassation un brouillon de son commentaire qu’il avait depuis longtemps placé en lieu sûr à l’étranger. Il n’accepta d’ailleurs de s’en dessaisir qu’après avoir obtenu de Mercier un feu vert qui ne pouvait décemment plus lui être refusé. Picquart, et Mercier lui-même, déclarèrent alors tous deux sans hésiter que ce premier état du commentaire était dans le fond et, à quelques détails de rédaction près dans la forme, identique à la pièce jointe au « petit dossier » de 94.
Une telle unanimité entre un Du Paty qui en 94 avait écrit de sa main le « commentaire », un Picquart qui en avait retrouvé un double en 96, et un Mercier qui, après l’avoir commandé et approuvé, avait par deux fois tenté de faire à jamais disparaître cette preuve de sa « forfaiture », constitue à l’évidence la meilleure des garanties de véracité de témoignages pour une fois concordants émanant d’adversaires depuis longtemps déclarés ! À notre connaissance personne jusqu’à présent ne les avait jamais mis en doute sur ce point.
Il serait par ailleurs contraire à la plus élémentaire logique d’admettre que Du Paty qui n’avait aucun intérêt personnel à couvrir Mercier, ni d’ailleurs aucune intention de le faire, ait pu décider, des années après la première condamnation de Dreyfus, de fabriquer une nouvelle version de son commentaire, d’y analyser des pièces qui n’ auraient pas été incluses dans le dossier secret de 94, et de passer sous silence plusieurs autres pièces (y compris une lettre « intime » n’ayant aucun rapport avec les actes reprochés à Dreyfus)8 dont la présence y est aujourd’hui affirmée, pour la première fois depuis un siècle. On doit donc s’étonner qu’un postulat en appelant un autre, il nous soit affirmé, sans la moindre citation ou discussion de son contenu, que le « Commentaire Du Paty » tel qu’il fut enfin versé non sans peine en 1904 aux débats de la Cour de Cassation était « un faux », au seul prétexte qu’il faisait référence aux « faux rapports Guénée » lesquels sont du même coup présentés (à notre avis contre toute vraisemblance) comme forgés en 1897-18989.
Cette manière trop hâtive d’écarter une pièce aussi importante que le « Commentaire » rend d’autant moins crédible la reconstitution arbitraire du dossier de 1894 sur laquelle les auteurs de l’article ont bâti tout l’édifice de leurs hypothèses.
Pour en revenir une fois encore à l’homophobie et à son rôle dans « l’Affaire», ces deux thèmes essentiels de la « relecture » qui nous est proposée, il n’est pas inutile de rappeler qu’au cours de « l’Affaire » le général Gonse, sous chef d’État-Major général envisagea bel et bien d’utiliser comme moyen de chantage la révélation de certains détails relatifs à la vie intime tant de Picquart que de Schwartzkoppen. En ce qui concernait Picquart, on se contenta « d’agir sur le mari » de sa maîtresse – vilenie dont le seul résultat fut de provoquer un divorce. Quant aux attachés militaires ce ne fut pas de la fameuse « correspondance à caractère homosexuel » que Gonse pensa un moment se servir pour imposer en cas de besoin silence à Schwartzkoppen, mais d’une série de lettres intimes émanant d’une maitresse de l’attaché allemand à qui elles avaient été, on ne sait trop comment, volées10. Elles attestaient chez son discret amant une propension manifeste à ce que Roger Peyrefitte appelait volontiers « le bimétallisme ». Le fait que le général Gonse ait un instant songé (à la grande indignation de Du Paty) à les utiliser pour manipuler Schwartzkoppen semble bien démontrer le peu d’importance accordée par l’État-Major à l’autre facette de ses mœurs intimes.
Que reste-t-il donc, en fin de compte de cette ingénieuse construction, fondée sur une série d’hypothèses certes aussi neuves qu’intéressantes, mais dont aucune ne saurait résister à une confrontation sérieuse avec un ensemble de faits aujourd’hui bien établis et de témoignages devenus indiscutables ? Peu de choses, hélas, et l’on doit d’autant plus regretter que tant d’efforts et de recherches aient été consacrés à cette « relecture » d’un dossier déjà connu dans tous ses détails depuis un bon siècle, alors qu’il reste encore quelques petits mystères à percer dans les épisodes de « guerre secrète » d’où est née l’Affaire.
Pour mettre un point final à cette trop longue discussion (contrairement à ce que laisseraient croire quelques propos diffusés par la voie d’internet elle ne doit rien à une inconsciente homophobie !) nous pardonnera-t-on d’évoquer sans méchanceté à propos d’une thèse plus ingénieuse que crédible, les célèbres bâtons flottants dont parlait La Fontaine et de répéter après lui : “De loin c’est quelque chose, et de près ce n’est rien…” ?

1. – Cf. Rennes, I, 75 et suiv. Mercier. II eme Rev. I, 459-60, Targe.
2. – Pierre Gervais, Romain Huret, Pauline Peretz, Une relecture du “dossier secret” : homosexualité et antisémitisme dans l’Affaire Dreyfus, ds. Revue d’histoire moderne et contemporaine, t.55-1 (2008), p.125- 160.
3. – Si connue que soit cette pièce, peut-être n’est-il pas inutile de la reproduire une fois de plus ici : « Je regrette bien de ne pas vous avoir vu avant mon départ. Du reste, je serais [sic] de retour dans 8 jours. Ci-joint 12 plans directeurs de Nice que ce canaille de D… m’a donné [sic] pour vous. Je lui ai dit que vous n’avez [sic]pas l’intention de reprendre les relations. Il prétend qu’il y a eu un malentendu et qu’il ferait tout son possible pour vous satisfaire. Il dit qu’il s’était entêté et que vous ne lui en voulez [sic] pas. Je lui ai dit qu’il était fou et que je ne croyais pas que vous voudriez [sic] reprendre les relations. Faites ce que vous voulez [sic]. Au revoir, je suis très pressé. ALEXANDRINE. Ne bourrez [sic] pas trop ! ».
Cette funeste pièce porte le numéro 25 dans le récent inventaire du “dossier secret” dressé par le S.H.A.T.Le Cdt. Cordier, adjoint en 1894 du Lt. Col. Sandherr, affirma au cours du procès de Rennes avoir déclaré à son chef à propos de la pièce « Canaille de D… », tandis qu’ils préparaient ensenble le “petit dossier” : « Tout cela n’a pas l’air de signifier grand-chose, mais enfin il y a une initiale, on peut l’envoyer. Et pour moi c’était à l’instruction que cela devait être porté ». (Rennes, II, 513).
4. – N° 40 de l’inventaire du S.H.A.T.
5. – C’est ce dossier dont, en mai 1898, au cours d’une période de réserve le substitut Wattinne, gendre du Gal. Billot alors ministre de la Guerre dressa l’inventaire en l’accompagnant d’un rapport établi avec le Gal. Gonse et daté du 1er juin. Le 15 août de la même année, le capitaine Cuignet, attaché au cabinet de Godefroy Cavaignac qui avait remplacé Billot à la tête du Ministère de la Guerre y découvrit le célèbre document où Dreyfus était nommé en toutes lettres maladroitement fabriqué fin octobre 1896 par le Cdt. Henry pour discréditer les efforts de Picquart qui tentait alors de persuader ses chefs de l’erreur commise en 1894.
6. – On voudra bien me pardonner de ne pas reproduire ici les nombreuses références relatives à la composition du premier “dossier secret”.0n les trouvera soit dans l’article de la R.H.M.C., soit dans le répertoire toujours tendancieux, mais bibliographiquement toujours utile de H. Dutrait-Crozon, Précis de l’Affaire Dreyfus… Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1909.
7. – Cette destruction qui constituait moralement une nouvelle “forfaiture” fut reconnue par Mercier lui-même au cours de la première révision par la Cour de Cassation, dans une lettre transmise le 26 avril 1899 au Premier Président Mazeau. Gonse confirma le 30 le récit de Mercier, en précisant avoir agi en la circonstance sur l’ordre formel de Boisdeffre.
8. – Cf. R.H.M.C., Op.cit, pp.134-135.
9. – Les auteurs de l’article cité plus haut (n.1) considèrent comme certainement “fausses” et reconstituées après le verdict de 94 les précisions sur le contenu du dossier secret de 94 contenues dans le “brouillon du ‘commentaire Du Paty’ produit tardivement en 1904 par son coauteur. Une telle accusation, qui fait de Du Paty (sans lui prêter le moindre mobile !) un faussaire plus habile qu’Henry est fondé sur la référence aux rapports de ‘l’agent Guénée’ contenu dans le document. Le truquage des originaux de ces rapports de police rassemblés avant le procès Dreyfus est indiscutable. En revanche il nous parait impossible d’accepter l’affirmation selon laquelle cette falsification aurait eu lieu bien après le procès. cf., R.H.M.C., Op.cit., p.130, et ibid.. n.23..Pour éviter une digression, inutile ici, à propos du policier Guénée et de ses divers rapports, vrais ou truqués, on voudra bien nous pardonner de renvoyer le lecteur à ce que nous en avons dit pour la première fois en 1961.Cf. L’Affaire sans Dreyfus (Paris, Fayard, 1961), p.164 et suiv.
10. – Il s’agit de Mme. De Weede, épouse d’un conseiller à l’ambassade des Pays-Bas à Paris. Il est difficile de croire qu’un paquet d’une bonne vingtaine de ses lettres ne laissant aucun doute sur la nature de ses relations avec Schwartzkoppen ait été apporté à la Section de Statistique par ‘la voie ordinaire’ ce qui impliquerait que leur destinataire les aient jetées intactes dans sa corbeille à papiers. À la suite d’une rupture non démontrée ? Ce serait aussi à prouver. Elles furent à notre avis plus probablement volées au domicile de son amant. Quoi qu’il en soit, il semble certain que leur utilisation par notre service aurait été aussi odieuse certes, mais probablement plus efficace comme moyen de chantage sur leur destinataire que la révélation par des échos de presse de son homosexualité. Même plus discret le scandale mondain et les complications, voire le duel qu’aurait pu provoquer une fois rendue publique la liaison de deux personnalités du monde diplomatique appartenant aux ambassades parisiennes de deux nations différentes aurait certainement attiré plus d’ennuis à Schwartzkoppen que son appartenance à une certaine ‘camarilla’ proche de Guillaume II, encore très puissante alors.

Marcel Thomas

Le dossier secret de 1894.

question de méthode

Nous voulons bien discuter sur tout et mieux encore être convaincus par tout. Mais pour cela il ne suffit pas de parler de retour aux sources premières, d’archives et de méthode. Il faut le faire et il faut le montrer. Or, qu’avons-nous là ? Une série de postulats qui sont autant de certitudes… « […] il est certain qu’une partie des pièces d’origine étaient tirées d’une correspondance homosexuelle etc. » (p. 125-126 de l’article de la RHMC). Et qui ne suit pas cette piste, ainsi balisée d’affirmations péremptoires, se trompe : « L’antisémitisme reste au cœur de l’Affaire : Dreyfus a bien été attaqué et condamné comme juif. Mais, sans prendre en compte l’homophobie, soulignée d’abord puis occultée, il est impossible de saisir le mécanisme conduisant de l’interception de la correspondance entre les deux attachés militaires à la condamnation du capitaine, sauf à supposer que les responsables du contre-espionnage comme leurs supérieurs manquèrent délibérément à tous leurs devoirs. » (p. 147)
Soit. Mais sur quoi est fondée cette « hypothèse » (p. 126) « certain[e] » (p. 124) ? Avant de la prouver, nos auteurs réfutent ce qui aujourd’hui est admis comme une certitude et qui contredit leur thèse, à savoir que le dossier était composé de quatre ou cinq pièces. Cela nous le savons grâce à Picquart, dont nos auteurs citent les paroles suivantes :

Ce dossier tel qu’il avait été enfermé dans l’armoire d’Henry fin décembre 1894, et tel que je l’ai reçu de Gribelin [l’archiviste de la Section de statistiques] fin août 1896, était divisé en deux parties. La première qui fut communiquée aux juges en chambre du conseil se composait de quatre pièces accompagnées d’un commentaire explicatif rédigé, à ce que m’a assuré le colonel Sandherr, par Du Paty de Clam. [La deuxième partie] était de peu de valeur. Elle comprenait 7 ou 8 pièces en tout, quelques photographies de la pièce « ce canaille de D. », quelques pièces sans importance se rattachant plus ou moins à celles de la première partie. (p. 127)

Que dit cette citation  – qui ne se trouve pas à la place indiquée en note (« Débats, 1899, p. 40-41) mais est extraite de la deuxième lettre de Picquart à Sarrien du 14 septembre 1898 et se trouve citée p. 110 dans le précédent volume de débats (La Révision du procès Dreyfus à la Cour de cassation. Compte rendu sténographique « in extenso ». (27, 28, 29 octobre 1898), Paris, P.-V. Stock, 1898) ? Elle dit que le dossier secret, tel que Picquart l’avait vu près de deux ans plus tard, comprenait deux parties. Que la première, celle de 4 pièces, fut communiquée aux juges et que la seconde, composée de 7 ou 8 pièces, comprenait quelques photographies de « Ce canaille de D » et quelques pièces « sans importance ». Elle est donc utile à la thèse du dossier d’une dizaine de pièces, thèse de nos auteurs, mais pose le problème qui est de considérer que la seule première partie fut communiquée. Picquart le « suppose », nous disent-ils (p. 129). Non, Picquart ne le suppose pas, il l’affirme ! Si nous nous reportons en effet à ses autres déclarations, nous apprenons bien plus de choses sur la question de la communication en chambre du Conseil. Entendu par la Cour de cassation, deux mois après cette lettre, Picquart reviendra sur cette seconde partie et déclarera nettement que les pièces la composant « ne formaient que le rebut du dossier et n’avaient pas été communiquées aux juges » (La Révision du procès Dreyfus. Enquête de la Cour de cassation, Paris, Stock, 1899, t. I : Instruction de la chambre criminelle, p. 139). De même si nous lisons la lettre de Picquart à Sarrien du 6 septembre (et non du 4, comme le disent nos auteurs : p. 127), peut-être en « réfection » et « pas consultable » (p. 127, note 9) au moment de la rédaction de l’article mais alors consultable en ligne sur l’excellent site des AN (http://www.dreyfus.culture.fr/fr/mediatheque/zoom.php?id=283&langue=0&page=1&txt=6+septembre ; reproduite à la fin de l’article), nous y pouvons lire :

La portion du dossier secret non communiquée aux juges comprenait 7 ou 8 pièces ; les unes étaient des photographies de la lettre : « ce canaille de D… » les autres des document sans importance.

Un témoignage « capital », reconnaissent nos auteurs, mais « insuffisant pour reconstituer le dossier de 1894 » (p. 128). Nous comprenons bien qu’il s’offre l’avantage de « grossir » le dossier, il pose l’épineux problème de cette affirmation de la non-communication des pièces de « rebut » que par le choix de leur citation et par l’oubli des autres nos auteurs affirment tout de go qu’il permet de « réinsérer dans la discussion les “pièces de rebut” » (p. 130). Il ne réinsère pas. Il en parle pour les exclure. Mais ce témoignage pose un autre problème : celui d’y affirmer comme une certitude la présence de la lettre « Davignon ». Or le statut de cette lettre est pour nos auteurs « douteux » (p. 128). La lettre elle-même est « douteuse » (p. 134). Pourquoi ? Parce que toute la démonstration repose sur la présence de petits numéros à l’encre rouge sur les pièces en question et que la pièce « Davignon » en est vierge. Pourquoi est-elle donc douteuse ? A cela deux ordres d’arguments ou plus exactement deux témoignages. Le premier est dû à Targe qui affirma que « cette lettre n’était pas mentionnée dans un premier rapport sur le dossier secret, à l’automne 1897 » (p. 128). La chose est exacte mais n’explique rien. Rien ne nous dit que ce document d’octobre 1897 avait pour ambition l’exhaustivité et son titre nous indiquerait bien au contraire que ce qui semble poser problème pourrait en fait  bien être une réponse qui serait aussi la confirmation des déclarations de Picquart. En effet, ce « Bordereau des pièces secrètes établissant la culpabilité de Dreyfus en dehors de la procédure suivie devant le premier Conseil de Guerre du Gouvernement militaire de Paris » écartait toutes les pièces de 1894. Il n’était peut-être certes pas malin de reconnaître ainsi l’existence du dossier secret, puisque la lettre « Davignon » ne fit jamais partie de la procédure mais ce document à usage interne n’avait pas pour vocation d’être livré à la publicité et ne le sera en effet pas avant que Targe, en 1904, le découvrît (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), 3 vol., Paris, Ligue française pour la défense des droits de l’homme et du citoyen, 1908, t. I. p. 79). Mais il y a sans doute une tout autre raison à cette absence. Depuis quelques temps, depuis octobre 1897 que Gonse et Henry avaient entrepris de tirer, de classer et d’enrichir le dossier secret, les hommes de la Section de statistique étaient plutôt enclins à laisser de côté une lettre dont l’interprétation avait été pour le moins forcée en 1894. Pour comprendre, rappelons-en le texte :

Mon cher Bourreur,
Je vous envoie ce que vous savez. Dès que vous êtes parti j’ai étudié la question des appels et j’ai vu que certaines questions de domicile etc. sont toutes subordonnées à celle principale dont voilà la direction.
Pour un appel partiel, [c’est-à]-dire limité seulement [dans quel]ques régions, les manifestes [sont-ils] publiés seulement dans les régions intéressées ou dans tout l’état ?
J’ai écrit encore au colonel Davignon et c’est pour ce que je vous prie. Si vous avez occasion [de v]ous occuper de cette [que]stion avec votre ami de le faire particulièrement en façon que Davignon ne vient [sic] pas à le savoir. Du reste il répondrai [sic] pas, car il faut jamais faire savoir qu’un attaché s’occupe de l’autre.
Adieu, mon bon petit chien [illisible]

En 1894, la lecture suivante en avait été faite : l’« ami » était bien sûr Dreyfus qui devait agir à l’insu de Davignon auprès duquel il travaillait… Cette lecture était d’une rare stupidité et ne pourrait souffrir la discussion. Peut-on sérieusement imaginer Panizzardi conseiller à Schwartzkoppen que si son « ami » – son espion – venait à se renseigner sur la question de l’appel des réservistes, il devait le faire sans que son supérieur le sût ? Était-il nécessaire de recommander à un attaché militaire la discrétion dans une affaire d’espionnage ? Une telle interprétation était tout à fait impossible, risible même, et on peut se demander comment on put faire de Dreyfus un « ami » quand il était dans la première pièce du dossier secret un « canaille » et dans la deuxième, datant de la même époque, le sujet des « doutes » de Schwartzkoppen. Pourtant, malgré sa langue improbable, cette troisième pièce était d’une absolue clarté et n’avait en soi rien de compromettant, raison pour laquelle elle avait été classée simplement à son arrivée. Panizzardi entretenait des relations avec le lieutenant-colonel Davignon, second du général Le Loup de Sancy au 2e bureau de l’État-major. Il faisait juste savoir à Schwartzkoppen que s’il était amené à discuter de la question de l’appel des réservistes avec son propre contact à l’état-major, son « ami » depuis 1880, il ne devait pas oublier de le faire en particulier (« particulièrement »), loin de la présence de Davignon. Devant son second, Sancy ne répondrait de toute façon pas et il ne fallait pas faire savoir à Davignon que sur une question pour laquelle il était en relation avec Panizzardi, Schwartzkoppen l’était avec de Sancy : « il faut jamais faire savoir qu’un attaché s’occupe de l’autre »… Relativement à la prise de conscience de la faiblesse de cette pièce, que nous évoquions, nous en avons une trace dans un rapport postérieur de quelques mois – 26 mai 1898 – dans lequel Gribelin semblait revenu à la raison :

La pièce portant le n° 40 (lettre de Panizzardi à Schwartzkoppen) fait allusion à des renseignements que Panizzardi aurait demandés directement au lieutenant-colonel Davignon, sous-chef du 2e Bureau de l’État-major de l’Armée, alors de Schwartzkoppen serait disposé à demander ces mêmes renseignements à la même source, par un autre intermédiaire.
Dans une pensée de méfiance, Panizzardi recommande à Schwartzkoppen de ne plus s’occuper de cette affaire, afin que le lieutenant-colonel Davignon ne sache pas que les attachés militaires, italien et allemand, travaillent ensemble les mêmes questions. (« Dossier secret Dreyfus », AN BB19 118 et MAHJ, 97.17.61.1. Il en existe aussi une copie dans les papiers Esterhazy conservées à la BNF (n.a.fr. 16464).)

Le second argument de nos auteurs ne tient pas plus. S’en remettant à Cuignet, ils expliquent que c’est lui, ainsi qu’il l’avait affirmé dans une note du 10 septembre 1898, qui « l’avait […] introduite dans le dossier à l’été 1898 » (p. 128). Nous avons là un parfait exemple de toute la limite des « traces d’archives » mises en avant par les auteurs. Il n’est pas possible de considérer un texte en lui-même sans lui redonner sa place dans le contexte dans lequel il s’inscrit. Cuignet mentait ici et la présence sur la pièce de la mention de l’inventaire Gonse/Wattinne (N°53), de quelques mois précédant celui de Cuignet, aurait dû les en alerter. Cuignet mentait donc et le faisait pour une bonne raison. Jusqu’à la révélation du « faux Henry », Picquart, docile, s’était toujours tu relativement au dossier secret. Dans sa lettre évoquée à Sarrien, lettre du 6 septembre 1898, il en avait pour la première fois parlé et en avait même, comme on peut le voir dans la reproduction donnée à la fin de l’article, précisé qu’il contenait 4 pièces. Il n’avait pas donné plus de précision mais il n’était pas douteux que Sarrien voudrait en savoir plus. Et de cela il ne pouvait être question. A la fin du conseil des ministres du 6 septembre, Sarrien avait transmit à Zurlinden la lettre qu’il venait de recevoir de Picquart (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 106). Dès le lendemain, Zurlinden avait pu envoyer ses impressions à son collègue, expliquant que si Picquart disait la vérité relativement « au rôle qu’il s’attribu[ait] » dans l’affaire – à savoir l’avoir suivie dès le début –, il ne fallait pas tenir compte de ce qu’il avait dit des aveux que de nombreuses pièces « réduis[ai]ent à néant » (lettre de Zurlinden à Sarrien du 7 septembre 1898, AN BB19 105 et 106). Il ne parlait que des aveux et se gardait bien de toute allusion au dossier secret dont la révélation, au moment d’une révision de plus en plus certaine, serait une véritable catastrophe. Pour parer le coup, Cuignet, le 10, avait transmis à son ministre la note qu’évoquent en preuve nos auteurs, note qui expliquait « Comment sont nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus ». Habilement, Cuignet y affirmait que la « lettre Davignon » n’avait pas été « retenue comme une charge contre Dreyfus, lors du procès de 1894 », avait été « complètement perdue de vue par la suite » et que c’est lui qui avait mis en lumière « son importance et sa gravité » (Cuignet, « Comment son nés les premiers soupçons de la culpabilité de Dreyfus », note du 10 septembre 1898, pièce 42 du dossier secret, publié dans « Dossier secret Dreyfus », AN BB19 118 et MAHJ, 97.17.61.1). Voilà qui permettrait de disqualifier le bavard si Sarrien répondait à sa demande. Il serait un menteur, celui qui donnerait comme faisant partie du dossier une pièce qui avait été négligée en 1894 et oubliée dans quelque dossier… Et s’il mentait, n’était-ce pas parce que ce fameux dossier secret n’avait jamais existé que dans l’imagination des dreyfusards… et de leur instrument Picquart ? Voici l’histoire d’une preuve qui n’en est pas une et nous pouvons regretter que nos auteurs, qui renvoient en note à la déposition de Cuignet de 1904, n’aient pas retenu que Cuignet y reconnait finalement qu’affirmer que la pièce « Davignon » n’avait pas été présentée en 1894 était « parfaitement » « inexact » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. II. p. 487).

Autre disqualification, celle du commentaire de Du Paty, attesté par Picquart, et dont la version que nous connaissons, exhumée en 1904 à l’occasion de la seconde révision, est qualifiée par nos auteurs de « faux ». (p. 130) Il est vrai que ce brouillon d’un document détruit précise le contenu du dossier secret et, en tous points concordant avec les souvenirs de Picquart, contredit donc la thèse de nos auteurs. Nous voulons bien admettre que ce document soit un faux mais les preuves manquent cruellement pour étayer pareille affirmation. Tout, au contraire, prouve qu’il était bien sinon identique tout au moins très proche du document qui accompagnait le dossier secret en 1894. Pendant longtemps, il n’avait pas été possible de parler, pire même de rendre public, un commentaire qui prouvait l’existence d’une illégalité que tous niaient farouchement. Dans ses souvenirs, en grande partie inédits, Du Paty racontera qu’au moment du procès Zola il s’était ouvert à Gonse de doutes de plus en plus forts, enjoignant son supérieur à faire la révision, « vous savez en révélant quoi ». Gonse lui aurait répondu, offusqué, qu’il ne comprenait pas que « pareille idée ait pu venir à un gentilhomme » : « Le général Mercier seul peut vous délier de votre serment… », aurait-il ajouté (Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Paris, Fayard, 1961, p. 183). En 1899, appelé à déposer devant la Cour de cassation, Du Paty avait à nouveau demandé à Mercier de le libérer. Dans le brouillon – inédit – de sa déposition, il écrira ainsi : « j’ai demandé par écrit au ministre de la Guerre en fonctions en 1894 de me délier de ma parole, il n’a pas cru devoir le faire, je me tais. / J’attends, car un officier ne peut pas violer l’engagement l’honneur qu’il a pris. » (Du Paty, « Projet de déposition devant les Chambre réunies », BNF n.a.fr., inventaire en cours). De même, lors de la seconde révision, par « devoir vis-à-vis du général Mercier » et pour ne pas lui « manquer », Du Paty renoncera à montrer certaines pièces qu’il avait conservées. Et encore, en avril 1899, en réponse aux attaques du général Roget qui tentait de lui faire endosser la responsabilité de tout, Du Paty avait à nouveau écrit à Mercier pour qu’il l’autorisât à produire sa défense et pour cela, soit « de me délier de ma parole en me permettant de produire les preuves, soit tout simplement de m’adresser quelques lignes pour me dire “qu’il est à votre connaissance que j’ai obéi à des considérations d’ordre supérieur, patriotique et impersonnel, ignorées de mes accusateurs”, rien de plus » (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 260. Voir aussi les pages 240-241 et 244). Mercier refusera encore et ce ne sera qu’après Rennes, il où ne put que reconnaître la matérialité de l’illégalité à laquelle il avait présidée, qu’il acceptera enfin. A l’occasion de la seconde révision, après avoir été pressé par des magistrats qui surent lui faire comprendre qu’il ne pouvait soustraire une pièce de la procédure à leur connaissance, Du Paty retournera voir Mercier, le 24 mars 1904, et, rentré chez lui, nota dans son Journal inédit : « Il ne voit pas d’inconvénient à ce que je donne le commentaire. Il s’exclame : “Pourquoi n’a-t-on pas exécuté mes ordres, Picquart n’aurait pas vu le commentaire !” ». Une phrase lourde de sens qui nous indique bien l’importance du commentaire et la concordance du brouillon de 1904 avec l’original. Pourquoi sans cela Mercier aurait-il authentiqué ce « faux » ? Pour protéger la correspondance « amoureuse » des attachés militaires ? Mais elle était révélée par « Ce canaille de D » et par la lettre « Davignon »… pourquoi dans ce cas ne pas les avoir sorties aussi… Et s’il s’agissait en effet d’un faux, quelle drôle d’idée assurément de s’arranger pour le faire coller avec les témoignages connus de Picquart. Quel intérêt Mercier et son complice Du Paty auraient-il eu à donner raison à leur accusateur. Non, comme le dit Marcel Thomas dans l’article qui précède : « Une telle unanimité entre un Du Paty qui en 94 avait écrit de sa main le « commentaire », un Picquart qui en avait retrouvé un double en 96, et un Mercier qui, après l’avoir commandé et approuvé, avait par deux fois tenté de faire à jamais disparaître cette preuve de sa « forfaiture », constitue à l’évidence la meilleure des garanties de véracité de témoignages pour une fois concordants émanant d’adversaires depuis longtemps déclarés ! »

Mais cela dit, si cette argumentation ne tient guère, demeure la question de cette numérotation à l’encre rouge, centre de la thèse de nos auteurs. La lettre « Davignon » n’en fait donc pas partie, le n°1 manque, ainsi que les n° 7 et 8 pour lesquels nous est proposée une explication pour le moins conditionnelle : les n° 7 et 8 seraient devenus après un reclassement les 3bis et 3ter, ce dernier corrigeant un « 8 » que l’image reproduite ci-dessous rend pour le moins hypothétique.

Il est indiscutable que cette numérotation indique un ensemble. Mais que prouve qu’il s’agisse de celui de 1894 ? Les « traces d’archives » évoquées par nos auteurs n’emportent guère plus l’adhésion que les précédentes. Cuignet, qui n’avait pas vu le dossier avant 1898, expliqua qu’il « y avait des numéros bis, ter » et Cordier, qui y travailla à la constitution, que « les correspondances sortant du service [étai]nt numérotées lorsqu’elle [étaie]nt livrées à d’autres service ». Et nos auteurs de rappeler, suivant lé témoignage du même Cordier, « que Sandherr avait “refait trois ou quatre fois le paquet” » du dossier secret en 1894 (p. 134). Soit. Mais que cela prouve-t-il ? En quoi, sans forcer le sens des mots, pouvons-nous en déduire que les documents de 1894 portaient des « bis » et des « ter » puisque Sandherr avait refait le paquet et que la numérotation fut faite parce que les documents sortaient de la Section de statistique ? C’est un drôle d’exercice que celui qui consiste à superposer des bouts de citations et de leur faire dire ce que l’on veut prouver. Cuignet ne parle que du dossier qu’il a eu entre les mains (mentant au passage quand il dit ne pas avoir vu le rapport Wattinne) à partir de mai 1898… En aucun cas son information ne sous-entend un « de tous temps ». En revanche, Du Paty affirmera à l’occasion de la seconde révision qu’il n’avait jamais vu « aucun numéro sur les pièces, parce que ce numérotage est postérieur au moment du procès de 1894 » (Déposition Du Paty à l’occasion de la seconde révision dans La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 239). L’affaire est entendue et on regrettera que nos auteurs n’aient pas cru bon retenir cette déclaration claire, nette et précise.

Passons. Que prouve donc, disions-nous, que cette numérotation soit celle 1894, si toutefois il y en eut une ? Ne pourrait-elle être celle d’octobre 1897 – qui nous l’avons vu ignorait la lettre « Davignon » ? Celle de janvier 1898 ? Celle de mars ? Ou des deux d’avril ?… autant de rapports que retrouva Targe et qui ont aujourd’hui disparu (La Révision du Procès de Rennes. Enquête de la Chambre criminelle de la Cour de cassation (5 mars 1904-19 novembre 1904), op. cit., t. I, p. 79-80) ? Mais en fait la question doit se poser autrement. Combien y eut-il de classements (sélection et/ou ordonnancement) du dossier ? 1° le premier, celui de 1894 qui fut transmis aux juges ; 2° celui d’octobre 1897 ; 3° celui de janvier 1898 ; 4° celui de mars de la même année ; 5° le premier d’avril ; 6° le second d’avril ; 7° le rapport Gonse/Wattinne de mai ; 8° celui de l’été 1898 constitué par Cuignet ; 9° celui de l’automne 1898 constitué à la demande de Freycinet par le même Cuignet dans l’optique d’une prochaine présentation devant la Cour de cassation. Combien y eut-il de numérotations ? 6 au total mais qui ne se retrouvent pas sur chacune des pièces (en prenant en considération les dates). Chaque pièce porte donc entre 1 et 4 numérotations dont deux seulement nous sont connues : celle en rouge paraphée par Gonse et qui correspond au 7e classement et celle au crayon bleu du classement Cuignet, le 8e. Que sont les 4 autres : celle, sur quelques rares pièces donc, dont nos auteurs font l’axe de leur thèse ; celle, plus fréquente, d’une autre encre, sous la même forme (n° X) et souvent biffée et corrigée ; celle, fréquente aussi, simple numéro souligné d’un trait ou d’un arc de cercle ; et la dernière, rarissime, numéros entre parenthèses. Voilà qui nous indique que chaque inventaire ne fut pas numéroté. Pourquoi donc celui de 1894 l’aurait été ? Et puis que nous indique que ces numérotations, hormis les deux identifiées, soient en rapport avec l’affaire Dreyfus quand nous savons que ce n’est qu’à partir de mai 1898 (à l’occasion du rapport Wattinne) qu’il fut décidé de rassembler les pièces éparses, classées ailleurs en divers dossiers et pouvant de près ou de loin s’y rapporter. Que nous indique encore que la présence ou non du « n° », que l’utilisation d’une même encre soient le signe d’une appartenance à un ensemble ? Et si la numérotation à l’encre rouge était bien par hasard celle de 1894, pourquoi les accusateurs de Dreyfus auraient-ils laissé de côté d’autres pièces plus claires encore sur la question homosexuelle comme celle, pour ne citer qu’un exemple, datée de 1893 (n°51 de l’inventaire Gonse/Wattinne, n° 287 du dernier classement Cuignet) et qu’évoquent nos auteurs, lettre dans laquelle Maximilienne, avec un sens consommé de la métaphore, informait son « grand chat » que « son petit frère n’a cessé de pleurer » et qu’il fallait qu’il « le soign[ât] ».

Concluons. Nous ne voyons pas quel est ce « chaînon manquant dans les récits de l’Affaire » qu’évoquent les auteurs de l’article (p. 144). Mais s’il existe, il nous en faudra plus, et de plus précis, pour nous convaincre que la correspondance « amoureuse » des deux attachés permette de le « reconstituer ». Et si l’homophobie fut – et demeure – une réalité, nous ne parvenons pas à voir en quoi c’est le « lien entre judaïsme et homosexualité qui permet le mieux d’expliquer pourquoi le Conseil de guerre se vit confier, de manière illégale, un dossier vide, sur la base duquel Dreyfus fut jugé coupable ». S’il y eut un dossier secret ce n’est que parce que le dossier judiciaire était vide. Et peu importait ce qu’il pouvait alors contenir. Il ne valait que parce qu’il existait et qu’il était transmis par le ministre. En 1896, quand l’ami de Demange, Salles, rencontra chez des amis communs un des juges de 1894 qui lui parla de l’illégalité, du dossier secret et de sa transmission, l’avocat s’offusqua de qu’il considérait comme un « crime de lèse-justice ». Le juge lui répondit : « Comment un crime de lèse-justice ? C’est le ministre de la Guerre lui-même qui nous a apporté ce document. » (« Me Demange [interview] », Le Matin, 7 février 1898) Voilà ce que fut ce dossier. Un ordre de condamner et pas autre chose…

Philippe Oriol

La lettre du 6 septembre 1898 de Picquart à Sarrien :